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Les Sources

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CHAPITRE XII
GÉOLOGIE, GÉOGRAPHIE, HISTOIRE

I

Ce qui manque, à peu près partout dans l’enseignement, c’est l’ensemble. Mais dans aucun enseignement ce défaut n’est plus sensible ni surtout plus fâcheux qu’en histoire.

Le défaut d’ensemble en histoire équivaut à l’erreur. Faute d’ensemble, on perd de vue la proportionnalité des faits ; dès lors, toute la science du passé devient informe sous nos yeux. On fausse l’histoire en ôtant aux faits leur mesure. On ne ment pas, on ne tronque pas absolument, on n’ajoute pas, mais on groupe les objets, et on dirige où l’on veut la lumière qui les montre. On a deux manières inverses de voir, l’une qui grossit, l’autre qui diminue, ce qui détruit toute la vérité du spectacle ; on voit, comme cet animal de la fable, successivement avec les verres opposés de cette lunette.

On voit de près tout ce qui charme.
On voit de loin ce qui déplaît.

Par là, on peut établir par l’histoire les plus redoutables mensonges et les plus pernicieuses erreurs. C’est pour cela que M. de Maistre a pu dire : « L’histoire depuis trois cents ans, est une conspiration permanente contre la vérité. » Parole capitale, à laquelle on commence à faire droit.

Je voudrais pour cette seconde éducation que vous entreprenez par amour de la vérité, vous voir reprendre vos études historiques en commençant par l’histoire universelle, vue d’abord dans le plus rapide ensemble. Dès ce premier coup d’œil jeté sur toute l’histoire, je voudrais faire entrer toute la science comparée que comporte l’histoire, astronomie, géologie, géographie, philologie, philosophie, théologie. Évidemment l’esprit moderne travaille à la philosophie de l’histoire, et la vanité d’un si grand nombre de tentatives malheureuses sur ce point n’empêche pas cette tendance d’être profondément utile et vraie.

Et puisque j’ai nommé la théologie, je voudrais, en effet, que l’histoire fût pour vous une étude sacrée, et que vous pussiez dire avec Ritter : « Cette science est pour moi une religion. » Je voudrais qu’avec saint Augustin et Bossuet, vous pussiez contempler dans son ensemble la marche du genre humain, en y cherchant cette trace de Dieu dont un prophète a dit : « Seigneur, qu’il nous soit donné de connaître votre route sur cette terre, et votre plan providentiel pour le salut de tous les peuples[28]. » Est-ce que le progrès de l’histoire est autre chose que le progrès de la religion ? Est-ce qu’on ne peut pas donner de la religion et de l’histoire cette seule et même définition : « Le progrès de l’union des hommes entre eux et avec Dieu ? »

[28] Ut cognoscamus in terra viam tuam, in omnibus gentibus salutare tuum. (Ps. LXVI.)

Puis il faudrait étudier d’abord le théâtre où se passe la scène de l’histoire, — cette planète qui nous est donnée, — et méditer ce qui nous est connu de sa nature, de son origine et de ses destinées.

Il faut d’abord la voir voguer comme un navire et louvoyer sur l’écliptique, en roulant sur son axe, et courant autour de ce centre glorieux d’où lui viennent la lumière et la vie. Il faut voir sa petitesse relative, connaître sa jeunesse, et savoir qu’elle mourra. Nous avons parmi les planètes une planète morte, les autres mourront aussi. Nous voyons parmi les étoiles s’éteindre des soleils ; le nôtre s’éteindra aussi. Ce qu’il faut en conclure d’abord est que nous sommes des passagers sur un vaisseau. Puis en voyant courir ce vaisseau, avec son infatigable vitesse et la surprenante précision de sa marche, demandons-nous : Pourquoi court-il, et où va-t-il ? et répondons avec le prince des géographes : « La terre, dans ses révolutions perpétuelles, cherche peut-être le lieu de son éternel repos[29]. »

[29] Voir dans la Connaissance de l’âme, le livre intitulé : le Lieu de l’immortalité.

