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Les Sources

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CHAPITRE XIV
LA THÉOLOGIE

On disait autrefois que la théologie est la reine des sciences, que la philosophie est sa servante.

Voici, je crois, la vérité sur ce sujet. Il y a, dit Pascal, trois mondes : le monde des corps, le monde des esprits, et un troisième monde qui est Dieu, qui est surnaturel, relativement aux deux premiers. Or, la philosophie est du second monde ; elle doit régner sur le premier, et elle doit se soumettre au troisième, non pour s’anéantir, mais pour monter plus haut.

En d’autres termes la philosophie est la science propre que porte et que possède l’esprit humain ; c’est l’esprit humain développé. L’esprit humain développé doit pénétrer le monde des corps, en connaître les lois. Mais il doit, en même temps, se soumettre à Dieu, non plus seulement de cette soumission nécessaire à son développement propre, mais de cette autre soumission plus profonde qui développe en lui la lumière de Dieu même ; qui, à la propre racine et à la propre substance de l’homme, ajoute les fruits dont Dieu est la racine et la substance.

Or, l’esprit humain est capable du développement qui vient de Dieu, comme un arbre est capable de greffe,

Et peut porter des fruits qui ne sont pas les siens.

Ces fruits nouveaux détruisent-ils le vieil arbre ? Ils l’honorent et le glorifient. Lui enlèvent-ils sa sève ? Non ; mais ils donnent à cette sève qui demeurait stérile, un cours glorieux. C’est ainsi que la science divine ne détruit pas la science humaine, mais l’illumine.

Or, la théologie, c’est la philosophie greffée. Et cette greffe, c’est l’esprit de Dieu même enté sur l’esprit humain. Et cette donnée nouvelle est et doit être surnaturelle, c’est-à-dire d’une autre nature que l’esprit humain même, infinie en présence de lui qui est fini, quoique indéfiniment grandissant.

Je n’explique pas ici le mystère de la greffe, ni pour le monde des corps, ni pour le monde des esprits. Je n’entends pas du reste, prouver ici ces assertions, je veux seulement vous donner des conseils pour l’étude de la théologie et vous y exhorter.

Remarquez d’abord que la théologie catholique, indépendamment de tout ce qu’enseigne la foi chrétienne, est manifestement, et ne peut pas ne pas être le plus grand monument, sans nulle comparaison, qu’ait élevé l’esprit humain. Je dis qu’outre la lumière divine, surnaturelle, dont, selon nous, la théologie est remplie, cette théologie est et ne peut pas ne pas être le plus immense faisceau de lumière humaine que les hommes aient jamais formé.

Voyez le fait. Quels sont les grands théologiens ? — Je ne parle pas de saint Paul. — Nos deux plus grands théologiens sont saint Augustin et saint Thomas d’Aquin. Le troisième est très difficile à nommer. Il y en a vingt, vraiment grands et profonds, et dont le plus glorieux n’est pas, comme théologien, le plus grand. Mais enfin, pour les hommes de lettres, mettons Bossuet. Voici donc saint Augustin, saint Thomas et Bossuet. Or, je vous prie, ne voyez-vous pas que saint Augustin renferme tout Platon, mais Platon précisé et encore agrandi ? Me direz-vous que saint Thomas d’Aquin ne contient pas en lui tout Aristote, mais Aristote élevé de terre, lumineux et non plus ténébreux ? Me direz-vous que Leibniz n’est pas d’accord avec Bossuet ? Prétendrez-vous que Descartes tout entier n’a pas nourri Bossuet, et n’ait passé dans son génie ? Voici donc, dans nos trois grands théologiens, un faisceau composé des principaux génies du premier ordre. Citez un homme vraiment considérable qui pense dans un autre sens, et qui ait une autre lumière, un autre soleil de vérité que cette société de génies !

