Lettres de Madame de Sévigné: Précédées d'une notice sur sa vie et du traité sur le style épistolaire de Madame de Sévigné
Madame de Vins m'écrit qu'elle a un plaisir sensible du cercle que nous faisons; vous lui parlez de moi, elle vous en parle; je lui parle de vous, elle m'en parle: ainsi nous tournons autour d'elle; elle me dit cela fort agréablement. Elle est à Pomponne, où elle apprend la philosophie de votre père. Le hasard a fait que Corbinelli, par moi, leur a donné un homme admirable pour enseigner le droit au fils aîné: cet homme sait tout, c'est un esprit lumineux[624]; c'est une humeur et des mœurs à souhait: ils sont charmés de cet homme; cette belle marquise en fait son profit: elle est bien heureuse d'être aussi raisonnable qu'elle est, et de n'être point sujette à se pendre. Madame de Mouci me mande qu'elle est persuadée que madame de Lavardin ne s'accommodera jamais avec les jeunes gens: elle les attendait ce jour-là: ils revenaient de la cour: elle était toute troublée de ce dérangement, c'est qu'elle est toute renfermée en elle-même: je connais une autre mère qui ne se compte pour guère; elle a raison; et qui est toute transmise à ses enfants, et ne trouve de vraie douceur que dans sa famille: cette mère, en vérité, aime bien parfaitement sa chère fille: ce partage n'est pas à la mode de Bretagne. On me mande que M. de Cheverni, qui est Clermont, afin que vous ne vous y trompiez pas, sera dans deux ans un des plus grands seigneurs de France: c'est ainsi que la fortune se joue. Je ne sais plus ce qu'est devenu le mariage de M. de Molac; je suis fort aise qu'ils n'aient point eu cette petite de Pomponne; ils l'auraient assommée pour lui apprendre à devenir la fille d'un disgracié. Dieu vous conserve les bonnes et solides pensées qu'il vous donne! vous parlez si sagement de tous les plaisirs et de tout ce qui n'est point en votre puissance, que la philosophie chrétienne n'en sait pas davantage: j'en connais de plus misérables[625]. Vous êtes, en vérité, et bien aimable, et bien estimable, et bien aimée, et bien estimée.
237.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 14 juillet 1680.
Vous lisez donc saint Paul et saint Augustin: voilà les bons ouvriers pour rétablir la souveraine volonté de Dieu. Ils ne marchandent point à dire que Dieu dispose de ses créatures, comme le potier; il en choisit, il en rejette; ils ne sont point en peine de faire des compliments pour sauver sa justice; car il n'y a point d'autre justice que sa volonté: c'est la justice même, c'est la règle; et, après tout, que doit-il aux hommes? que leur appartient-il? rien du tout. Il leur fait donc justice, quand il les laisse à cause du péché originel, qui est le fondement de tout, et il fait miséricorde au petit nombre de ceux qu'il sauve par son fils. Jésus-Christ le dit lui-même: «Je connais mes brebis, je les mènerai paître moi-même, je n'en perdrai aucune; je les connais, elles me connaissent. Je vous ai choisis, dit-il à ses apôtres; ce n'est pas vous qui m'avez choisi.» Je trouve mille passages sur ce ton, je les entends tous; et quand je vois le contraire, je dis: C'est qu'ils ont voulu parler communément; c'est comme quand on dit que Dieu s'est repenti, qu'il est en furie; c'est qu'ils parlent aux hommes; et je me tiens à cette première et grande vérité, qui est toute divine, qui me représente Dieu comme Dieu, comme un maître, comme un souverain créateur et auteur de l'univers, et comme un être enfin très-parfait, selon la réflexion de votre père (Descartes). Voilà mes petites pensées respectueuses, dont je ne tire point de conséquences ridicules, et qui ne m'ôtent point l'espérance d'être du nombre choisi, après tant de grâces qui sont des préjugés et des fondements de cette confiance. Je hais mortellement à vous parler de tout cela; pourquoi m'en parlez-vous? ma plume va comme une étourdie. Je vous envoie la lettre du pape; serait-il possible que vous ne l'eussiez point? Je le voudrais. Vous verrez un étrange pape: comment? il parle en maître: diriez-vous qu'il fût le père des chrétiens? Il ne tremble point, il ne flatte point, il menace; il semble qu'il veuille sous-entendre quelque blâme contre M. de Paris (de Harlai). Voilà un homme étrange; est-ce ainsi qu'il prétend se raccommoder avec les jésuites? et ne devait-il pas plutôt filer doux, après avoir condamné soixante-cinq propositions? J'ai encore dans la tête le pape Sixte (-Quint); je voudrais bien que quelque jour vous voulussiez lire cette vie; je crois qu'elle vous arrêterait. Je lis l'Arianisme, je n'en aime ni l'auteur (Maimbourg), ni le style; mais l'histoire est admirable, c'est celle de tout l'univers; elle tient à tout; elle a des ressorts qui font agir toutes les puissances. L'esprit d'Arius est une chose surprenante, et de voir cette hérésie s'étendre par tout le monde; quasi tous les évêques embrassent l'erreur, et saint Athanase soutient seul la divinité de Jésus-Christ. Ces grands événements sont dignes d'admiration. Quand je veux nourrir mon esprit et mon âme, j'entre dans mon cabinet, et j'écoute nos frères, et leur belle morale, qui nous fait si bien connaître notre pauvre cœur. Je me promène beaucoup, je me sers fort souvent de mes petits cabinets; rien n'est si nécessaire en ce pays, il y pleut continuellement: je ne sais comme nous faisions autrefois; les feuilles étaient plus fortes, ou la pluie plus faible; enfin je n'y suis plus attrapée.
Vous dites mille fois mieux que M. de la Rochefoucauld, et vous en sentez la preuve. Nous n'avons pas assez de raison pour employer toute notre force[626]. Il aurait été bien surpris de voir qu'il n'y avait qu'à retourner sa maxime, pour la faire beaucoup plus vraie.
Vous me demandez ce qui a fait cette solution de continuité entre la Fare et madame de la Sablière; c'est la bassette[627]: l'eussiez-vous cru? C'est sous ce nom que l'infidélité s'est déclarée; c'est pour cette prostituée de bassette qu'il a quitté cette religieuse adoration: le moment était venu que cette passion devait cesser, et passer même à un autre objet: croirait-on que ce fût un chemin pour le salut de quelqu'un que la bassette? Ah! c'est bien dit, il y a cinq cent mille routes qui nous y mènent. Madame de la Sablière regarda d'abord cette distraction, cette désertion; elle examina les mauvaises excuses, les raisons peu sincères, les prétextes, les justifications embarrassées, les conversations peu naturelles, les impatiences de sortir de chez elle, les voyages à Saint-Germain où il jouait, les ennuis, les ne savoir plus que dire; enfin, quand elle eut bien observé cette éclipse qui se faisait, et le corps étranger qui cachait peu à peu tout cet amour si brillant, elle prit sa résolution: je ne sais ce qu'elle lui a coûté; mais enfin, sans querelle, sans reproche, sans éclat, sans le chasser, sans éclaircissement, sans vouloir le confondre, elle s'est éclipsée elle-même; et, sans avoir quitté sa maison, où elle retourne encore quelquefois, sans avoir dit qu'elle renoncerait à tout, elle se trouve si bien aux Incurables, qu'elle y passe quasi toute sa vie, sentant avec plaisir que son mal n'était pas comme celui des malades qu'elle sert. Les supérieurs de la maison sont charmés de son esprit, elle les gouverne tous: ses amis vont la voir, elle est toujours de très-bonne compagnie. La Fare joue à la bassette: voilà la fin de cette grande affaire qui attirait l'attention de tout le monde, voilà la route que Dieu avait marquée à cette jolie femme; elle n'a point dit, les bras croisés, J'attends la grâce: mon Dieu, que ce discours me fatigue! hé! mort de ma vie, la grâce saura bien vous préparer les chemins, les tours, les détours, les bassettes, les laideurs, l'orgueil, les chagrins, les malheurs, les grandeurs; tout sert, tout est mis en œuvre par ce grand ouvrier, qui fait toujours infailliblement tout ce qu'il lui plaît. Comme j'espère que vous ne ferez pas imprimer mes lettres, je ne me servirai point de la ruse de nos frères pour les faire passer. Ma fille, cette lettre devient infinie; c'est un torrent retenu que je ne puis arrêter; répondez-y trois mots; conservez-vous, reposez-vous; et que je puisse vous revoir et vous embrasser de tout mon cœur, c'est le but de mes désirs. Je ne comprends pas le changement de goût pour l'amitié solide, sage et bien fondée; mais pour l'amour, ah! oui, c'est une fièvre trop violente pour durer. Adieu, ma très-chère et très-loyale, j'aime fort ce mot: ne vous ai-je point donné du cordialement[628]? nous épuisons tous les mots. Je vous parlerai une autre fois de votre hérésie.
238.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 29 septembre 1680.
C'est une république, c'est un monde que votre château; je n'y ai jamais vu cette foule. Montgobert me parle de quintille, je ne sais ce que c'est; mais quoique nous soyons dans une solitude en comparaison, nous ne laissons pas d'avoir fort souvent trois tables de jeu, un trictrac, un hombre, un reversi. Nous avons présentement madame de Marbeuf, qui est bonne à tout; elle est commode et complaisante. La princesse éclaire ces bois comme la nymphe Galatée; elle est en deuil de son beau-frère, l'électeur palatin; il faudrait que toute l'Europe se portât fort bien pour qu'elle ne fût pas sujette à perdre ses parents. Nous avons des gens de Vitré que vous ne connaissez non plus que la Solitaire[629]; enfin je ne sais comme tout cela va, mais je sais bien que je n'en souhaite pas davantage, et que je voudrais avoir plus de temps pour lire et pour me promener. La Solitaire est justement où vous dites; mais elle est si droite et si bien plantée, qu'elle vous surprendrait. Il est temps cependant que je prenne d'autres pensées. Quand je songe qu'au bout de mon voyage je vous retrouverai, cela me paraît si heureux, que j'ai peur qu'il n'arrive quelque dérangement. La fièvre du chevalier n'a-t-elle pas été la plus désobligeante du monde? J'ai senti le chagrin que vous en auriez. Il m'écrit qu'il sera bientôt en état de partir, et qu'il a été guéri, et M. d'Évreux aussi, par notre Anglais: son remède a fait des merveilles cette année; M. de Lesdiguières en a été guéri comme par miracle, et mille autres. Je mande au chevalier que je me réjouis d'autant plus de sa santé, que je trouve ce voyage nécessaire pour lui. Je suis persuadée que tout se rangera, aussi bien que vos compagnies de Grignan, qui me paraissent comme dans ce tour de jetons où l'on donne à un roi neuf gardes de chaque côté; on fait sortir quatre gardes, il en a toujours neuf; on en fait entrer quatre, il en a toujours neuf. Vous voilà justement: tout est plein quand vous n'êtes que vous, tout est logé quand il y en a trois fois autant. Dieu conserve chez vous, ma chère enfant, cette grâce de multiplication si nécessaire aux dépenses excessives et aux revenus bornés.
Je suis étonnée que vous ne sachiez encore rien de M. de Vendôme ni d'un intendant; cela viendra tout d'un coup. Ce que je vous mandais de cet échange de la charge de votre frère était une pensée de madame de la Fayette, lorsque nous songions à nous tirer d'affaire par M. de Louvois; car il est certain que c'est toujours par quelque changement que l'on entre en propos avec ce ministre; mais c'est l'extrémité que d'en venir là: il faut essayer premièrement de se défaire de la charge, et de consulter nos amis.
J'espère que nous arriverons tous à Paris, où nous parlerons de toutes choses. Mettez-vous seulement en état de marcher sans incommodité: voilà ce que vous devez faire avec plus de soin qu'à l'ordinaire. Je ne sais quand on dansera ce ballet[630]; vraiment ce sera une belle pièce; vous croyez bien que pour moi je dirai, Ce n'est pas là un ballet comme celui où dansait ma fille; il y avait telle et telle: elle y faisait un petit pas admirable sur le bord du théâtre, et là-dessus je conterai tout le ballet. Mais vous-même, ma belle, je crois que, sans radoterie, vous pourrez dire qu'il ne fait point souvenir du vôtre, et qu'il y avait quatre personnes avec feu Madame, que des siècles entiers auront peine à remplacer, et pour la beauté, et pour la belle jeunesse, et pour la danse: ah! quelles bergères et quelles amazones! il me semble que tout le monde s'excuse de ce ballet; la duchesse de Sully soutiendra l'honneur de la danse, mais non de la cadence; il y a eu bien des affaires dans sa famille; madame de Verneuil parlait du baptistaire, M. de Sully des affaires et des procès qu'elle a à solliciter; enfin madame la Dauphine a si bien commandé qu'il a fallu obéir. Adieu, ma chère enfant, vous ne devez avoir aucune inquiétude pour ma santé, elle est très-parfaite; et plût à Dieu que je puisse penser la même chose de vous! Je ne sens point le serein; j'ai de petits cabinets qui sont des brandebourgs fort commodes; on y lit, on y cause, on laisse tomber les traits du serein, et puis on rentre dans ce mail que je ne crois pas moins sûr qu'une belle et grande galerie.
239.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, mercredi 5 novembre 1680.
Je vous conseille toujours, ma fille, de partir le plus tôt que vous pourrez: si vous attendez que M. de Grignan ait rempli tous ses devoirs, il ne faut point penser à venir cet hiver. Il me semble que l'amitié qu'il a pour vous le doit obliger à prendre toute autre résolution que celle de vous exposer au froid et aux mauvais chemins; je ne comprendrai jamais une autre conduite. Vous êtes bien née pour n'avoir jamais un moment de joie et de tranquillité, puisque vous passez légèrement sur votre séjour de Paris, pour vous occuper de votre retour à Grignan. Voilà une sorte de dragon dont on n'a jamais accoutumé de se charger, quand on est encore au milieu des agitations d'un départ. Pour moi, ma chère enfant, je ne sais ce qui vous oblige de penser à quitter Paris, quand vous y serez une fois; votre logement y sera commode, votre bail renouvelé pour quatre ans, votre dépense réglée; et si vous voulez éviter, c'est-à-dire M. de Grignan, les dépenses extraordinaires, vous trouverez que c'est le seul lieu où vous pouvez reprendre haleine: la dépense d'Aix est une furie; je me figure que vous êtes un peu revenue de cette économie de Grignan, où vous trouviez que vous pouviez vivre pour rien; cela s'appelle rien, rien du tout; vos trois tables fort souvent dans la galerie, et toutes les visites et les trains; toujours nourrir bêtes et gens, chose qu'il n'y a plus que vous au monde qui fassiez. Toute cette fameuse auberge, tout ce concours de monde me paraît, quoi que vous disiez, un fleuve qui entraîne tout. Enfin, ma fille, je n'ose penser à ce tourbillon, et il me semble que vous allez vous reposer ici: attendez du moins que vous ayez confronté les dépenses pour envisager votre retour; il est question d'arriver, c'est ce que je souhaite de tout mon cœur. Mademoiselle de Méri est fixée; elle s'arrangera tout à loisir, rien ne la presse; elle voit bien que je suis plus aise qu'elle soit ici, quand elle y peut être, que de l'aller chercher plus loin; c'était pour la faire décider que je vous en écrivais; car quand on ne peut se résoudre, la vie se passe à ne point faire ce qu'on veut. Elle est bien mieux qu'elle n'était, elle parle; elle est capable d'écouter; nous causons fort tous les soirs. Ah! mon enfant, qu'il est aisé de vivre avec moi! qu'un peu de douceur, d'espèce de société, de confiance même superficielle, que tout cela me mène loin! Je crois, en vérité, que personne n'a plus de facilité que moi dans le commerce de la vie civile: je voudrais que vous vissiez comme cela va bien quand notre cousine veut: elle me témoigna l'autre jour qu'elle savait en gros les malheurs de mon fils, et qu'elle eût bien voulu en savoir davantage: je me tins obligée de cette curiosité, et je lui contai tout le détail de nos misères, ainsi que de plusieurs autres choses; voilà ce qui s'appelle vivre avec les vivants: mais quand on ne peut jamais rien dire qui ne soit repoussé durement; quand on croit avoir pris les tours les plus gracieux, et que toujours ce n'est pas cela, c'est tout le contraire; qu'on trouve toutes les portes fermées sur tous les chapitres qu'on pourrait traiter; que les choses les plus répandues se tournent en mystère; qu'une chose avérée est une médisance et une injustice; que la défiance, l'aigreur et l'aversion sont visibles et sont mêlées dans toutes les paroles; en vérité cela serre le cœur, et franchement cela déplaît un peu. On n'est point accoutumée à ces chemins raboteux; et quand ce ne serait que pour vous avoir enfantée, on devrait espérer un traitement plus doux. Cependant, ma fille, j'ai souvent éprouvé ces manières si peu honnêtes; ce qui fait que je vous en parle, c'est que cela est changé, et que j'en sens la douceur; si ce retour pouvait durer, je vous jure que j'en aurais une joie sensible, mais je vous dis sensible; il faut me croire quand je parle, je ne parle pas toujours. Ce n'a point été un raccommodement, c'est un radoucissement de sang, entretenu par des conversations douces et assez sincères, et point comme si on revenait toujours d'Allemagne. Enfin je suis contente, et je vous assure qu'il faut peu pour me contenter: la privation des rudesses me tiendrait lieu d'amitié en un besoin: jugez ce que je sentirai si vous pouvez faire que l'honnêteté, la douceur, une superficie de confiance, la causerie, et tout ce qu'on a enfin avec ceux qui savent vivre, puisse être désormais établi entre elle et moi. Je trouve que la froideur et l'indifférence sont bien marquées entre M. de la Garde et vous, par l'affectation de ne point venir à Grignan quand vous êtes seule, et par celle de prier toute la famille d'aller à la Garde, hormis vous. Je suis très-fâchée de cette séparation, après avoir été si bien et si agréablement ensemble: nous en parlerons.