Quand nous saurons par l’astronomie et la géologie que nous avons commencé, — puisque si notre terre n’a pas été d’abord un nuage, ce qui est bien probable pourtant, du moins il est certain qu’elle a été tout entière dans le feu, puis tout entière sous l’eau ; — quand nous saurons que nous avons commencé, que nous sommes jeunes, que nous devons finir, nous tiendrons les deux bouts de l’histoire, notre origine et notre fin, et nous ne pourrons regarder l’une et l’autre que dans une humble et religieuse contemplation. La vue de ce monde qui est né, qui doit mourir, qui est en marche, qui est toujours à moitié dans la nuit et à moitié dans la lumière, qui est fécond par places et par intermittences, nous fera comprendre ces poétiques assertions de Herder : « Notre humanité n’est qu’un état de préparation et le bouton d’une fleur qui doit éclore. L’état présent de l’homme est le lien qui unit deux mondes. »

Puis, regardant en elle-même cette demeure du genre humain ; examinant son plan géographique, aussi visiblement tracé avec intelligence que le plan d’une maison ; contemplant aussi le prodige de sa vie météorologique et de ses arrosements : ces inondations de lumière, de chaleur, d’électricité, d’eau féconde, qui ont un but aussi visible, aussi prémédité que le travail d’un jardinier ; n’oubliant pas de remarquer aussi la richesse de son sein, plein d’armes, d’instruments, de trésors, — vous conclurez encore, avec Ritter, « que notre globe est manifestement une demeure préparée par une intelligente bonté, pour l’éducation d’une race d’hommes. »

Et lorsqu’enfin sur ce théâtre vous verrez venir successivement des créatures irraisonnables et muettes, pour y attendre un être intelligent et libre, qui parle, qui connaît et qui veut ; quand vous verrez, comme de vos yeux, Dieu même déposer sur la terre l’homme qui n’y était pas l’heure d’avant, et quand vous aurez bien compris qu’il est une date précise, un lieu précis où un homme a été tout à coup suscité dans le monde pour être père du genre humain ; je crois que ce spectacle, si vous savez le contempler, en laissant tomber un instant le lourd aveuglement et l’inquiète incrédulité qui nous dérobent tout rayon de lumière, je crois que ce spectacle mettra en vous le germe de l’histoire, et l’esprit de l’histoire pour développer le germe.

Vous verrez bien que cet homme, qui est intelligent et libre, a un but idéal qu’il peut connaître, et que sa liberté doit atteindre. La marche vers le but, c’est l’histoire, et comme l’homme marche au but librement par le chemin qu’il veut, et s’en détourne s’il le veut, vous comprendrez qu’il est le roi du monde et en dirige sous l’œil de Dieu, la destinée.

Et aussitôt vous diviserez l’histoire en trois questions :

Premièrement : Où en sommes-nous, relativement au but ?

Secondement : Quelle route avons-nous parcourue ?

Troisièmement : Quel chemin nous reste-t-il à faire ? qu’est-ce que le passé nous apprend sur la marche de l’avenir ?

II

Notez que l’enseignement ordinaire de l’histoire ne traite jamais la première question. Je me suis souvent demandé pourquoi il n’y avait nulle part un cours d’histoire sur ce sujet : ÉTAT PRÉSENT DU GLOBE. C’est par là qu’il vous faut commencer dans votre seconde éducation. Il semble du reste qu’un homme religieux, aimant Dieu et ses frères, devrait toujours avoir l’image totale du globe présente à la pensée. Nous prions devant le crucifix. C’est justement ce qui convient. Mais la vraie croix n’est pas isolée de la terre : la vraie croix est plantée en terre ; le crucifix réel tient au globe : la base, le pied du crucifix, c’est un globe arrosé du sang de Jésus-Christ. Ne faites jamais de ces deux choses qu’une seule image. C’est là la vraie, la belle, la complète image de piété. Regardez, contemplez cette terre, temple de Dieu, cette demeure commune de nos frères et de nos sœurs donnée de Dieu à ses enfants ; et dites-vous : Où en sont-ils ? Que deviennent-ils ? Qu’est-ce que leur passé ? Où sont leurs espérances ? Priez alors pour eux, et rappelez-vous cette partie d’une prière catholique : « O père qui as donné à tes enfants ce globe pour le cultiver, fais qu’ils n’aient qu’un cœur et qu’une âme, de même qu’ils n’ont qu’une seule demeure. »

Ici encore, vous pourrez recevoir l’esprit de l’histoire et l’amour de son plan providentiel.

Regardez donc et comparez, sur toute la terre, l’état présent des hommes, les circonscriptions naturelles dans le plan de la terre habitable, les races, les langues, les religions, l’état intellectuel et moral, l’état social et politique. Faites intervenir ici les grands résultats de la physiologie, de la philologie et de la symbolique comparées.