L’autorité d’un homme du premier ordre est grande assurément. Mais qu’est-ce que l’autorité de plusieurs hommes de premier ordre, je dis plus, l’autorité de tous les hommes du premier ordre, parlant à l’unisson ? Or, saint Augustin, saint Thomas d’Aquin et Bossuet parlent à l’unisson ; ceux qu’ils impliquent en eux parlent de même ; tout ce qui, dans Platon, dans Aristote, dans Leibniz et Descartes, n’entre pas dans cet unisson que forment les trois autres, qui sont théologiens, tient de l’erreur, de l’accident, et ne saurait compter. Ce sont des fautes, comme les plus grands hommes en commettent.

Mais est-ce là toute l’autorité humaine de la théologie ? Je n’en ai dit que la moindre partie. La théologie, toujours considérée seulement dans son côté humain, est la seule science, ceci est capital, que le genre humain ait travaillé en commun. Tout ce que le père des hommes, sorti des mains de Dieu, et ses premiers enfants ont livré à la mémoire du genre humain et à la tradition universelle ; tout ce que les prophètes et les vrais fils de Dieu, dans tous les temps, ont pu voir et recevoir de Dieu ; tout ce que les apôtres du Christ, les martyrs et les Pères ont compris ; tout ce que les méditations des solitaires, qui n’aimèrent que la vérité, ont mystérieusement excité dans l’esprit humain ; tout ce que les grands ordres religieux, travaillant en commun, comparant, débattant sans cesse leurs travaux, ont développé et précisé ; tout ce que les conciles généraux, les premières assemblées universelles qu’ait vues le monde, ont défini ; tout ce que les erreurs, mises à jour, reconnues et jugées à leurs fruits, dans l’importante histoire des sectes, nous ont ôté d’incertitudes ; tout ce que les saints et les saintes, ces sources vives de pure lumière, ont inspiré, sans écrire ni parler : tout cela mis en un, voilà la théologie catholique. Vous le comprenez maintenant, c’est la seule science que l’esprit humain ait enfantée d’ensemble. Les grandes œuvres philosophiques sont des œuvres de grandeur isolée ; l’œuvre théologique est un mouvement de totalité du vaste cœur et de l’immense esprit humain. De plus, s’il est vrai, comme on n’en peut douter, que là où les esprits s’unissent, là se trouve Dieu, il s’ensuit que la théologie catholique est l’œuvre universelle et la voix unanime des hommes qui ont été unis entre eux et avec Dieu. C’est pourquoi je répète parce que je l’ai prouvé, que la théologie catholique est et ne peut pas être autre chose que le plus grand monument qu’ait élevé l’esprit humain, et le plus grand faisceau de lumière qu’il y ait en ce monde.

Et maintenant, comment expliquez-vous qu’un homme qui cherche la vérité ne fasse pas sa première étude de cette science-là ?

Voilà pourquoi, si vous avez compris ce qui précède, et si vous voulez travailler à relever l’esprit humain vers la lumière, vous étudierez la théologie catholique, toujours.

Voici comment vous procéderez.

Vous commencerez par apprendre par cœur, et mot pour mot, le Tout, comme l’enfant apprend ses prières.

Ce monument incomparable de la théologie a un plan simple et facile à connaître. Cet immense faisceau de lumière se réduit à un petit nombre de vérités, peut-être à trois, et à une. Mais, sans remonter si haut vers l’unité divine de cette lumière, il se trouve que toute la théologie catholique est formulée en un petit nombre de propositions dogmatiques qu’on nomme articles de foi, auxquelles les théologiens en ajoutent d’autres qui, sans être articles de foi, sont tenues pour certaines, comme dérivant rigoureusement des articles de foi.

Toutes ces propositions peuvent être, et, de fait, ont été imprimées en huit pages.

Je demande comment il se fait que tout homme instruit ne les sache pas par cœur littéralement[35].

[35] Nous avons réuni les textes, ou du moins les propositions de foi, en latin et en français, dans un appendice à la fin de notre Traité de la connaissance de Dieu.

Si vous êtes chrétiens, voilà le détail de votre foi ; si vous n’êtes pas chrétiens, voilà cette grande croyance chrétienne, la seule qui ait chance d’être vraie, et qu’il vous faut connaître, pour savoir si vous y viendrez. Si vous êtes ennemi, décidé à combattre le christianisme, prenez la peine de le connaître, du moins dans son énoncé. Vos coups porteront moins à faux.

