Les Sources
CHAPITRE VI
FOI. — SCIENCE COMPARÉE
I
Mais, disions-nous, qu’est-ce que Dieu veut de l’esprit humain ? Grande question, que je n’aborde pas ici tout entière. Je poursuis ces conseils pratiques. Il est vrai qu’ils nous mènent à considérer un côté, fort important pour nous, de cette question.
Je vous ai dit que, quand un homme se donne vraiment à Dieu et devient son disciple, Dieu le pousse à une œuvre, le salut du siècle où il vit. Dieu lui montre le monde malade, couché dans les ténèbres et la souffrance ; il lui donne le regard du Christ pour en sonder les plaies, et quelque chose du cœur du Christ pour les sentir : puis il lui dit, au fond du cœur : « Il y a peu d’ouvriers. »
Quand l’homme comprend et se décide à devenir un ouvrier, un de ces « ouvriers dont parle le prophète, qui travaillent sur les nations[9], » qui fortifient leurs frères, et que Dieu suscite quelquefois pour sauver un siècle ou un peuple, alors Dieu lui inspire, par la compassion et l’amour, l’intelligence, ou instinctive ou développée, de l’œuvre à entreprendre.
[9] Zach., I, 20, 21. Et ostendit mihi Dominus quatuor fabros… ut dejiciant cornua gentium.
Or, aujourd’hui, quelle est la plaie et quelle est l’œuvre ?
Il n’est pas nécessaire d’être prophète pour le savoir, Jésus-Christ dit aux hommes dans l’Évangile : « Vous savez bien prévoir le beau temps ou l’orage ; hypocrites ! pourquoi ne connaissez-vous pas aussi les signes des temps[10] ? »
[10] Luc, XII, 56.
Vous donc qui voulez devenir ouvrier parmi les hommes, rendez-vous attentif aux signes des temps qui s’aperçoivent.
Mais d’abord, qu’attendez-vous de la marche de l’humanité sur la terre ? Vers quel avenir va le monde ? Comment finira-t-il ?
Pour moi, je crois que le monde est libre et finira comme il voudra. Le monde finira comme un saint, comme un sage, ou comme un méchant : peut-être comme une de ces âmes insignifiantes et inutiles que Dieu seul peut juger. Tout est possible. L’humanité est libre. Il n’y a pas d’article de foi sur ce point. La seule chose qu’en ait dite le Christ, si toutefois j’entends bien ses paroles, est une question qu’il a posée sans la résoudre. « Quand le fils de l’Homme reviendra, dit-il, pensez-vous qu’il trouve encore de la foi sur la terre ? » Il semble que, sur ce sujet, le doute est la vérité même.
Or, je ne sais si vous sentez ceci comme je le sens, mais ce doute m’électrise. Le doute énerve d’ordinaire ; ici il vivifie, il transporte. Oui, il se peut que sur la face de cette terre, comme fruit de tant de larmes et de luttes, le bien l’emporte enfin, que le règne de Dieu arrive, et que sa volonté soit faite en la terre, comme au ciel. Il se peut que l’histoire finisse par une moisson. Et il se peut aussi que tout finisse par la stérilité, comme la vie du figuier maudit ; que, comme on voit des hommes, épuisés de débauche et perdus de folie, mourir avant le temps, le monde aussi vienne à mourir avant le temps, épuisé de débauche et perdu de folie. Il se peut que la justice et la vérité soient vaincues, et rentrent dans le sein de Dieu en maudissant la terre qui aura refusé de donner son fruit. Or, vous savez qu’aujourd’hui, parmi nous, bien des esprits découragés soutiennent qu’il en sera certainement ainsi. D’autres, étrangement confiants, déclarent qu’il en sera, sans aucun doute, tout autrement, et que le bien doit triompher sur terre. Moi, je l’ignore, et je ne sais qu’une seule chose, c’est que l’humanité est libre et que l’homme finira comme il voudra. Je sais que vous, moi, chacun de nous, nous pouvons ajouter nos mouvements et notre poids au mouvement de décadence qui nous emporte vers l’abîme, ou bien, au nom de Dieu, et en union avec le Christ, travailler à sauver le monde, et à redresser, en ce moment même, la direction du siècle et de l’histoire, si elle est fausse.
Mais, je vous le demande maintenant, et ceci est la plaie du siècle, qu’est-ce qui nous manque à tous pour cette œuvre ?