Vous ne tarderez pas à découvrir une race centrale et civilisatrice, enveloppée par le reste du genre humain, comme un noyau par son écorce, race blanche, géographiquement entourée d’hommes de toute couleur, dépositaire du culte d’un seul Dieu, entourée d’idolâtres ou même d’adorateurs explicites du mal ; dans cette race seule, la famille, c’est-à-dire l’élément social, constitué par l’unité du lien ; dans cette race seule, quelques traces de chasteté, c’est-à-dire de spiritualité, tempérant la fermentation maladive de la génération charnelle, et permettant à quelques hommes, en quelque chose, de devenir lumière et amour libre, afin de diriger le monde vers la justice, la vérité, la liberté, l’union ; partout ailleurs, l’humanité découronnée, dégradée par la sensualité débordante, et par l’intempérance sans frein ; partout ailleurs, l’humanité paralysée, écrasée dans l’un des deux côtés d’elle-même, l’un des deux sexes ; mais toujours la justice, l’intelligence, la science, la force, la dignité, la liberté, ou leur absence, proportionnées, dans chaque partie du genre humain, à la plus grande ou moindre participation de chaque peuple à la lumière et à la religion du noyau central et civilisateur.

Mais parmi les peuples même les plus rapprochés du modèle, quelle distance relativement à l’idéal ! A part quelques héros, où en sont les meilleurs des hommes et les peuples les plus éclairés ? Que savent-ils et comment vivent-ils ? Chez qui Dieu règne-t-il ? De quel peuple Dieu peut-il se servir aujourd’hui pour faire marcher l’histoire, et avancer le monde vers le but de sa volonté sainte ?

Voilà quelques remarques sur la première question : Où en sommes-nous ?

III

Entrez alors dans la seconde, et, sans jamais perdre de vue tout ce premier tableau, reprenez, toujours par voie de synchronisme, et d’histoire générale comparée, l’histoire distincte des races et des nations ; toujours avec rapidité, en parcourant, aussi rapidement qu’il se pourra, chaque ligne, depuis son origine perceptible jusqu’à nos jours. Les revues de totalités peuvent seules instruire. Par là seulement, vous comprendrez ce qui retarde ou avance chaque nation et l’ensemble de l’humanité. Par là vous verrez clairement où est le courant principal de l’histoire ; où sont les eaux stagnantes. Vous verrez à quelle époque précise l’humanité a cessé de dormir comme un lac, lac exposé à se corrompre tout entier ; à quelle époque précise s’est enfin écoulé du lac un fleuve d’eau vive et vivifiante, qui peut-être entraînera tout.

Vous suivrez facilement ensuite le chemin parcouru par le fleuve.

IV

Quant à la troisième des questions historiques, « quelle est la voie de l’avenir ? » je crois qu’il vous sera utile de la poser et de la traiter. Ce n’est plus, si l’on veut, que de la philosophie de l’histoire. Soit. C’est précisément la science comparée que nous cherchons.

Dans cette question, il faut partir de ce principe, que l’homme est libre et que le genre humain finira comme il voudra. Il faut admettre, avec l’Écriture sainte, que « Dieu a mis l’humanité et l’a laissée dans la main de son propre conseil ; que la vie et la mort sont devant nous ; qu’il nous sera donné ce vers quoi nous tendrons la main. » D’après cela, Herder avait raison de dire : « Tout ce qu’une nation ou une partie de l’humanité voudra sincèrement pour son bien lui sera donné. » Ce qui s’appuie encore sur la parole du Christ : « Si vous aviez la foi, rien ne vous serait impossible. »

Cela posé, nous devons croire qu’il est possible d’atteindre le but, et que si l’Église catholique dit : « O Père, qui as donné à tes enfants ce globe pour le cultiver, fais qu’ils n’aient qu’un cœur et qu’une âme, de même qu’ils n’ont qu’une seule demeure ; » si cette sublime parole est manifestement le but, nous pouvons y atteindre, ou tout au moins en approcher, autant que l’homme sur terre peut approcher de la perfection. « Si on le voulait, dit saint Augustin, si l’on suivait les préceptes de Dieu, la république terrestre ferait, par sa félicité, l’ornement de ce monde présent, et s’avancerait, en montant toujours, vers le royaume de la vie éternelle[30]. »

[30] Cujus præcepta de justis probisque moribus si simul audirent atque entrarent… et terras vitæ præsentis ornaret sua felicitate respublica, et vitæ æternæ culmen beatissime regnatura conscenderet. (De Civit. Dei, lib. II, p. 72.)

Voilà le but, l’idéal, le possible. Nous sommes libres d’y arriver. Mais y arriverons-nous, et par quelle voie, et quel serait, en ce cas, le plan de l’histoire future ? C’est la question.

Et quelle question plus grande et plus pressante ? C’est l’homme voyageur sur la terre qui se demande : Où est ma route ? Où est « ce chemin de Dieu sur la terre[31] », qu’il faut connaître, et qui mène au but ?

[31] Ut cognoscamus in terra viam tuam.

Vous comprenez que cette question est digne des plus sérieuses méditations d’une vie entière.

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