Vous prendrez donc une Théologie élémentaire quelconque, vulgaire, enseignée dans les Séminaires. Je vous recommande celle de Perrone, qui est récente, très répandue, qui vient de Rome. Vous ouvrirez la table des matières, qui a été imprimée en huit pages, et qui n’est autre chose que la suite des théorèmes théologiques, articles de foi ou autres. Vous apprendrez par cœur ces théorèmes, et vous connaîtrez l’énoncé complet, authentique, officiel du dogme catholique[36].

[36] Notre Appendice renferme les propositions de Perrone, et, en outre, quelques-uns des textes évangéliques qui appuient les théorèmes théologiques.

De plus, vous aurez sous la main un Bossuet, un Thomassin, un saint Thomas d’Aquin et un saint Augustin ; et, en outre, le Dictionnaire théologique de Bergier, en un volume.

Vous vous attacherez à saint Thomas d’Aquin avant tout autre. Vous n’oublierez pas qu’au dernier concile général, à Trente, il y avait sur le bureau de l’assemblée, à droite du crucifix, la Bible ; à gauche, la Somme de saint Thomas d’Aquin.

Quant à la Bible, il est bien entendu que vous la lirez chaque jour ; que vous lirez et pratiquerez l’Évangile, source vive et principale de toute lumière.

Mais, pour revenir à saint Thomas d’Aquin, c’est véritablement l’ange de l’école et le prince des théologiens. Égal, au moins, à Aristote comme métaphysicien et logicien ; nullement contraire à Platon, ce qui serait un défaut capital ; plein de saint Augustin, et impliquant, dès lors, ce que Platon a dit de vrai ; du reste, n’ayant pas tant les idées mêmes que les forces de ces génies, saint Thomas d’Aquin, dans sa Somme, saisit, résume, pénètre, ordonne, compare, explique, prouve et défend, par la raison, par la tradition, par toute la science possible, acquise ou devinée, les articles de la foi catholique dans leurs derniers détails, avec une précision, une lumière, un bonheur, une force, qui poussent sur presque toutes les questions le vrai jusqu’au sublime. Oui, on sent presque partout, si je puis m’exprimer ainsi, le germe du sublime frémir sous ses brèves et puissantes formules où le génie, inspiré de Dieu, fixe la vérité.

Saint Thomas d’Aquin est inconnu de nous, parce qu’il est trop grand. Son livre, comme l’eût dit Homère, est un de ces quartiers de roc que dix hommes de nos jours ne pourraient soulever. Comment notre esprit, habitué aux délayures du style contemporain, se ferait-il à la densité métallique du style de saint Thomas d’Aquin ?

L’ignorance même de la langue, de la typographie et de la forme extérieure dans la distribution des matières, nous arrête au seuil de la Somme de saint Thomas d’Aquin. Je sais un homme instruit, très occupé de philosophie et de théologie, qui, ayant ouvert un jour la Somme, ne tarda pas à refermer le livre avec dégoût. Et pourquoi ? Parce qu’il avait pris pour l’énoncé des thèses de saint Thomas l’énoncé des erreurs qu’il réfute. Cet homme vécut un an sur ce préjugé.

Lisez l’Index tertius de la Somme, pour connaître d’un coup d’œil les énoncés du grand Docteur sur chaque question. Il faut consulter cet Index sur toute question ; il en faut retenir, mot pour mot, beaucoup de formules.

Pour ce qui est de Thomassin, c’est un génie tout différent ; génie aussi, non du même ordre, et non moins inconnu. Thomassin, contemporain de Bossuet, a écrit en latin ses Dogmes théologiques qu’on pourrait appeler Medulla Patrum. Le tiers au moins de ces trois in-folio ne consiste qu’en citations des Pères, grecs et latins, souvent aussi des philosophes, le tout lié et cimenté par le génie qui pénètre et possède ce qu’il prend, agrandit ce qu’il touche, multiplie la valeur de ce qu’il emprunte, en groupant sous une lumière unique les précieuses parcelles qu’il recueille : tout cela dans un latin plein de verve, d’originalité, d’exubérante richesse.