240.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.
A Paris, ce 2 janvier 1681.
Bonjour et bon an, mon cher cousin. Je prends mon temps de vous demander pardon après une bonne fête, et en vous souhaitant mille bonnes choses cette année, suivie de plusieurs autres. Il me semble qu'en vous adoucissant ainsi l'esprit, je vous disposerai à me pardonner d'avoir été si longtemps sans vous écrire, et à cette jolie veuve que j'aime tant. Je partis de Bretagne le 20 d'octobre, qui était bien plus tôt que je ne pensais, pour venir à Paris. Un mois après j'eus le plaisir d'y recevoir ma fille. Je l'ai trouvée mieux que quand elle est partie; et cet air de Provence, qui devait la dévorer, ne l'a point dévorée: elle est toujours aimable, et je vous défie de vous voir tous deux et de parler ensemble sans vous aimer. J'ai toujours pensé à vous, et j'ai dit mille fois: Mon Dieu! je voudrais bien écrire à mon cousin de Bussy; et jamais je n'ai pu le faire. Pour moi, je crois qu'il y a de petits démons qui empêchent de faire ce qu'on veut, rien que pour se moquer de nous et pour nous faire sentir notre faiblesse. Ils ont un contentement, et je l'ai senti dans toute son étendue. Nous avons ici une comète qui est bien étendue aussi; c'est la plus belle queue qu'il est possible de voir. Tous les plus grands personnages sont alarmés, et croient fermement que le ciel, bien occupé de leur perte, en donne des avertissements par cette comète. On dit que le cardinal Mazarin étant désespéré des médecins, ses courtisans crurent qu'il fallait honorer son agonie d'un prodige, et lui dirent qu'il paraissait une grande comète qui leur faisait peur. Il eut la force de se moquer d'eux, et il leur dit plaisamment que la comète lui faisait trop d'honneur. En vérité, on devrait en dire autant que lui; et l'orgueil humain se fait trop d'honneur de croire qu'il y ait de grandes affaires dans les astres quand on doit mourir. Tout mon silence ne m'a pas fait oublier les charmes de vos traductions[631]. Adieu, mon cher cousin; adieu, ma chère nièce. Mandez-moi de vos nouvelles. Cependant nous allons reprendre, notre ami Corbinelli et moi, le fil de notre discours.
241.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.
A Paris, ce 3 avril 1681.
Faisons la paix, mon pauvre cousin. J'ai tort, je ne sais jamais faire autre chose que de l'avouer. On dit que ma nièce ne se porte pas trop bien. C'est qu'on ne peut pas être heureuse en ce monde: ce sont des compensations de la Providence, afin que tout soit égal, ou qu'au moins les plus heureux puissent comprendre, par un peu de chagrin et de douleur, ce qu'en souffrent les autres qui en sont accablés.
Je vous ai souhaité un lot à la loterie, pour commencer à rompre la glace de votre malheur. Cela se dit-il? Vous me le manderez; car je ne puis jamais raccommoder ce qui vient naturellement au bout de ma plume. Cela donc vous aurait remis en train d'être moins malheureux: mais je crois que ma nièce de Sainte-Marie le saurait, et qu'elle me l'aurait dit. Monsieur votre fils n'a rien gagné aussi: mais nous avons encore toutes nos espérances pour le gros lot, le roi l'ayant redonné au public. Le voyage de Bourbon est rompu. Mais je ne fais que de misérables répétitions: monsieur votre fils vous mandera tout assurément. La cour a voulu l'appeler M. de Bussy. Le nom de Rabutin est demeuré avec celui d'Adhémar que voulait prendre le chevalier de Grignan, et que Rouville seul a empêché de prospérer; il faut l'attache des courtisans pour les noms. Celui d'Estrées est comblé de tous les titres qui peuvent entrer dans une maison.
Il ne faut point s'attacher à des pensées tristes et inutiles: il vaut mieux croire, comme notre ami Corbinelli me le prêche tous les jours, que Dieu règle toutes choses comme il veut qu'elles soient, et que la place que vous tenez dans l'univers, telle qu'elle est, ne pouvait point être dérangée. Le père Bourdaloue nous fit l'autre jour un sermon contre la prudence humaine, qui fit bien voir combien elle est soumise à l'ordre de la Providence, et qu'il n'y a que celle du salut, que Dieu nous donne lui-même, qui soit estimable. Cela console, et fait qu'on se soumet plus doucement à sa mauvaise fortune. La vie est courte, c'est bientôt fait; le fleuve qui nous entraîne est si rapide, qu'à peine pouvons-nous y paraître. Voilà des moralités de la semaine sainte, et toutes conformes au chagrin que j'ai toujours quand je vois que, hors vous, tout le monde s'élève: car au travers de toutes mes maximes, je conserve toujours beaucoup de faiblesse humaine.
Je ne sais si vous savez que madame de Fontanges est dans un couvent, moins pour passer la bonne fête, que pour se préparer au voyage de l'éternité[632].
Adieu, mon cher cousin; adieu, mon aimable nièce; aimez-moi toujours, et me mandez de vos nouvelles.
242.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU PRÉSIDENT DE MOULCEAU.
A Paris, ce 26 mai 1683.
N'avez-vous pas été bien surpris, monsieur, de vous voir glisser des mains M. de Vardes[633], que vous teniez depuis dix-neuf ans? Voilà le temps que notre Providence avait marqué: en vérité on n'y pensait plus, il paraissait oublié, et sacrifié à l'exemple. Le roi, qui pense et qui range tout dans sa tête, déclara un beau matin que M. de Vardes serait à la cour dans deux ou trois jours: il conta qu'il lui avait fait écrire par la poste, qu'il avait voulu le surprendre, et qu'il y avait plus de six mois que personne ne lui en avait parlé. Sa Majesté eut contentement; il voulait surprendre, et tout le monde fut surpris; jamais une nouvelle n'a fait une si grande impression ni un si grand bruit que celle-là. Enfin il arriva samedi matin avec une tête unique en son espèce, et un vieux justaucorps à brevet[634], comme on le portait en 1663. Il se mit un genou à terre dans la chambre du roi, où il n'y avait que M. de Châteauneuf: le roi lui dit que tant que son cœur avait été blessé, il ne l'avait point rappelé; mais que présentement c'était de bon cœur, et qu'il était aise de le revoir. M. de Vardes répondit parfaitement bien et d'un air pénétré; et ce don des larmes que Dieu lui a donné ne fit pas mal son effet dans cette occasion. Après cette première vue, le roi fit appeler M. le Dauphin, et le présenta comme un jeune courtisan; M. de Vardes le reconnut et le salua: le roi lui dit en riant: «Vardes, voilà une sottise, vous savez bien qu'on ne salue personne devant moi.» M. de Vardes du même ton: «Sire, je ne sais plus rien, j'ai tout oublié; il faut que Votre Majesté me pardonne jusqu'à trente sottises.—Eh bien! je le veux, dit le roi; reste à vingt-neuf.» Ensuite le roi se moqua de son justaucorps. M. de Vardes lui dit: «Sire, quand on est assez misérable pour être éloigné de vous, non-seulement on est malheureux, mais on est ridicule.» Tout est sur ce ton de liberté et d'agrément. Tous les courtisans lui ont fait des merveilles. Il est venu un jour à Paris, il m'est venu voir; j'étais sortie pour aller chez lui: il trouva ma fille et mon fils, et je le trouvai le soir chez lui: ce fut une joie véritable; je lui dis un mot de notre ami Corbinelli. «Quoi, madame! mon maître! mon intime! l'homme du monde à qui j'ai le plus d'obligation! pouvez-vous douter que je ne l'aime de tout mon cœur?» Cela me plut fort. Il loge chez sa fille, il est à Versailles. Le Cour part aujourd'hui, je crois qu'il reviendra pour rattraper le roi à Auxerre: car il paraît à tous ses amis qu'il doit faire le voyage, où assurément il fera bien sa cour, en donnant des louanges fort naturelles à trois petites choses, les troupes, les fortifications et les conquêtes de Sa Majesté. Peut-être que notre ami vous dira tout ceci, et que ma lettre ne sera qu'un misérable écho; mais à tout hasard je me suis jetée dans ces détails, parce que j'aimerais qu'on me les écrivît en pareille occasion, et je juge de moi par vous, mon cher monsieur; souvent j'y suis attrapée avec d'autres, mais non jamais avec vous. On dit que M. de Noailles, votre digne et généreux ami, a rendu de très-bons offices à M. de Vardes: il est assez généreux pour n'en pas douter. M. de Calvisson est arrivé, cela doit rompre ou conclure notre mariage. En vérité je suis fatiguée de cette longueur, je ne suis pas en humeur de parler bien, que de M. de Vardes, et toujours M. de Vardes; c'est l'évangile du jour.
243.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.
A Paris, ce 16 décembre 1683.
Enfin, après tant de peine, je marierai mon pauvre garçon[635]. Je vous demande votre procuration pour signer à son contrat de mariage. Voilà deux petites lettres d'honnêteté que je vous prie de faire tenir à ma tante de Toulongeon et à mon grand cousin. Il ne faut jamais désespérer de sa bonne fortune. Je croyais mon fils hors d'état de pouvoir prétendre à un bon parti, après tant d'orages et tant de naufrages, sans charges et sans chemin pour la fortune; et pendant que je m'entretenais de ces tristes pensées, la Providence nous destinait ou nous avait destinés à un mariage si avantageux, que, dans le temps où mon fils pouvait le plus espérer, je ne lui en aurais pas désiré un meilleur. C'est ainsi que nous marchons en aveugles, ne sachant où nous allons, prenant pour mauvais ce qui est bon, prenant pour bon ce qui est mauvais, et toujours dans une entière ignorance. Auriez-vous jamais cru aussi que le père Bourdaloue, pour exécuter la dernière volonté du président Perrault, eût fait depuis six jours aux Jésuites la plus belle oraison funèbre qu'il est possible d'imaginer? Jamais une action n'a été admirée avec plus de raison que celle-là. Il a pris le prince dans ses points de vue avantageux; et comme son retour à la religion a fait un grand effet pour les catholiques, cet endroit, manié par le père Bourdaloue, a composé le plus beau et le plus chrétien panégyrique qui ait jamais été prononcé[636].
244.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU MARQUIS DE SÉVIGNÉ, SON FILS.
A Paris, ce 5 août 1684.
Il faut qu'en attendant vos lettres, je vous conte une fort jolie petite histoire. Vous avez regretté mademoiselle de....; vous avez mis au rang de vos malheurs de ne l'avoir point épousée; vos meilleures amies étaient révoltées contre votre bonheur; c'étaient madame de Lavardin et madame de la Fayette, qui vous coupaient la gorge. Une fille de qualité, bien faite, avec cent mille écus! ne faut-il pas être bien destiné à n'être jamais établi, et à finir sa vie comme un misérable, pour ne pas profiter des partis de cette conséquence, quand ils sont entre nos mains? Le marquis de.... n'a pas été si difficile, la voilà bien établie. Il faut être bien maudit pour avoir manqué cette affaire-là: voyez la vie qu'elle mène; c'est une sainte, c'est l'exemple de toutes les femmes. Il est vrai, mon très-cher, jusqu'à ce que vous ayez épousé mademoiselle de Mauron, vous avez été prêt à vous pendre; vous ne pouviez mieux faire, mais attendons la fin. Toutes ces belles dispositions de sa jeunesse, qui faisaient dire à madame de la Fayette qu'elle n'en aurait pas voulu pour son fils avec un million, s'étaient heureusement tournées du côté de Dieu; c'était son amant, c'était l'objet de son amour; tout s'était réuni à cette unique passion. Mais comme tout est extrême dans cette créature, sa tête n'a pas pu soutenir l'excès du zèle et de l'ardente charité dont elle était possédée; et, pour contenter ce cœur de Madeleine, elle a voulu profiter des bons exemples, et des bonnes lectures de la vie des saints Pères du désert, et des saintes pénitentes. Elle a voulu être le don Quichotte de ces admirables histoires, elle partit, il y a quinze jours, de chez elle à quatre heures du matin avec cinq ou six pistoles, et un petit laquais; elle trouva dans le faubourg une chaise roulante, elle monte dedans, et s'en va à Rouen toute seule, assez déchirée, assez barbouillée, de crainte de quelque mauvaise rencontre; elle arrive à Rouen, elle fait son marché de s'embarquer dans un vaisseau qui va aux Indes; c'est là où Dieu l'appelle, c'est où elle veut faire pénitence; c'est où elle a vu, sur la carte, les endroits qui l'invitent à finir sa vie sous le sac et sur la cendre; c'est là où l'abbé Zozime[637] la viendra communier quand elle mourra. Elle est contente de sa résolution, elle voit bien que c'est justement cela que Dieu demande d'elle; elle renvoie le petit laquais en son pays, elle attend avec impatience que le vaisseau parte; il faut que son bon ange la console de tous les moments qui retardent son départ; elle a saintement oublié son mari, sa fille, son père, et toute sa famille; elle dit à toute heure:
Il paraît qu'elle est exaucée, elle touche au moment bienheureux qui la sépare pour jamais de notre continent; elle suit la loi de l'Evangile, elle quitte tout pour suivre Jésus-Christ. Cependant on s'aperçoit dans sa maison qu'elle ne revient point dîner; on va aux églises voisines, elle n'y est pas; on croit qu'elle viendra le soir, point de nouvelles; on commence à s'étonner, on demande à ses gens, ils ne savent rien; elle a un petit laquais avec elle, elle sera sans doute à Port-Royal des champs, elle n'y est pas; où pourra-t-elle être? On court chez le curé de Saint-Jacques du Haut-Pas; le curé dit qu'il a quitté depuis longtemps le soin de sa conscience, et que, la voyant toute pleine de pensées extraordinaires et de désirs immodérés de la Thébaïde, comme il est homme tout simple et tout vrai, il n'a point voulu se mêler de sa conduite. On ne sait plus à qui avoir recours: un jour, deux, trois, six jours, on envoie à quelques ports de mer, et par un hasard étrange on la trouve à Rouen, sur le point de s'en aller à Dieppe, et de là au bout du monde. On la prend, on la ramène bien joliment, elle est un peu embarrassée.
Une confidente déclare ses desseins; on est affligé dans la famille; on veut cacher cette folie au mari, qui n'est pas à Paris, et qui aimerait mieux une galanterie qu'une telle équipée. La mère du mari pleure avec madame de Lavardin, qui pâme de rire, et qui dit à ma fille: Me pardonnez-vous d'avoir empêché que votre frère n'ait épousé cette infante? On conte aussi cette tragique histoire à madame de la Fayette, qui me l'a répétée avec plaisir, et qui me prie de vous mander si vous êtes encore bien en colère contre elle; elle soutient qu'on ne peut jamais se repentir de n'avoir pas épousé une folle. On n'ose en parler à mademoiselle de Grignan, son amie, qui mâchonne quelque chose d'un pèlerinage, et se jette, pour avoir plus tôt fait, dans un profond silence. Que dites-vous de ce petit récit? vous a-t-il ennuyé? n'êtes-vous pas content? Adieu, mon fils; M. de Schomberg marche en Allemagne avec vingt-cinq mille hommes: c'est pour faire venir plus promptement la signature de l'empereur. La gazette vous dira le reste.
245.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Angers, ce mercredi 20 septembre 1684.