Il nous manque la foi.
Si vous aviez de la foi, seulement comme un grain de sénevé, a dit le Christ, vous transporteriez les montagnes, et rien ne vous serait impossible. Or, qui est-ce qui croit maintenant que rien n’est impossible ? Qui est-ce qui croit qu’on peut transporter les montagnes, qu’on peut guérir les peuples, faire prédominer la justice dans le monde, et, dans l’esprit humain, la vérité ? Où sont-ils, ces croyants ?
La foi manque dans ceux qu’il faut sauver, et l’on ne peut pas les saisir ; et la foi manque dans ceux qui veulent ou croient vouloir sauver les autres, et ils n’ont pas la force d’entraîner ceux qu’ils auraient saisis.
Quand le Fils de l’Homme reviendra, pensez-vous qu’il trouve encore de la foi sur la terre ?
Je le vois, nous sommes sous le coup de cette question. Voilà la plaie.
« Seigneur, augmentez-nous la foi. » Voilà donc la prière qu’il faut faire, et l’œuvre à laquelle il faut nous attacher.
Mais comment ?
II
Il y a deux manières. L’une, plus haute que la philosophie, ne nous regarde pas ici. Je l’indiquerai cependant. L’autre précisément est l’œuvre de la philosophie, et répond à la question posée plus haut : Qu’est-ce que Dieu veut de l’esprit humain ?
Le plus puissant moyen de retrouver la foi est celui qu’a employé saint Vincent de Paul. On lit, dans la vie de cet homme héroïque, un fait trop peu connu. Un jour, ému de compassion par l’état d’un malheureux prêtre, docteur en théologie, qui perdait sa foi parce qu’il avait cessé d’étudier la grande science, saint Vincent de Paul pria Dieu de lui rendre la vivacité de sa foi, s’offrant de se soumettre lui-même, s’il le fallait, au fardeau que ce pauvre frère ne pouvait pas porter. Il fut exaucé à l’heure même, et ce grand saint resta, pendant quatre ans, comme privé de cette foi qui cependant était sa vie. Savez-vous comment il sortit de cette épreuve ? Il en sortit en devenant saint Vincent de Paul, c’est-à-dire tout ce que signifie ce nom. C’est cette épreuve, inexplicable en apparence, qui a fait saint Vincent de Paul, c’est-à-dire l’esprit de foi, d’amour, de compassion incarné dans une vie tout entière. C’est en se donnant à la compassion sans réserve que ce grand cœur a retrouvé la possession paisible de sa foi. « Après trois ou quatre ans passés dans ce rude exercice, dit son historien, gémissant toujours devant Dieu, il s’avisa un jour de prendre une résolution ferme et inviolable de s’adonner toute sa vie, pour l’amour de Dieu, au service des pauvres. Il n’eut pas plus tôt formé cette résolution dans son esprit que ses souffrances s’évanouirent, que son cœur se trouva remis dans une douce liberté ; et qu’il a avoué depuis, en diverses occasions, qu’il lui semblait voir les vérités de la foi dans la lumière[11]. »
[11] Abelly, t. II, p. 298.
Voilà l’exemple. Que notre siècle en fasse autant, et se donne, pour l’amour de Dieu, au service des pauvres. Il n’y aura bientôt plus de lutte contre la foi.
Tel est le grand et le premier moyen de ramener la foi sur la terre pour la sauver. Voici le second.
Le premier est ce que Dieu veut du cœur humain. Le second est ce que Dieu veut de l’esprit humain. Ceci regarde la Logique. Donnez-moi toute votre attention.
III
Quelle est depuis trois siècles, en France, et plus ou moins dans toute l’Europe, et par conséquent dans le monde, la marche de l’esprit humain sous le rapport de la foi ? Je vois un grand siècle de foi, le dix-septième ; je vois un siècle d’incrédulité, le dix-huitième ; je vois un siècle de lutte entre la foi et l’incrédulité, c’est le nôtre. Qu’est-ce qui l’emportera ? C’est là, dis-je, ce qui dépend de nous.