Je n’ai rien à dire de Bossuet ni de saint Augustin. Pratiquez beaucoup la table des matières du second, merveilleux travail des bénédictins.

Quant à Bergier, c’est un Dictionnaire convenable, judicieux, ne manquant pas d’autorité.

Enfin ces livres seuls ne suffisent pas. Il vous faut un enseignement théologique oral, par un théologien de profession, enseignant dans les séminaires. Rien ne supplée à l’enseignement oral de la théologie. Dix années d’études solitaires vous laisseraient des traces notables d’ignorance.

Or, je crois pouvoir vous assurer que quand vous aurez commencé à comprendre la théologie catholique, vous serez profondément étonné de l’ignorance et de l’aveuglement de notre siècle à l’égard de ce foyer de lumière, auquel aucune autre lumière dans le monde ne saurait être comparée. Il vous semblera que depuis cent cinquante ans l’Europe est dans une nuit polaire, et que le soleil des esprits est caché derrière notre horizon trop détourné de Dieu, et derrière les sommets glacés de nos sciences froides.

Vous comprendrez que l’alliance dont on parle entre la philosophie et la théologie, alliance que les philosophes purs ne comprennent pas et ne peuvent pas exécuter, par cela même qu’ils ne sont que purs philosophes, est singulièrement avancée du côté des théologiens, qui, étant à la fois théologiens et philosophes, philosophes toujours plus complets, plus exacts, plus profonds, plus élevés que les philosophes purs, ont mission et capacité pour entreprendre et conclure l’alliance.

Vous verrez aussi que la théologie catholique, inspirée par le Christ, qui est Dieu, implique réellement toutes les sciences. Ce n’est pas nous qui les en déduirons, je le sais, et je sais que la prétention de tout déduire du dogme a été une source d’erreurs. Mais, à mesure que les sciences se forment par leur propre méthode et leurs propres principes, ce sont des concordances et des consonances merveilleuses avec la science de Dieu. Vous comprendrez que, comme le dit Pascal[37], la « religion doit être tellement l’objet et le centre où toutes choses tendent, que, qui en saura les principes, puisse rendre raison, et de toute la nature de l’homme en particulier et de toute la conduite du monde en général. »

[37] Pensées, t. I, p. 216. (Œuvres complètes.)

Vous verrez peut-être aussi que, par le fait, la théologie catholique a directement inspiré tout le grand mouvement scientifique moderne, créé par le dix-septième siècle. Vous partagerez ma surprise et ma joie quand vous verrez se vérifier historiquement ce qui, a priori, doit être, savoir : que les saints produisent, ou sont eux-mêmes, les grands théologiens mystiques ; que les grands théologiens mystiques produisent les dogmatiques profonds et les vrais philosophes ; que tous ensemble produisent les savants créateurs, même en physique et en mathématiques ; comme par exemple, lorsqu’on voit les grands saints et théologiens mystiques du commencement du dix-septième siècle creuser plus profondément que jamais le rapport du mystère de Dieu à l’homme : le livrer à la pensée philosophique sous la forme du rapport métaphysique du fini à l’infini ; faire poindre dans une foule d’écrits ascétiques de surprenantes formules sur l’infini, le fini, le néant[38] : susciter chez Kepler, chez Pascal[39], et bien d’autres, les principes implicites, souvent même assez explicites, du calcul infinitésimal ; inspirer enfin à Leibniz son livre de Scientia infiniti, dont le calcul infinitésimal, qui est le levier universel des sciences, est un chapitre ; chapitre qui, ramené et comparé à la philosophie dont il vient, achèvera d’organiser cette reine des sciences.

[38] Par exemple, les écrits d’Olier ; la Vie du P. de Condren, par le P. Amelote.

[39] Pensées, Ire partie, art. 2.

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