J'arrivai hier à cinq heures au pont de Cé, après avoir vu le matin à Saumur ma nièce de Bussy, et entendu la messe à la bonne Notre-Dame. Je trouvai, sur le bord de ce pont, un carrosse à six chevaux, qui me parut être mon fils; c'était son carrosse et l'abbé Charrier, qu'il a envoyé me recevoir, parce qu'il est un peu malade aux Rochers: cet abbé me fut agréable; il a une petite impression de Grignan par son père et par vous avoir vue, qui lui donna un prix au-dessus de tout ce qui pourrait venir au-devant de moi: il me remit votre lettre écrite de Versailles, et je ne me contraignis point devant lui de répandre quelques larmes, tellement amères, que je serais étouffée s'il avait fallu me contraindre. Ah! ma bonne et très-aimable, que ce commencement a été bien rangé! Vous affectez de paraître une véritable Dulcinée; ah! que vous l'êtes peu! et que j'ai vu, au travers de la peine que vous prenez à vous contraindre, cette même douleur et cette même tendresse qui vous fit répandre tant de larmes en nous séparant! Ah! ma bonne, que mon cœur est pénétré de votre amitié! que j'en suis bien parfaitement persuadée, et que vous me fâchez quand, même en badinant, vous dites que je devrais avoir une fille comme mademoiselle d'Alerac, et que vous êtes imparfaite! Cette Alerac est aimable de me regretter comme elle fait; mais ne me souhaitez jamais rien que vous; vous êtes pour moi toutes choses, et jamais on n'a été aimée si parfaitement d'une fille bien-aimée que je le suis de vous. Ah! quels trésors infinis m'avez-vous quelquefois cachés! Je vous assure pourtant, ma chère bonne, que je n'ai jamais douté du fond; mais vous me comblez présentement de toutes ces richesses, et je n'en suis digne que par la très-parfaite tendresse que j'ai pour vous, qui passe au delà de tout ce que je pourrais vous en dire. Vous me paraissez assez malcontente de votre voyage (de Versailles), et du dos de madame de Brancas; vous avez trouvé bien des portes fermées; vous avez, ce me semble, fort bien fait d'envoyer votre lettre. On mande ici que le voyage de la cour est retardé; peut-être pourrez-vous revoir M. de Louvois: enfin Dieu conduira cela comme tout le reste. Vous savez bien comme je suis pour ce qui vous touche: vous aurez soin de me mander la suite. Je viens d'ouvrir la lettre que vous écrivez à mon fils; quelle tendresse vous y faites voir pour moi! quels soins! que ne vous dois-je point, ma chère bonne? Je consens que vous lui fassiez valoir mon départ dans cette saison: mais Dieu sait si l'impossibilité et la crainte d'un désordre honteux dans mes affaires n'en ont pas été les seules raisons. Il y a des temps dans la vie où les forces épuisées demandent, à ceux qui ont un peu d'honneur et de conscience, de ne pas pousser les choses à l'extrémité. Voilà le fond et la pure vérité, et voilà ce qui a fait marcher le Bien bon, qui est en vérité fort fatigué d'un si long voyage. J'allai hier descendre chez le saint évêque (Henri Arnauld): je vis l'abbé Arnauld, toujours très-bon ami, et content de votre billet honnête. Ils me rendirent le soir la visite; et je vis entrer, un moment après, mesdames de Vesins, de Varennes et d'Assé: la dernière vous reverra bientôt. Adieu, ma chère bonne mignonne, je vais dîner chez le saint évêque. J'aime la belle d'Alerac, dites-le-lui et parlez de moi à ceux qui sont auprès de vous, et qui s'en souviennent. Allez à Livry; et si vous y pensez à moi, comme vous me le dites en vers et en prose, croyez qu'il n'y a point de moment où je ne pense à vous, avec une tendresse vive et sensible qui durera autant que moi.
A Angers, ce jeudi 21 septembre.
Je pars, ma bonne, pour les Rochers: je ne puis monter en carrosse sans vous dire encore un petit adieu. J'ai dîné, comme vous savez, avec ce saint prélat: sa sainteté et sa vigilance pastorale est une chose qui ne se peut comprendre; c'est un homme de quatre-vingt-sept ans, qui n'est plus soutenu dans les fatigues continuelles qu'il prend que par l'amour de Dieu et du prochain. J'ai causé une heure en particulier avec lui; j'ai trouvé dans sa conversation toute la vivacité de l'esprit de ses frères; c'est un prodige, je suis ravie de l'avoir vu de mes yeux. J'ai été toute l'après-dîner au Roncerai et à la Visitation. Mademoiselle d'Alerac, votre demoiselle de Sennac a fait la malade, et ne m'a pas voulu voir. Ces bonnes Vesins, d'Assé et Varennes ne m'ont point quittée, et m'ont fait une grande collation; et les revoilà encore qui viennent me dire adieu, et le saint prélat, et l'abbé Arnauld: nous ne faisons point comme cela les honneurs de Paris. J'aurai, ma chère bonne, de vos lettres aux Rochers, et je vous écrirai; mon Dieu! ma chère Comtesse, aimez-moi toujours.
246.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, mercredi 27 septembre 1684.
Enfin, ma fille, voilà trois de vos lettres. J'admire comme cela devient, quand on n'a plus d'autre consolation: c'est la vie, c'est une agitation, une occupation, c'est une nourriture; sans cela on est en faiblesse, on n'est soutenue de rien, on ne peut souffrir les autres lettres; enfin, on sent que c'est un besoin de recevoir cet entretien d'une personne si chère. Tout ce que vous me dites est si tendre et si touchant, que je serais aussi honteuse de lire vos lettres sans pleurer, que je le serai cet hiver de vivre sans vous. Parlons un peu de Versailles; j'ai fort bonne opinion de ce silence; je ne crois point qu'on veuille vous refuser une chose si juste[638], dans un temps de libéralités: vous voyez que tous vos amis vous ont conseillé de faire cette tentative; quel plaisir n'auriez-vous pas si, par vos soins et vos sollicitations, vous obteniez cette petite grâce! Elle ne pourrait venir plus à propos; car je crois (et cette peine se joint souvent aux autres) que vous êtes dans de terribles dérangements. Pour moi, je suis convaincue que je ne serais jamais revenue de ceux où m'aurait jetée un retardement de six mois: quand on a poussé les choses à un certain point, on ne trouve plus que des abîmes; et vous êtes entrée la première dans ces raisons; elles font ma consolation, et je me les redis sans cesse.
Nous menons ici une vie assez triste; je ne crois pas cependant que plus de bruit me fût agréable. Mon fils a été chagrin de ces espèces de clous; ma belle-fille n'a que des moments de gaieté, car elle est tout accablée de vapeurs; elle change cent fois le jour de visage, sans en trouver un bon; elle est d'une extrême délicatesse; elle ne se promène quasi pas; elle a toujours froid; à neuf heures du soir elle est tout éteinte, les jours sont trop longs pour elle; et le besoin qu'elle a d'être paresseuse fait qu'elle me laisse toute ma liberté, afin que je lui laisse la sienne: cela me fait un extrême plaisir. Il n'y a pas moyen de sentir qu'il y ait une autre maîtresse que moi dans cette maison; quoique je ne m'inquiète de rien, je me vois servie par de petits ordres invisibles. Je me promène seule, mais je n'ose me livrer à l'entre-chien et loup, de peur d'éclater en cris et en pleurs; l'obscurité me serait mauvaise dans l'état où je suis: si mon âme peut se fortifier, ce sera à la crainte de vous fâcher que je sacrifierai ce triste divertissement: présentement c'est à ma santé, et c'est encore vous qui me l'avez recommandée; mais enfin c'est toujours vous. Il ne tient pas à moi qu'on ne sache l'amitié tendre et solide que vous avez pour moi, j'en suis convaincue, j'en suis pénétrée; il faudrait que je fusse bien injuste pour en douter: si madame de Montchevreuil a cru que ma douleur surpassait la vôtre, c'est qu'ordinairement on n'aime point sa mère comme vous m'aimez. Pourquoi vous allez-vous blesser à l'épée de voir ma chambre ouverte? Qu'est-ce qui vous pousse dans ce pays désert? C'est bien là où vous me redemandez. Vous m'avez fait un grand plaisir de me parler de Versailles: la place de madame de Maintenon est unique dans le monde; il n'y en a jamais eu, et il n'y en aura jamais: vous n'aurez pas oublié au moins de lui faire remonter quelques paroles par madame de Montchevreuil[639]. Je ne veux point d'aide pour la chaise de M. de Coulanges; laissez-moi faire, je bats monnaie ici. Je suis fort aise que notre mariage n'aille plus a reculons, et que M. le coadjuteur et vous soyez toujours liés par mes deux joues; conservez moi les vôtres, ma très-aimable, conservez votre santé; ne vous fatiguez plus tant, ayez pitié de moi; j'aurais bien de la peine à soutenir plus de tristesse que je n'en ai.
La mort de madame de Cœuvres[640] est étrange, et encore plus celle du chevalier d'Humières[641]: hélas! comme cette mort va courant partout et attrapant de tous côtés! Je me porte parfaitement bien; je fais toujours quelque scrupule d'attaquer cette perfection par une médecine. Nous attendons les capucins: cette petite femme-ci fait pitié, c'est un ménage qui n'est point du tout gaillard: ils vous font tous deux mille compliments. On ne me presse point de donner mon amitié, cela déplaît trop; point d'empressement, rien qui chagrine, rien qui réveille aussi, cela est tout comme je le souhaitais. Corbinelli est trop heureux des bontés que vous avez pour lui, je l'envie bien présentement: voilà ce qui lui vaut mon amitié. Le Bien bon, qui veut que je vous dise bien des choses pour lui, calcule tout le jour et se porte bien. Adieu, ma chère enfant; que puis-je vous dire qui approche de ce que je sens pour vous?
247.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, mercredi 15 novembre 1684.
J'ai envie, ma chère bonne, de commencer à vous répondre par la lettre que m'a écrite le maréchal d'Estrades; il me conte si bonnement et si naïvement toutes les questions que vous lui avez faites sur mon sujet, et je vois si bien tout l'intérêt que votre amitié vous fait prendre à la vie que je fais ici, que je n'ai pu lire sans pleurer la lettre de ce bon homme: mais, ma chère bonne, quand je suis venue à l'endroit où vous avez pleuré vous-même en apprenant le sensible souvenir que j'ai toujours de votre aimable personne, et de notre séparation, j'ai redoublé mes soupirs et mes sanglots. Ma chère bonne, je vous en demande pardon, cela est passé; mais je n'étais point en garde contre ce récit tout naïf que m'a fait ce bon homme; il m'a prise au dépourvu, et je n'ai pas eu le loisir de me préparer. Voilà, ma chère enfant, une relation toute naturelle de ce qui m'est arrivé de plus considérable depuis que je vous ai écrit: mais il s'est passé dans mon cœur un trait d'amitié si tendre et si sensible, si naturel, si vrai et si vif, que je n'ai pu vous le cacher: aussi bien, ma bonne, il me semble que vous êtes assez comme moi, et que nous mettons au premier rang les choses qui nous regardent, et le reste vient après pour arrondir la dépêche. Vous dites que je ne suis point avec vous, ma bonne; et pourquoi? hélas! qu'il me serait aisé de vous le dire, si je voulais salir mes lettres des raisons qui m'obligent à cette séparation, des misères de ce pays, de ce qu'on m'y doit, de la manière dont on me paye, de ce que je dois ailleurs, et de quelle façon je me serais laissée surmonter et suffoquer par mes affaires, si je n'avais pris, avec une peine infinie, cette résolution! Vous savez que depuis deux ans je la diffère avec plaisir, sans y balancer: mais, ma chère bonne, il y a des extrémités où l'on romprait tout, si l'on voulait se roidir contre la nécessité; je ne puis plus hasarder ces sortes de conduites hasardeuses: le bien que je possède n'est plus à moi; il faut finir avec la même probité dont on a fait profession toute sa vie: voilà ce qui m'a arrachée, ma bonne, d'entre vos bras pour quelque temps, vous savez avec quelles douleurs! Je vous en cache les suites, parce que je veux me bien porter, et que je tâche de me les cacher à moi-même: mais cette espérance dont je vous ai parlé me soutient, et me persuade qu'enfin je vous reverrai; et c'est cette pensée qui me fait vivre. Je suis ici avec mon fils, qui est ravi de m'y voir manger une partie de ce qu'il me doit; cela me fait un sommeil salutaire, et souffrir la perte de tout ce que ses fermiers me doivent, et dont apparemment je n'aurai jamais rien. Je crois, ma chère bonne, que vous entrez dans ces vérités qui finiront, et qui me feront retrouver comme j'ai accoutumé d'être: je n'ai pu m'empêcher de vous dire tout ce détail dans l'intimité et l'amertume de mon cœur, que l'on soulage en causant avec une bonne, dont la tendresse est sans exemple. J'ai quasi envie de ne vous rien dire sur ma santé; elle est dans la perfection, et j'aime M. de Coulanges plus que ma vie, de vous avoir montré ma lettre; elle doit vous avoir remise de vos imaginations; le style qu'on a en lui écrivant ressemble à la joie et à la santé.
248.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, mercredi 29 novembre 1684.
Je vous vois, je vous plains: vous avez envie de m'écrire, vous avez bien des choses à me dire; mais madame de Lavardin, qui ne s'en soucie point du tout, dîne à dix heures pour ne point vous manquer; puis madame de Lamoignon, puis M. de Lamoignon: oh! pour celui-là, il devait vous faire oublier votre écriture et votre écritoire; enfin, voilà l'heure qui presse; tout est perdu si je n'écris point à ma mère; et vous avez raison, mon enfant, il faut que nécessairement j'en reçoive peu ou prou, comme on dit; il faut que je voie pied ou aile de ma chère fille; et nul ordinaire ne se peut passer sans qu'elle me donne cette consolation: c'est ma vie, c'est manger, c'est respirer; mais ce qu'il faut faire quand vous êtes attrapée comme samedi, c'est ce que vous avez dit: écrivez deux pages, et, sans finir, envoyez-les-moi, et achevez le reste à loisir: j'entendrai fort bien cette manière de précipitation; et je vous prie même, ma très-chère, de ne point vous suffoquer de faire réponse à mes lettres infinies; songez que je cause, et que je ne suis point du tout accablée de visites; j'ai tout le temps qu'il me faut et au delà, et c'est par pitié de vous que je les finis; car si j'en avais autant de moi, je ne les finirais point: laissez-moi donc discourir tant que je voudrai, et ne vous amusez point à parcourir les articles; parlez-moi de vous, de vos affaires, de ce que vous dites à ceux que vous aimez; tout est sûr, rien ne se voit, rien ne retourne, et c'est justement cela qui me touche, et qui fait ma curiosité et mon attention. Vous avez à me redresser sur Versailles: ne souffrez point que je sois de travers sur votre sujet. Madame de la Fayette vous en parle-t-elle? Dites-moi aussi ce qu'est devenue cette Guadiana; il me semble qu'elle est longtemps sans reparaître. Vous me faites un grand plaisir d'avoir chassé la princesse Olympie[642] de l'hôtel de Carnavalet, je n'aime point cette personne; j'aime bien mieux une bonne petite prestance qui est toute propre à représenter la duchesse de Grignan: c'est ainsi que Coulanges vous nomme dans ses lettres, tout sérieusement, sans hésiter, ni sans dire quelle mouche l'a piqué; j'en ai ri, et je voudrais que cette folie vous portât bonheur. Il est enragé après cette pauvre Cuverdan[643], c'est une Furie, et c'est une injustice dont il rendra compte à Dieu; car cette pauvre femme dit mille biens de lui; et, tout bien compté, tout rabattu, il n'y a personne en Bretagne qui ait un si bon cœur et de si nobles sentiments: le voilà qui rit et se moque de moi; je n'en suis point la dupe, point du tout; je ne suis point aveuglée, point du tout; mais je trouve que chacun a ses défauts; et que celui qu'elle a n'est qu'une incommodité en comparaison de ceux qui ont les parties nobles attaquées: cependant je suis une friponne, et je pâme de rire des folies et des visions de Coulanges; mais je n'y réponds point, parce que je craindrais qu'un crapaud ne me vînt sauter sur le visage, pour me punir de mon ingratitude. Je n'ai jamais vu des soins et des amitiés comme ceux de M. et de madame de Coulanges pour moi, c'est le parfait ménage à mon égard; leurs lettres sont agréables d'une manière fort différente. Je fus hier dîner chez la princesse; j'y laissai la bonne Marbeuf: voici comme votre mère était habillée, une bonne robe de chambre bien chaude, que vous avez refusée, quoique fort jolie; et cette jupe violette, or et argent, que j'appelais sottement un jupon, avec une belle coiffure de toutes cornettes de chambre négligées; j'étais en vérité fort bien: je trouvai la princesse tout comme moi; cela me rassura sur l'oripeau. Dites-moi un mot de vos habits; car il faut fixer ses pensées et donner des images. Nous causâmes fort des nouvelles présentes. La princesse de Bade vient par Angers, dont elle est ravie: elle a un cuisinier admirable, mais elle est bien aise de ne pas le mettre en œuvre dans de grandes occasions. Vous me demandiez l'autre jour des nouvelles de quelqu'un: je vous en demande de Corbinelli; il y a plus de quinze jours que je n'ai vu de son écriture, il y avait plus de trois semaines que je n'en avais vu auparavant: il abuse de la liberté d'être irrégulier: son neveu revient-il? Je lui ai conseillé de le mander. Adieu, ma très-chère et très-aimable, je ne puis me représenter d'amitié au delà de celle que je sens pour vous; ce sont des terres inconnues.
249.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 25 février 1685.
Ah! ma bonne, quelle aventure que celle de la mort du roi d'Angleterre[644]! la veille d'une mascarade!
Au marquis de Grignan.
Mon marquis, il faut que vous soyez bien malheureux de trouver en votre chemin un événement si extraordinaire!
