Les Sources
CHAPITRE IV
LA PRIÈRE
J’ose espérer que vous ne trouverez pas ces conseils inutiles aux progrès de la Logique vivante, c’est-à-dire au développement du Verbe en vous. Je les crois plus utiles, en Logique proprement dite, que l’étude des formes du syllogisme, étude que je ne méprise point, vous le savez[7]. Je vous donne les moyens pratiques de développer en vous la vraie lumière de la raison. Si vous les employez, si vous préparez vos journées par la consécration du soir, votre sommeil lui-même travaillera. Vous vous réveillerez plein de sève, plein d’idées implicites, d’harmonies sourdes. Si, pour écouter cette fermentation intérieure de la vie, cette voix du Verbe au fond de l’âme, vous savez établir le silence en vous, le silence vrai, extérieur et intérieur : si, pour ne pas se borner à de vagues auditions de ces murmures lointains, qui cesseraient bientôt par la moindre paresse, vous y correspondez par le travail ; si vous cherchez à en fixer les précisions et les détails par la pensée articulée et incarnée dans l’écriture, soyez certains qu’après bien peu de jours d’un tel effort, vous en verrez les fruits. Et lorsque, après votre travail, vous prendrez un jour de repos, et, après une journée, quelques semaines, — si c’est le vrai repos, non son contraire, — vous verrez que votre repos continuera votre travail, et que vous pourrez dire de votre esprit ce qu’on dit de la terre :
[7] Voir, dans le troisième livre de la Logique, le chap. I, no 1, et le chap. IV tout entier.
Votre vie entière sera comme ce champ, labouré et ensemencé, où la semence croît et se développe, soit que l’homme veille, soit qu’il dorme : terra enim ultro fructificat.
Cependant je n’ai pas tout dit, et il me reste à vous donner le plus important des conseils. J’ai nommé la prière, mais n’en ai pas encore parlé directement, quoique indirectement je n’aie guère cessé d’en parler.
Je vous le demande, priez-vous ? Si vous ne priez pas, qu’êtes-vous ? Êtes-vous athée ou panthéiste ? Alors ce n’est pas à vous que je parle en ce moment. Je parle à l’homme qui, ayant reconnu, dès ses premiers pas en ce monde, le côté vain de la vie, cherche son côté vrai, savoir : l’amour de la justice et la vue de la vérité. Cet homme-là croit en Dieu. Et pour peu que cet homme sache la valeur des mots, il sait que Dieu est l’amour infini, la sagesse, la vie infinie, libre, intelligente, personnelle, en qui nous sommes, en qui nous nous mouvons, en qui nous respirons.
Or, la prière est la respiration de l’âme en Dieu. L’âme prie longtemps sans le savoir. L’âme des enfants, dans leurs années pures, prie et contemple, sans réfléchir, avec la force et la grandeur de la simplicité. Mais, après ces années passives, viennent les années actives et libres. La prière libre, avec conscience d’elle-même, formera l’homme en vous et développera en vous, à l’image de Dieu, la personnalité qui est implicite et latente dans l’enfant.
Je ne vous prouverai pas ici plus amplement qu’il faut prier. Je ne vous y exhorterai même pas. Je vous en donnerai les moyens.
On appelle vulgairement prière du matin et du soir, la récitation d’un certain texte, excellent en lui-même, en usage parmi les chrétiens, récitation dont la durée varie de cinq à dix minutes ; et on appelle méditation la réflexion libre sur quelque grande vérité, morale ou dogmatique : exercice que quelques personnes font durer le matin une demi-heure. Mais le grand obstacle à ces pratiques, c’est que, dans la méditation, on dort ou on divague, et que, dans la prière, on articule des mots, par trop connus, sans réflexion ni sentiment. Ces deux faiblesses, que presque personne ne sait vaincre, dégoûtent, éloignent continuellement de la prière et de la méditation un très grand nombre d’âmes : car à quoi bon, disent-elles, ces prières nulles, ces méditations vides ?