Qu’était le dix-septième siècle ? Un docteur en théologie, d’abord ; et en outre, sous le rapport intellectuel, le point le plus lumineux de l’histoire. Le dix-septième siècle, lui seul, est le père des sciences, le créateur de cette grande science moderne dont nous sommes si fiers aujourd’hui. On a, depuis, perfectionné, déduit et appliqué ; mais il a tout créé, et, si l’on ose ainsi parler, tout dans l’ordre scientifique, a été fait par lui, et rien de ce qui a été fait jusqu’à présent n’a été fait sans lui. Il y a eu là comme une inspiration du Verbe pour l’avènement des sciences. Ce siècle, du reste, était le plus précis, le plus complet des siècles théologiques ; le plus grand sans comparaison des siècles philosophiques, et le plus grand des siècles littéraires.
Mais après cet immense élan, l’esprit humain, semblable à ce docteur qui avait cessé d’étudier, cessa aussi de travailler, non la physique, non les mathématiques, mais la théologie et la philosophie, la science de Dieu et celle de l’homme.
Et alors la foi se perdit.
Je dis qu’on a cessé de travailler la théologie et la philosophie. La théologie, cela est visible ; et l’œuvre du dix-huitième siècle a précisément consisté à chasser la théologie de toutes les directions de l’esprit humain. On la chassait au nom de la philosophie. On proclamait le règne de la philosophie, et, pendant ce temps, on chassait la philosophie à tel point que je ne connais aucun siècle qui en ait eu moins. C’est ce que j’ai quelque part clairement démontré par une citation de Voltaire, suivie d’une citation de Condillac. Je dis donc qu’après l’immense lumière du siècle précédent, l’ignorance philosophique du dix-huitième siècle est un prodige qui ne saurait être expliqué que par la dépravation générale des mœurs, la paresse et l’abâtardissement qui en résultent. Je ne connais qu’un seul phénomène analogue : c’est l’histoire, du reste trop fréquente, de ce pauvre enfant, d’abord brillant et admirable dans ses études, tant qu’il est pur et pieux ; mais le vice et l’impiété le font descendre, d’une année à l’autre, aux derniers rangs.
On cessa donc de s’occuper de théologie et de philosophie, et on perdit la foi, ou plutôt le tout vint ensemble : il y a là une cause et un effet mêlés, qui se produisent réciproquement : immoralité, incrédulité et paresse, font cercle. Le commencement est où l’on veut.
Je n’ajoute qu’un mot sur le dix-huitième siècle. Sa ressource devant Dieu, et ce pour quoi, peut-être, il n’a pas absolument rompu avec le cours providentiel de l’histoire, c’est qu’il a parlé de justice et d’amour des hommes, parfois sincèrement, et que, pendant qu’il s’égarait d’ailleurs, il y avait, au fond du siècle, je ne sais quel mouvement du cœur universel des bons, qui cherchait, par une adoration plus profonde, à devenir plus semblable au cœur sacré du Christ ; et le siècle superficiel lui-même, à travers ses débauches et ses folies, bénissait saint Vincent de Paul, et le prenait pour son patron.
Mais revenons. La question est aujourd’hui de savoir lequel des deux mouvements sera le nôtre. A qui voulons-nous ressembler, à nos pères ou à nos aïeux ? Il est clair que ces deux mouvements, parmi nous, luttent encore et que nous hésitons. Laisserons-nous courir la décadence, qui court toujours, ou remonterons-nous vers la lumière ?
Je le répète, cela dépend de nous.
Vous avez vu la décadence simultanée de la philosophie et de la foi. Relevez l’une et l’autre en même temps, et l’une par l’autre. Est-ce que vous ne comprenez pas que votre philosophie stérile, nulle, épuisée, et dont ne s’occupe plus que la lignée des professeurs, n’est telle que parce qu’elle est vide de foi ? Et ne voyez-vous pas de vos yeux que la foi est chassée de l’esprit de tous les demi-savants, et même des ignorants, par le préjugé séculaire que la philosophie et la raison sont contraires à la foi ?
Travaillez donc à les réunir, et vous travaillerez au salut du siècle.
IV
Mais je ne m’arrêterai pas aux généralités, je veux en venir au détail. Voici pour arriver à ce grand but, — qui est précisément ce que Dieu veut de l’esprit humain ; — voici encore, si vous ne vous lassez pas de me suivre, un conseil pratique qui, du reste, est indispensable au développement de vos facultés et au progrès de la lumière dans votre esprit.
Voici ce conseil : Travaillez la science comparée. Ceci demande explication.