Lequel vous a plus serré le cœur, ou le contre-temps, ou quand votre méchante maman vous renvoya de Notre-Dame? Vous en fûtes consolé le même jour; il faut que le billard, et l'appartement, et la messe du roi, et toutes les louanges qu'on a données à vous et à votre joli habit, vous aient consolé dans cette occasion, avec l'espérance que cette mascarade n'est que différée. Mon cher enfant, je vous fais mes compliments sur tous ces grands mouvements, mais faites-m'en sur toutes mes attentions mal placées; j'avais été à la mascarade, à l'opéra, au bal; je m'étais tenue droite, je vous avais admiré, j'avais été aussi émue que votre belle maman, et j'ai été trompée.
A madame de Grignan.
Ma bonne, je comprends tous vos sentiments mieux que personne: vraiment oui, on se transmet dans ses enfants, et, comme vous dites, plus vivement que pour soi-même: j'ai tant passé par ces émotions! C'est un plaisir, quand on les a pour quelque jolie petite personne qui en vaut la peine et qui fait l'attention des autres. Votre fils plaît extrêmement; il a quelque chose de piquant et d'agréable dans la physionomie: on ne saurait passer les yeux sur lui comme sur un autre, on s'arrête. Madame de la Fayette me mande qu'elle avait écrit à madame de Montespan qu'il y allait de son honneur que vous et votre fils fussiez contents d'elle: il n'y a personne qui soit plus aise que madame de la Fayette de vous faire plaisir. Je ne suis pas surprise que vous ayez envie d'aller à Livry: bon Dieu! quel temps! il est parfait; je suis depuis le matin jusqu'à cinq heures dans ces belles allées, car je ne veux point du froid du soir. J'ai sur mon dos votre belle brandebourg qui me pare; ma jambe est guérie, je marche tout comme une autre. Ne me plaignez plus, ma chère bonne; il faudrait mourir si j'étais prisonnière par ce temps-là. Je mande à mon fils que je n'ai que faire de lui, que je me promène, et qu'avec cela je l'envoie promener. Ils sont dans les plaisirs de Rennes, d'où ils ne reviendront que la veille du dimanche gras: j'en suis ravie, je n'ai que trop de monde. La princesse vient jouir de mon soleil; elle a donné d'une thériaque céleste au bon abbé, qui l'a tiré d'un mal de tête et d'une faiblesse qui me faisaient grand'peur. Dites à ce Bien bon combien vous êtes ravie de sa santé. La princesse est le meilleur médecin du monde; tout de bon, les capucins admiraient sa boutique: elle guérit une infinité de gens; elle a des compositions rares et précieuses, dont elle nous a donné trois prises qui ont fait un effet prodigieux. Le Bien bon voudrait vous faire les honneurs de Livry; si c'est le carême, ma bonne, vous y ferez une mauvaise chère, mais songerez-vous à l'entreprendre avec votre côté douloureux? on ne me parle cependant que de votre beauté; madame de Vins m'assure que c'est tout autre chose que quand je suis partie. Vous parlez du temps qui vous respecte pour l'amour de moi: c'est bien à vous à parler du temps! Mais que c'est une plaisante chose que nous n'ayons pas encore parlé de la mort du roi d'Angleterre! Il n'était point vieux, c'est un roi, cela fait penser que la mort n'épargne personne: c'est un grand bonheur si, dans son cœur, il était catholique, et qu'il soit mort dans notre religion. Il me semble que voilà un théâtre où il se va faire de grandes scènes; le prince d'Orange, M. de Montmouth, cette infinité de luthériens, cette horreur pour les catholiques: nous verrons ce que Dieu voudra représenter après cette tragédie; elle n'empêchera pas qu'on ne se divertisse encore à Versailles, puisque vous y retournez lundi. Vous me dites mille amitiés sur la peine que vous auriez à me quitter, si j'étais à Paris; j'en suis persuadée, ma très-aimable bonne; mais cela n'étant point, à mon grand regret, profitez des raisons qui vous font aller à la cour; vous y faites fort bien votre personnage; il semble que tout se dispose à faire réussir ce que vous souhaitez. Les souhaits que j'en fais de loin ne sont pas moins sincères ni moins ardents que si j'étais auprès de vous. Hélas! ma bonne, j'y suis toujours, et je sens, mais moins délicatement, ce que vous me disiez un jour, dont je me moquais: c'est qu'effectivement vous êtes d'une telle sorte dans mon cœur et dans mon imagination, que je vous vois et vous suis toujours: mais j'honore infiniment davantage, ma bonne, un peu de réalité.
Vous me parlez de votre Larmechin, c'est assez pour mon fils; vous vous en plaignez souvent; il est peut-être devenu bon; parlez-en à Beaulieu, et qu'il en écrive à mon fils, j'en rendrai de bons témoignages. Celui qu'il avait était bon, il s'est gâté; il ne gagnerait que ses gages, quarante ou cinquante écus, point de vin, ni de graisse, ni de levûre de lard. Je crois que mon fils ne plaindrait pas de plus gros gages pour avoir un vrai bon cuisinier; je craindrais que celui-là ne fût trop faible. Mais, ma bonne, quelle folie d'avoir quatre personnes à la cuisine! Où va-t-on avec de telles dépenses, et à quoi servent tant de gens? Est-ce une table que la vôtre pour en occuper seulement deux? L'air de Lachan et sa perruque vous coûtent bien cher. Je suis fort malcontente de ce désordre; ne sauriez-vous en être la maîtresse? Tout est cher à Paris, et trois valets de chambre! Tout est double et triple chez vous. Je vous dirai comme l'autre jour: Vous êtes en bonne ville; faites des présents, ma bonne, de tout ce qui vous est inutile. N'est-ce point l'avis de M. Enfossy? M. de Grignan peut-il vouloir cet excès? Ma chère bonne, je ne puis m'empêcher de vous parler bonnement là-dessus. Après cette gronderie toute maternelle, laissez-moi vous embrasser chèrement et tendrement, persuadée que vous n'êtes point fâchée. Ma bonne, il faut que votre mal de côté soit de bonne composition pour souffrir tous vos voyages de Versailles; songez au moins que le maigre vous est mortel, et que le mal intérieur doit être ménagé et respecté. Bien des amitiés aux grands et petits Grignans. Je veux vous dire ceci. Vous croyez mon fils habile, et qu'il se connaît en sauces, et sait se faire servir; ma bonne, il n'y entend rien du tout; Larmechin[646] encore moins, le cuisinier encore moins: il ne faut pas s'étonner si un cuisinier qui était assez bon s'est entièrement gâté; et moi, que vous méprisez tant, je suis l'aigle; on ne juge de rien sans avoir regardé la mine que je fais. L'ambition de vous conter que je règne sur des ignorants m'a obligée de vous faire ce sot et long discours: demandez à Beaulieu.
250.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Rennes, dimanche 29 avril 1685.
Nous serons si sots, que nous prendrons la Rochelle[647]. Je serai assez malheureuse, ma chère enfant, pour me laisser guérir par les capucins. J'ai aimé, j'ai admiré tous vos sentiments; je disais tout comme vous: Si ma jambe est guérie après tant de maux et de chagrins, Dieu soit loué! si elle ne l'est pas, et qu'elle me force d'aller chercher du secours à Paris, et d'y voir ma chère et mon aimable fille, Dieu soit béni! Je regardais ainsi avec tranquillité ce qu'ordonnerait la Providence, et mon cœur choisissait la continuation d'un mal qui me redonnait à vous trois mois plus tôt; car vous jugez bien que, pour ne pas suivre cette pente, il faut que la raison fasse de grands efforts. Je me fusse servie des généreuses offres de madame de Marbeuf, qui sont aussi sincères qu'elles sont solides, et je m'en servirais encore sans balancer, si ma jambe, comme par malice, ne se guérissait à vue d'œil: vous savez ce que c'est aussi que de se charger de rendre ce qu'on prend si agréablement. Ainsi je vais aux Rochers observer la contenance de cette jambe, qui est présentement sans aucune plaie ni enflure; elle est tout amollie; et pour la figure elle est entièrement comme sa compagne, qui depuis près de six mois était sans pareille.
J'ai vu depuis peu la procureuse générale[648], autrement la petite personne que nous connaissons tant; elle est toujours fort aimable: nous fûmes fort aises de nous voir: je voudrais que vous l'eussiez entendue conter (mais plutôt son mari, car elle était morte) dans quelle extrémité la laissa le grand médecin de ce pays, et de quelle manière habile et miraculeuse les capucins la retirèrent de cette agonie; c'est un récit digne d'attention: vous me direz, C'est qu'elle ne devait pas mourir; je le crois plus que personne, mais je ne puis m'empêcher d'admirer et d'honorer les causes secondes dont Dieu se sert pour redonner la vie à une créature si près du tombeau. On peut appliquer à ces sortes de talents ce que le père Bossu dit si agréablement[649] du respect que les hommes devaient avoir, dans les premiers temps, pour ceux qui étaient visiblement protégés des dieux.
Je fus avant-hier au cours avec un air penché, parce que je ne veux point faire de visites. J'en reçus une jeudi de la princesse de Bade[650], qui me conta tout ce que je savais déjà de sa colère, qui est comme celle d'Achille, et de son exil: je fus le soir chez elle; et comme je voyais qu'elle ne s'ennuyait point, je l'écoutai trois heures: j'avais un siége sous le pied, car sans cette attention je craindrais de ne plus reconnaître la jambe malade, et de m'y tromper comme Arlequin. Voilà mes nouvelles; mandez-moi des vôtres, c'est ma vie. Je pars mardi, au grand déplaisir de notre bonne Marbeuf; le Bien bon languit de mon absence. J'embrasse délicatement vos pauvres malades; mais vous, ma très-aimable, avec moins de façon, et une tendresse qu'il n'est pas aisé d'exprimer. J'écrirai des Rochers à mon petit Coulanges. Voilà les capucins qui vous disent mille choses, et vous assurent de ma bonne guérison: ils sont persuadés que la poudre d'yeux d'écrevisse, dans la première cuillerée du lait du grand maître (M. du Lude), ferait des merveilles; son état est digne de compassion.
251.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, mercredi 13 juin 1685.
Per tornar dunque al nostro proposito, je vous dirai, ma bonne, que vous me traitez mal de croire que je puisse avoir regret au port du livre du carrousel; jamais un paquet ne fut reçu ni payé plus agréablement: nous en avons fait nos délices depuis que nous l'avons; je suis assurée qu'à Paris je ne l'aurais lu qu'en courant et superficiellement; je me souviens de ce pays-là, tout y est pressé, poussé; une pensée, une affaire, une occupation pousse ce qui est devant elle; ce sont des vagues; la comparaison du fleuve est juste. Nous sommes ici dans un lac: nous nous sommes reposés dans ce carrousel, nous avons raisonné sur les devises.
Pour des vapeurs, ma chère enfant, je voulus, ce me semble, en avoir l'autre jour: je pris huit gouttes d'essence d'urine, et, contre l'ordinaire, elle m'empêcha de dormir toute la nuit: mais j'ai été bien aise de reprendre de l'estime pour cette essence, je n'en ai pas eu besoin depuis. En vérité, je serais ingrate si je me plaignais des vapeurs: elles n'ont pas voulu m'accabler pendant que j'étais occupée à ma jambe; c'eût été un procédé peu généreux. A l'égard de la jambe, voici le fait: il n'y a plus aucune plaie il y a longtemps; mais l'endroit était demeuré si dur, et tant de sérosités y avaient été recognées par des eaux froides, que nos chers pères l'ont voulu traiter à loisir, sans me contraindre, et en me jouant, avec ces herbes que l'on retire deux fois le jour toutes mouillées: on les enterre, et à mesure qu'elles pourrissent (riez-en si vous voulez) cet endroit sue et s'amollit; et ainsi par une douce et insensible transpiration, avec des lessives d'herbes fines et de la cendre, je guéris la jambe du monde la plus maltraitée par le passé. C'est dommage que vous n'alliez conter cela à des chirurgiens, ils pâmeraient de rire; mais moi je me moque d'eux. Voulez-vous savoir où j'ai été aujourd'hui? J'ai été à la place Madame; j'ai fait deux tours de mail avec les joueurs. Ah, mon cher comte! je songe toujours à vous, et quelle grâce vous avez à pousser cette boule. Je voudrais que vous eussiez à Grignan une aussi belle allée: j'irai tantôt au bout de la grande allée voir Pilois, qui y a fait un beau degré de gazon pour descendre à la porte qui va dans le grand chemin. Ma fille, vous ne direz pas que je vous cache des vérités, que je ne fais que mentir; vous en savez autant que moi.
Oui, nos capucins sont fidèles à leurs trois vœux: leurs voyages d'Égypte, où l'on voit tant de femmes comme Ève, les en ont dégoûtés pour le reste de leurs jours. Enfin, leurs plus grands ennemis ne touchent point à leurs mœurs, et c'est leur éloge, étant haïs comme ils le sont: ils ont remis sur pied une de ces deux femmes qui étaient mortes.
Parlons de M. de Chaulnes: il m'a écrit que les états sont à Dinan, et qu'il les a fait commencer le 1er d'août, pour avoir le temps de m'enlever au commencement de septembre; et puis mille folies de vous. Enfin, il est d'une gaillardise qui me ravit; car, en vérité, j'aime ces bons gouverneurs; la femme me dit encore mille petits secrets. Je ne comprends point comme on peut les haïr, et les envier, et les tourmenter; je suis fort aise que vous vous trouviez insensiblement dans leurs intérêts. Si les états eussent été à Saint-Brieuc, c'eût été un dégoût épouvantable: il faut voir qui sera le commissaire; ils ont encore ce choix à essuyer: si vous êtes dans leur confiance, ils ont bien des choses à vous dire; rien n'est égal à l'agitation qu'ils ont eue depuis quelque temps.
Ma bonne, voyez un peu comme s'habillent les hommes pour l'été; je vous prierai de m'envoyer d'une étoffe jolie pour votre frère, qui vous conjure de le mettre du bel air sans dépense, savoir comme on porte les manches, choisir aussi une garniture, et d'envoyer le tout pour recevoir nos gouverneurs. Je vous prie encore de consulter madame de Chaulnes pour l'habit d'été qu'il me faut pour l'aller voir à Rennes; car pour les états, je vous en remercie. Je reviendrai ici commencer à faire mes paquets pour me préparer à la grande fête de vous revoir et de vous embrasser mille fois. Madame de Chaulnes en sera bien d'accord. J'ai un habit de taffetas brun piqué avec des campanes d'argent un peu relevées aux manches et au bas de la jupe; mais je crois que ce n'est plus la mode, et il ne se faut pas jouer à être ridicule à Rennes, où tout est magnifique. Je serai ravie d'être habillée dans votre goût, ayant toujours pourtant l'économie et la modestie devant les yeux. Vous saurez mieux que moi quand il faudra cet habit, puisque vous serez informée du départ des Chaulnes, et je courrai à Rennes pour les voir; tous les ingrats qu'ils ont faits en ce pays me font horreur, et je ne voudrais pas leur ressembler.
On nous mande, (ceci est fuor di proposito) que les minimes de votre province ont dédié une thèse au roi, où ils le comparent à Dieu, mais d'une manière qu'on voit clairement que Dieu n'est que la copie. On l'a montrée à M. de Meaux, qui l'a portée au roi, disant que Sa Majesté ne la doit pas souffrir. Le roi a été de cet avis: on a renvoyé la thèse en Sorbonne pour juger; la Sorbonne a décidé qu'il fallait la supprimer. Trop est trop. Je n'eusse jamais soupçonné des minimes d'en venir à cette extrémité. J'aime à vous mander des nouvelles de Versailles et de Paris; ignorante!
Vous conservez une approbation romanesque pour les princes de Conti[651]; pour moi, qui ne l'ai plus, je les blâme de quitter un tel beau-père, de ne pas se fier à lui pour leur faire voir assez de guerre: hé, mon Dieu! ils n'ont qu'à prendre patience, et à jouir de la belle place où Dieu les a mis; personne ne doute de leur courage: à quel propos faire les aventuriers et les chevaux échappés? Leurs cousins de Condé n'ont pas manqué d'occasions de se signaler, ils n'en manqueraient pas aussi. Et con questo je finis, ma très-aimable et très-chère bonne, toute pleine de tendresse pour vous, dévorant par avance le mois de septembre où nous touchons.
252.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 17 juin 1685.
Que je suis aise que vous soyez à Livry, ma très-chère bonne, et que vous y ayez un esprit débarrassé de toutes les pensées de Paris! Quelle joie de pouvoir chanter ma chanson, quand ce ne serait que pour huit ou dix jours! Vous nous dites mille douceurs, ma bonne, sur les souvenirs tendres et trop aimables que vous avez du bon abbé et de votre pauvre maman; je ne sais où vous pouvez trouver si précisément tout ce qu'il faut penser et dire; c'est en vérité dans votre cœur, c'est lui qui ne manque jamais; et quoi que vous ayez voulu dire autrefois à la louange de l'esprit qui le veut contrefaire, l'esprit manque, il se trompe, il bronche à tout moment; ses allures ne sont point égales, et les gens éclairés par leur cœur n'y sauraient être trompés. Vive donc ce qui vient de ce lieu, et, entre tous les autres, vive ce qui vient si naturellement de chez vous!