Or voici, pour éviter les distractions dans la méditation, le conseil donné récemment à l’assemblée du clergé d’un diocèse de France.
« Méditez, en écrivant. »
Écrivez lentement, parlez à Dieu que vous savez présent : écrivez ce que vous lui dites ; priez-le de vous inspirer, de vous dicter ses volontés, de vous mouvoir de ces mouvements intérieurs, purs, délicats et simples, qui sont sa voix, et qui sont infaillibles. En effet, s’il vous dit : « Mon fils, sois bon ; » cela peut-il être trompeur ? S’il vous dit : « Aime-moi par-dessus tout : sois pur, sois généreux, sois courageux ; aime les hommes comme toi-même ; pense à la mort qui est certaine, qui est prochaine ; sacrifie ce qui doit passer ; consacre ta vie à la justice et à la vérité, qui ne meurent pas ; » direz-vous que ces révélations ne sont pas infaillibles ? Et si, dans le même temps, l’amour énergique de ces vérités manifestes vous est comme inspiré au cœur par je ne sais quelle touche divine qui saisit et qui fixe, direz-vous que la source de ces forces ardentes et lumineuses n’est pas Dieu ? Et si, sans rien ajouter d’arbitraire et d’inutile à ces impressions fortes et à ces lumières simples, vous les écrivez toutes brûlantes, pensez-vous que vous n’en serez pas doublement saisi, et que la distraction et le sommeil interviendront dans cette méditation ? Quelqu’un disait, — c’était une femme : — « Oh ! je ne veux plus méditer ainsi : cela me saisit trop. »
Essayez, et j’espère que plus d’une fois vous cesserez d’écrire pour tomber à genoux et pour verser des larmes.
Plus d’une fois, sous la touche de Dieu, — vous savez qu’il est vrai de le dire : Dieu nous touche, — plus d’une fois votre âme, recueillie par le grand et divin saisissement de ce rare et puissant contact, votre âme opérera d’elle-même cet acte prodigieux que Bossuet nomme le plus grand acte de la vie, et qu’il faut que je vous fasse connaître.
Et, à ce propos, je vous conseille de lire et de relire avec la plus profonde attention les opuscules de Bossuet intitulés : Manière courte et facile de faire oraison, et Discours sur l’acte d’abandon. C’est le résumé le plus pur et le plus substantiel de l’ascétisme et du mysticisme orthodoxe.
Voici donc l’acte le plus profond, le plus sublime et le plus important que l’âme humaine puisse opérer, et dont Bossuet, d’accord avec l’Église catholique et la plus savante théologie, vous parle ainsi :
« Il faut trouver un acte qui renferme tout dans son unité.
« Faites-moi trouver cet acte, ô mon Dieu ! cet acte si étendu, si simple, qui vous livre tout ce que je suis, qui m’unisse à tout ce que vous êtes. »
« Tu l’entends déjà, âme chrétienne : Jésus te dit, dans le cœur, que cet acte est l’acte d’abandon, car cet acte livre tout l’homme à Dieu : son âme, son corps en général et en particulier, toutes ses pensées, tous ses sentiments, tous ses désirs ; tous ses membres, toutes ses veines avec tout le sang qu’elles renferment ; tous ses nerfs, jusqu’aux moindres linéaments ; tous ses os, jusqu’à l’intérieur et jusqu’à la moelle ; toutes ses entrailles ; tout ce qui est au dedans et au dehors. »
« O Dieu ! unité parfaite que je ne puis égaler ni comprendre par la multiplicité, quelle qu’elle soit, dans mes pensées, et, au contraire, dont je m’éloigne d’autant plus que je multiplie mes pensées, je vous en demande une, si vous le voulez, où je ramasse en un, autant qu’il est permis à ma faiblesse, toutes vos infinies perfections, ou plutôt cette perfection seule et infinie, qui fait que vous êtes Dieu, en qui tout est. »
« Avec cet acte, qui que vous soyez, ne soyez en peine de rien. Le dirai-je ? Oui, je le dirai : ne soyez pas en peine de vos péchés mêmes, parce que cet acte, s’il est bien fait, les emporte tous.