Travailler la science comparée, c’est prendre pour devise, dans vos études, cette parole de Leibniz : « Il y a de l’harmonie, de la métaphysique, de la géométrie, de la morale partout. » C’est ajouter encore à cette immense et profonde parole deux mots que Leibniz ne désavouera pas, et dire : « Il y a de l’harmonie, de la métaphysique, de la théologie, de la physique, de la géométrie, de la morale partout. » C’est y ajouter encore une autre parole que nous citons sans cesse et que nous voudrions pouvoir écrire partout en lettres d’or, et que voici : « Il faut savoir qu’il y a trois sortes de sciences : la première est purement humaine ; la seconde, divine simplement ; la troisième est humaine et divine tout ensemble ; c’est proprement la vraie science des chrétiens[12]. »
[12] Vie de M. Olier, t. II, p. 277.
Si vous voulez aujourd’hui travailler utilement, contribuer au retour du siècle vers la lumière, à la renaissance de la foi, à la restauration de la raison publique, c’est dans ce sens qu’il vous faut travailler.
Rappelez-vous les paroles du grand Joseph de Maistre, ce demi-prophète :
« Attendez que l’affinité naturelle de la religion et de la science les réunisse dans la tête d’un seul homme de génie : l’apparition de cet homme ne saurait être éloignée, et peut-être même existe-t-il déjà. Celui-là sera fameux et mettra fin au dix-huitième siècle, qui dure toujours[13]. »
[13] Soirées de Saint-Pétersbourg. Onzième entretien.
Remarquez toutefois que si l’homme de génie était né avant 1810, ou même avant 1820, il aurait bien probablement déjà donné signe de vie. Considérez de plus que l’œuvre est tellement immense qu’Aristote ou Leibniz n’y suffirait pas. Aristote a trop peu d’élan ; Leibniz a trop de singularités. Peut-être saint Thomas d’Aquin pourrait-il entreprendre la Somme du dix-neuvième siècle : génie d’un élan prodigieux, sans aucune singularité, sublime et rigoureux, aussi étendu tout au moins qu’Aristote ou Leibniz, on n’ose lui tracer de limites ni dire ce qu’il ne pourrait pas.
Mais où est saint Thomas d’Aquin ? Où est la plus haute sainteté, unie au plus haut génie ? Où est l’absolue chasteté d’une vie entière, unie à la richesse d’une nature méridionale ? Où sont la solitude, le silence, le cloître, et ces douze frères écrivains, qui déchiffrent, copient, cherchent pour saint Thomas, et sont prêts nuit et jour à écrire ces dictées que Dieu inspire ?
Que faire donc ? Il faut, en attendant, que quelque coup de génie nous réveille et entraîne l’esprit européen dans cette féconde et magnifique carrière, il faut, vous qui entrevoyez ces vérités, vous y donner d’abord et tout entier. Qui sait si l’on ne fera pas, par le nombre et l’union, ce que Joseph de Maistre attend de l’unité et de la solitude du génie ?
Peut-être, en effet, le temps est-il venu où il n’y aura plus d’écoles, où l’on ne donnera plus à aucun homme particulier le nom de maître, où l’on pratiquera en un certain sens élevé ce mot du Christ : « N’appelez personne sur la terre votre maître, parce que vous n’avez qu’un maître, qui est le Christ, et que vous êtes tous frères. » Peut-être que plusieurs humbles disciples du Christ, unissant leurs intelligences dans l’humilité fraternelle, et méritant, dans l’ordre de la science, cette bénédiction du vrai maître : « Lorsque deux ou trois d’entre vous s’unissent en mon nom sur la terre, je suis au milieu d’eux ; » peut-être, dis-je, que plusieurs humbles frères, unis en Dieu, feront plus qu’un grand homme.
Peut-être que plusieurs bons ouvriers, décidés, courageux, laborieux, et poussés par un architecte invisible, construiront l’édifice comme des abeilles construisent une ruche.
Mais je suis seul, me direz-vous. Alors soyez du moins aussi courageux que Bacon, mais plus modeste. Ne dites pas comme lui : Viam aut inventam aut faciam ; mais travaillez pourtant, et si vous êtes persévérant et convaincu, peut-être, plus heureux que Bacon, qui cherchait à briser une porte déjà ouverte par de plus forts que lui, peut-être vous sera-t-il donné d’ouvrir modestement à d’autres plus forts que vous, qui sauront conquérir la place, une porte qu’ils n’apercevaient pas.