Vous me charmez en me renouvelant les idées de Livry; Livry et vous, en vérité, c'est trop; et je ne tiendrais pas contre l'envie d'y retourner, si je ne me trouvais toute disposée pour y retourner avec vous à ce bienheureux mois de septembre; peut-être n'y retournerez-vous pas plus tôt. Vous savez ce que c'est que Paris, les affaires et les infinités de contre-temps qui vous empêchent d'aller à Livry. Enfin me revoilà dans le train d'espérer de vous y voir: mais, bon Dieu! que me dites-vous, ma chère bonne? le cœur m'en a battu: quoi! ce n'est que depuis la résolution de mademoiselle de Grignan de ne s'expliquer qu'au mois de septembre que vous êtes assurée de m'attendre! Comment! vous me trompiez donc, et il aurait pu être possible qu'en retournant à Paris dans deux mois, je ne vous eusse plus trouvée! Cette pensée me fait transir, et me paraît contre la foi: effacez-la-moi, je vous en conjure, elle me blesse, tout impossible que je la voie présentement: mais ne laissez pas de m'en redire un mot. O sainte Grignan, que je vous suis obligée, si c'est à vous que je dois cette certitude!
Revenons à Livry, vous m'en paraissez entêtée; vous avez pris toutes mes préventions, je reconnais mon sang: je serai ravie que cet entêtement vous dure au moins toute l'année. Que vous êtes plaisante avec ce rire du père prieur, et cette tête tournée qui veut dire une approbation! Le Bien bon souhaite que du Harlay vous serve aussi bien dans le pays qu'il nous a bien nettoyé et parfumé les jardins. Mais où prenez-vous, ma bonne, qu'on entende des rossignols le 13 de juin? Hélas! ils sont tous occupés du soin de leur petit ménage, il n'est plus question ni de chanter, ni de faire l'amour, ils ont des pensées plus solides. Je n'en ai pas entendu un seul ici; ils sont en bas vers ces étangs, vers cette petite rivière; mais je n'ai pas tant battu de pays, et je me trouve trop heureuse d'aller en toute liberté dans ces belles allées de plain pied.
Il faut tout de suite parler de ma jambe, et puis nous reviendrons encore à Livry; non, ma bonne, il n'y a plus nulle sorte de plaie, il y a longtemps; mais ces pères voulaient faire suer cette jambe pour la désenfler entièrement, et amollir l'endroit où étaient ces plaies, qui était dur; ils ont mieux aimé, avec un long temps, me faire transpirer toutes ces sérosités par ces herbes qui attirent de l'eau, et ces lessives, et ces lavages; et à mesure que je continue les remèdes, ma jambe redevient entièrement dans son naturel, sans douleur, sans contrainte. On étale l'herbe sur un linge, on le pose sur ma jambe, et on l'enterre après une demi-heure: je ne crois pas qu'on puisse guérir plus agréablement un mal de sept ou huit mois. La princesse (de Tarente), qui est habile, est contente de ce remède, et s'en servira dans les occasions. Elle vint hier ici avec un grand emplâtre sur son pauvre nez, qui a pensé en vérité être cassé. Elle me dit tout bas qu'elle venait de recevoir cette petite boîte de thériaque céleste qu'elle vous donne avec plaisir; j'irai la prendre demain dans son parc, où elle est établie; c'est le plus précieux présent qu'on puisse faire. Parlez-en à Madame, quand vous ne saurez que lui dire. On croit que madame l'électrice[652] pourrait bien venir en France, si on lui assure qu'elle pourra vivre et mourir dans sa religion, c'est-à-dire qu'on lui laisse la liberté de se damner. La princesse nous a parlé du carrousel. Je me doutais bien, ma bonne, que nous étions ridicules de tant retortiller sur ce livre, je vous l'ai mandé; je le disais à votre frère: il en était assez persuadé; mais nous avons cru qu'il suffisait d'avoir fait cette réflexion, et qu'en faveur des Rochers nous pouvions nous y amuser un peu plus que de raison. Nous nous souvenons encore fort distinctement comme tout cela passe vite à Paris; mais nous n'y sommes pas, et vous aurez fait conscience de vous moquer de nous. Parlons de Livry: vous couchez dans votre chambre ordinaire, M. de Grignan dans la mienne; celle du Bien bon est pour les survenants, mademoiselle d'Alerac au-dessus, le chevalier dans la grande blanche, et le marquis au pavillon. N'est-il pas vrai, ma bonne? je vais donc dans tous ces lieux, embrasser tous les habitants, et les assurer que s'ils se souviennent de moi, je leur rends bien ce souvenir avec une sincère et véritable amitié. Je souhaite que vous y retrouviez tout ce que vous y cherchez, mais je vous défends de parler encore de votre jeunesse comme d'une chose perdue; laissez-moi ce discours; quand vous le faites, il me pousse trop loin, et tire à de grandes conséquences. Je vous prie, ma chère bonne, de ne point retourner à Paris pour les commissions dont nous vous importunons, votre frère et moi: envoyez Enfossy chez Gautier, qu'il vous envoie des échantillons; écrivez à la d'Escars; ne vous pressez point, ne vous dérangez point; vous avez du temps de reste, il ne faut que deux jours pour faire mon manteau, et l'habit de mon fils se fera en ce pays: au nom de Dieu, ne raccourcissez point votre séjour; jouissez de cette petite abbaye pendant que vous y êtes et que vous l'avez. J'ai écrit à la d'Escars pour vous soulager, je lui envoie un échantillon d'une doublure or et noir, qui ferait peut-être un joli habit sans doublure, une frange d'or au bas; elle me coûtait sept livres. En voilà trop sur ce sujet, vous ne sauriez mal faire, ma chère bonne. Nous avons ici une lune toute pareille à celle de Livry; nous lui avons rendu nos devoirs: et c'est passer une galerie que d'aller au bout du mail. Cette place Madame est belle, c'est comme un grand belvédère, d'où la campagne s'étend à trois lieues d'ici vers une forêt de M. de la Trémouille: mais cette lune est encore plus belle sous les arbres de votre abbaye; je la regarde, et je songe que vous la regardez: c'est un étrange rendez-vous, ma chère mignonne; celui de Bâville sera meilleur. Si vous avez M. de la Garde, dites-lui bien des amitiés pour moi; vous me parlez de Polignac comme d'un amant encore sous vos lois; un an n'aura guère changé cette noce. Dites-moi comment le chevalier (de Grignan) marche, et comme ce comte (M. de Grignan) se trouve de sa fièvre. Ma chère bonne, Dieu vous conserve parmi tant de peines et de fatigues! Je vous baise des deux côtés de vos belles joues, et suis entièrement à vous; et le Bien bon, il est ravi que vous aimiez sa maison. Je baise la belle d'Alerac et mon marquis. Comment M. du Plessis est-il avec vous? Dites-m'en un mot.
Mon fils et sa femme vous honorent et vous aiment, et je conte souvent ce que c'est que cette madame de Grignan. Cette petite femme dit: «Mais, madame, y a-t-il des femmes faites comme cela?»
253.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.
Aux Rochers, ce 22 juillet 1685.
Croiriez-vous bien, mon cher cousin, que je n'ai reçu que depuis quatre jours le livre de notre généalogie, que vous me faites l'honneur de me dédier par une lettre trop aimable et trop obligeante? Il faudrait être parfaite, c'est-à-dire n'avoir point d'amour-propre, pour n'être pas sensible à des louanges si bien assaisonnées. Elles sont même choisies et tournées d'une manière que, si l'on n'y prenait garde, on se laisserait aller à la douceur de croire en mériter une partie, quelque exagération qu'il y ait. Vous devriez, mon cher cousin, avoir toujours été dans cet aveuglement, puisque je vous ai toujours aimé, et que je n'ai jamais mérité votre haine. N'en parlons plus, vous réparez trop bien tout le passé, et d'une manière si noble et si belle, que je veux bien présentement vous en devoir le reste. Ma fille n'a pas eu le livre entre les mains, sans se donner le plaisir de le lire; et elle s'y est trouvée si agréablement, qu'elle en a sans doute augmenté l'estime qu'elle avait de vous et de notre maison, comme j'en redouble aussi de tout mon cœur mes remercîments. Mon fils n'est pas si content, vous le laissez guidon, sans parler de la sous-lieutenance qui l'a fait commander en chef quatre ans la compagnie des gendarmes de monseigneur le Dauphin; et comme cette première charge l'a fort longtemps ennuyé, il a soupiré en cet endroit, croyant y être encore. Sa femme est d'une des bonnes maisons de Bretagne, mais cela n'est rien.
Venons à nos Mayeul et à nos Amé. En vérité, mon cher cousin, cela est fort beau; ce sont des vérités qui font plaisir. Ce n'est point chez nous que nous trouvons ces titres, c'est dans des chartes anciennes et dans des histoires. Ce commencement de maison me plaît fort, on n'en voit point la source; et la première personne qui se présente est un fort grand seigneur, il y a plus de cinq cents ans, des plus considérables de son pays, dont nous trouvons la suite jusqu'à nous. Il y a peu de gens qui puissent trouver une si belle tête. Tout le reste est fort agréable; c'est une histoire en abrégé, qui pourrait plaire même à ceux qui n'y ont point d'intérêt. Pour moi, je vous avoue que j'en suis charmé, et touchée d'une véritable joie que vous ayez au moins tiré de vos malheurs, comme vous dites fort bien, la connaissance de ce que vous êtes. Enfin, je ne puis assez vous remercier de cette peine que vous avez prise, et dont vous vous êtes payé en même temps par vos mains. Je garderai soigneusement ce livre. Je crois voir ma fille avant qu'elle retourne en Provence, où il me paraît qu'elle veut passer l'hiver. Ainsi, nos affaires nous auront cruellement dérangées. La Providence le veut ainsi. Elle est tellement maîtresse de toutes nos actions; que nous n'exécutons rien que sous son bon plaisir, et je tâche de ne faire de projets que le moins qu'il m'est possible, afin de n'être pas si souvent trompée; car qui compte sans elle compte deux fois. Qu'est donc devenu mon grand cousin de Toulongeon? Où a-t-il lu qu'on ne fasse point de réponse à sa cousine germaine, quand elle nous console sur la mort d'une mère? J'ai vu son oraison funèbre; elle est bonne, hormis que feu M. de Toulongeon n'était point capitaine des gardes, mais seulement capitaine aux gardes. Cette différence est grande, et peut faire tort aux vérités.
Le bon abbé (de Coulanges) s'est trouvé fort honorablement dans notre généalogie; il en est bien content, et vous assure de ses très-humbles services.
Quand je serai à Paris, nous vous écrirons, Corbinelli et moi. Adieu, mon cher cousin, ayez bon courage.
J'ai peur que vous ne soyez abattu; mais je vous fais tort, et je vous ai vu soutenir de si grands malheurs, que je ne dois pas douter de vos forces.
254.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 22 juillet 1685.
Il est vrai qu'après vous avoir dit vingt fois, Je suis guérie, et m'être servie un peu légèrement de tous les termes les plus forts pour vous persuader ce que je croyais moi-même une vérité, vous êtes en droit de vous moquer de tous mes discours; je m'en moquerais la première, aussi bien que de mon infidélité, qui me faisait toujours approuver les derniers remèdes et maudire ceux que je quittais, sans qu'enfin, enfin, enfin, comme vous dites du mariage de M. de Polignac, il faut que toutes choses prennent fin, et que, selon toutes les apparences, cet honneur soit réservé aux remèdes doux de la princesse (de Tarente), et de la femme parfaitement habile qui me vient panser tous les jours; jusqu'à ce petit médecin qui a nommé le mal et commencé les remèdes convenables, je ne faisais rien que pour animer, que pour attirer, que pour mettre ma jambe en furie. Ne raisonnez point sur un érysipèle qui vient d'un cours que la nature veut prendre, et que vous approuvez, parce qu'il ne fait pas mourir: ce n'est pas ici de même, tout a été violenté; ma machine n'est point encore entamée ni dépérie, et jamais elle n'a paru mieux faite qu'en soutenant tous les maux qu'on m'a faits. Vous savez que je ne fais point la jeune, je ne le suis nullement; mais je vous assure que je pourrais encore dire, comme vous disiez à la Mousse: La machine se démanchera; mais elle n'est pas encore démanchée. Je suis donc sous le gouvernement de cette princesse et de sa bonne et capable garde, qui lui fait tous ses remèdes, qui est approuvée des capucins, qui guérit tout le monde à Vitré, et que Dieu n'a pas voulu que je connusse plus tôt, parce qu'il voulait que je souffrisse, et que je fusse mortifiée par l'endroit le plus chagrinant pour moi; et j'y consens, puisqu'il le faut: je suis persuadée que Dieu veut maintenant finir ces légers chagrins; il y a huit jours que ma jambe est enveloppée de pains de roses, trempés dans du lait doux bouilli, et rafraîchis, c'est-à-dire réchauffés, trois fois le jour: ma jambe n'est plus du tout reconnaissable; elle est menue, molle; plus de sérosités, toutes les élevures séchées et flétries, plus de gras de jambes qui me tire: enfin, ma fille, tout ce qui était dans mon imagination et dans mes espérances est devenu vrai: mais je pense que j'ai profané toutes ces mêmes paroles pour des illusions; je n'y saurais que faire: voilà ce que je dois vous dire présentement; il n'y a plus de paroles nouvelles: a fructibus. Cette Charlotte me fait marcher, et me dit: «Madame, vous pouvez aller mercredi coucher godinement[653] à Fougères; le lendemain à Dol, il n'y a que six lieues; vous verrez madame de Chaulnes, cela vous divertira; vous avez besoin de vous réjouir un peu, et de quitter votre chambre, où vous m'avez accordé huit jours de résidence.» Voilà où j'en suis: elle m'ôte mes roses, qui m'ont fait tout le bien qu'on leur demandait; elle me donne une légère petite espèce de pommade qui dessèche, elle me prie de bander ma jambe sans contrainte d'ici à quelques jours, et de me ménager un peu; elle m'assure qu'avec cette conduite je vous rapporterai une jambe à la Sévigné, que vous aimerez d'autant plus que, l'une et l'autre étant moins grasses, elles visent à la perfection: en tout cas, j'ai ma Charlotte à une lieue d'ici: en voilà trop, ma chère enfant. Une de mes joies en retournant à Paris, ce sera de ne plus parler de moi, ni d'aucun de mes maux; j'étais dans la même envie quand j'y retournai après mon rhumatisme; mais s'il y a de l'excès à l'immensité de cet article, il est fondé sur l'excès de votre bonne et tendre amitié, qui ne sera point ennuyée de ces détails: je vous connais; car avec les autres qui n'ont point de ces fonds adorables, je sais couper court, et je n'ai pas oublié comme il faut parler sobrement de soi, et presque à son corps défendant.
Or sus, verbalisons: voilà donc le bon homme Polignac[654] arrivé: pour moi, je jette de loin ces paroles en l'air: puisque mademoiselle de Grignan balance, mademoiselle d'Alerac peut-elle balancer? Je passe ensuite à rejeter tout le mal que vous dites de votre esprit et de votre corps; ni l'un ni l'autre ne sauraient être épais comme vous les représentez: je les ai vus trop subtils, trop diaphanes, pour pouvoir jamais être fâchée de les voir dans le train commun des esprits et des corps: mais que dis-je, commun? ô plume étourdie et téméraire! c'est vous qu'il faudrait écraser, plutôt que celle que le coadjuteur outragea si injustement à Livry. Jamais le mot de commun ne sera fait pour vous; rien de commun, ni dans l'âme ni dans le corps; je reprends donc ce mot pour l'employer à tout le reste du monde qui n'en mérite point d'autre; je fais pourtant des exceptions, mais guère.
J'avoue ma faiblesse; j'ai lu avec plaisir l'histoire de notre vieille chevalerie: si Bussy avait un peu moins parlé de lui et de son héroïne de fille (madame de Coligny), le reste étant vrai, on peut le trouver assez bon pour être jeté dans un fond de cabinet, sans en être plus glorieuse. Il vous traite fort bien: il me veut trop dédommager par des louanges que je ne crois pas mériter[655], non plus que ses blâmes[656]. Il passe gaillardement sur mon fils, et le laisse inhumainement guidon dans la postérité; il pouvait dire plus de bien de sa femme, qui est d'un des beaux noms de la province: mais, en vérité, mon fils l'a si peu ménagé, et l'a toujours traité si incivilement, que lui ayant rendu justice sur sa maison, il pouvait bien se dispenser du reste: vous en avez mieux usé, et il vous le rend.
