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Les Sources

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CHAPITRE II
L’IDÉE INSPIRATRICE

Je continue à vous donner ces conseils, à vous, qui croyez à la présence de Dieu, et qui êtes résolu à l’austère discipline de sa divine école. Puissé-je me faire comprendre et vous mener jusqu’à la pratique même !

Je suivrai vos conseils, me direz-vous. Je saurai supporter la solitude et le silence. J’écrirai donc. Mais quoi ?

La réponse est impliquée dans ce qui précède ; elle est très loin du conseil de Boileau :

Faites choix d’un sujet…

Mot étrange ! Est-ce qu’un homme sérieux choisit un sujet ? S’il n’en a pas, il n’écrit pas. Jamais il n’a le choix.

D’abord, au fond, il n’y a qu’un sujet : Dieu, l’homme et la nature dans leur rapport ; rapport où se rencontrent à la fois le bien, le mal, le vrai, le beau, la vie, la mort, l’histoire, l’avenir. De sorte que l’unique sujet total de la méditation de l’âme, c’est, en effet, celui qu’indique saint Augustin : Je cherchais pendant bien des jours ; je me cherchais moi-même, moi et mon bien, et le mal que je veux fuir. (Volventi mihi et per multos dies quærenti sedulo memetipsum et bonum meum, et malam quod esset vitandum.)

Soit ! Mais de quel côté prendre ce sujet, qui est le sujet universel ? Je réponds : Il faut le prendre comme il se présente.

Les musiciens n’ont-ils pas remarqué que, lorsque l’âme est vraiment émue, il y a un ton, un seul, à l’exclusion des autres, dans lequel il lui est possible d’entrer ? Et qu’on y regarde de près : non seulement le ton, mais la mesure, mais le fond de l’harmonie générale, peut-être même les détails de la mélodie sont donnés, sont commandés par l’émotion régnante.

Eh bien, si vous êtes en silence, si vous êtes éveillé, ému, — et d’ordinaire le vrai silence amène l’éveil et donne l’émotion vraie, — alors ces harmonies et ces mélodies intérieures, quoique vous ne sachiez pas peut-être encore bien les entendre, sont en vous, et à ces harmonies répondent certains spectacles, certaines faces des idées éternelles, certaines inspirations particulières et actuelles de Dieu. Croyez-vous que, lorsque vous serez recueilli, vous allez vous trouver en face des attributs de Dieu tels que les professeurs de philosophie les expliquent ? Certainement non. Vous allez vous trouver, de fait, en face de ce qu’annonce l’Évangile, le Verbe fait chair. C’est pourquoi l’Évangile ne dit pas : Vous n’avez tous qu’un maître qui est Dieu ; il dit d’une manière plus précise : « Vous n’avez tous qu’un maître qui est le Christ. » Dieu n’est pas seulement pour nous l’éternel, l’immobile, l’absolu, l’invisible ; il est aussi le Dieu vivant, présent, aimant et souffrant dans l’humanité. Il est celui de qui vous viennent, si vous êtes vraiment son disciple, les plus particulières, les plus précises, les plus actuelles inspirations.

Or, que voulez-vous que le Verbe fait chair pour le salut du monde inspire à ses disciples, sinon ce qui est nécessaire actuellement au salut du siècle où ils vivent, et surtout à leur propre salut ? Leur salut, le salut du siècle où ils vivent, voilà l’œuvre et l’idée universelle, identique pour tous les serviteurs de Dieu dans le même temps, mais variés pour chacun d’eux selon le peuple dont on fait partie, selon le rôle qu’on peut et qu’on doit remplir dans la lutte.

Ainsi l’idée vraiment inspiratrice pour vous, comme pour tous, c’est le salut du siècle, où vous vivez, c’est votre salut, lié à votre œuvre, et qu’il faut assurer à chaque heure par un travail et une obéissance propre à cette heure. Votre idée, votre lumière, votre source de vie, c’est le Dieu vivant et fait homme, voulant votre salut et celui du siècle, y travaillant, par sa providence actuelle, et vous provoquant à l’aider : vous montrant le côté précis de la vérité que le monde, au moment présent, et que vous-même, en ce moment, devez comprendre, développer et pratiquer pour ne pas échapper au plan providentiel, ou y rentrer si vous en êtes sorti.

Venons plus au détail. Voyons plus en particulier ce qui est inspiré à l’âme qui a su parvenir au silence.

J’ai dit que vous avez dû imposer silence au bruit du siècle ; que, pour cela, vous avez dû rompre avec lui. Mais pensez-vous que vous avez rompu avec l’humanité pour écouter Dieu seul ? Loin de là. Rompre avec le siècle, c’est bien. Mais rompre avec l’humanité ne se peut pas. Le siècle n’est pas l’humanité. La tendance du siècle et la tendance du genre humain sont deux choses. Celle-ci est la loi et l’autre la perturbation sur la loi. De même que le mouvement total de la terre, dans sa course autour du soleil, implique deux mouvements, celui qui lui fait parcourir sa course régulière, et celui qui la pousse à dévier en des oscillations accidentelles : de même l’humanité, en chaque point de sa marche, a deux mouvements, son mouvement providentiel et régulier, et un mouvement capricieux et pervers qu’on nomme le siècle. Auquel des deux mouvements voulez-vous appartenir ? Auquel des deux voulez-vous donner toutes vos forces ? Il faut choisir. Il faut vaincre ce mouvement faux qu’on nomme le siècle, le mauvais siècle, qui est la résultante de tous les égoïsmes, de toutes les sensualités, de tous les aveuglements et de tous les orgueils du temps : mouvement coupable, qui croise et retarde le mouvement vrai du genre humain.

Ainsi donc, rompre avec le siècle, ce n’est pas rompre avec l’humanité, c’est être avec l’humanité, en même temps qu’avec Dieu. Et de fait, la première chose que trouve l’âme qui se dégage pour être à Dieu, c’est l’amour de l’humanité. Qui aime le siècle n’aime pas l’humanité. Mais quand le sens divin est réveillé en nous par le silence, le sens humain, le sens d’autrui, le sens fraternel nous revient, La communion avec l’immense humanité commence, parce qu’on vient d’abjurer l’esprit toujours sectaire du siècle. Nous rentrons en union, en sympathie réelle, inspiratrice, avec l’ensemble des hommes de tous les siècles et de toutes les parties de la terre, vivants ou morts, qui sont unis entre eux et avec Dieu. Cette partie saine et essentielle du genre humain, qui a l’unité, dans le temps et l’espace, parce qu’elle a Dieu, cette assemblée universelle, cette Église catholique dans le sens le plus large du mot, cette communion des hommes en Dieu nous retrouve, nous reprend, nous ranime de sa sève puissante et de ses divines inspirations. Les craintes communes, les espérances communes, les volontés, les pensées, les efforts de ce grand faisceau d’âmes pour le salut et le progrès du monde, nous portent, nous pénètrent, nous multiplient. Nous regardons le globe, comme Jésus-Christ le regardait, avec larmes ; et, en voyant les hommes couchés dans les ténèbres et les ombres de la mort, accablés et foulés aux pieds par le mal, nous voyons avec Jésus-Christ que La moisson est grande et qu’il y a peu d’ouvriers. Nous savons alors ce qui nous reste à faire. Nous savons à quoi penser et à quoi travailler. Le sujet de tous nos travaux est trouvé.

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