« Cet acte, le plus parfait et plus simple de tous les actes, nous met pour ainsi parler, tout en action pour Dieu. C’est un entier abandon à cet esprit de nouveauté qui ne cesse de vous réformer intérieurement et extérieurement en remplissant tout votre intérieur de soumission à Dieu, et tout votre extérieur de pudeur, de modestie, de douceur et de paix. »
« Qu’est-ce que cet acte, sinon cet amour parfait qui bannit la crainte ? Tout disparaît devant cet acte qui renferme toute la vertu du sacrement de Pénitence. »
Vous le voyez, je vous mène en Théologie mystique à propos de logique : mais tout se touche. La Logique vivante, qui est le développement du Verbe en vous, c’est-à-dire de votre esprit ou verbe humain par son union à l’esprit et au Verbe de Dieu, la Logique réelle et vivante, a certainement pour source principale la prière, la prière substantielle telle que Bossuet vient de nous la décrire.
Ajoutons un mot sur l’autre prière, celle dont quelques-uns se dégoûtent, parce que ce sont, disent-ils, toujours les mêmes paroles, qu’à la fin l’habitude nous empêche de voir et d’entendre.
Le fond de cette prière quotidienne, c’est l’Oraison dominicale : « Notre Père qui êtes aux cieux », et le reste. Cette prière que notre mère, dans notre première enfance, nous a fait dire sur ses genoux et en joignant elle-même nos mains, est celle qui a été dictée, mot pour mot, par le Christ, le maître des hommes. Cette prière, me fût-elle inintelligible, je veux, à tous les titres, et vous voulez comme moi la répéter, tous les jours de la vie, matin et soir, jusqu’à la mort. Du reste, lorsque votre esprit s’est ouvert et a regardé le monde et son histoire, vous avez dû comprendre le sens visiblement divin de ces paroles. Elles sont la prière essentielle de l’humanité sur la terre : « Notre Père, — que votre règne arrive, que votre volonté soit faite en la terre comme au ciel. » Évidemment, cela même est la substance de la prière, telle que Dieu doit nécessairement la dicter à tout cœur qu’il inspire.
Mais voulez-vous ajouter quelque chose à cette courte prière dictée de Dieu, à ce fond de toute prière écrite ? êtes-vous de ces heureux et flexibles esprits qui savent lire, c’est-à-dire quitter, quand ils le veulent, leur pensée propre, pour entrer aussitôt dans la pensée d’autrui et improviser en eux-mêmes tout ce que comportent de sens des paroles apportées du dehors ? Si vous avez ce don, je vous en félicite grandement et voici ce que je vous conseille. Il existe d’admirables paroles, pleines d’une poésie toute divine et de la plus vigoureuse et de la plus sublime simplicité. Lisez-les comme prière du matin et du soir. Ce sont les Psaumes, sainte poésie du peuple qui a été le cœur du monde ancien et le père du Messie. L’Église catholique en a composé des prières, qu’elle met dans la bouche de ses prêtres. Ces prières, préparées pour les heures diverses du jour, sont composées chacune d’une partie fixe et d’une partie variable : la partie variable diffère pour chaque heure et pour chaque jour de la semaine. Prenez, chaque jour, deux de ces prières, dont l’une répond à la prière du matin et l’autre à celle du soir, ce que nous appelons Prime et Complies. Lisez-les avec une profonde attention, et regardez la partie variable comme une révélation spéciale que Dieu vous adresserait, à vous, et pour ce jour. Vous verrez si ces vastes paroles n’ont pas une singulière vertu pour nous aider à sortir de nos mesquines pensées.