Votre frère ne pense pas à quitter sa maison; ses affaires ne lui permettent point de songer à Paris de quelques années: il est dans la fantaisie de payer toutes ses dettes; et comme il n'a point de fonds extraordinaires pour cela, ce n'est que peu à peu sur ses revenus: cela n'est pas sitôt fait. Quant à moi, je n'aspire point à tout payer; mais j'attends un fermier qui me doit onze mille francs, et que je n'ai pu encore envisager; et rien ne m'arrêtera pour être fidèle au temps que je vous ai promis, n'ayant pas moins d'impatience que vous de voir la fin d'une si triste et si cruelle absence. Il faut pourtant rendre justice à l'air des Rochers; il est parfaitement bon, ni haut, ni bas, ni approchant de la mer; ce n'est point la Bretagne, c'est l'Anjou, c'est le Maine à deux lieues d'ici. Ce n'était pas une affaire de me guérir, si Dieu avait voulu que j'eusse été bien traitée.
Je ne souhaite nulle prospérité à M. de Montmouth, sa révolte me déplaît; ainsi puissent périr tous les infidèles à leur roi![657]
255.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.
A Paris, ce 14 mai 1686.
Il est vrai que j'eusse été ravie de me faire tirer trois palettes de sang du bras de ma nièce de Montataire; elle me l'offrit de fort bonne grâce; et je suis assurée que pourvu qu'une Marie Rabutin eût été saignée, j'en eusse reçu un notable soulagement. Mais la folie des médecins les fit opiniâtrer à vouloir que celle qui avait un rhumatisme sur le bras gauche fût saignée du bras droit; de sorte que l'ayant interrogée sur sa santé, et sa réponse et la mienne ayant découvert la personne convaincue d'une fluxion assez violente, il fallut que je payasse en personne le tribut de mon infirmité, et d'avoir été la marraine de cette jolie créature. Ainsi, mon cousin, je ne pus recevoir aucun soulagement de sa bonne volonté. Pour moi, qui m'étais sentie autrefois affaiblie, sans savoir pourquoi, d'une saignée qu'on vous avait faite le matin, je suis encore persuadée que si on voulait s'entendre dans les familles, le plus aisé à saigner sauverait la vie aux autres, et à moi, par exemple, la crainte d'être estropiée. Mais laissons le sang de Rabutin en repos, puisque je suis en parfaite santé. Je ne puis vous dire combien j'estime et combien j'admire votre bon et heureux tempérament. Quelle sottise de ne point suivre les temps, et de ne pas jouir avec reconnaissance des consolations que Dieu nous envoie, après les afflictions qu'il veut quelquefois nous faire sentir! La sagesse est grande, ce me semble, de souffrir la tempête avec résignation, et de jouir du calme quand il lui plaît de nous le redonner: c'est suivre l'ordre de la Providence. La vie est trop courte, pour s'arrêter si longtemps sur le même sentiment; il faut prendre le temps comme il vient; et je sens que je suis de cet heureux tempérament: E me ne pregio, comme disent les Italiens. Jouissons, mon cher cousin, de ce beau sang qui circule si doucement et si agréablement dans nos veines. Tous vos plaisirs, vos amusements, vos tromperies, vos lettres et vos vers, m'ont donné une véritable joie, et surtout ce que vous écrivez pour défendre Benserade et la Fontaine contre ce vilain Factum[658]. Je l'avais déjà fait en basse note à tous ceux qui voulaient louer cette noire satire. Je trouve que l'auteur fait voir clairement qu'il n'est ni du monde, ni de la cour, et que son goût est d'une pédanterie qu'on ne peut pas même espérer de corriger. Il y a de certaines choses qu'on n'entend jamais quand on ne les entend pas d'abord: on ne fait point entrer certains esprits durs et farouches dans le charme et dans la facilité des ballets de Benserade, et des fables de la Fontaine: cette porte leur est fermée, et la mienne aussi; ils sont indignes de jamais comprendre ces sortes de beautés, et sont condamnés au malheur de les improuver, et d'être improuvés aussi des gens d'esprit. Nous avons trouvé beaucoup de ces pédants. Mon premier mouvement est toujours de me mettre en colère, et puis de tâcher de les instruire; mais j'ai trouvé la chose absolument impossible. C'est un bâtiment qu'il faudrait reprendre par le pied; il y aurait trop d'affaires à le réparer: et enfin, nous trouvions qu'il n'y avait qu'à prier Dieu pour eux; car nulle puissance humaine n'est capable de les éclairer. C'est le sentiment que j'aurai toujours pour un homme qui condamne le beau feu et les vers de Benserade, dont le roi et toute la cour a fait ses délices, et qui ne connaît pas les charmes des fables de la Fontaine. Je ne m'en dédis point; il n'y a qu'à prier Dieu pour un tel homme, et qu'à souhaiter de n'avoir point de commerce avec lui. Je vous embrasse, vous et votre aimable fille. Croyez, l'un et l'autre, que je ne cesserai de vous aimer que quand nous ne serons plus du même sang. Ma fille veut que je vous dise bien des amitiés pour elle. Elle est toujours la belle Madelonne.
256.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU PRÉSIDENT DE MOULCEAU.
A Paris, vendredi 13 décembre 1686.
Je vous ai écrit, monsieur, une grande lettre, il y a plus d'un mois, toute pleine d'amitié, de secrets et de confiance. Je ne sais ce qu'elle est devenue, elle se sera égarée, en vous allant chercher peut-être aux états: tant y a que vous ne m'avez point fait de réponse; mais cela ne m'empêchera pas de vous apprendre une triste et une agréable nouvelle: la mort de M. le Prince, arrivée à Fontainebleau avant-hier mercredi 11 du courant, à sept heures et un quart du soir, et le retour de M. le prince de Conti à la cour, par la bonté de M. le Prince, qui demanda cette grâce au roi un peu avant que de tourner à l'agonie; et le roi lui accorda dans le moment; et M. le Prince eut cette consolation en mourant: mais jamais une joie n'a été noyée de tant de larmes. M. le prince de Conti est inconsolable de la perte qu'il a faite; elle ne pourrait être plus grande, surtout depuis qu'il a passé tout le temps de sa disgrâce à Chantilly, faisant un usage admirable de tout l'esprit et de toute la capacité de M. le Prince, puisant à la source de tout ce qu'il y avait de bon à apprendre sous un si grand maître, dont il était chèrement aimé. M. le Prince avait couru avec une diligence qui lui a coûté la vie, de Chantilly à Fontainebleau, quand madame de Bourbon y tomba malade de la petite vérole, afin d'empêcher M. le Duc de la garder et d'être auprès d'elle, parce qu'il n'a point eu la petite vérole; car sans cela madame la Duchesse, qui l'a toujours gardée, suffisait bien pour être en repos de la conduite de sa santé. Il fut fort malade, et enfin il a péri par une grande oppression qui lui fit dire, comme il croyait venir à Paris, qu'il allait faire un plus grand voyage. Il envoya querir le père Deschamps, son confesseur; et après vingt-quatre heures d'extinction, après avoir reçu tous ses sacrements, il est mort regretté et pleuré amèrement de sa famille et de ses amis. Le roi en a témoigné beaucoup de tristesse; et enfin on sent la douleur de voir sortir du monde un si grand homme, un si grand héros, dont les siècles entiers ne sauront point remplir la place. Il arriva une chose extraordinaire il y a trois semaines, un peu avant que M. le Prince partît pour Fontainebleau. Un gentilhomme à lui, nommé Vernillon, revenant à trois heures de la chasse, approchant du château, vit à une fenêtre du cabinet des armes, un fantôme, c'est-à-dire un homme enseveli: il descendit de son cheval et s'approcha, il le vit toujours; son valet, qui était avec lui, lui dit: Monsieur, je vois ce que vous voyez. Vernillon ne voulant pas lui dire pour le laisser parler naturellement, ils entrèrent dans le château, et prièrent le concierge de donner la clef du cabinet des armes; il y va, et trouva toutes les fenêtres fermées, et un silence qui n'avait pas été troublé il y avait plus de six mois. On conta cela à M. le Prince; il en fut un peu frappé, puis s'en moqua. Tout le monde sut cette histoire, et tremblait pour M. le Prince; et voilà ce qui est arrivé. On dit que ce Vernillon est un homme d'esprit, et aussi peu capable de vision que le pourrait être notre ami Corbinelli, outre que ce valet eut la même apparition. Comme ce conte est vrai, je vous le mande, afin que vous y fassiez vos réflexions comme nous. Depuis que cette lettre est commencée, j'ai vu Briole, qui m'a fait pleurer les chaudes larmes par un récit naturel et sincère de cette mort: cela est au-dessus de tout ce qu'on peut dire. La lettre qu'il a écrite au roi est la plus belle chose du monde, et le roi s'interrompit trois ou quatre fois par l'abondance des larmes; c'était un adieu et une assurance d'une parfaite fidélité, demandant un pardon noble des égarements passés, ayant été forcé par le malheur des temps; un remercîment du retour du prince de Conti, et beaucoup de bien de ce prince; ensuite une recommandation à sa famille d'être unie: il les embrassa tous, et les fit embrasser devant lui, et promettre de s'aimer comme frères; une récompense à tous ses gens, demandant pardon des mauvais exemples; et un christianisme partout, et dans la réception des sacrements, qui donne une consolation et une admiration éternelle. Je fais mes compliments à M. de Vardes sur cette perte. Adieu, mon cher monsieur.
257.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU PRÉSIDENT DE MOULCEAU.
Le 27 janvier 1687.
Si cette lettre vous fait quelque plaisir, comme vous voulez me flatter quelquefois que vous aimez un peu mes lettres, vous n'avez qu'à remercier M. le chevalier de Grignan de celle-ci: c'est lui qui me prie de vous écrire, monsieur, pour vous parler et vous questionner sur les eaux de Balaruc. Ne sont-elles pas vos voisines? pour quels maux y va-t-on? est-ce pour la goutte? ont-elles fait du bien à ceux qui en ont pris? en quel temps les prend-on? en boit-on? s'y baigne-t-on? ne fait-on que plonger la partie malade? Enfin, monsieur, si vous pouvez soutenir avec courage l'ennui de ces quinze ou seize questions, et que vous vouliez bien y répondre, vous ferez une grande charité à un des hommes du monde qui vous estime le plus, et qui est le plus incommodé de la goutte. Je pourrais finir ici ma lettre, n'étant à autre fin; mais je veux vous demander par occasion comme vous vous portez d'être grand-père. Je crois que vous avez reçu une gronderie que je vous faisais sur l'horreur que vous me témoigniez de cette dignité: je vous donnais mon exemple, et vous disais: Pæte, non dolet. En effet, ce n'est point ce que l'on pense: la Providence nous conduit avec tant de bonté dans tous ces temps différents de notre vie, que nous ne les sentons quasi pas; cette perte va doucement, elle est imperceptible: c'est l'aiguille du cadran que nous ne voyons pas aller. Si à vingt ans on nous donnait le degré de supériorité dans notre famille, et qu'on nous fît voir dans un miroir le visage que nous avons ou que nous aurons à soixante ans, en le comparant avec celui de vingt ans, nous tomberions à la renverse, et nous aurions peur de cette figure: mais c'est jour à jour que nous avançons; nous sommes aujourd'hui comme hier, et demain comme aujourd'hui; ainsi nous avançons sans le sentir, et c'est un miracle de cette Providence que j'adore. Voilà une tirade où ma plume m'a conduite, sans y penser. Vous avez été, sans doute, de la belle et bonne compagnie qui était chez le cardinal de Bonzi. Adieu, monsieur; je ne change point d'avis sur l'estime et l'amitié que je vous ai promises.
258.—DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.
A Paris, ce 10 mars 1687.
Voici encore de la mort et de la tristesse, mon cher cousin. Mais le moyen de ne vous pas parler de la plus belle, de la plus magnifique et de la plus triomphante pompe funèbre qui ait jamais été faite depuis qu'il y a des mortels? c'est celle de feu M. le Prince, qu'on a faite aujourd'hui à Notre-Dame; tous les beaux esprits se sont épuisés à faire valoir tout ce qu'a fait ce grand prince, et tout ce qu'il a été. Ses pères sont représentés par des médailles jusqu'à saint Louis; toutes ses victoires, par des basses-tailles (ou bas-reliefs), couvertes comme sous des tentes dont les coins sont ouverts, et portés par des squelettes, dont les attitudes sont admirables. Le mausolée, jusque près de la voûte, est couvert d'un dais en manière de pavillon encore plus haut, dont les quatre coins retombent en guise de tentes. Toute la place du chœur est ornée de ces basses-tailles, et de devises au-dessous, qui parlent de tous les temps de sa vie. Celui de sa liaison avec les Espagnols est exprimé par une nuit obscure, où trois mots latins disent: Ce qui s'est fait loin du soleil doit être caché[659]. Tout est semé de fleurs de lis d'une couleur sombre, et au-dessous une petite lampe qui fait dix mille petites étoiles. J'en oublie la moitié: mais vous aurez le livre qui vous instruira de tout en détail. Si je n'avais point eu peur qu'on ne vous l'eût envoyé, je l'aurais joint à cette lettre: mais ce duplicata ne vous aurait pas fait plaisir.
Tout le monde a été voir cette pompeuse décoration. Elle coûte cent mille francs à M. le Prince d'aujourd'hui, mais cette dépense lui fait bien de l'honneur. C'est M. de Meaux qui a fait l'oraison funèbre: nous la verrons imprimée. Voilà, mon cher cousin, fort grossièrement le sujet de la pièce. Si j'avais osé hasarder de vous faire payer un double port, vous seriez plus content.
Je viens de voir un prélat qui était à l'oraison funèbre. Il nous a dit que M. de Meaux s'était surpassé lui-même, et que jamais on n'a fait valoir ni mis en œuvre si noblement une si belle matière. J'ai vu deux ou trois fois ici M. d'Autun (M. de Roquette). Il me paraît fort de vos amis: je le trouve très-agréable, et son esprit d'une douceur et d'une facilité qui me fait comprendre l'attachement qu'on a pour lui quand on est dans son commerce. Il a eu des amis d'une si grande conséquence, et qui l'ont si longtemps et si chèrement aimé, que c'est un titre pour l'estimer, quand on ne le connaîtrait pas par lui-même. La Provençale vous fait bien des amitiés. Elle est occupée d'un procès qui la rend assez semblable à la comtesse de Pimbêche. Je me réjouis avec vous que vous ayez à cultiver le corps et l'esprit du petit de Langheac. C'est un beau nom à médicamenter, comme dit Molière; et c'est un amusement que nous avons ici tous les jours avec le petit de Grignan. Adieu, mon cher cousin; adieu, ma chère nièce. Conservez-nous vos amitiés, et nous vous répondons des nôtres. Je ne sais si ce pluriel est bon: mais, quoi qu'il en soit, je ne le changerai pas.
259.—DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.
A Paris, ce 25 avril 1687.
Je commence ma lettre aujourd'hui, et je ne l'achèverai qu'après avoir entendu demain l'oraison funèbre de M. le Prince, par le P. Bourdaloue. J'ai vu M. d'Autun qui a reçu votre lettre, et le fragment de celle que je vous écrivais. Je ne sais si cela était assez bon pour lui envoyer ici: ce qui est bon à Autun, pourrait n'avoir pas les mêmes grâces à Paris. Toute mon espérance est qu'en passant par vos mains vous l'aurez raccommodé, car ce que j'écris en a besoin. Quoi qu'il en soit, mon cousin, cela fut lu à l'hôtel de Guise; j'y arrivai en même temps; on me voulut louer, mais je refusai modestement les louanges, et je grondai contre vous et contre M. d'Autun. Voilà l'histoire du fragment. La pensée d'être fâché de paraître guidon dans le livre de notre généalogie est tellement passée à mon fils, et même à moi, que je ne vous conseille point de rien retoucher à cela. Il importe peu que dans les siècles à venir il soit marqué pour cette charge, qui a fait le commencement de sa vie, ou pour la sous-lieutenance.
Je suis charmée et transportée de l'oraison funèbre de M. le Prince, faite par le P. Bourdaloue. Il s'est surpassé lui-même, c'est beaucoup dire. Son texte était: Que le Roi l'avait pleuré, et dit à son peuple: Nous avons perdu un Prince qui était le soutien d'Israël.
Il était question de son cœur, car c'est son cœur qui est enterré aux Jésuites. Il en a donc parlé, et avec une grâce et une éloquence qui entraîne ou qui enlève, comme vous voudrez. Il fait voir que son cœur était solide, droit et chrétien. Solide, parce que, dans le haut de la plus glorieuse vie qui fut jamais, il avait été au-dessus des louanges; et là il a repassé en abrégé toutes ses victoires, et nous a fait voir, comme un prodige, qu'un héros en cet état fût entièrement au-dessus de la vanité et de l'amour de soi-même. Cela a été traité divinement.
Un cœur droit. Et sur cela il s'est jeté sans balancer tout au travers de ses égarements, et de la guerre qu'il a faite contre le roi. Cet endroit qui fait trembler, que tout le monde évite, qui fait qu'on tire les rideaux, qu'on passe des éponges, il s'y est jeté lui à corps perdu, et a fait voir par cinq ou six réflexions, dont l'une était le refus de la souveraineté de Cambrai, et de l'offre qu'il avait faite de renoncer à tous ses intérêts plutôt que d'empêcher la paix, et quelques autres encore, que son cœur dans ses déréglements était droit, et qu'il était emporté par le malheur de sa destinée, et par des raisons qui l'avaient comme entraîné à une guerre et à une séparation qu'il détestait intérieurement, et qu'il avait réparées de tout son pouvoir après son retour, soit par ses services, comme à Tolhuys, Senef, etc., soit par les tendresses infinies et par les désirs continuels de plaire au roi, et de réparer le passé. On ne saurait vous dire avec combien d'esprit tout cet endroit a été conduit, et quel éclat il a donné à son héros, par cette peine intérieure qu'il nous a si bien peinte, et si vraisemblablement.
Un cœur chrétien. Parce que M. le Prince a dit dans ses derniers temps que, malgré l'horreur de sa vie à l'égard de Dieu, il n'avait jamais senti la foi éteinte dans son cœur; qu'il en avait toujours conservé les principes: et cela supposé, parce que le prince disait vrai, il rapporte à Dieu ses vertus même morales, et ses perfections héroïques, qu'il avait consommées par la sainteté de sa mort. Il a parlé de son retour à Dieu depuis deux ans, qu'il a fait voir noble, grand et sincère; et il nous a peint sa mort avec des couleurs ineffaçables dans mon esprit et dans celui de l'auditoire, qui paraissait pendu et suspendu à tout ce qu'il disait, d'une telle sorte qu'on ne respirait pas. De vous dire de quels traits tout cela était orné, il est impossible; et je gâte même cette pièce par la grossièreté dont je la croque. C'est comme si un barbouilleur voulait toucher à un tableau de Raphaël. Enfin, mes chers enfants, voilà ce qui vous doit toujours donner une assez grande curiosité pour voir cette pièce imprimée. Celle de M. de Meaux l'est déjà. Elle est fort belle, et de main de maître. Le parallèle de M. le Prince et de M. de Turenne est un peu violent; mais il s'en excuse en niant que ce soit un parallèle, et en disant que c'est un grand spectacle qu'il présente de deux grands hommes que Dieu a donnés au roi, et tire de là une occasion fort naturelle de louer Sa Majesté, qui sait se passer de ces deux grands capitaines, tant est fort son génie, tant ses destinées sont glorieuses. Je gâte encore cet endroit; mais il est beau. Adieu, mon cousin; je suis lasse, et vous aussi. Je t'embrasse, ma nièce, et ton petit de Langheac.
260.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.
A Paris, ce 13 novembre 1687.
Je reçois présentement une lettre de vous, mon cher cousin, la plus aimable et la plus tendre qui fut jamais. Je n'ai jamais vu expliquer l'amitié si naturellement, et d'une manière si propre à persuader. Enfin vous m'avez persuadée, et je crois que ma vie est nécessaire à la conservation de la vôtre. Je m'en vais donc vous en rendre compte, pour vous rassurer et vous faire connaître l'état où je suis.
Je reprends dès les derniers jours de la vie de mon cher oncle l'abbé, à qui, comme vous savez, j'avais des obligations infinies. Je lui devais la douceur et le repos de ma vie; c'est lui à qui vous devez la joie que j'apportais dans votre société; sans lui, nous n'aurions jamais ri ensemble; vous lui devez toute ma gaieté, ma belle humeur, ma vivacité, le don que j'avais de vous bien entendre, l'intelligence qui me faisait comprendre ce que vous aviez dit, et deviner ce que vous alliez dire; en un mot, le bon abbé, en me retirant des abîmes où M. de Sévigné m'avait laissée, m'a rendue telle que j'étais, telle que vous m'avez vue, et digne de votre estime et de votre amitié. Je tire le rideau sur vos torts; ils sont grands, mais il les faut oublier, et vous dire que j'ai vivement senti la perte de cette agréable source de tout le repos de ma vie. Il est mort en sept jours, d'une fièvre continue, comme un jeune homme, avec des sentiments très-chrétiens, dont j'étais extrêmement touchée; car Dieu m'a donné un fonds de religion qui m'a fait regarder assez solidement cette dernière action de la vie. La sienne a duré quatre-vingts ans; il a vécu avec honneur, il est mort chrétiennement: Dieu nous fasse la même grâce! Ce fut à la fin d'août que je le pleurai amèrement. Je ne l'eusse jamais quitté s'il eût vécu autant que moi. Mais voyant au quinzième ou seizième de septembre que je n'étais que trop libre, je me résolus d'aller à Vichy, pour guérir tout au moins mon imagination sur des manières de convulsions à la main gauche, et des visions de vapeurs qui me faisaient craindre l'apoplexie. Ce voyage proposé donna envie à madame la duchesse de Chaulnes de le faire aussi. Je me joignis à elle; et comme j'avais quelque envie de revenir à Bourbon, je ne la quittai point. Elle ne voulait que Bourbon; j'y fis venir des eaux de Vichy, qui, réchauffées dans les puits de Bourbon, sont admirables. J'en ai pris, et puis de celles de Bourbon: ce mélange est fort bon. Ces deux rivales se sont raccommodées ensemble, ce n'est plus qu'un cœur et qu'une âme: Vichy se repose dans le sein de Bourbon, et se chauffe au coin de son feu, c'est-à-dire dans les bouillonnements de ses fontaines. Je m'en suis fort bien trouvée, et quand j'ai proposé la douche, on m'a trouvée en si bonne santé qu'on me l'a refusée; et l'on s'est moqué de mes craintes; on les a traitées de visions, et l'on m'a renvoyée comme une personne en parfaite santé. On m'en a tellement assurée que je l'ai cru, et je me regarde aujourd'hui sur ce pied-là. Ma fille en est ravie, qui m'aime comme vous savez.
Voilà, mon cher cousin, où j'en suis. Votre santé dépendant de la mienne, en voilà une grande provision pour vous. Songez à votre rhume, et, comme cela, faites-moi bien porter. Il faut que nous allions ensemble, et que nous ne nous quittions point. Il y a trois semaines que je suis revenue de Bourbon; notre jolie petite abbaye n'était point encore donnée; nous y avons été douze jours; enfin on vient de la donner à l'ancien évêque de Nîmes, très-saint prélat. J'en sortis il y a trois jours, tout affligée de dire adieu pour jamais à cette aimable solitude que j'ai tant aimée; après avoir pleuré l'abbé, j'ai pleuré l'abbaye. Je sais que vous m'avez écrit pendant mon voyage de Bourbon; je ne me suis point amusée aujourd'hui à vous répondre: je me suis laissée aller à la tentation de parler de moi à bride abattue, sans retenue et sans mesure. Je vous en demande pardon, et je vous assure qu'une autre fois je ne me donnerai pas une pareille liberté; car je sais, et c'est Salomon qui le dit, que celui-là est haïssable qui parle toujours de lui. Notre ami Corbinelli dit que, pour juger combien nous importunons en parlant de nous, il faut songer combien les autres nous importunent quand ils parlent d'eux. Cette règle est assez générale: mais je crois m'en pouvoir excepter aujourd'hui, car je serais fort aise que votre plume fût aussi inconsidérée que la mienne, et je sens que je serais ravie que vous me parlassiez longtemps de vous. Voilà ce qui m'a engagée dans ce terrible récit: et, dans cette confiance, je ne vous ferai point d'excuses, et je vous embrasse, mon cher cousin et la belle Coligny. Je rends mille grâces à madame de Bussy de son compliment: on me tuerait plutôt que de me faire écrire davantage.
261.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.
A Paris, ce 13 août 1688.
J'ai toujours eu confiance en votre heureux tempérament, mon cher cousin; et quoique je connusse des gens qui se seraient fort bien pendus dans l'état où vous êtes partis d'ici[660], le passé me répondait un peu de l'avenir. Il me semblait
n'était point du tout le chemin que vous prendriez; et en vérité vous avez raison: la vie est courte, et vous êtes déjà bien avancé: ce n'est pas la peine de s'impatienter. Cette consolation est triste, et ce remède pire que le mal, cependant il doit faire son effet, aussi bien que la pensée, qui n'est guère plus réjouissante, du peu de place que nous tenons dans ce grand univers, et combien il importe peu, à la fin du monde, qu'il y ait eu un comte de Bussy heureux ou malheureux. Je sais que c'est pour le petit moment que nous sommes en cette vie que nous voudrions être heureux: mais il faut se persuader qu'il n'y a rien de plus impossible, et que si vous n'eussiez eu les sortes de chagrins que vous avez, vous en auriez eu d'autres, selon l'ordre de la Providence. Elle veut, par exemple, que notre cousin d'Allemagne soit romanesquement transplanté, et en apparence fort heureux. Nous ne voyons point le dessous des cartes; mais enfin, c'est cette Providence qui l'a conduit par des chemins si extraordinaires, et si loin de nous faire deviner la fin du roman, qu'on ne peut en tirer aucune conséquence, ni s'en faire aucun reproche. Il faut donc revenir d'où nous sommes partis, et se résoudre sans murmure à tout ce qu'il plaît à Dieu de faire de nous.
Je ne sais comment je me suis embarrassée dans ces moralités: j'en veux sortir en vous disant que c'est le marquis de Villars, qui est revenu d'Allemagne[661], qui nous a dit des merveilles de notre cousin. Je vous dois dire aussi que ma fille a gagné son procès tout d'une voix, avec tous les dépens. Cela est remarquable. Voilà un grand fardeau hors de dessus les épaules de toute cette famille; c'était un dragon qui les persécutait depuis six ans; mais à celui-là qui est détruit il en succède un autre: c'est la pensée de se séparer. N'est-ce pas là ce que je disais de la manière de la Providence? Il faudra donc nous dire adieu, ma fille et moi, l'une pour Provence, l'autre pour Bretagne. C'est ainsi vraisemblablement que la Providence va disposer de nous. Elle a fait mourir aussi la nièce de notre Corbinelli d'une manière étrange. Elle avait emprunté avec son oncle le carrosse d'un de ses amis: un portier qui n'avait jamais mené prit témérairement de jeunes chevaux; il monte sur le siége; il va choquant, rompant, brisant, courant partout. Un cheval s'abat, le timon va enfiler un carrosse, d'où trois hommes sortent l'épée à la main: le peuple s'assemble; un de ces hommes veut tuer Corbinelli: Hélas! messieurs, leur dit-il, vous n'en seriez pas mieux; le cocher n'est point à moi, nous sommes au désespoir contre lui. Cet homme devient son protecteur, le tire de la populace; mais il ne tire pas sa pauvre nièce d'une frayeur si excessive, qu'elle revient chez elle le cœur serré au point que la fièvre lui prend le soir, et quatre jours après elle meurt. Elle a été généralement regrettée de ceux qui la connaissaient. La philosophie de notre ami ne l'a pas empêché d'en pleurer; mais j'espère qu'enfin elle le consolera. C'est à elle que je le recommande; car je n'ai pas la vanité de croire que je puisse en cette rencontre quelque chose sur son esprit. Cependant, mon cher cousin, je lui laisse la plume, après vous avoir embrassé de tout mon cœur, et mon aimable nièce, à qui je prétends écrire comme à vous dans cette longue et ennuyeuse lettre. Je dis ennuyeuse, parce que, comme elle ne m'a point divertie en l'écrivant, je crois qu'elle ne vous divertira point en la lisant. Je voudrais bien embrasser le joli petit marquis de Coligny. Ma fille vous fait à tous deux mille sincères amitiés: elle est toujours flattée et reconnaissante de l'estime et de l'amitié que vous avez pour elle. Je comprends bien que si vous étiez jeune, elle aurait la première place dans votre cœur.
262.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.
A Paris, ce 22 septembre 1688.
Il est vrai que j'aime la réputation de notre cousin d'Allemagne. Le marquis de Villars nous en a dit des merveilles à son retour de Vienne, et de sa valeur, et de son mérite de tous les jours, et de sa femme, et du bon air de sa maison. Vous êtes cause, mon cher cousin, que j'écris à cette duchesse-comtesse, en lui envoyant votre paquet. J'admire toujours les jeux et les arrangements de la Providence. Elle veut que ce Rabutin d'Allemagne, notre cadet de toutes façons, par des chemins bizarres et obliques s'élève et soit heureux; et qu'un comte de Bussy, l'aîné de sa maison, avec beaucoup de valeur, d'esprit et de services, même avec la plus brillante charge de la guerre, soit le plus malheureux homme de la cour de France. Oh bien! Providence, faites comme vous l'entendrez: vous êtes la maîtresse: vous disposez de tout comme il vous plaît, et vous êtes tellement au-dessus de nous, qu'il faut encore vous adorer, quoi que vous puissiez faire, et baiser la main qui nous frappe et qui nous punit; car devant elle nous méritons toujours d'être punis. Je suis bien triste, mon cher cousin; notre chère comtesse de Provence, que vous aimez tant, s'en va dans huit jours; cette séparation m'arrache l'âme, et fait que je m'en vais en Bretagne: j'y ai beaucoup d'affaires, mais je sens qu'il y a un petit brin de dépit amoureux. Je ne veux plus de Paris sans elle: je suis en colère contre le monde entier; je m'en vais me jeter dans un désert. Eh bien! M. et madame, en savez-vous plus que nous sur l'amitié? Nous donnerions des leçons aux autres: mais, en vérité, il est bien douloureux d'exceller en ce genre: ceux qui sont si sensibles sont bien malheureux. Parlons d'autre chose. Vous savez la mort de votre ancien ami Vivonne? Il est mort en un moment, dans un profond sommeil, la tête embarrassée. Le roi va le 28 de ce mois à Fontainebleau. Il y a quelque autre dessein, mais il est encore caché. Il y a un air de ralentissement dans tout le mouvement de guerre qui a paru d'abord. La flotte seule du prince d'Orange, toute prête à mettre à la voile, est digne d'attention. On croit qu'elle menace l'Angleterre. Cependant on garde nos côtes: on a fait partir les gouverneurs de Bretagne et de Normandie. Tout ceci est brouillé; il y a bien des nuages amassés; ce dénoûment mérite qu'on ne le perde pas de vue.
Monsieur de Corbinelli.
Le prince d'Orange ni ses alliés ne songent point à faire des entreprises sur nous. Ils ne songent qu'à l'Angleterre, ou à empêcher celles que nous voudrions faire sur eux, en nous montrant qu'ils ont de quoi se défendre, sans vouloir persuader qu'ils veulent attaquer. C'est ce que je souhaite dans les règles de la politique. Adieu, monsieur, je vous remercie de tout mon cœur des compliments que vous m'avez faits sur les deux morts qui m'ont affligé depuis deux mois. La mienne viendra quand il lui plaira. Je ne sais si elle m'affligera: mais je sais bien qu'elle ne me surprendra pas.
263.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Paris, lundi 18 octobre 1688.
Nous avons reçu vos lettres de Châlons, ma chère fille, le lendemain des plaintes que nous avions faites d'avoir été huit jours entiers sans en recevoir: ce temps est long, et le cœur souffre dans cette ignorance; c'est ce qui fait que nous sentons vos peines dans l'éloignement des nouvelles de Philisbourg. Jusqu'ici votre enfant se porte fort bien; il y fait des merveilles; il voit et entend les coups de canon autour de lui sans émotion: il a monté la tranchée, il rend compte du siége à son oncle comme un vieil officier; il est aimé de tout le monde: il a souvent l'honneur de manger avec Monseigneur, qui lui parle et lui fait donner le bougeoir. M. de Beauvilliers en fait son enfant, et Saint-Pouange[662]... Enfin, vous verrez tout cela en détail, dans les lettres que M. le chevalier vous envoie; je ne vous dis tout ceci que pour donner du prix à ce que je mande, en vous entretenant de la chose principale, et qui doit vous tenir le plus au cœur: après cela je reviens à votre voyage. Ah! la vilaine route! Mon pauvre comte, vous devez en être bien honteux. Je savais bien que cette montagne de la Rochepot était un précipice caché derrière une petite haie de rien, et le chemin tout plein de cailloux; mais enfin ce chemin, qui est maudit, le voilà passé: nous reviendrons par l'autre, si Dieu le veut bien, comme je l'espère. Il nous paraît que vous vous embarquez aujourd'hui sur le Rhône, après avoir fait votre détour à Thézé[663]. Le temps est bien horrible ici: le chevalier est toujours très-incommodé de la faiblesse de ses jambes: il n'a plus de douleurs, et c'est ce qui fait sa tristesse; il a grand besoin de la force de son esprit pour soutenir un état si contraire à ce qu'il appelle son devoir; il ne peut aller à Fontainebleau, où il a mille affaires: je suis touchée de le voir comme il est; cependant il n'y paraît pas, son esprit agit et donne ses ordres partout. J'admire que votre santé se puisse conserver au milieu de vos inquiétudes; il y a du miracle: tâchez de le continuer, ne vous échauffez point à l'excès par de cruelles nuits, par ne point manger: mais est-on maîtresse de son imagination? Je suis affligée que vous soyez amaigrie, je crains sur cela l'air de Grignan; j'aime tout en vous, et même votre beauté, qui n'est que le moindre de mes attachements. Vous avez un cœur qu'on ne saurait trop aimer, trop adorer; cependant ayez pitié de votre portrait, ne le rendez point celui d'une autre: ne nous trompez point, soyez toujours comme nous le voyons; rafraîchissez-vous à la Garde. Pour moi, je m'en vais vous dire hardiment ce que je pense: c'est que si l'état du château de Grignan, dont j'ai entendu parler, est tel que vous y soyez incommodée, et que les coups de pic sur le rocher y fassent l'air mortel de Maintenon[664], voici le parti que je prendrais, sans me fâcher, sans gronder personne, sans me plaindre: je prierais M. de la Garde de vouloir bien que je demeurasse chez lui avec Pauline, vos femmes et deux laquais, jusqu'à ce que la place fût nette et habitable. C'est ainsi que j'en userais tout bonnement, sans bruit; cela empêcherait d'ailleurs mille visites importunes, qui comprendraient qu'un château où l'on bâtit n'est guère propre à les recevoir. Vous voulez que je vous parle de ma santé et de ma vie: j'ai été un peu échauffée; de mauvaises nuits, beaucoup de douleurs et de larmes ne sont pas saines, et c'est ce qui m'effraye pour vous: cela s'est passé entièrement avec des bouillons de veau; n'y pensez plus. Ma vie, vous la savez: souvent, souvent dans cette petite chambre de là-bas, où je suis comme destinée; je tâche pourtant de ne point abuser ni incommoder; il me semble qu'on est bien aise de m'y voir. Nous parlons sans cesse de vous, de votre fils, de vos affaires. Je vais chez mesdames de la Fayette et de Lavardin; tout cela me parle encore de vous, et vous aime, et vous estime: un autre jour chez madame de Mouci; hier chez la marquise d'Uxelles. Il n'y a personne à Paris; on revient le soir, on se couche; on se lève; ainsi la vie se passe vite, parce que le temps passe de même. Mademoiselle de Méri se trouve bien de nous, et nous d'elle. Nous avons l'abbé Bigorre, c'est le plus commode et le plus aimable de tous les hôtes. Corbinelli est en Normandie avec le lieutenant civil (M. le Camus), jusqu'à la Saint-Martin. Vous ai-je dit que nous allâmes nous promener l'autre jour au bois de Vincennes, le chevalier et moi? Nous causâmes fort: je me promenai longtemps, mais tout cela tristement; je n'ai pas besoin de vous dire pourquoi.
Du même jour.
Ma lettre est cachetée, et je reçois, ma chère enfant, la vôtre du bateau au delà de Mâcon. Tout ce que vous me dites de votre amitié est un charme pour moi: si je ne sentais bien de quelle manière je vous aime, je serais honteuse, et quasi persuadée que vous en savez plus que moi sur ce chapitre. Vous pouvez vous assurer que je ne quitterai Paris, ni pendant le siége de Philisbourg, ni pendant que le chevalier sera ici; je me trouve fort naturellement attachée à ces deux choses. Ne craignez point, au reste, que je sois assez sotte pour me laisser mourir de faim: on mange son avoine tristement, mais enfin on la mange. Pour votre idée, elle brille encore et règne partout; jamais une personne n'a si bien rempli les lieux où elle est, et jamais on n'a si bien profité du bonheur de loger avec vous que j'en ai profité, ce me semble; nos matinées n'étaient-elles pas trop aimables? Nous avions été deux heures ensemble, avant que les autres femmes soient éveillées; je n'ai rien à me reprocher là-dessus, ni d'avoir perdu le temps et l'occasion d'être avec vous; j'en étais avare, et jamais je ne suis sortie qu'avec l'envie de revenir; ni jamais revenue, sans avoir d'avance une joie sensible de vous retrouver et de passer la soirée avec vous. Je demande pardon à Dieu de tant de faiblesses; c'est pour lui qu'il faudrait être ainsi. Vos moralités sont très-bonnes et trop vraies.
Madame de Vins a été en peine de son mari; elle en a reçu une lettre; il est en sûreté présentement; il est au siége de Philisbourg; il avait passé par des bois très-périlleux, et l'on n'avait point de ses nouvelles. Si l'air et le bruit de Grignan vous incommodent, allez à la Garde; je ne changerai point d'avis. Mille amitiés à tous vos Grignans; je suis assurée que M. de la Garde sera du nombre. Comment trouvez-vous Pauline? Qu'elle est heureuse de vous voir et d'être obligée de vous aimer!
Je comprends mieux que personne du monde les sortes d'attachements qu'on a pour des choses insensibles, et par conséquent ingrates; mes folies pour Livry en sont de belles marques. Vous avez pris ce mal-là de moi.
264.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, lundi 25 octobre 1688.
L'impatience que nous avons, ma chère fille, de recevoir vos lettres; l'attention qui nous les fait envoyer chercher jusque dans le sein de la poste; notre joie d'apprendre que vous vous portez bien, malgré toutes vos peines, tout cela est digne des soins que vous avez de nous donner de vos nouvelles; vous pouvez juger, par le besoin que nous en avons, combien nous vous sommes obligés de votre exactitude; je dis toujours nous, car les sentiments du chevalier et les miens sont si pareils, que je ne saurais les séparer. Mais parlons de Philisbourg: voilà une lettre de votre enfant, du 18; il se portait fort bien; vous verrez, par tout ce que vous dit M. du Plessis, qu'il ne fera pas de honte à ses parents: mais admirez les arrangements de la Providence; la pluie l'a empêché d'être le lendemain, avec le régiment de Champagne, de l'action la plus brillante et la plus dangereuse qu'il y ait encore eue: c'est la prise d'un ouvrage à cornes, qui fut enlevé le 19, où le marquis d'Harcourt, maréchal de camp, le comte de Guiche, le cadet du prince de Tingry, le comte d'Estrées, Courtin et quelques autres, se sont distingués; le fils de M. Courtin est mortellement blessé, le marquis d'Uxelles légèrement: le pauvre Bordage a payé pour tous, deux jours devant. Le roi a donné son régiment à M. du Maine, et en a promis un autre au fils du Bordage, avec mille écus de pension. Les princes et les jeunes gens sont au désespoir de n'avoir pas été de cette fête, mais ce n'était pas leur jour. Il fallut tenir Monseigneur[665] à quatre: il voulait être à la tranchée; Vauban le prit par le corps et le repoussa avec M. de Beauvilliers. Ce prince est adoré; il dit du bien de ceux qui le méritent, il demande pour eux des régiments, des récompenses; il jette l'argent aux blessés et à ceux qui en ont besoin. On ne croit pas que la place dure longtemps après ce logement. Le gouverneur malade, celui qui commandait à sa place étant pris et mort, on espère que personne ne voudra soutenir une si mauvaise gageure. Le chevalier me fait rire; il est ravi que le marquis n'ait point été à cette occasion, et il est au désespoir qu'il ne se soit point distingué; en un mot, il voudrait qu'il fût tout à l'heure comme lui, et que sa réputation fût déjà toute parfaite comme la sienne; il faut avoir un peu de patience. Espérons, ma chère fille, que tout se passera désormais selon nos désirs, pour revoir notre enfant en bonne santé.
Vous avez été très-bien reçue à la Garde, et enfin, à force de marcher et de vous éloigner, vous êtes à Grignan. Vous nous direz comment vous vous y trouvez, et comment cette pauvre substance qui pense, et qui pense si vivement, aura pu conserver sa machine si belle et si délicate, dans un bon état, pendant qu'elle était si agitée: vous en faites une différence que votre père (Descartes) n'a point faite. Mais, ma fille, on meurt ici plus qu'à Philisbourg: le pauvre la Chaise[666], qui vous aimait tant, qui avait tant d'esprit, qui en avait tant mis dans la vie de Saint Louis, est mort à la campagne, d'une petite fièvre; M. du Bois en est très-affligé. Madame de Longueval, ou le Chanoine[667], est morte ou mort d'un étranglement à la gorge: elle haïssait bien parfaitement notre Montataire[668]; je suis toujours fâchée qu'on emporte de tels paquets en l'autre monde; voyez comme la mort va, prenant partout ceux qu'il plaît à Dieu d'enlever de celui-ci.
Madame de Lavardin me fit hier cent amitiés pour vous, ainsi que madame d'Uxelles, et madame de Mouci, et mademoiselle de la Rochefoucauld, que nous avons reçue dans le corps des veuves: j'y mets aussi madame de la Fayette; mais comme elle n'était pas hier chez madame de Mouci, je la sépare: rien ne peut se comparer à l'estime parfaite de toutes ces personnes pour vous. Adieu, aimable et chère enfant; je parle souvent de vous avec plaisir, parce que c'est quasi toujours votre éloge. Nous sommes suspendus dans l'attention de Philisbourg et de vos nouvelles: voilà les deux points de nos discours.
265.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, jour de la Toussaint 1688, à neuf heures du soir.
Philisbourg est pris, ma chère enfant, votre fils se porte bien. Je n'ai qu'à tourner cette phrase de tous côtés, car je ne veux point changer de discours. Vous apprendrez donc par ce billet que votre enfant se porte bien, et que Philisbourg est pris. Un courrier vient d'arriver chez M. de Villacerf, qui dit que celui de Monseigneur est arrivé à Fontainebleau pendant que le père Gaillard prêchait; on l'a interrompu, et on a remercié Dieu dans le moment d'un si heureux succès et d'une si belle conquête. On ne sait point de détail, sinon qu'il n'y a point eu d'assaut, et que M. du Plessis disait vrai, quand il assurait que le gouverneur faisait faire des chariots pour porter son équipage. Respirez donc, ma chère enfant, remerciez Dieu premièrement: il n'est point question d'un autre siége; jouissez du plaisir que votre fils ait vu celui de Philisbourg; c'est une date admirable, c'est la première campagne de M. le Dauphin: ne seriez-vous pas au désespoir qu'il fût seul de son âge qui n'eût point été à cette occasion, et que tous les autres fissent les entendus? Ah! mon Dieu, ne parlons point de cela, tout est à souhait. C'est vous, mon cher comte, qu'il en faut remercier: je me réjouis de la joie que vous devez avoir; j'en fais mon compliment à notre coadjuteur, voilà une grande peine dont vous êtes tous soulagés. Dormez donc, ma très-belle; mais dormez sur notre parole: si vous êtes avide de désespoirs, comme nous le disions autrefois, cherchez-en d'autres, car Dieu vous a conservé votre chère enfant: nous en sommes transportés, et je vous embrasse dans cette joie avec une tendresse dont je crois que vous ne doutez pas.
266.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.
A Paris, ce 3 novembre 1688.
J'ai été si occupée, mon cher cousin, à prendre Philisbourg, qu'en vérité je n'ai pas eu un moment pour vous écrire. Je m'étais fait une suspension de toutes choses, à tel point que j'étais comme ces gens dont l'application les empêche de reprendre leur haleine. Voilà donc qui est fait, Dieu merci; je soupire comme M. de la Souche, je respire à mon aise. Et savez-vous pourquoi j'étais si attentive? c'est que ce petit marmot de Grignan y était. Songez ce que c'est qu'un enfant de dix-sept ans qui sort de dessous l'aile de sa mère, qui est encore dans les craintes qu'il ne soit enrhumé. Il faut que tout d'un coup elle le quitte pour l'envoyer à Philisbourg, et qu'avec une cruauté inouïe par elle-même, elle parte avec son mari pour aller en Provence, et qu'elle s'éloigne ainsi des nouvelles, dont on ne saurait être trop proche; et qu'enfin quinze jours durant elle tourne le dos, et ne fasse pas un pas qui ne l'éloigne de son fils, et de tout ce qui peut lui en dire des nouvelles. Je m'effraye moi-même en vous écrivant ceci, et je suis assurée qu'aimant cette comtesse comme vous l'aimez (car vous savez bien que vous l'aimez), vous serez touché de son état. Il est vrai que Dieu la console de ses peines, par le bonheur de savoir présentement son fils en bonne santé. Elle sera six jours plus longtemps en peine que nous; et voilà les peines de l'éloignement. Voilà donc cette bonne place prise. Monseigneur y a fait des merveilles de fermeté, de capacité, de libéralité, de générosité et d'humanité, jetant l'argent avec choix, disant du bien, rendant de bons offices, demandant des récompenses, et écrivant des lettres au roi qui faisaient l'admiration de la cour. Voilà une assez belle campagne: voilà tout le Palatinat et quasi tout le Rhin à nous: voilà de bons quartiers d'hiver: voilà de quoi attendre en repos les résolutions de l'empereur et du prince d'Orange. On croit celui-ci embarqué: mais le vent est si bon catholique, que jusqu'ici il n'a pu se mettre à la voile. On dit que M. de Schomberg est avec lui. C'est un grand malheur pour ce maréchal et pour nous. Les affaires de Rome vont toujours mal.
267.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, mercredi 17 novembre 1688.
C'est donc aujourd'hui, ma chère enfant, que notre marquis a dix-sept ans. Il faut ajouter, à tout ce qui compose le commencement de sa vie, une fort bonne petite contusion, qui lui fait, je vous assure, bien de l'honneur, par la manière toute froide et toute reposée dont il l'a reçue. M. le chevalier vous mandera comme M. de Sainte-Maure le conta au roi: il est accablé de compliments à Versailles, et moi ici. Madame de Lavardin me pria d'aller hier la trouver chez madame de la Fayette: elle voulait s'en réjouir avec moi; madame de la Fayette m'avait priée de la même chose; elle me dit d'abord gaiement: «Hé bien! qu'est-ce que madame de Grignan trouvera à épiloguer là-dessus? Dites-lui qu'elle doit être ravie; que ce serait une chose à acheter, si elle était à prix; et qu'en un mot elle est trop heureuse.» Je promis de vous mander tout cela, et je vous le mande avec plaisir. Recevez donc aussi toutes les amitiés sincères de madame de Lavardin, et tous les compliments de madame de Coulanges, de la duchesse du Lude, des divines[669], de la duchesse de Villeroi et du père Morel[670], que je vis ensuite, parce que j'allai chez le pauvre Saint-Aubin. Ma chère enfant, les saints désirs de la mort le pressent tellement, qu'il en a précipité tous les sacrements. Le curé de Saint-Jacques ne voulut pas hier lui donner l'extrême-onction, et ce fut une douleur pour lui; car il ne souhaite que l'éternité, il ne respire plus que d'être uni à Dieu: sa paix, sa résignation, sa douceur, son détachement, sont au delà de tout ce qu'on voit: aussi ne sont-ce pas des sentiments humains. Le secours qu'il trouve dans le père Morel et dans son curé, qui sont ses directeurs, ses amis, ses gardes et ses médecins, n'est pas une chose ordinaire, c'est un avant-goût de la félicité. Duchêne est son médecin: c'est un homme admirable; point de tourments, point de remèdes: Monsieur, tâchez de vous humecter, et prenez patience. Une chambre sans bruit, sans aucune mauvaise odeur; point de fièvre, qu'intérieure et imperceptible; une tête libre, un grand silence, à cause de la fluxion qui est sur la poitrine, de bons et solides discours, point de bagatelles: cela est divin, c'est ce qu'on n'a jamais vu. Ce pauvre malade se trouve indigne de mourir à la même place[671] où est morte madame de Longueville. Je contai tout cela à Tréville[672], qui était chez madame de la Fayette; il me répondit: Voilà comme l'on meurt en ce quartier-là. Duchêne ne croit point que cela finisse sitôt. Mon Dieu, ma fille, que vous seriez touchée de ce saint spectacle! Je ne dis pas d'affliction, je dis de consolation et d'envie. Saint-Aubin m'a marqué beaucoup d'amitié, et à vous, sur ce petit marquis: mais tout cela n'est qu'un moment, et l'on revient toujours à Jésus-Christ et à sa miséricorde, car il n'est question de nulle autre chose; encore ne faut-il pas vous accabler de ce triste récit. Je veux vous remercier, et bien sérieusement, d'avoir pris le plus long pour éviter ces petits ruisseaux qui étaient devenus rivières; faites toujours ainsi, ma fille, et ne vous fiez point à l'incertitude d'une entreprise où il n'y a plus de remède, dès qu'on a fait le premier pas dans l'eau. Songez à M. de la Vergne[673], et à moi, si vous voulez; mais enfin, promettez-moi de prendre toujours le plus long et le plus sûr: il n'y a nulle comparaison entre s'ennuyer et se noyer. N'était-ce pas Pauline qui était avec vous dans cette litière? hé bien! son petit nez vous déplaisait-il? Vous me coupez bien court quelquefois sur des détails que j'aimerais à savoir: vous croyez que je vous en écrirai moins; point du tout, ma très-chère, je ne me règle point sur vous. Votre frère est à la noce de mademoiselle de la Coste à Saint-Brieuc: M. de Chaulnes y était; sans ce gouverneur, le marié s'en serait enfui. Il me semble que j'ai bien des excuses à vous faire du siége de Manheim: on m'assurait si fort que ce ne serait rien, que j'espérais de vous le faire passer insensiblement: mais, ma fille, c'en est fait; et si vous aviez souhaité, vous n'auriez pas pu désirer autre chose. Tâchez donc de dormir tout de bon, je vous réponds du reste. La fable du Lièvre[674] est tellement faite pour votre état, qu'il semble que ce soit vous qui la fassiez: