Lettres de Madame de Sévigné: Précédées d'une notice sur sa vie et du traité sur le style épistolaire de Madame de Sévigné
The Project Gutenberg eBook of Lettres de Madame de Sévigné
Title: Lettres de Madame de Sévigné
Author: marquise de Marie de Rabutin-Chantal Sévigné
Release date: October 6, 2013 [eBook #43901]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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LETTRES
DE
MME DE SÉVIGNÉ.
PARIS,
TYPOGRAPHIE DE FIRMIN DIDOT FRÈRES, RUE JACOB, 56
LETTRES
DE
MME DE SÉVIGNÉ,
PRÉCÉDÉES D'UNE NOTICE SUR SA VIE
ET DU TRAITÉ SUR LE STYLE ÉPISTOLAIRE
DE MADAME DE SÉVIGNÉ,
PAR M. SUARD,
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE.
PARIS,
LIBRAIRIE DE FIRMIN DIDOT FRERES,
IMPRIMEURS DE L'INSTITUT,
RUE JACOB, 56.
1846.
AVERTISSEMENT.
Il existe plusieurs recueils contenant un choix des lettres de madame de Sévigné. Le plus remarquable est celui que madame Tastu a publié en 1841. Celui que nous donnons, contiendra 101 lettres de plus que ce recueil fait avec le goût qu'on devait attendre de madame Tastu. Ces lettres, qui ne se trouvent point dans son édition, sont extraites, soit du choix donné par M. de Monmerqué[1], soit du choix moral, publié en 1824[2], soit enfin du recueil complet de ses lettres, publiées par M. de Monmerqué, à qui nous devons la meilleure édition du texte et dont les notes si instructives sont le résultat d'une immense lecture.
Parmi les additions que nous avons faites, on remarquera, dès le commencement, vingt lettres relatives au procès de Fouquet; elles offrent un vif intérêt, et elles sont aussi remarquables par le style que par le sujet qu'elles traitent.
Nous pouvons affirmer que quiconque lira avec soin ce recueil, connaîtra tout ce que la correspondance de madame de Sévigné offre de plus saillant en ce qui concerne ses affections maternelles, et de plus instructif, sous le rapport des mœurs et de l'histoire du temps. Mais il y aura toujours avantage et plaisir à lire en entier cette vaste correspondance, que chacun cependant trouve encore trop courte, tant l'intérêt et le naturel du style en font oublier l'étendue au lecteur, charmé de se trouver initié à ce que l'âme et l'esprit de madame de Sévigné ont de plus intime, et à tous les secrets détails de cette époque, qui sera toujours le grand siècle de la France.
Entre tous les ouvrages qui ont été écrits sur madame de Sévigné et sur son siècle, il n'en est aucun dont la lecture soit plus agréable et qui représente mieux l'état de la société à cette époque que celui que vient de publier M. Walckenaer, secrétaire perpétuel de l'Académie des inscriptions et belles-lettres. Au charme du style se joint l'intérêt, qui est souvent dramatique, comme, par exemple, lorsque l'auteur nous raconte l'enlèvement de madame de Miramion par Bussy Rabutin, ou, lorsqu'il nous fait assister à la lecture d'une pièce de Corneille, à l'hôtel de Rambouillet, en présence de madame de Sévigné, etc., etc. Nulle part on ne saurait trouver un exposé plus clair et plus précis de la Fronde. Enfin, ce qui ajoute un grand prix, même aux moindres détails, c'est qu'il n'en est aucun qui ne soit justifié par des preuves authentiques, où l'on retrouve l'érudition la plus étendue, qui sait se cacher dans les notes et qui atteste l'exactitude scrupuleuse de l'historien.
A. F.-D.
NOTICE
SUR
MADAME DE SÉVIGNÉ.
Sévigné (Marie de Rabutin-Chantal, marquise de), naquit en 1626, en Bourgogne, au château de Bourbilly, de Celse-Bénigne de Rabutin, baron de Chantal, et de Marie de Coulanges, fille de Philippe de Coulanges, conseiller d'État. La première de ces deux familles était d'une noblesse bien plus ancienne que la seconde: d'après une charte retrouvée par Bussy, l'origine des Rabutins remontait au XIe siècle. Marie de Rabutin était encore au berceau lorsqu'elle perdit son père; le baron de Chantal fut tué en 1627, en combattant sous les ordres du marquis de Toiras, pour repousser les Anglais de l'île de Ré. Sa veuve ne lui survécut que cinq ans. Restée orpheline à l'âge de six ans, Marie de Rabutin fut placée sous la tutèle de son aïeul maternel jusqu'à l'année 1636, où elle le perdit. Elle demeura depuis sous la surveillance de l'abbé de Coulanges, son oncle. C'est lui qu'elle désigne dans ses lettres sous le nom de Bien bon, et pour lequel elle témoigne si souvent, avec cet accent de sensibilité qui lui appartient, une reconnaissance toute filiale. Son enfance et sa jeunesse furent entourées, en effet, de soins tout paternels. Rien ne fut négligé pour qu'elle reçût autant d'instruction qu'il était permis alors aux femmes d'en avoir: et on leur permettait, on leur demandait même d'en avoir beaucoup. Ménage, qu'on lui donna pour précepteur, lui apprit le latin, l'italien, l'espagnol; le savant Chapelain contribua aussi à l'instruire. Aux sérieuses leçons de ces deux maîtres succédèrent celles d'une cour élégante et polie, qui commençait à servir de modèle à l'Europe pour la grâce des manières et la délicatesse de l'esprit. C'était la cour d'Anne d'Autriche, où elle passa les plus belles années de sa jeunesse.
Elle se maria jeune encore en 1644: elle n'avait pas atteint sa dix-huitième année. Le marquis de Sévigné, qu'elle épousa, était un II fort noble seigneur, mais n'avait aucune des qualités qui peuvent rendre une femme heureuse. Prodigue, et passionné pour le plaisir, il dissipa une bonne partie de son bien, et délaissa sa femme pour des maîtresses. Il était d'autant plus difficile de lui pardonner ses infidélités et ses désordres, qu'il joignait à son goût pour la dissipation une humeur brusque et un caractère rude et difficile. Cependant non-seulement madame de Sévigné resta sévèrement attachée à ses devoirs d'épouse, mais même l'affection qu'elle avait conçue pour son mari ne put s'éteindre. «Le marquis de Sévigné, dit Conrart dans ses Mémoires, disait quelquefois à sa femme qu'il croyait qu'elle eût été très-agréable pour un autre; mais que pour lui, elle ne pouvait lui plaire. On disait aussi qu'il y avait cette différence entre son mari et elle, qu'il l'estimait et ne l'aimait point, au lieu qu'elle l'aimait et ne l'estimait point. En effet, elle lui témoignait de l'affection: mais, comme elle avait l'esprit vif et délicat, elle ne l'estimait pas beaucoup, et elle avait cela de commun avec la plupart des honnêtes gens; car, bien qu'il eût quelque esprit et qu'il fût assez bien fait de sa personne, on ne s'accommodait point de lui, et il passait presque partout pour fâcheux; de sorte que peu de gens l'ont regretté.» Cette union si mal assortie ne dura que sept années. Le marquis de Sévigné et le chevalier d'Albret courtisaient en même temps madame de Gondran. Cette rivalité amena une rencontre, dans laquelle le premier s'enferra sur l'épée de son adversaire. La blessure était mortelle: il expira peu de temps après le combat, le 5 février 1651. Dans les années 1649 et 1650, le marquis de Sévigné s'était enrôlé parmi les frondeurs. Le cardinal de Retz, son parent, l'avait entraîné sans peine dans une révolte qui donnait carrière à son humeur inquiète et turbulente. Il avait combattu quelque temps pour la Fronde aux côtés du chevalier Renaud de Sévigné, son oncle, qui commandait le fameux régiment de Corinthe, levé par le coadjuteur pour le parlement.
On n'a qu'un très-petit nombre de lettres écrites par madame de Sévigné pendant son mariage et les premières années de son veuvage; mais dans ces quelques lettres, on remarque déjà cette facilité, cette vivacité spirituelle, cette grâce ingénieuse et délicate qui l'ont immortalisée. En 1647, elle écrivait à son cousin, le comte Bussy de Rabutin: «Je vous trouve un plaisant mignon, de ne m'avoir pas écrit depuis deux mois: avez-vous oublié qui je suis, et le rang que je tiens dans la famille? Oh! vraiment, petit cadet, je vous en III ferai bien ressouvenir! si vous me fâchez, je vous réduirai au lambel[3]. Vous savez que je suis sur la fin d'une grossesse, et je ne trouve en vous non plus d'inquiétude de ma santé que si j'étais encore fille. Eh bien, je vous apprends, quand vous en devriez enrager, que je suis accouchée d'un garçon, à qui je vais faire sucer la haine contre vous avec le lait; et que j'en ferai encore bien d'autres, seulement pour vous faire des ennemis. Vous n'avez pas eu l'esprit d'en faire autant: le beau faiseur de filles! etc.» Sans doute les années donneront plus d'étendue et de force à l'esprit de madame de Sévigné, plus de souplesse à son talent: mais on voit que dès cette époque elle écrivait avec une vivacité et une grâce peu communes; et il est étrange que l'abbé de Vauxcelles ait pu dire qu'elle était loin d'écrire dans sa jeunesse aussi bien qu'elle le fit dans la suite.
Elle avait eu de son mari un fils et une fille. Elle renonça au monde tant que dura leur enfance, et se réduisit au commerce de quelques amis. Elle remplit tous ses devoirs de mère avec une tendre sollicitude, qu'éclairait un jugement excellent. Afin d'être tout entière à ses enfants, elle ne voulut point, si jeune qu'elle fût encore, profiter des occasions qui s'offrirent plusieurs fois pour elle de se remarier. Ceux qui eussent voulu se faire agréer d'elle comme amants furent éconduits, aussi bien que les prétendants au titre d'époux. Parmi les premiers, on vit figurer de fort illustres personnages. Turenne se montra quelque temps fort épris de la séduisante veuve; le prince de Conti et le surintendant Fouquet ne négligèrent rien pour toucher son cœur. Bussy écrivait à sa cousine en 1654: «Tenez-vous bien, ma belle cousine! telle dame qui n'est pas intéressée est quelquefois ambitieuse; et qui peut résister aux finances du roi, ne résiste pas toujours aux cousins de Sa Majesté. De la manière dont le prince m'a parlé de son dessein, je vois bien que je suis désigné confident. Je crois que vous ne vous y opposerez pas, sachant, comme vous faites, avec quelle capacité je me suis acquitté de cette charge en d'autres rencontres....... Ce qui m'inquiète, c'est que vous serez un peu embarrassée entre ces deux rivaux; et il me semble déjà vous entendre dire:
Peut-être craindrez-vous de vous attacher au service des princes, et que mon exemple vous en rebutera; peut-être la taille de l'un ne vous plaira-t-elle pas[6]; peut-être aussi, la figure de l'autre[7]: mandez-moi des nouvelles de celui-ci, et les progrès qu'il a faits depuis mon départ; à combien d'acquits patents il a mis votre liberté. La fortune vous fait de belles avances, ma chère cousine; n'en soyez point ingrate. Vous vous amusez après la vertu, comme si c'était une chose solide; et vous méprisez le bien, comme si vous ne pouviez jamais en manquer, etc.» De pareils conseils restaient sans effet sur madame de Sévigné. Assurément sa résistance aux attaques du prince de Conti et aux insinuations de Bussy n'avait point sa source dans l'indifférence d'une nature froide; peu de femmes eurent une sensibilité plus active, une imagination plus vive qu'elle. Mais elle voulait être sage; et la perfection de sa raison lui donnait la force de l'être. D'ailleurs aucun de ceux qui soupiraient pour elle n'offrait l'idéal de tendresse et de bon goût nécessaire pour séduire un cœur aussi délicat, un esprit aussi fin et aussi sensible aux imperfections que le sien. Cet idéal ne se trouvait ni dans l'épais et honnête Turenne, ni dans le médiocre et ambitieux Conti, ni dans l'inconstant Fouquet; encore moins dans le fat chevalier de Méré, et dans le diseur de bons mots M. du Lude, qui furent aussi au nombre des soupirants; encore moins dans le bonhomme Ménage, car lui aussi fut blessé au cœur, et risqua plus d'une fois, malgré sa timidité et sa gaucherie, des déclarations qui étaient repoussées avec de piquantes et inoffensives plaisanteries.
Madame de Sévigné refusait ceux qui sollicitaient ses bonnes grâces, de manière à les décourager sans les fâcher. Elle mettait dans ses refus un tact si délicat, des façons si douces et si aimables, un ascendant si fort de bon sens et de raison, que les amants V rebutés devenaient de sincères et fidèles amis. «Il n'y a guère que vous dans le royaume, lui écrivait Bussy, qui puissiez réduire un amant à se contenter d'amitié: nous n'en voyons presque point qui, d'amant éconduit, ne devienne ennemi; et je suis persuadé qu'il faut qu'une femme ait un mérite extraordinaire pour faire en sorte que le dépit d'un amant maltraité ne le porte pas à rompre avec elle.» Bussy avait raison de conclure ainsi.
Madame de Sévigné reparut dans le monde quand elle crut pouvoir le faire sans que l'éducation de ses enfants en souffrît. Elle se fit placer au premier rang parmi les femmes qui ornaient par leur esprit et leur beauté la société d'alors. Le beau temps de l'hôtel de Rambouillet durait encore. On sait qu'elle fut une des dames les plus admirées du cercle fameux que présidait madame de Montausier. Son esprit gagna encore en légèreté et en délicatesse dans le commerce de cette société ingénieuse: elle s'y raffina, sans s'y gâter. Elle laissa aux femmes d'un goût moins pur, d'un jugement moins solide que le sien, les subtilités, les fadeurs, le purisme affecté. On la compta au nombre des précieuses[8]; mais ce nom était alors synonyme de femme d'esprit. Quand Molière personnifia dans Cathos et Madelon la pruderie, le pédantisme et l'extravagance dont l'hôtel de Rambouillet avait donné les modèles, il eut grand soin de faire une distinction, et d'intituler sa pièce les Précieuses ridicules.
A la suite d'une de ces exhortations par lesquelles le galant et peu scrupuleux Bussy cherchait à ébranler les sages résolutions de sa cousine, on lit cet avertissement: «Nous vous verrons un jour regretter le temps que vous aurez perdu; nous vous verrons repentir d'avoir mal employé votre jeunesse, et d'avoir voulu avec tant de peine acquérir et conserver une réputation qu'un médisant vous peut ôter, et qui dépend plus de la fortune que de votre conduite.» Il est malheureusement trop vrai que la médisance peut quelquefois détruire ou compromettre les réputations les plus légitimes et les plus solidement établies. Si madame de Sévigné n'éprouva pas par elle-même la vérité de cette observation, ce ne fut pas la faute de Bussy; car lui-même se chargea d'être ce médisant dont il cherchait à lui faire peur. En 1658, se trouvant dans un pressant besoin d'argent pour faire la campagne de cette année, il s'adressa à madame de Sévigné pour un prêt de dix mille livres. Le service qu'il demandait fut promis sans VI peine: mais certaines formalités un peu longues, que la prudence de l'abbé de Coulanges jugeait nécessaires, ayant retardé l'envoi de la somme, Bussy se persuada qu'on l'avait joué par une promesse vaine: irascible comme il l'était, il crut à un mauvais procédé. Il avait l'habitude de se venger avec emportement de tous les torts dont il était ou se croyait victime: il inséra dans son Histoire amoureuse des Gaules un portrait satirique de madame de Sévigné, où non-seulement il présentait sous un jour ridicule les qualités de son cœur et de son esprit, mais lui prêtait des défauts et des vices qu'elle n'avait jamais eus. Ainsi, méconnaissant cette vertu si pure à laquelle il avait lui-même rendu hommage, il l'accusait de cacher sous les dehors d'une prude les désordres d'une femme galante. Ce portrait était pis qu'une satire, c'était une noire calomnie. Après avoir couru quelque temps manuscrit, il fut imprimé, avec le livre dont il faisait partie. Le monde fut assez juste pour ne pas se laisser ébranler dans la bonne opinion qu'il avait conçue de madame de Sévigné: mais, quoiqu'elle fût sans effet, une telle attaque venant d'un ami, d'un parent, porta un coup douloureux à une âme aussi noble, à un cœur aussi sensible. Cependant il suffit au coupable de donner, un an après, quelques marques de repentir, pour obtenir un pardon complet. La haine ne pouvait être un sentiment durable chez madame de Sévigné: bonne et indulgente comme elle était, le ressentiment le plus légitime lui pesait; et la première occasion de s'en débarrasser était aussitôt saisie par elle. Elle n'attendit même pas pour pardonner à son cousin, qu'il fût malheureux: leur réconciliation s'était déjà faite, lorsque Bussy, par ses scandaleuses témérités, se fit envoyer à la Bastille.
En 1664, madame de Sévigné fut cruellement éprouvée dans une de ses plus chères affections. Fouquet, qui s'était résigné à l'aimer comme elle le voulait, et non comme il l'eût désiré, et qu'elle comptait au nombre de ses amis les plus dévoués, fut arrêté à Nantes, et condamné, après un long procès, à la prison pour le reste de ses jours. Pendant quelque temps sa vie fut en péril. Plusieurs membres de la commission instituée pour le juger opinaient avec force pour qu'il payât de sa tête les désordres de son administration. Madame de Sévigné suivait avec anxiété les débats qui devaient décider du sort de son ami. Par des lettres écrites coup sur coup, elle tenait M. de Pomponne au courant des diverses phases et des principaux détails du procès. M. de Pomponne avait VII été enveloppé dans la disgrâce du surintendant; il vivait alors dans sa terre, où il subissait une sorte d'exil. Dans toute la correspondance de madame de Sévigné, il est peu de parties qui offrent plus d'émotion et d'éloquence. Tandis qu'elle ne songe qu'à rendre compte de ce qu'elle a vu et de ce qu'elle a senti, elle trace un tableau dramatique et tout vivant de cette grande scène judiciaire; elle écrit un admirable plaidoyer. Ces lettres, où se déploient toute son imagination et tout son cœur, ont été justement regardées comme un trait de courage. Ce journal qu'elle adressait à M. de Pomponne courait risque d'être intercepté avant de parvenir à sa destination. Dans un temps où la persécution s'étendait sur les amis de Fouquet, il eût été dangereux d'être surpris à le plaindre, à l'admirer, et à faire circuler des réflexions sur le noble sang-froid de l'accusé et l'indécent acharnement des juges. Madame de Sévigné était trop fidèle à l'amitié pour s'arrêter devant ces craintes; elle eut le courage de ses alarmes et de sa douleur. Par là, le souvenir de son amitié pour Fouquet a mérité d'être associé à celui du noble dévouement que lui témoignèrent Pellisson et la Fontaine.
Madame de Sévigné se consolait du chagrin que lui causaient les torts des amis ingrats ou les malheurs des amis fidèles, en voyant sa fille, objet de tant de soins et de tant d'amour, croître chaque jour en beauté, en esprit et en grâces. Elle la présenta dans le monde en 1663, et la vit avec orgueil s'attirer les hommages de tout ce qu'il y avait de distingué à la ville et à la cour. Elle-même conservait encore assez de jeunesse pour que le monde, qu'elle enchantait de plus en plus par son esprit, réservât une part d'éloges à sa beauté. La mère et la fille formaient un couple brillant et unique, qui attirait tous les regards. Les seigneurs à la mode, les poëtes de cour, imaginaient pour elles les compliments les plus ingénieux. Benserade composa en leur honneur un de ses plus jolis madrigaux:
La Fontaine, à la même époque, plaça cette dédicace en l'honneur de la plus jolie fille de France[10], au commencement de la fable du Lion amoureux:
Plusieurs seigneurs prétendirent à la main de mademoiselle de IX Sévigné. Le comte de Grignan fut préféré, et l'épousa en 1669. Il n'était plus jeune: âgé de quarante ans, il avait été déjà marié deux fois, et avait eu deux filles de sa première femme. Mais madame de Sévigné le trouvait tel qu'on le pouvait souhaiter, et par sa naissance, et par ses établissements, et par ses bonnes qualités. Il était, à cette époque, attaché à la cour; et l'estime dont il y jouissait semblait devoir l'appeler aux plus brillants emplois. Madame de Sévigné se réjouissait d'une alliance qui, en lui faisant attendre pour sa fille une haute fortune, lui laissait l'espérance de la garder auprès d'elle: cette attente fut trompée en partie. M. de Grignan fut appelé à un poste éminent, mais loin de Paris et de la cour. Quinze ou seize mois après son mariage, il alla remplir en Provence les fonctions de gouverneur, et emmena sa femme avec lui.
Madame de Sévigné aimait sa fille avec idolâtrie. Cette séparation creusa dans sa vie un vide profond et douloureux, auquel elle ne put jamais s'accoutumer. Pour le combler, elle eut recours à la grande ressource des âmes tendres contre l'absence: elle écrivit des lettres, et les multiplia, sans jamais se rassasier de cette douceur. Ainsi se forma ce précieux recueil qui devait être lu par la postérité et placé au nombre des plus rares monuments du génie.
Madame de Sévigné nourrit pendant longtemps l'espérance de voir rappeler son gendre à la cour, pour y occuper une place digne de ses services. Ce rappel n'eut pas lieu: elle ne revit sa fille qu'au moyen des voyages qu'elle faisait en Provence, ou des visites, beaucoup trop rares à son gré, qu'elle recevait d'elle à Paris. Madame de Sévigné avait eu de l'ambition, non pour elle, mais pour ses enfants: aussi les vit-elle avec peine rester en chemin. M. de Grignan ne sortit pas de son gouvernement de Provence, X place importante, mais qui, en même temps qu'elle l'obligeait à des dépenses ruineuses, ensevelissait son mérite et celui de sa femme dans une province éloignée. Le marquis de Sévigné, auquel sa mère avait acheté la charge de guidon, puis celle de sous-lieutenant des gendarmes du Dauphin, n'obtint aucun avancement. Il finit par se dégoûter de sa charge, et la vendit. C'était un brave officier, et un homme de beaucoup d'esprit. Ses galanteries, son goût pour le plaisir et la dépense, ne l'empêchaient pas de bien faire son service, mais lui ôtaient l'esprit de suite et l'activité nécessaire pour se pousser par l'intrigue. Il manqua d'habileté, et, comme le disait sa mère, eut beaucoup de guignon. Après avoir vendu sa charge, il se maria avec la fille d'un conseiller au parlement de Bretagne, pourvue d'une assez belle dot, et acheva ses jours dans le repos et dans la dévotion.
Nous ne sommes pas heureux: ces mots reviennent plusieurs fois dans les lettres écrites à Bussy. Vers 1678, madame de Sévigné, qui ne se retira jamais du monde, se retira à peu près de la cour. Elle ne s'y fit plus présenter qu'à de longs intervalles. Elle était lasse d'y figurer sans titre, sans faveurs pour elle ni pour les siens. Il lui aurait fallu plus de frivolité et d'amour-propre qu'elle n'en avait, pour se contenter du rôle qu'y jouait madame de Coulanges[12]. En 1680, elle écrit des Rochers à sa fille: «Mon fils dit[13] qu'on se divertit fort à Fontainebleau. Les comédies de Corneille charment toute la cour. Je mande à mon fils que c'est un grand plaisir d'être obligé d'y être, et d'y avoir un maître, une place, une contenance; que pour moi, si j'en avais eu une, j'aurais fort aimé ce pays-là; que ce n'était que par n'en avoir point que je m'en étais éloignée; que cette espèce de mépris était un chagrin, et que je me vengeais à en médire, comme Montaigne de la jeunesse: que j'admirais qu'il aimât mieux passer son après-dîner, comme je fais, entre mademoiselle XI du Plessis et mademoiselle de Launay, qu'au milieu de tout ce qu'il y a de beau et de bon. Ce que je dis pour moi, ma belle, vraiment je le dis pour vous. Ne croyez pas que si M. de Grignan et vous étiez placés comme vous le méritez, vous ne vous accommodassiez pas fort bien de cette vie; mais la Providence ne veut pas que vous ayez d'autres grandeurs que celles que vous avez. Pour moi, j'ai vu des moments où il ne s'en fallait rien que la fortune ne me mît dans la plus agréable situation du monde; et puis tout d'un coup c'étaient des prisons et des exils.»
Elle veut sans doute parler ici de la mort de Turenne, de l'emprisonnement du cardinal de Retz, de Fouquet, de Bussy, et de l'exil de M. et de Mme de Pomponne. Dans la société d'élite où elle vécut toujours, elle trouva beaucoup d'amis, et même (ce qui fait plus que toute autre chose l'éloge de son caractère) beaucoup d'amis dévoués. Mais elle en eut peu qui fussent en possession d'un grand crédit. Ceux qu'on vient de nommer, et sur la fortune desquels elle avait fondé de légitimes espérances, disparurent de la scène brusquement, et n'eurent pas le temps de faire agir leur bonne volonté pour elle. Du reste, il ne faut pas croire qu'elle ne sut pas supporter ces mécomptes: elle était trop sage pour n'être pas capable de se résigner. A la suite du passage qui vient d'être cité, elle ajoute: «Trouvez-vous que ma fortune ait été fort heureuse? Je ne laisse pas d'en être contente; et si j'ai des moments de murmure, ce n'est point par rapport à moi.» Ce langage était sincère. Sa résignation ne ressemblait point à celle de son cousin: ce n'était point ce masque de tranquillité et de philosophie que l'orgueilleux Bussy prend dans toutes ses lettres, et au travers duquel on voit à plein son dépit d'être annulé par la disgrâce, et sa colère contre le prince qu'il flatte encore du fond de son exil.
Dans les longs intervalles qui s'écoulèrent entre les visites de sa fille ou ses propres voyages en Provence, madame de Sévigné ne vécut point toujours à Paris. Il lui fallait de temps en temps aller passer une saison dans sa terre des Rochers, pour demander des comptes à ses fermiers, ou pour réparer par les économies d'un séjour en Bretagne les dépenses qu'en bonne mère elle s'était imposées pour le prodigue marquis. Alors, du milieu de cette vie de conversations délicates et de fêtes brillantes qu'elle menait à Paris, elle se trouvait tout à coup transportée dans la solitude d'un antique manoir, à peine troublée par les visites de quelques provinciaux XII insipides ou ridicules. Mais, comme on le voit par ses lettres, ces temps d'exil n'avaient rien de rude pour elle. Le plus grand de ses plaisirs, la consolation inépuisable de sa vie, la suivait partout: c'était cette correspondance de tous les jours qu'elle entretenait avec sa fille adorée. D'ailleurs elle avait des amis dont la société ne lui manquait nulle part: c'étaient ses livres chéris, Virgile, Montaigne, Molière; surtout Pascal, qu'elle mettait de moitié à tout ce qui est beau; Arnauld et Nicolle dont le beau langage la séduisait aux opinions de Port-Royal; et le grand Corneille, qui la transportait d'admiration au point de la rendre injuste pour Racine. A ce goût sérieux et passionné pour l'étude, elle joignait une autre ressource non moins sûre contre l'ennui: c'était ce vif amour des beautés de la nature, qu'on a eu raison de remarquer comme un des traits caractéristiques de son génie. Dans le site pittoresque au milieu duquel s'élevait sa demeure, dans les bois séculaires qui l'entouraient, elle trouvait toujours de quoi charmer ses yeux et occuper sa pensée. Elle en parle sans cesse, elle nous les représente sous tous les aspects que leur donnaient les changements des saisons et les diverses heures du jour, avec une admiration naïve et poétique qui surprend, dans cette époque si peu soucieuse des champs et des plaisirs simples qu'ils procurent, si exclusivement éblouie par l'élégance de la vie sociale et le luxe des cours. C'est une surprise analogue à celle qu'on éprouve souvent en lisant la Fontaine, mais plus vive peut-être, parce qu'on s'attendait moins à trouver ce sentiment si vrai, si passionné des grâces négligées ou des magnificences sauvages de la nature, chez la grande dame élevée par le monde et pour le monde, sans cesse mêlée aux plaisirs d'une société exquise, où elle avait une place si brillante, que chez le poëte indépendant et rêveur, habitué à s'inspirer du spectacle des champs et des bois, où d'ailleurs il cherchait ordinairement ses modèles.
Madame de Sévigné, parvenue à la vieillesse, fit en Provence, dans l'année 1694, un voyage qui fut le dernier. La famille des Grignan venait de célébrer sous ses yeux un double mariage, celui de son petit-fils avec la fille d'un fermier général[14], et celui de sa petite-fille, de cette charmante Pauline dont elle avait commencé l'éducation, avec le marquis de Simiane; quand madame XIII de Grignan, dont la santé donnait des craintes depuis plusieurs années, fut atteinte d'une maladie qui pendant quelque temps mit ses jours en péril. Madame de Sévigné, dans cette circonstance, ressentit avec tant de force les émotions d'une mère tendre, et en remplit les devoirs avec tant d'ardeur, que sa santé, jusque-là excellente, en fut gravement altérée. Dans l'instant où madame de Grignan commençait à se rétablir, elle tomba dangereusement malade elle-même: le 10 avril 1696, elle avait cessé de vivre. Le vœu touchant qu'elle avait exprimé plusieurs fois dans ses lettres fut réalisé. On a pu remarquer la lettre qui commence ainsi: «Si j'avais un cœur de cristal, où vous pussiez voir la douleur triste et sensible dont j'ai été pénétrée en voyant comme vous souhaitez que ma vie soit composée de plus d'années que la vôtre, vous connaîtriez bien clairement avec quelle vérité et quelle ardeur je souhaite aussi que la Providence ne dérange point l'ordre de la nature, qui m'a fait naître votre mère et venir en ce monde beaucoup devant vous. C'est la règle et la raison, ma fille, que je parte la première; et Dieu, pour qui nos cœurs sont ouverts, sait bien avec quelle instance je lui demande que cet ordre s'observe en moi, etc.»
Du vivant même de madame de Sévigné, son talent épistolaire était célèbre à la cour et dans le grand monde. Louis XIV avait lu avec intérêt les lettres d'elle qui s'étaient trouvées dans les cassettes du surintendant Fouquet, et celles que Bussy avait entremêlées dans ses Mémoires. Souvent quand une lettre charmante, comme elle en écrivait tant, avait été lue par le parent ou l'ami auquel elle s'adressait, celui-ci en parlait, la montrait, la prêtait. Elle n'ignorait point ces indiscrétions, et ne s'y opposait pas. Il y avait ainsi des lettres d'elle qui couraient de main en main, et qu'on désignait par un nom tiré de ce qui en faisait le sujet principal ou le trait le plus saillant. Madame de Coulanges lui écrivait en 1673: «Je ne veux pas oublier ce qui m'est arrivé ce matin; on m'a dit: Madame, voilà un laquais de madame de Thianges. J'ai ordonné qu'on le fît entrer. Voici ce qu'il avait à me dire: Madame, c'est de la part de madame de Thianges, qui vous prie de lui envoyer la lettre du cheval de madame de Sévigné, et celle de la prairie[15]. J'ai dit au laquais que je les porterais à sa maîtresse, XIV et je m'en suis défaite. Vos lettres font tout le bruit qu'elles méritent, comme vous voyez; il est certain qu'elles sont délicieuses, et vous êtes comme vos lettres.» Il était difficile que la correspondance de madame de Sévigné, dont plusieurs échantillons avaient eu ainsi dans le grand monde une sorte de publicité de son vivant, demeurât ignorée après sa mort. Ce que la société de son temps avait vu de ses lettres avait fait trop de bruit pour que sa famille ne les conservât pas avec un soin religieux, et pour que le public oubliât quel dépôt avait dû rester entre les mains de ses héritiers et n'en désirât point la publication.
Le premier recueil de lettres de madame de Sévigné parut en 1726, par les soins de l'abbé de Bussy, fils cadet du comte de Bussy, auquel madame de Simiane avait remis des copies d'un assez grand nombre des manuscrits de son aïeule. Cette édition fut reproduite plusieurs fois: elle était encore très-incomplète. En 1754 il en parut une autre, dont l'éditeur fut le chevalier de Perrin, ami de madame de Simiane. La famille de madame de Sévigné n'avait point autorisé l'édition de l'abbé de Bussy: elle donna son autorisation au nouvel éditeur, entre les mains duquel elle remit les originaux de toutes les lettres déjà connues, et de celles qui ne l'étaient pas encore. Mais comme certains passages des premières éditions avaient soulevé beaucoup de plaintes de la part des familles sur lesquelles madame de Sévigné révélait des détails peu honorables, madame de Simiane chargea M. de Perrin d'y faire des modifications et quelques retranchements. Elle voulut en outre qu'il prît soin d'arranger tous les passages d'où l'on pouvait tirer des conjectures fâcheuses sur le caractère de madame de Grignan, sa mère. Ce double vœu fut docilement exécuté. Il est résulté de là que l'édition de 1754, plus complète que les précédentes, et qui, de plus, a sur elles l'avantage d'avoir été dressée d'après les originaux, est cependant moins fidèle. C'est ce que n'ont pas aperçu tous les éditeurs qui se sont succédé depuis 1754 jusqu'en 1806, et qui tous ont reproduit exactement, sauf quelques additions, le travail du chevalier de Perrin. Le mérite de la dernière édition, celle de M. de Monmerqué, est d'offrir un contrôle du travail de M. de Perrin par celui des éditeurs antérieurs, qui ne sont qu'incomplets et rarement infidèles, et une nouvelle révision du texte sur tous les originaux XV qui ont été conservés. M. de Monmerqué a donné ainsi au public un texte véritablement restauré. La collection s'est encore enrichie entre ses mains de quelques lettres jusqu'ici inédites. Mais le service rendu au public par M. de Monmerqué serait plus complet, si au texte réparé par ses soins il avait joint des notes plus instructives, moins sèches, plus nombreuses. Il est vrai qu'un commentaire satisfaisant des lettres de madame de Sévigné, et propre à dissiper toutes les obscurités qui s'y rencontrent, exigerait un immense travail.
Un esprit fin, délicat, pénétrant, enjoué; une raison droite et sûre, souvent profonde; une imagination active, mobile, féconde, qui s'intéresse à tout, qui reproduit avec une vérité et une vivacité singulières de mouvements et de couleurs tous les objets qui l'ont frappée; une sensibilité vive et douce, qui a sa source, non dans la tête, mais dans le cœur; qui s'épanche aisément, abondamment, et dont toutes les émotions se communiquent: tels sont les éléments divers dont se compose le génie de madame de Sévigné. Pour se révéler avec toute leur force et tout leur éclat quand elle tient la plume, ces dons heureux de sa nature n'ont pas besoin que le travail et l'art viennent les élaborer, les combiner, les transformer. Pour être spirituelle, aimable, profonde, entraînante, madame de Sévigné n'a pas besoin de vouloir et de calculer; il lui suffit pour cela de se livrer à ses facultés: elle n'a qu'à être elle-même. Le naturel, l'abandon, l'élan spontané, ces qualités, chez elle, accompagnent toutes les autres, pour en doubler le prix.
De là ce style négligé, naïf, expressif, plein de saillies, pittoresque, hardi, varié, qui dans sa familiarité prend tous les tons et rassemble tous les genres d'éloquence, même l'éloquence sublime.
Sans doute ces lettres reçoivent un grand prix des détails qui s'y trouvent sur tant de personnages et d'événements du grand siècle: elles forment un livre d'histoire rempli de faits curieux ou instructifs: mais cet intérêt historique n'a contribué qu'en second lieu à leur succès. Ce qui fait le charme le plus puissant de ce recueil, c'est la mise en œuvre de tant d'événements grands et petits, par l'esprit et par l'imagination de madame de Sévigné. Ce qui frappe, ce qui séduit, c'est bien moins l'importance ou la nouveauté des faits, que la finesse ou l'élévation du penseur, que le coloris du peintre. A qui en douterait, il n'y aurait qu'à faire lire les lettres qu'elle écrit des Rochers: là, elle est bien loin de la cour, elle XVI ignore toutes les nouvelles: ces lettres ont-elles moins d'agrément? Elle nous attache alors seulement par la nature de ses sentiments et de ses pensées, et par la forme dont elle les revêt; elle nous intéresse aux plus petites choses, par la manière vive dont elle les sent, les conçoit, les exprime.
Madame de Sévigné est naturelle, naïve: mais il faut bien se garder, en lui appliquant ces mots, de les prendre ou de paraître les prendre dans un sens trop absolu. Sa naïveté n'est pas, ne peut pas être l'instinct aveugle d'un talent qui s'ignore lui-même, comme semblent le croire beaucoup de ses admirateurs, qui, en appréciant son génie, n'ont à la bouche que les mots de candeur, ingénuité, abandon, et retournent et commentent ces mots en tant de façons et en leur laissant un sens si étendu, qu'ils font d'elle, en vérité, une sorte de phénomène impossible, une femme d'esprit et de génie de la société de Louis XIV, presque aussi naturelle et aussi spontanée que l'arbre qui donne son fruit[16]. Formée à l'école des anciens par Ménage; élevée dans l'amour intelligent des choses délicates par la cour d'Anne d'Autriche; vivant au milieu d'un monde qui savait le prix du bon goût et le recherchait; habituée, dès sa jeunesse, aux hommages les plus flatteurs[17] sur son esprit et son bien dire, madame de Sévigné ne pouvait répandre dans ses lettres tant de traits charmants ou profonds sans s'en douter, et par une sorte d'inspiration fortuite et aveugle. Sans doute elle ne travaillait point ses lettres: qui oserait l'en accuser[18]? mais XVII croyons que, sans y mettre aucun apprêt, sans se préoccuper de leur succès pour le présent ni pour l'avenir, elle avait conscience et se sentait heureuse d'y verser toutes les saillies, toutes les réflexions fines, tous les mots éloquents que son fertile génie trouvait sans peine; que, sachant très-bien l'admiration dont elles étaient l'objet, elle y souscrivait sans en être fière, sans en concevoir de hautes espérances de gloire, mais non sans en être agréablement flattée. Disons même qu'il est presque impossible qu'en les écrivant, malgré la rapidité avec laquelle courait sa plume, elle ne se plût souvent à exciter encore, par un léger et facile effort, l'enjouement, la finesse, la verve de son esprit, soit pour se divertir par cette épreuve faite en jouant sur elle-même, soit pour mieux satisfaire son obligeant désir d'amuser sa fille ou ses amis, soit même pour s'attirer ces éloges, ces admirations, dont elle ne croyait, au reste, qu'une partie, et dont sans doute elle se fût passée très-aisément. Cette espèce de calcul ingénieux et rapide, qui n'est qu'un léger coup de fouet donné à l'esprit, qu'emporte assez sa propre verve, ne se fait-il pas sentir dans ce passage, qui, nous n'en doutons pas, a été écrit aussi vite que d'autres: «Je ne vois pas, dit-elle à sa fille, un moment où vous soyez à vous; je vois un mari qui vous adore, qui ne peut se lasser d'être auprès de vous, et qui peut à peine comprendre son bonheur. Je vois des harangues, des infinités de compliments, de civilités, de visites; on vous fait des honneurs extrêmes, il faut répondre à tout cela: vous êtes accablée; moi-même, sur ma petite boule, je n'y suffirais pas. Que fait votre paresse pendant tout ce fracas? elle souffre, elle se retire dans quelque petit cabinet, elle meurt de peur de ne plus retrouver sa place; elle vous attend dans quelque moment perdu, pour vous faire au moins souvenir d'elle, et vous dire un mot en passant. Hélas! dit-elle, m'avez-vous oubliée? Songez que je suis votre plus ancienne amie, celle qui ne vous a jamais abandonnée, la fidèle compagne de vos plus beaux jours; que c'est moi qui vous consolais de tous les plaisirs, et qui même quelquefois vous les faisais haïr; qui vous ai empêchée de mourir d'ennui, et en Bretagne et dans votre grossesse. Quelquefois votre mère troublait nos plaisirs, mais je savais bien où vous reprendre: présentement XVIII je ne sais plus où j'en suis; les honneurs et les représentations me feront périr, si vous n'avez soin de moi. Il me semble que vous lui dites en passant un petit mot d'amitié, vous lui donnez quelque espérance de vous posséder à Grignan; mais vous passez vite, et vous n'avez pas le loisir d'en dire davantage[19]. Le devoir et la raison sont autour de vous, et ne vous donnent pas un moment de repos; moi-même, qui les ai toujours tant honorés, je leur suis contraire et ils me le sont: le moyen qu'ils vous laissent le temps de lire de pareilles lanterneries?»
On fait très-bien, toutes les fois qu'on veut se rendre compte de la composition des lettres de madame de Sévigné, d'éloigner toute idée d'artifice et d'ambition littéraire, d'immoler à la gloire de cette femme unique tous les talents épistolaires à la Pline le jeune, et de proclamer le naturel comme étant l'attribut propre et distinctif de son génie. Mais, pour la juger au vrai point de vue, pour mieux saisir les traits de cette délicate physionomie, il faut reconnaître que le naturel se mélange chez elle d'une douce et facile coquetterie. Madame de Sévigné unit fréquemment à une naïveté très-réelle, des raffinements ingénieux, quelquefois même légèrement subtils. Elle est femme ingénue et elle est artiste habile: mais, ce qu'il ne faut pas oublier, son art lui-même est tout de premier mouvement; ses raffinements lui coûtent peu; ils sont improvisés comme le reste. C'est une précieuse pleine de bonhomie, de feu et d'abandon; c'est un bel esprit qui improvise d'après son âme et son cœur, et qui désirant de plaire aux autres, y tient bien plus pour les autres que pour lui-même.
P. JACQUINET.
DU STYLE ÉPISTOLAIRE
ET
DE MADAME DE SÉVIGNÉ,
PAR M. SUARD,
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE.
Qu'est-ce qui caractérise essentiellement le style épistolaire? Il est embarrassant de répondre à cette question. Le style épistolaire est celui qui convient à la personne qui écrit et aux choses qu'elle écrit. Le cardinal d'Ossat ne peut pas écrire comme Ninon; et Cicéron n'écrit pas sur le meurtre de César du même ton dont il raconte le souper qu'il a donné en impromptu à César. On pourrait appliquer le même principe au style de l'histoire, de la fable, etc. Le style de Tacite n'a rien de commun avec celui de Tite-Live, ni le style de la Fontaine avec celui de Phèdre.
A quoi servent ces distinctions de genres et de tons qu'on est parvenu à introduire dans la littérature! On veut tout réduire en classes et en genres; on prend pour le terme de la perfection dans chaque genre le point où s'est arrêté l'écrivain qui a été le plus loin, et l'on semble prescrire pour modèle la manière qu'il a prise. Cet esprit critique, qui distingue particulièrement notre nation, a servi, il est vrai, à répandre un goût plus sain et plus agréable, mais a contribué en même temps à gêner l'essor des talents et à rétrécir la carrière des arts. Heureusement, le génie ne se laisse pas garrotter par ces petites règles que la pédanterie, la médiocrité, la fureur de juger, ont inventées et s'efforcent de maintenir. L'homme de génie est comme Gulliver au milieu des Lilliputiens qui l'enchaînent pendant son sommeil: en se réveillant, il brise sans effort ces liens fragiles que les nains prenaient pour des câbles.
Revenons au style épistolaire. Rien ne se ressemble moins II que le style épistolaire de Cicéron et celui de Pline, que le style de madame de Sévigné et celui de M. de Voltaire. Lequel faut-il imiter? Ni l'un ni l'autre, si l'on veut être quelque chose; car on n'a véritablement un style que lorsqu'on a celui de son caractère propre et de la tournure naturelle de son esprit, modifié par le sentiment qu'on éprouve en écrivant.
Les lettres n'ont pour objet que de communiquer ses pensées et ses sentiments à des personnes absentes: elles sont dictées par l'amitié, la confiance, la politesse. C'est une conversation par écrit: aussi le ton des lettres ne doit différer de celui de la conversation ordinaire que par un peu plus de choix dans les objets et de correction dans le style. La rapidité de la parole fait passer une infinité de négligences que l'esprit a le temps de rejeter lorsqu'on écrit, même avec rapidité; et d'ailleurs l'homme qui lit n'est pas aussi indulgent que celui qui écoute.
Le naturel et l'aisance forment donc le caractère essentiel du style épistolaire; la recherche d'esprit, d'élégance ou de correction y est insupportable.
La philosophie, la politique, les arts, les anecdotes et les bons mots, tout peut entrer dans les lettres, mais avec l'air d'abandon, d'aisance et de premier mouvement, qui caractérise la conversation des gens d'esprit.
Quel est celui qui écrit le mieux? Celui qui a plus de mobilité dans l'imagination, plus de prestesse, de gaieté et d'originalité dans l'esprit, plus de facilité et de goût dans la manière de s'exprimer.
Mais pourquoi l'homme le plus spirituel, le plus animé et le plus gai dans la conversation est-il souvent froid, sec et commun dans ses lettres? C'est qu'il y a des hommes que la société excite, et d'autres qu'elle déconcerte. Le mouvement de la société est une espèce d'ivresse qui donne à l'esprit des uns plus de ressort et d'activité, qui trouble et engourdit l'esprit des autres. Les premiers restent froids lorsqu'ils sont dans leur cabinet, la plume à la main; ceux-ci y retrouvent l'exercice plus libre de toutes leurs facultés.
On conçoit aisément que les femmes qui ont de l'esprit, et un esprit cultivé, doivent mieux écrire les lettres que les hommes même qui écrivent le mieux. La nature leur a donné une imagination plus mobile, une organisation plus délicate! leur esprit, moins cultivé par la réflexion, a plus de vivacité et de premier mouvement; il est plus primesautier, comme dit Montaigne: renfermées dans l'intérieur de la société, et moins distraites par les affaires et par l'étude, elles mettent plus d'attention à observer les caractères et les manières; elles prennent plus d'intérêt à tous les petits événements qui occupent ou amusent ce qu'on appelle le monde. Leur sensibilité est plus prompte, plus vive, et se porte sur un plus grand nombre d'objets. Elles ont naturellement plus de facilité à s'exprimer; la réserve même que leur prescrivent l'éducation et les mœurs sert à aiguiser leur esprit, et leur inspire sur certains objets des tournures plus fines et plus délicates; enfin, leurs pensées participent moins de la réflexion, leurs opinions tiennent plus à leurs sentiments, et leur esprit est toujours modifié par l'impression du moment: de là cette souplesse et cette variété de tons qu'on remarque si communément dans leurs lettres; cette facilité de passer d'un objet à d'autres très-divers, sans effort et par des transitions inattendues, mais naturelles; ces expressions et ces associations de mots, neuves et piquantes sans être recherchées; ces vues fines et souvent profondes, qui ont l'air de l'inspiration; enfin ces négligences heureuses, plus aimables que l'exactitude. Les hommes d'esprit, et plus habitués à penser et à écrire, mettent tout naturellement et comme malgré eux, dans leurs idées, une méthode qui y donne trop l'air de la réflexion; et dans leur style, une correction incompatible avec cette grâce négligée et abandonnée qu'on aime dans les lettres des femmes.
D'ordinaire, a dit, je crois, Voltaire, les savants écrivent mal les lettres familières, comme les danseurs font mal la révérence.
Les lettres de Balzac et de Voiture, qui ont eu tant de succès dans le siècle dernier, sont oubliées aujourd'hui, parce IV que l'amour du bel esprit est moins vif, le goût plus formé, et l'art d'écrire mieux connu. Il est resté de ce siècle immortel des lettres de deux femmes, qui vivront autant que notre langue: tout le monde a lu les lettres de madame de Maintenon, et l'on ne peut se lasser de relire celles de madame de Sévigné. Mais quelle différence entre ces deux femmes célèbres! Les lettres de la première sont pleines d'esprit et de raison: le style en est élégant et naturel; mais le ton en est sérieux et uniforme. Quelle grâce, au contraire, quelle variété, quelle vivacité dans celles de madame de Sévigné!
Ce qui la distingue particulièrement, c'est cette sensibilité momentanée qui s'émeut de tout, se répand sur tout, reçoit avec une rapidité extrême différents genres d'impressions. Son imagination est une glace pure et brillante où tous les objets vont se peindre, mais qui les réfléchit avec un éclat qu'ils n'ont pas naturellement. Cette mobilité d'âme est ce qui fait le talent des poëtes, surtout des poëtes dramatiques, qui sont obligés de revêtir presque en même temps des caractères très-divers, et de se pénétrer des sentiments les plus opposés, lorsqu'ils ont à faire parler dans la même scène l'homme passionné et l'homme tranquille, l'homme vertueux et le scélérat, Néron et Burrhus, Mahomet et Zopire, etc.
On a dit que madame de Sévigné était une caillette: cela peut être, si l'on entend simplement par caillette une femme sans cesse occupée de tous les mouvements de la société, de tous les mots qui échappent, de tous les événements qui s'y succèdent; qui saisit tous les ridicules, recueille toutes les médisances; qui conte avec la même vivacité une sottise plaisante et la mort d'un grand homme, le succès d'un sermon et le gain d'une bataille. Mais comment peut-on donner le nom de caillette à une femme du meilleur ton, très-instruite, pleine d'esprit, de grâces, de gaieté et d'imagination, admirée et recherchée des hommes les plus distingués du siècle de Louis XIV?
Le mérite de son style est bien difficile à sentir pour un étranger: il tient au progrès qu'a fait la société en France, où elle a créé un langage qui n'est bien connu que des personnes V qui ont vécu quelque temps dans la bonne compagnie. Les finesses de ce langage consistent particulièrement dans un grand nombre de termes qui, étant un peu détournés de leur sens primitif, expriment des idées accessoires dont les nuances se sentent plutôt qu'elles ne se définissent. Il y a une infinité d'expressions et de tournures qui reviennent sans cesse dans nos conversations, et qui n'ont point d'équivalent dans les autres langues. Les mots sentiment et galanterie, qui expriment des idées bien distinctes pour un Français, ne peuvent se traduire ni en latin, ni en italien, ni en anglais. Il faut qu'un étranger soit fort avancé dans la connaissance de notre langue pour être en état de sentir le charme des lettres de madame de Sévigné et celui des fables de la Fontaine.
Le comte de la Rivière, parent de madame de Sévigné, et de qui on a un recueil de lettres en deux volumes, dit quelque part: Quand on a lu une lettre de madame de Sévigné, on sent quelque peine, parce qu'on en a une de moins à lire. Ce mot vaut mieux que le reste du recueil.
Ce qui ajoute un grand prix aux lettres de madame de Sévigné, c'est une foule de traits qui nous peignent cette cour brillante de Louis XIV. On aime à se trouver, pour ainsi dire, en société avec les plus grands personnages de ce beau règne, qui, malgré les censures d'une philosophie sèche et sévère, a toujours un éclat et un air de grandeur qui attache et qui impose. Je ne crois pas que notre siècle ait jamais le même attrait pour nos descendants. Ce qui me dégoûte de l'histoire, disait une femme de beaucoup d'esprit, c'est de penser que ce que je vois aujourd'hui sera de l'histoire un jour[20]. Ce mot est spirituel, mais ne doit pas être pris à la lettre. L'histoire des intrigues du Vatican ne doit pas nous dégoûter de celle de la république romaine.
M. de Voltaire n'a pas rendu justice à madame de Sévigné, dans sa notice des écrivains du siècle de Louis XIV. «C'est dommage, dit-il, qu'elle manque absolument de goût, qu'elle ne sache pas rendre justice à Racine, qu'elle égale l'oraison VI funèbre prononcée par Mascaron au grand chef-d'œuvre de Fléchier.» Il est vrai qu'elle a écrit qu'on se dégoûterait de Racine comme du café, et en cela elle a fait une double méprise; mais il ne faut pas toujours attribuer à un défaut de goût une faute de goût. Les gens d'esprit se trompent tous les jours dans les jugements qu'ils portent de leurs contemporains: c'est que ce n'est pas le goût seul qui juge: les préventions personnelles, les affections, les rivalités, l'opinion publique, séduisent et égarent les meilleurs esprits. Madame de Sévigné avait vu naître les chefs-d'œuvre de Corneille: élevée dans l'admiration de ce grand homme, son enthousiasme était bien légitime, mais, comme tout enthousiasme, il était un peu exclusif. Lorsque Racine vint apporter sur le théâtre des mœurs plus faibles, un ton moins élevé, une grandeur moins apparente, elle crut qu'il avait dégradé le caractère de la tragédie, parce qu'elle comparait Racine à Corneille, et qu'elle ne pouvait juger de la perfection d'une tragédie que d'après celles de Corneille: Pardonnons-lui, disait-elle, de méchants vers en faveur des sublimes et divines beautés qui nous transportent: ce sont des traits de maître qui sont inimitables. Despréaux en dit encore plus que moi. En se trompant ainsi, on voit que son erreur était sans prévention et sans humeur. Il faut bien se garder de la mettre au rang des Nevers, des Deshoulières, de cette cabale acharnée qui persécutait Racine en protégeant Pradon. Voyez avec quelle aimable sensibilité elle parle d'une représentation d'Esther à Saint-Cyr: «Je ne puis vous dire l'excès de l'agrément de cette pièce. C'est un rapport de la musique, des vers, des chants et des personnes, si parfait qu'on n'y souhaite rien. On est attentif, et l'on n'a point d'autre peine que celle de voir finir une si aimable pièce. Tout y est simple, tout y est innocent, tout y est sublime et touchant. Cette fidélité à l'histoire sainte donne du respect: tous les chants convenables aux paroles sont d'une beauté qu'on ne soutient pas sans larmes. La mesure de l'approbation qu'on donne à cette pièce est celle du goût et de l'attention.»
Quant à la comparaison de Mascaron avec Fléchier, M. de Voltaire s'est bien trompé.
L'oraison funèbre de Mascaron parut la première, et madame de Sévigné la trouva belle; mais lorsqu'elle vit celle de Fléchier, elle n'hésita pas à lui donner la préférence. Lors même qu'elle se trompe, on trouve dans ses jugements et dans ses opinions toujours de la bonne foi, et jamais de suffisance.
Il me semble que ceux même qui aiment le plus cette femme extraordinaire ne sentent pas encore assez toute la supériorité de son esprit. Je lui trouve tous les genres d'esprit: raisonneuse ou frivole, plaisante ou sublime, elle prend tous les tons avec une facilité inconcevable. Je ne puis pas me refuser au désir de justifier mon admiration par la citation des traits les plus piquants qui se présenteront à ma mémoire ou à mes yeux, en parcourant ses lettres au hasard.
C'est surtout dans les récits et les tableaux où la grâce, la souplesse et la vivacité de son esprit brillent avec le plus d'éclat. Il n'y a rien peut-être à comparer à ce conte de l'archevêque de Reims, le Tellier: «L'archevêque de Reims revenait fort vite de Saint-Germain, c'était comme un tourbillon; s'il se croit grand seigneur, ses gens le croient encore plus que lui. Il passait au travers de Nanterre, tra, tra, tra: ils rencontrent un homme à cheval: Gare! gare! Ce pauvre homme veut se ranger, son cheval ne le veut pas, et enfin le carrosse et les six chevaux renversent cul par-dessus tête le pauvre homme et le cheval, et passent par-dessus, et si bien par-dessus, que le carrosse fut versé et renversé: en même temps l'homme et le cheval, au lieu de s'amuser à être roués, se relèvent miraculeusement, remontent l'un sur l'autre, et s'enfuient, et courent encore, pendant que les laquais et le cocher de l'archevêque même se mettent à crier: Arrête, arrête ce coquin! qu'on lui donne cent coups!
«L'archevêque, en racontant ceci disait: Si j'avais tenu ce maraud-là, je lui aurais rompu les bras et coupé les oreilles.»
Voici un tableau d'un autre genre: «Madame de Brissac avait aujourd'hui la colique; elle était au lit, belle et coiffée à coiffer tout le monde: je voudrais que vous eussiez vu ce qu'elle faisait de ses douleurs, et l'usage qu'elle faisait de ses yeux, et des cris et des bras, et des mains qui traînaient sur sa couverture, et la compassion qu'elle voulait qu'on eût. Chamarrée de tendresse et d'admiration, j'admirais cette pièce et la trouvais si belle, que mon attention a dû paraître un saisissement, dont je crois qu'on me saura fort bon gré; et songez que c'était pour l'abbé Bayard, Saint-Hérem, Montjeu et Planci, que la scène était ouverte.»
Écoutez-la à présent annoncer la mort subite de M. de Louvois; voyez comme son ton s'élève sans se guinder. «Il n'est donc plus, ce ministre puissant et superbe, dont le moi occupait tant d'espace, était le centre de tant de choses! Que d'intérêts à démêler, d'intrigues à suivre, de négociations à terminer!... O mon Dieu! encore quelque temps: je voudrais humilier le duc de Savoie, écraser le prince d'Orange: encore un moment!... Non, vous n'aurez pas un moment, un seul moment.» Ce dernier mouvement n'est-il pas digne de Bossuet? Il me semble qu'on n'est pas plus sublime avec plus de simplicité.
Lorsque le prince de Longueville fut tué au passage du Rhin, on ne savait comment l'apprendre à la duchesse de Longueville, sa mère, qui l'idolâtrait. Il fallait pourtant lui annoncer qu'il y avait eu une affaire: Comment se porte mon frère, dit-elle? Sa pensée n'osa pas aller plus loin, ajoute madame de Sévigné. Ce trait n'est-il pas admirable? Le tableau qu'elle fait ensuite de la douleur de cette mère tendre fait frissonner.
«Cette liberté que prend la mort d'interrompre la fortune doit consoler de n'être pas au nombre des heureux; on en trouve la mort moins amère.» Les lettres de madame de Sévigné sont semées de réflexions semblables, d'une vérité frappante, exprimées d'une manière énergique, fine, originale, et entremêlées souvent de traits plaisants et curieux.
Elle dit quelque part, en parlant d'une vieille femme de sa IX connaissance qui venait de mourir: «Quand elle fut près de mourir l'année passée, je disais, en voyant sa triste convalescence et sa décrépitude: Mon Dieu! elle mourra deux fois bien près l'une de l'autre. Ne disais-je pas vrai? Un jour Patris étant revenu d'une grande maladie à quatre-vingts ans, et ses amis s'en réjouissant avec lui et le conjurant de se lever: Hélas! leur dit-il, est-ce la peine de se rhabiller?»
«Il n'y a qu'à laisser faire l'esprit humain, dit-elle ailleurs, il saura bien trouver ses petites consolations: c'est sa fantaisie d'être content.»
«Les longues maladies usent la douleur, et les longues espérances usent la joie.»
«On n'a jamais pris longtemps l'ombre pour le corps: il faut être, si l'on veut paraître. Le monde n'a point de longues injustices.»
Elle montre partout un grand penchant à la dévotion et une grande tiédeur sur la pratique. «Mon Dieu, qu'il est heureux (dit-elle du fameux cardinal de Retz)! que j'envierais quelquefois son épouvantable tranquillité sur tous les devoirs de la vie! On se ruine quand on veut s'acquitter.»
Sa dévotion est douce et humaine. «Nous parlons quelquefois de l'opinion d'Origène et de la nôtre: nous avons de la peine à nous faire entrer une éternité de supplices dans la tête, à moins que la soumission ne vienne au secours.»
Combien de réflexions touchantes sur le temps, la vieillesse, et la mort!
«La mort me paraît si terrible, que je hais plus la vie parce qu'elle y mène, que par les épines qui s'y rencontrent.»
«Je trouve les conditions de la vie assez dures: il me semble que j'ai été traînée malgré moi à ce point fatal où il faut souffrir la vieillesse: je la vois, m'y voilà, et je voudrais bien au moins ménager de n'aller pas plus loin, de ne point avancer dans ce chemin des infirmités, des douleurs, des pertes de mémoire, des défigurements, qui sont près de m'outrager. Mais j'entends une voix qui dit: Il faut marcher malgré vous; ou bien, si vous ne le voulez pas, il faut mourir; X ce qui est une autre extrémité où la nature répugne.»
«Je regardais une pendule, et prenais plaisir à penser: voilà comme on est quand on souhaite que cette aiguille marche: cependant elle tourne sans qu'on la voie, et tout arrive à la fin.»
Il lui échappe quelquefois des expressions hardies qu'on pourrait trouver maniérées en les considérant isolées, mais qui, vues à leur place, paraissent très-naturelles: c'est, il est vrai, le naturel d'une femme dont l'imagination est très-vive et l'esprit très-orné. «Je ne connais plus les plaisirs, dit-elle quelque part; j'ai beau frapper du pied, rien ne sort qu'une vie triste et uniforme.» On voit qu'elle venait de lire dans Plutarque le mot de Pompée, qui se vantait qu'en quelque endroit de l'Italie qu'il frappât du pied, il en sortirait des légions prêtes à obéir à ses ordres.
Pour faire entendre que le crédit d'un ministre diminue, madame de Sévigné dit que son étoile pâlit. Cette figure n'est-elle pas heureuse et brillante, sans aucune affectation?
Son style n'est presque jamais simple, mais il est toujours naturel; et ce naturel se fait surtout sentir par une négligence abandonnée qui plaît, et par une rapidité qui entraîne. On sent partout ce qu'elle dit quelque part: J'écrirais jusqu'à demain; mes pensées, ma plume, mon encre, tout vole.
Veut-elle quelquefois raconter un trait, une plaisanterie d'une gaieté un peu libre pour une femme? quelle adresse dans la tournure! quelle mesure dans l'expression! Elle fait tout entendre sans rien prononcer. On peut se rappeler un mot de ce genre sur la Brinvilliers.
Ce qui brille par-dessus tout dans les lettres de madame de Sévigné, c'est ce fonds inépuisable de tendresse pour sa fille, dont les expressions se varient sous mille formes diverses, toujours sensibles, toujours intéressantes; mais ce sont les traits les moins propres à être cités, parce que ce ne sont ordinairement que des expressions et des tournures très-simples, qui ne peuvent guère se détacher des circonstances ou des idées accessoires qui les environnent. Quelquefois cependant XI son sentiment s'embellit par la pensée et par l'imagination.
Sa tendresse pour sa fille emprunte souvent des tournures très-ingénieuses sans cesser d'être naturelles. «Savez-vous ce que je fais de ma lunette? écrit-elle à madame de Grignan. Je ne cesse de la tourner du côté dont elle éloigne; les importuns qui m'environnent disparaissent, et je peux ne penser qu'à vous.»
«Je regrette, dit-elle dans un autre endroit, ce que je passe de ma vie sans vous, et j'en précipite les restes pour vous retrouver, comme si j'avais bien du temps à perdre.» Elle répète plusieurs fois cette idée: «Je suis bien aise que le temps coure et m'entraîne avec lui, pour me redonner à vous.» Et dans un autre endroit: «Je suis si désolée de me retrouver toute seule, que, contre mon ordinaire, je souhaite que le temps galope, et pour me rapprocher celui de vous revoir, et pour m'effacer un peu ces impressions trop vives.... Est-ce donc cette pensée si continuelle qui vous fait dire qu'il n'y a point d'absence? J'avoue que, par ce côté, il n'y en a point. Mais comment appelez-vous ce que l'on sent quand la présence est si chère? Il faut, de nécessité, que le contraire soit bien amer.
«Mon cœur est en repos quand il est près de vous; c'est son état naturel, le seul qui peut lui plaire....
«Il me semble, en vous perdant, qu'on m'a dépouillée de tout ce que j'avais d'aimable.... Je serais honteuse, si, depuis huit jours, j'avais fait autre chose que pleurer.... Je ne sais où me sauver de vous, dit-elle ailleurs à sa fille.»
Elle écrit au président de Moulceau: «J'ai été reçue à bras ouverts de madame de Grignan, avec tant de joie, de tendresse et de reconnaissance, qu'il me semblait que je n'étais pas venue encore assez tôt ni d'assez loin.»
Je sens quelque peine à remarquer les défauts d'une femme si aimable et si rare, mais il faut le dire pour l'honneur de la vérité: madame de Sévigné, avec tant d'esprit et un si bon esprit, avait aussi les sottises de son siècle et de son rang. Elle était glorieuse de sa naissance jusqu'à la puérilité. On la voit XII se pâmer d'admiration sur la généalogie de la maison de Rabutin, que le comte de Bussy se proposait d'écrire; elle croit que toute l'Europe va s'intéresser à cette belle histoire.
Elle était enivrée, comme presque tout son siècle, de la grandeur de Louis XIV. Ce prince lui parla un jour, après la représentation d'Esther, à Saint-Cyr: sa vanité se montre et se répand, à cette occasion, avec une joie d'enfant. Le passage est curieux. «Le roi s'adressa à moi, et me dit: Madame, je suis assuré que vous avez été contente. Moi, sans m'étonner, je répondis: Sire, je suis charmée; ce que je sens est au-dessus des paroles. Le roi me dit: Racine a bien de l'esprit. Je lui dis: Sire, il en a beaucoup, mais en vérité ces jeunes personnes en ont beaucoup aussi; elles entrent dans le sujet comme si elles n'avaient jamais fait autre chose. Ah! pour cela, reprit-il, il est vrai. Et puis Sa Majesté s'en alla, et me laissa l'objet de l'envie. Monsieur et madame la princesse me vinrent dire un mot; madame de Maintenon, un éclair: je répondis à tout, car j'étais en fortune.»
C'est dans ces endroits que la femme d'esprit est éclipsée un moment par la caillette. On sait qu'un jour Louis XIV dansa un menuet avec madame de Sévigné. Après le menuet, elle se trouva près de son cousin le comte de Bussy, à qui elle dit: Il faut avouer que nous avons un grand roi! Oui, sans doute, ma cousine, répondit Bussy; ce qu'il vient de faire est vraiment héroïque! Il faut avouer que de toutes les sottises humaines, il n'y en a point de plus sottes que celles de la vanité.
PORTRAIT DE MADAME DE SÉVIGNÉ,
PAR
Mme DE LA FAYETTE, SOUS LE NOM D'UN INCONNU[21].
Tous ceux qui se mêlent de peindre les belles se tuent de les embellir pour leur plaire, et n'oseraient leur dire un seul mot de leurs défauts. Pour moi, Madame, grâce au privilége d'inconnu dont je jouis auprès de vous, je m'en vais vous peindre tout hardiment, et vous dire vos vérités bien à mon aise, sans crainte de m'attirer votre colère. Je suis au désespoir de n'en avoir que d'agréables à vous conter; car ce me serait un grand plaisir si, après vous avoir reproché mille défauts, je me voyais cet hiver aussi bien reçu de vous que mille gens qui n'ont fait toute leur vie que vous importuner de louanges. Je ne veux point vous en accabler, ni m'amuser à vous dire que votre taille est admirable, que votre teint a une beauté et une fleur qui assurent que vous n'avez que vingt ans; que votre bouche, vos dents et vos cheveux sont incomparables. Je ne veux point vous dire toutes ces choses, votre miroir vous le dit assez: mais comme vous ne vous amusez pas à lui parler, il ne peut vous dire combien vous êtes aimable quand vous parlez; et c'est ce que je veux vous apprendre. Sachez donc, Madame, si par hasard vous ne le savez pas, que votre esprit pare et embellit si fort votre personne, qu'il n'y en a point sur la terre d'aussi charmante, lorsque vous êtes animée dans une conversation d'où la contrainte est bannie. Tout ce que vous dites a un tel charme et vous sied si bien, que vos paroles attirent les ris et les grâces autour de vous; et le brillant de votre esprit donne un si grand éclat à votre teint et à vos yeux, que, quoiqu'il semble que l'esprit ne dût toucher que les oreilles, il est pourtant certain que le vôtre éblouit les yeux; et que, quand on vous écoute, on ne voit plus qu'il manque quelque chose à la régularité de vos traits, et l'on vous cède la beauté du monde la plus achevée. Vous pouvez juger que si je vous suis inconnu, vous ne m'êtes pas inconnue; et qu'il faut que j'aie eu plus d'une fois l'honneur de vous voir et de vous entendre, pour avoir démêlé ce qui fait en vous cet agrément dont tout le monde est surpris. Mais je veux encore vous faire voir, Madame, que je ne connais pas moins les qualités solides qui sont en vous, que je fais les agréables dont on est touché. Votre âme est grande, noble, propre à dispenser des trésors, et incapable de s'abaisser aux soins d'en amasser. Vous êtes sensible à la gloire et à l'ambition, et vous ne l'êtes pas moins aux plaisirs: vous paraissez née pour eux, et il semble qu'ils soient faits pour vous; votre présence augmente les divertissements, et les divertissements augmentent votre beauté, lorsqu'ils vous environnent. Enfin la joie est l'état véritable de votre âme, et le chagrin vous est plus contraire qu'à qui que ce soit. Vous êtes naturellement tendre et passionnée; mais, à la honte de notre sexe, cette tendresse vous a été inutile, et vous l'avez renfermée dans le vôtre, en la donnant à madame de la Fayette. Ah! Madame, s'il y avait quelqu'un au monde d'assez heureux pour que vous ne l'eussiez pas trouvé indigne du trésor dont elle jouit, et qu'il n'eût pas tout mis en usage pour le posséder, il mériterait de souffrir seul toutes les disgrâces à quoi l'amour peut soumettre tous ceux qui vivent sous son empire. Quel bonheur d'être le maître d'un cœur comme le vôtre, dont les sentiments fussent expliqués par cet esprit galant que les dieux vous ont donné! Votre cœur, Madame, est sans doute un bien qui ne peut se mériter; jamais il n'y en eut un si généreux, si bien fait et si fidèle. Il y a des gens qui vous soupçonnent de ne pas le montrer toujours tel qu'il est; mais au contraire vous êtes si accoutumée à n'y rien sentir qui ne vous soit honorable, que même vous y laissez voir quelquefois ce que la prudence vous obligerait de cacher. Vous êtes la plus civile et la plus obligeante personne qui ait jamais été; et, par un air libre et doux qui est dans toutes vos actions, les plus simples compliments de bienséance paraissent en votre bouche des protestations d'amitié; et tous les gens qui sortent d'auprès de vous s'en vont persuadés de votre estime et de votre bienveillance, sans qu'ils puissent se dire à eux-mêmes quelle marque vous leur avez donnée de l'une et de l'autre. Enfin, vous avez reçu des grâces du ciel qui n'ont jamais été données qu'à vous; et le monde vous est obligé de lui être venue montrer mille agréables qualités qui jusqu'ici lui avaient été inconnues. Je ne veux point m'embarquer à vous les dépeindre toutes, car je romprais le dessein que j'ai fait de ne pas vous accabler de louanges; et, de plus, Madame, pour vous en donner qui fussent
PORTRAIT DE MADAME DE SÉVIGNÉ
PAR LE COMTE DE BUSSY-RABUTIN;
TIRÉ DE LA GÉNÉALOGIE MANUSCRITE DE LA MAISON DE RABUTIN.
Marie de Rabutin, fille de Celse-Bénigne de Rabutin, baron de Chantal, et de Marie de Coulanges, naquit toute pleine de grâces: ce fut un grand parti pour le bien; mais pour le mérite, elle ne se pouvait dignement assortir. Elle épousa Henri de Sévigné, d'une bonne et ancienne maison de Bretagne; et quoiqu'il eût de l'esprit, tous les agréments de Marie ne le purent retenir; il aima partout, et n'aima jamais rien de si aimable que sa femme. Cependant elle n'aima que lui, bien que mille honnêtes gens eussent fait des tentatives auprès d'elle. Sévigné fut tué en duel, elle étant encore fort jeune. Cette perte la toucha vivement: ce ne fut pourtant pas, à mon avis, ce qui l'empêcha de se remarier, mais seulement sa tendresse pour un fils et pour une fille que son mari lui avait laissés, et quelque légère appréhension de trouver encore un ingrat. Par sa bonne conduite (je n'entends pas parler ici de ses mœurs[23], je veux dire par sa bonne administration), elle augmenta son bien, ne laissant pas de faire la dépense d'une personne de sa qualité: de sorte qu'elle donna un grand mariage à sa fille, et lui fit épouser François-Adhémar de Monteil, comte de Grignan, lieutenant pour le roi en Languedoc, et puis après en Provence. Ce ne fut pas le plus grand bien qu'elle fit à Françoise de Sévigné: la bonne nourriture[24] qu'elle lui donna, et son exemple, sont des trésors que les rois même ne peuvent pas toujours donner à leurs enfants. Elle en avait fait aussi quelque chose de si extraordinaire, que moi, qui ne suis point du tout flatteur, je ne me pouvais lasser de l'admirer, et que je ne la nommais plus, quand j'en parlais, que la plus jolie fille de France, croyant qu'à cela tout le monde la devait connaître[25].
Marie de Rabutin acheta encore à son fils la charge de guidon des gendarmes de M. le Dauphin[26]; ce qu'elle fit habilement, n'y ayant rien de mieux pensé que d'attacher de bonne heure ses enfants auprès d'un jeune prince, qui a toujours plus d'égards un jour pour ses premiers serviteurs que pour les autres.
Les soins que Marie de Rabutin avait pris de sa maison n'y avaient pas seuls mis tout le bon ordre qui y était: il faut rendre honneur à qui il est dû. L'abbé de Coulanges, son oncle, homme d'esprit et de mérite, l'avait fort aidée à cela.
Qui voudrait ramasser toutes les choses que Marie de Rabutin a dites en sa vie, d'un tour fin, agréable, naturellement, et sans affecter de les dire, il n'aurait jamais fait. Elle avait la vivacité et l'enjouement de son père, mais beaucoup plus poli. On ne s'ennuyait jamais avec elle; enfin elle était de ces gens qui ne devraient jamais mourir, comme il y en a d'autres qui ne devraient jamais naître.
Voici un éloge que la seule justice me fit mettre au-dessous d'un de ses portraits:
MARIE DE RABUTIN,
MARQUISE DE SÉVIGNÉ,
FILLE DU BARON DE CHANTAL,
FEMME D'UN GÉNIE EXTRAORDINAIRE
ET D'UNE SOLIDE VERTU,
COMPATIBLES AVEC BEAUCOUP D'AGRÉMENTS[27].
LETTRE DU COMTE DE BUSSY-RABUTIN
A LA MARQUISE DE COLIGNY.
A LA MARQUISE DE COLIGNY, MA FILLE[28].
Vous avez souhaité, ma chère fille, que je vous donnasse un recueil de ce que nous nous sommes écrit, votre tante de Sévigné et moi. J'approuve votre désir, et je loue votre bon goût: rien n'est plus beau que les lettres de madame de Sévigné; l'agréable, le badin et le sérieux y sont admirables; on dirait qu'elle est née pour chacun de ces caractères. Elle est naturelle, elle a une noble facilité dans ses expressions, et quelquefois une négligence hardie, préférable à la justesse des académiciens. Rien ne languit dans son style, rien n'y est forcé; il n'y a personne qui ne crût qu'il en ferait bien autant: ma questo facile è quanto difficile.
Pour ce qui me regarde dans ce recueil, ma chère fille, je n'en parlerai point; je hais les airs de vanité, et encore plus ceux d'une fausse modestie. Madame de Sévigné dit que je suis le fagot de son esprit, et moi je dis que c'est elle qui m'allume; et ce qui me le persuade, c'est que je n'ai pas tant d'esprit avec les autres qu'avec elle. Mais enfin ce recueil est curieux; et digne d'être dans le cabinet d'un roi honnête homme, c'est-à-dire dans celui de Louis le Grand. Tous les gens délicats auraient du plaisir à le lire, si on le voyait de notre temps: mais quel sera son prix à la postérité? car vous savez, ma chère fille, qu'en matière d'esprit,
Vous trouverez encore dans ce recueil quelques lettres de madame de Grignan et de notre ami Corbinelli; mais, outre qu'elles sont presque toutes dans celles de madame de Sévigné, c'est qu'elles ont encore leurs agréments, et qu'elles ne gâtent rien aux endroits où elles se trouvent.
BUSSY-RABUTIN.
LETTRES
CHOISIES
DE
MME DE SÉVIGNÉ.
LETTRE PREMIÈRE.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.
A Paris, ce 25 novembre 1655.
Vous faites bien l'entendu, M. le comte; sous ombre que vous écrivez comme un petit Cicéron, vous croyez qu'il vous est permis de vous moquer des gens: à la vérité, l'endroit que vous avez remarqué m'a fait rire de tout mon cœur; mais je suis étonnée qu'il n'y eût que cet endroit de ridicule, car, de la manière dont je vous écrivis, c'est un miracle que vous ayez pu comprendre ce que je voulais vous dire; et je vois bien qu'en effet vous avez de l'esprit, ou que ma lettre est meilleure que je ne pensais: quoi qu'il en soit, je suis bien aise que vous ayez profité de l'avis que je vous donnais.
On m'a dit que vous sollicitiez de demeurer sur la frontière cet hiver: comme vous savez, mon pauvre comte, que je vous aime un peu rustaudement, je voudrais qu'on vous l'accordât, car on dit qu'il n'y a rien qui avance tant les gens, et vous ne doutez pas de la passion que j'ai pour votre fortune: ainsi, quoi qu'il puisse arriver, je serai contente. Si vous demeurez sur la frontière, l'amitié solide y trouvera son compte; si vous revenez, l'amitié tendre sera satisfaite.
Madame de Roquelaure[29] est revenue tellement belle, qu'elle défit hier le Louvre à plate couture: ce qui donne une si terrible jalousie aux belles qui y sont, que par dépit on a résolu qu'elle ne serait pas des après-soupers, qui sont gais et galants, comme vous savez. Madame de Fiennes voulut l'y faire demeurer hier; mais on comprit, par la réponse de la reine, qu'elle pouvait s'en retourner.
Le prince d'Harcourt[30] et la Feuillade[31] eurent querelle avant-hier chez Jeannin; le prince disant que le chevalier de Gramont avait l'autre jour ses poches pleines d'argent, il en prit à témoin la Feuillade, qui dit que cela n'était point, et qu'il n'avait pas un sou.—Je vous dis que si.—Je vous dis que non.—Taisez-vous, la Feuillade.—Je n'en ferai rien.—Là-dessus le prince lui jette une assiette à la tête; l'autre lui jette un couteau; ni l'un ni l'autre ne porte: on se met entre deux, on les fait embrasser; le soir ils se parlent au Louvre, comme si de rien n'était. Si vous avez jamais vu le procédé des académistes[32] qui ont campos, vous trouverez que cette querelle y ressemble fort.
Adieu, mon cher cousin: mandez-moi s'il est vrai que vous vouliez passer l'hiver sur la frontière, et croyez bien que je suis la plus fidèle amie que vous ayez au monde.
2.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE POMPONNE[33].
Aujourd'hui lundi 17 novembre 1664, M. Fouquet a été pour la seconde fois sur la sellette; il s'est assis sans façon, comme l'autre fois. M. le chancelier a recommencé à lui dire de lever la main: il a répondu qu'il avait déjà dit les raisons qui l'empêchaient de prêter le serment. Là-dessus M. le chancelier s'est jeté dans de grands discours, pour faire voir le pouvoir légitime de la chambre; que le roi l'avait établie, et que les commissions avaient été vérifiées par les compagnies souveraines.
M. Fouquet a répondu que souvent on faisait des choses par autorité, que quelquefois on ne trouvait pas justes, quand on y avait fait réflexion.
M. le chancelier a interrompu: Comment! vous dites donc que le roi abuse de sa puissance? M. Fouquet a répondu: C'est vous qui le dites, monsieur, et non pas moi: ce n'est point ma pensée, et j'admire qu'en l'état où je suis, vous me vouliez faire une affaire avec le roi. Mais, monsieur, vous savez bien vous-même qu'on peut être surpris. Quand vous signez un arrêt, vous le croyez juste; le lendemain vous le cassez: vous voyez qu'on peut changer d'avis et d'opinion.
Mais cependant, a dit M. le chancelier, quoique vous ne reconnaissiez pas la chambre, vous lui répondez, vous lui présentez des requêtes, et vous voilà sur la sellette. Il est vrai, monsieur, a-t-il répondu, j'y suis; mais je n'y suis pas par ma volonté, on m'y mène; il y a une puissance à laquelle il faut obéir, et c'est une mortification que Dieu me fait souffrir, et que je reçois de sa main: peut-être pouvait-on bien me l'épargner, après les services que j'ai rendus et les charges que j'ai eu l'honneur d'exercer.
Après cela M. le chancelier a continué l'interrogatoire de la pension des gabelles, où M. Fouquet a très-bien répondu. Les interrogations continueront, et je continuerai de vous les mander fidèlement; je voudrais seulement savoir si mes lettres vous sont rendues sûrement.
Vous savez sans doute notre déroute de Gigeri[34]; et comme ceux qui ont donné les conseils veulent jeter la faute sur ceux qui ont exécuté, on prétend faire le procès à Gadagne; il y a des gens qui en veulent à sa tête: tout le public est persuadé pourtant qu'il ne pouvait pas faire autrement. On parle fort ici de M. d'Aleth, qui a excommunié les officiers subalternes du roi qui ont voulu contraindre les ecclésiastiques à signer. Voilà qui le brouillera avec monsieur votre père, comme cela le réunira avec le P. Annat[35].
Adieu, je sens l'envie de causer qui me prend; je ne veux pas m'y abandonner: il faut que le style des relations soit court.
3.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE POMPONNE.
Le jeudi 20 novembre 1664.
M. Fouquet a été interrogé ce matin sur le marc d'or; il a très-bien répondu. Plusieurs juges l'ont salué; M. le chancelier en a fait reproche, et a dit que ce n'était point la coutume, étant conseiller breton: «C'est à cause que vous êtes de Bretagne que vous saluez si bas M. Fouquet.» En repassant par l'Arsenal, à pied pour se promener, M. Fouquet a demandé quels ouvriers il voyait: on lui a dit que c'étaient des gens qui travaillaient à un bassin de fontaine; il y est allé, et a dit son avis, et puis s'est retourné en riant vers d'Artagnan, et lui a dit: «N'admirez-vous point de quoi je me mêle? Mais c'est que j'ai été autrefois assez habile sur ces sortes de choses-là.» Ceux qui aiment M. Fouquet trouvent cette tranquillité admirable, je suis de ce nombre; les autres disent que c'est une affectation: voilà le monde. Madame Fouquet, sa mère, a donné un emplâtre à la reine, qui l'a guérie de ses convulsions, qui étaient, à proprement parler, des vapeurs.
La plupart, suivant leurs désirs, se vont imaginant que la reine prendra cette occasion pour demander au roi la grâce de ce pauvre prisonnier; mais pour moi, qui entends un peu parler des tendresses de ce pays-là, je n'en crois rien du tout. Ce qui est admirable, c'est le bruit que tout le monde fait de cet emplâtre, disant que c'est une sainte que madame Fouquet, et qu'elle peut faire des miracles.
Aujourd'hui 21, on a interrogé M. Fouquet sur les cires et sucres: il s'est impatienté sur certaines objections qu'on lui faisait, et qui lui ont paru ridicules. Il l'a un peu trop témoigné, et a répondu avec un air et une hauteur qui ont déplu. Il se corrigera, car cette manière n'est pas bonne; mais, en vérité, la patience échappe: il me semble que je ferais tout comme lui.
Samedi au soir....
M. Fouquet est entré ce matin à la chambre; on l'a interrogé sur les octrois; il a été très-mal attaqué, et s'est très-bien défendu. Ce n'est pas, entre nous, que ce ne soit un endroit des plus glissants de son affaire. Je ne sais quel bon ange l'a averti qu'il avait été trop fier; il s'en est corrigé aujourd'hui, comme on s'est corrigé de le saluer. On ne rentrera que mercredi à la chambre; je ne vous écrirai aussi que ce jour-là. Au reste, si vous continuez à me tant plaindre de la peine que je prends à vous écrire, et à me prier de ne point continuer, je croirai que c'est vous qui vous ennuyez de lire mes lettres, et que vous vous trouvez fatigué d'y faire réponse; mais sur cela je vous promets encore de faire mes lettres plus courtes, si je puis; et je vous quitte de la peine de me répondre, quoique j'aime encore vos lettres. Après ces déclarations, je ne pense pas que vous espériez d'empêcher le cours de mes gazettes. Quand je songe que je vous fais un peu de plaisir, j'en ai beaucoup. Il se présente si peu d'occasions de témoigner son estime et son amitié, qu'il ne faut pas les perdre quand elles viennent s'offrir. Je vous supplie de faire tous mes compliments chez vous et dans votre voisinage. La reine est bien mieux.
4.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE POMPONNE.
Le lundi 24 novembre 1664.
Si j'en croyais mon cœur, c'est moi qui vous suis véritablement obligée de recevoir si bien le soin que je prends de vous instruire. Croyez-vous que je ne trouve point de consolation en vous écrivant? Je vous assure que j'y en trouve beaucoup, et que je n'ai pas moins de plaisir à vous entretenir, que vous en avez à lire mes lettres. Tous les sentiments que vous avez sur ce que je vous mande sont bien naturels; celui de l'espérance est commun à tout le monde, sans que l'on puisse dire pourquoi; mais enfin cela soutient le cœur.
Mercredi, 26 novembre.
Ce matin M. le chancelier a interrogé M. Fouquet; mais sa manière a été différente; il semble qu'il soit honteux de recevoir tous les jours sa leçon par Boucherat[36]. Il a dit au rapporteur de lire l'article sur quoi on voulait interroger l'accusé; le rapporteur a lu, et cette lecture a duré si longtemps, qu'il était dix heures et demie quand on eut fini. Il a dit: Qu'on fasse entrer Fouquet; et puis s'est repris, M. Fouquet; mais il s'est trouvé qu'il n'avait point dit qu'on le fît venir; de sorte qu'il était encore à la Bastille. On l'est donc allé querir; il est venu à onze heures. On l'a interrogé sur les octrois: il a fort bien répondu; pourtant il s'est allé embrouiller sur certaines dates, sur lesquelles on l'aurait bien embarrassé, si on avait été bien habile et bien éveillé; mais, au lieu d'être alerte, M. le chancelier sommeillait doucement: on se regardait, et je pense que notre ami en aurait ri, s'il avait osé. Enfin il s'est remis, et a continué d'interroger; et quoique M. Fouquet ait trop appuyé sur cet endroit où on le pouvait pousser, il s'est trouvé pourtant que par l'événement il aura bien dit; car dans son malheur il a de certains petits bonheurs qui n'appartiennent qu'à lui. Si l'on travaille tous les jours aussi doucement qu'aujourd'hui, le procès durera encore un temps infini.
Je vous écrirai tous les soirs; mais je n'enverrai ma lettre que le samedi au soir ou le dimanche; elle vous rendra compte de jeudi, vendredi et samedi; et il faudrait que l'on pût vous en faire tenir encore une le jeudi, qui vous apprendrait le lundi, mardi et mercredi; ainsi les lettres n'attendraient pas longtemps chez vous. Je vous conjure de faire mes compliments à votre solitaire et à votre chère moitié. Je ne vous dis rien de votre chère voisine, ce sera bientôt à moi à vous en donner des nouvelles.
5.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE POMPONNE.
Du jeudi 27 novembre 1664.
On a continué aujourd'hui les interrogatoires sur les octrois. M. le chancelier avait bonne intention de pousser M. Fouquet aux extrémités, et de l'embarrasser; mais il n'en est pas venu à bout. M. Fouquet s'est fort bien tiré d'affaire, et n'est entré qu'à onze heures, parce que M. le chancelier a fait lire le rapporteur, comme je vous l'ai mandé; et, malgré toute cette belle dévotion, il disait tout le pis contre notre pauvre ami. Le rapporteur[37] prenait toujours son parti, parce que le chancelier ne parlait que pour un côté; enfin il a dit: Voici un endroit sur quoi l'accusé ne pourra pas répondre. Le rapporteur a dit: Ah! monsieur, pour cet endroit-là, voici l'emplâtre qui le guérit; et a dit une très-forte raison, et puis il a ajouté: Monsieur, dans la place où je suis, je dirai toujours la vérité, de quelque manière qu'elle se rencontre.
On a souri de l'emplâtre, qui a fait souvenir de celui qui a fait tant de bruit. Sur cela on a fait entrer l'accusé, qui n'a pas été une heure dans la chambre; et, en sortant, plusieurs ont fait compliment à d'Ormesson de sa fermeté.
Il faut que je vous conte ce que j'ai fait. Imaginez-vous que des dames m'ont proposé d'aller dans une maison qui regarde droit dans l'Arsenal, pour voir revenir notre pauvre ami. J'étais masquée[38], je l'ai vu venir d'assez loin. M. d'Artagnan était auprès de lui; cinquante mousquetaires, à trente ou quarante pas derrière. Il paraissait assez rêveur. Pour moi, quand je l'ai aperçu, les jambes m'ont tremblé, et le cœur m'a battu si fort que je n'en pouvais plus. En s'approchant de nous pour entrer dans son trou, M. d'Artagnan l'a poussé, et lui a fait remarquer que nous étions là. Il nous a donc saluées, et a pris cette mine riante que vous lui connaissez. Je ne crois pas qu'il m'ait reconnue; mais je vous avoue que j'ai été étrangement saisie quand je l'ai vu entrer dans cette petite porte. Si vous saviez combien on est malheureux quand on a le cœur fait comme je l'ai, je suis assurée que vous auriez pitié de moi; mais je pense que vous n'en êtes pas quitte à meilleur marché, de la manière dont je vous connais. J'ai été voir votre chère voisine; je vous plains autant de ne l'avoir plus, que nous nous trouvons heureux de l'avoir. Nous avons bien parlé de notre cher ami; elle a vu Sapho[39], qui lui a redonné du courage. Pour moi, j'irai demain en reprendre chez elle; car de temps en temps je sens que j'ai besoin de réconfort. Ce n'est pas que l'on ne dise mille choses qui doivent donner de l'espérance; mais, mon Dieu! j'ai l'imagination si vive, que tout ce qui est incertain me fait mourir.
6.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE POMPONNE.
Lundi, 1er décembre 1664.
Il y a deux jours que tout le monde croyait que l'on voulait tirer l'affaire de M. Fouquet en longueur; présentement ce n'est plus la même chose, c'est tout le contraire: on presse extraordinairement les interrogations. Ce matin M. le chancelier a pris son papier, et a lu, comme une liste, dix chefs d'accusation, sur quoi il ne donnait pas le temps de répondre. M. Fouquet a dit: «Monsieur, je ne prétends pas tirer les choses en longueur; mais je vous supplie de me donner le loisir de vous répondre: vous m'interrogez, et il semble que vous ne vouliez pas écouter ma réponse; il m'est important que je parle. Il y a plusieurs articles qu'il faut que j'éclaircisse, et il est juste que je réponde sur tous ceux qui sont dans mon procès.» Il a donc fallu l'entendre, contre le gré des malintentionnés; car il est certain qu'ils ne sauraient souffrir qu'il se défende si bien. Il a fort bien répondu sur tous les chefs: on continuera de suite; et la chose ira si vite, que je compte que les interrogations finiront cette semaine. Je viens de souper à l'hôtel de Nevers; nous avons bien causé, la maîtresse du logis et moi, sur ce chapitre. Nous sommes dans des inquiétudes qu'il n'y a que vous qui puissiez comprendre; car je viens de recevoir votre lettre; elle vaut mieux que tout ce que je puis écrire. Vous mettez ma modestie à une trop grande épreuve, en me mandant de quelle manière je suis avec vous et avec votre cher solitaire. Il me semble que je le vois, et que je l'entends dire ce que vous me mandez: je suis au désespoir que ce ne soit pas moi qui ait dit: La métamorphose de Pierrot en Tartufe[40]. Cela est si naturellement dit, que si j'avais autant d'esprit que vous m'en croyez, je l'aurais trouvé au bout de ma plume.
Il faut que je vous conte une petite historiette, qui est très-vraie, et qui vous divertira. Le roi se mêle depuis peu de faire des vers; MM. de Saint-Aignan et Dangeau lui apprennent comment il faut s'y prendre. Il fit l'autre jour un petit madrigal, que lui-même ne trouva pas trop joli. Un matin il dit au maréchal de Gramont: M. le maréchal, lisez, je vous prie, ce petit madrigal, et voyez si vous en avez jamais vu un si impertinent: parce qu'on sait que depuis peu j'aime les vers, on m'en apporte de toutes les façons. Le maréchal, après avoir lu, dit au roi: Sire, Votre Majesté juge divinement bien de toutes choses; il est vrai que voilà le plus sot et le plus ridicule madrigal que j'aie jamais lu. Le roi se mit à rire, et lui dit: N'est-il pas vrai que celui qui l'a fait est bien fat? Sire, il n'y a pas moyen de lui donner un autre nom. Oh bien, dit le roi, je suis ravi que vous m'en ayez parlé si bonnement; c'est moi qui l'ai fait. Ah! sire, quelle trahison! que Votre Majesté me le rende; je l'ai lu brusquement. Non, M. le maréchal; les premiers sentiments sont toujours les plus naturels. Le roi a fort ri de cette folie, et tout le monde trouve que voilà la plus cruelle petite chose que l'on puisse faire à un vieux courtisan. Pour moi, qui aime toujours à faire des réflexions, je voudrais que le roi en fît là-dessus, et qu'il jugeât par là combien il est loin de connaître jamais la vérité.
Mardi 2 décembre.
Notre cher et malheureux ami a parlé deux heures ce matin, mais si admirablement, que plusieurs n'ont pu s'empêcher de l'admirer. M. Renard a dit entre autres: «Il faut avouer que cet homme est incomparable; il n'a jamais si bien parlé dans le parlement; il se possède mieux qu'il n'a jamais fait.» C'était encore sur les six millions et sur ses dépenses. Il n'y a rien de comparable à ce qu'il a dit là-dessus. Je vous écrirai jeudi et vendredi, qui seront les deux derniers jours de l'interrogation, et je continuerai encore jusqu'au bout.
Dieu veuille que ma dernière lettre vous apprenne ce que je souhaite le plus ardemment! Adieu, mon très-cher monsieur; priez notre solitaire (Arnauld) de prier Dieu pour notre pauvre ami. Je vous embrasse tous deux de tout mon cœur, et, par modestie, j'y joins madame votre femme.
Mardi 2 décembre.
M. Fouquet a parlé aujourd'hui deux heures entières sur les six millions; il s'est fait donner audience, il a dit des merveilles; tout le monde en était touché, chacun selon son sentiment. Pussort faisait des mines d'improbation et de négative, qui scandalisaient les gens de bien.
Quand M. Fouquet a eu cessé de parler, M. Pussort s'est levé impétueusement, et a dit: «Dieu merci, on ne se plaindra pas qu'on ne l'ait laissé parler tout son soûl.» Que dites-vous de ces paroles? ne sont-elles pas d'un bon juge? On dit que le chancelier est fort effrayé de l'érésipèle de M. de Nesmond, qui l'a fait mourir; il craint que ce ne soit une répétition pour lui. Si cela pouvait lui donner les sentiments d'un homme qui va paraître devant Dieu, encore serait-ce quelque chose; mais il faut craindre qu'on ne dise de lui comme d'Argant: e mori come visse[41].
Mardi au soir.
J'ai reçu votre lettre, qui m'a bien fait voir que je n'oblige pas un ingrat; jamais je n'ai rien vu de si agréable, ni de si obligeant: il faudrait être bien exempte d'amour-propre pour n'être pas sensible à des louanges comme les vôtres. Je vous assure donc que je suis ravie que vous ayez bonne opinion de mon cœur; et je vous assure de plus, sans vouloir vous rendre douceurs pour douceurs, que j'ai une estime pour vous infiniment au-dessus des paroles dont on se sert ordinairement pour expliquer ce que l'on pense, et que j'ai une joie et une consolation sensible de vous pouvoir entretenir d'une affaire où nous prenons tous deux tant d'intérêt.
Aujourd'hui notre cher ami est encore allé sur la sellette. L'abbé d'Effiat l'a salué en passant; il lui a dit, en lui rendant le salut: «Monsieur, je suis votre très-humble serviteur,» avec cette mine riante et fixe que nous lui connaissons. L'abbé d'Effiat a été si saisi de tendresse, qu'il n'en pouvait plus.
Aussitôt que M. Fouquet a été dans la chambre, M. le chancelier lui a dit de s'asseoir. Il a répondu: «Monsieur, vous prîtes hier avantage de ce que je m'étais assis; vous croyez que c'est reconnaître la chambre: puisque cela est, je vous prie de trouver bon que je ne me mette pas sur la sellette.» Sur cela M. le chancelier a dit qu'il pouvait donc se retirer. M. Fouquet a répondu: «Je ne prétends point par là faire un incident nouveau: je veux seulement, si vous le trouvez bon, faire ma protestation ordinaire, et en prendre acte; après quoi je répondrai.»
Il a été fait comme il a souhaité; il s'est assis, et on a continué la pension des gabelles, à quoi il a parfaitement bien répondu. S'il continue, ses interrogations lui seront bien avantageuses. On parle fort à Paris de son admirable esprit et de sa fermeté. Il a mandé une chose qui me fait frissonner. Il conjure une de ses amies de lui faire savoir son arrêt par une voie enchantée, bon ou mauvais, comme Dieu le lui enverra, sans préambule, afin qu'il ait le temps de recevoir la nouvelle par ceux qui viendront la lui dire; ajoutant que, pourvu qu'il ait une demi-heure pour se préparer, il est capable de recevoir sans émotion tout le pis qu'on lui puisse apprendre. Cet endroit-là me fait pleurer, et je suis assurée qu'il vous serre le cœur.
On n'est point entré aujourd'hui (mercredi) en la chambre, à cause de la maladie de la reine, qui a été à l'extrémité: elle est un peu mieux. Elle reçut hier au soir Notre-Seigneur comme viatique. Ce fut la plus magnifique et la plus triste chose du monde, de voir le roi et toute la cour, avec des cierges et mille flambeaux, aller conduire et requérir le saint sacrement. Il fut reçu avec une infinité de lumières. La reine fit un effort pour se soulever, et le reçut avec une dévotion qui fit fondre en larmes tout le monde. Ce n'était pas sans peine qu'on l'avait mise en cet état; il n'y avait eu que le roi capable de lui faire entendre raison; à tous les autres elle avait dit qu'elle voulait bien communier, mais non pas pour mourir: on avait été deux heures à la résoudre.
L'extrême approbation que l'on donne aux réponses de M. Fouquet déplaît infiniment à Petit[42]; on croit même qu'il engagera. Puis.... à faire le malade pour interrompre le cours des admirations, et avoir le loisir de prendre un peu haleine des autres mauvais succès. Je suis très-humble servante du cher solitaire, de madame votre femme, et de l'adorable Amalthée.
7.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE POMPONNE.
Jeudi 4 décembre 1664.
Enfin, les interrogations sont finies ce matin. M. Fouquet est entré dans la chambre; M. le chancelier a fait lire le projet tout du long. M. Fouquet a repris la parole le premier, et a dit: Monsieur, je crois que vous ne pouvez tirer autre chose de ce papier, que l'effet qu'il vient de faire, qui est de me donner beaucoup de confusion. M. le chancelier a dit: Cependant vous venez d'entendre, et vous avez pu voir par là que cette grande passion pour l'État, dont vous nous avez parlé tant de fois, n'a pas été si considérable que vous n'ayez pensé à le brouiller d'un bout à l'autre. Monsieur, a dit M. Fouquet, ce sont des pensées qui me sont venues dans le fort du désespoir où me mettait quelquefois M. le cardinal, principalement lorsqu'après avoir contribué plus que personne du monde à son retour en France, je me vis payé d'une si noire ingratitude. J'ai une lettre de lui et une de la reine mère, qui font foi de ce que je dis; mais on les a prises dans mes papiers, avec plusieurs autres. Mon malheur est de n'avoir pas brûlé ce misérable papier, qui était tellement hors de ma mémoire et de mon esprit, que j'ai été près de deux ans sans y penser, et sans croire l'avoir. Quoi qu'il en soit, je le désavoue de tout mon cœur, et je vous supplie de croire, monsieur, que ma passion pour la personne et pour le service du roi n'en a pas été diminuée. M. le chancelier a dit: Il est bien difficile de le croire, quand on voit une pensée opiniâtre exprimée en différents temps. M. Fouquet a répondu: Monsieur, dans tous les temps, et même au péril de ma vie, je n'ai jamais abandonné la personne du roi; et dans ce temps-là vous étiez, monsieur, le chef du conseil de ses ennemis, et vos proches donnaient passage à l'armée qui était contre lui.
M. le chancelier a senti ce coup; mais notre pauvre ami était échauffé, et n'était pas tout à fait le maître de son émotion. Ensuite on lui a parlé de ses dépenses; il a dit: Je m'offre à faire voir que je n'en ai fait aucune que je n'aie pu faire, soit par mes revenus, dont M. le cardinal avait connaissance, soit par mes appointements, soit par le bien de ma femme; et si je ne prouve ce que je dis, je consens d'être traité aussi mal qu'on le peut imaginer. Enfin, cet interrogatoire a duré deux heures, où M. Fouquet a très-bien dit, mais avec chaleur et colère, parce que la lecture de ce projet l'avait extrêmement touché.
Quand il a été parti, M. le chancelier a dit: Voici la dernière fois que nous l'interrogerons. M. Poncet s'est approché de M. le chancelier, et lui a dit: Monsieur, vous ne lui avez pas parlé des preuves qu'il y a comme il a commencé à exécuter le projet. M. le chancelier a répondu: Monsieur, elles ne sont pas assez fortes, il y aurait répondu trop facilement. Là-dessus Sainte-Hélène et Pussort ont dit: Tout le monde n'est pas de ce sentiment. Voilà de quoi rêver et faire des réflexions. A demain le reste.
Vendredi 5 décembre.
On a parlé ce matin des requêtes, qui sont de peu d'importance, sinon autant que les gens de bien y voudront avoir égard en jugement. Voilà qui est donc fait: c'est à M. d'Ormesson à parler, il doit récapituler toute l'affaire: cela durera encore toute la semaine prochaine, c'est-à-dire qu'entre-ci et là ce n'est pas vivre, que la vie que nous passerons. Pour moi, je ne suis pas reconnaissable, et je ne crois pas que je puisse aller jusque-là. M. d'Ormesson m'a priée de ne le plus voir que l'affaire ne soit jugée; il est dans le conclave, et ne veut plus avoir de commerce avec le monde. Il affecte une grande réserve; il ne parle point, mais il écoute; et j'ai eu le plaisir, en lui disant adieu, de lui dire tout ce que je pense. Je vous manderai tout ce que j'apprendrai. Eh! Dieu veuille que ma dernière nouvelle soit bonne! je la désire. Je vous assure que nous sommes tous à plaindre; j'entends vous et moi, et ceux qui en font leur affaire comme nous. Adieu, mon cher monsieur; je suis si triste et si accablée ce soir, que je n'en puis plus.
8.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE POMPONNE.
Mardi 9 décembre 1664.
Je vous assure que ces jours sont bien longs à passer, et que l'incertitude est une épouvantable chose: c'est un mal que toute la famille du pauvre prisonnier ne connaît point. Je les ai vus, je les ai admirés. Il semble qu'ils n'aient jamais su ni lu ce qui est arrivé dans les temps passés: ce qui m'étonne encore plus, c'est que Sapho est tout de même, elle dont l'esprit et la pénétration n'ont point de bornes. Quand je médite là-dessus, je me flatte, et je suis persuadée, ou du moins je me veux persuader, qu'elles en savent plus que moi. D'un autre côté, quand je raisonne avec d'autres gens moins prévenus, et dont le sens est admirable, je trouve nos mesures si justes, que ce sera un vrai miracle si la chose ne va pas comme nous la souhaitons. On ne perd souvent que d'une voix, et cette voix fait tout. Je me souviens de ces récusations, dont ces pauvres femmes pensaient être assurées; il est vrai que nous les perdîmes de cinq à dix-sept: depuis cela, leur assurance m'a donné de la défiance. Cependant au fond de mon cœur j'ai un petit brin d'espérance. Je ne sais d'où il vient, ni où il va, et même il n'est pas assez grand pour faire que je puisse dormir en repos. Je causai hier de toute cette affaire avec madame Duplessis[43]; je ne puis voir que les gens avec qui j'en puis parler, et qui sont dans les mêmes sentiments que moi. Elle espère, comme je fais, sans en savoir la raison. Mais pourquoi espérez-vous? Parce que j'espère. Voilà nos réponses: ne sont-elles pas bien raisonnables? Je lui disais, avec la plus grande vérité du monde, que si nous avions un arrêt tel que nous le souhaitons, le comble de ma joie était de penser que je vous enverrais un homme à cheval, à toute bride, qui vous apprendrait cette agréable nouvelle; et que le plaisir d'imaginer celui que je vous ferais rendrait le mien entièrement complet. Elle comprit cela comme moi; et notre imagination nous donna dans cette pensée plus d'un quart d'heure de campos. Cependant je veux rajuster la dernière journée de l'interrogatoire sur le crime d'État. Je vous l'avais mandée comme on me l'avait dite; mais la même personne s'en est mieux souvenue, et me l'a redite à moi. Tout le monde en a été instruit par plusieurs juges. Après que M. Fouquet eut dit que les seuls effets que l'on pouvait tirer du projet, c'était de lui avoir donné la confusion de l'entendre, M. le chancelier lui dit: Vous ne pouvez pas dire que ce ne soit là un crime d'État. Il répondit: Je confesse, monsieur, que c'est une folie et une extravagance, mais non pas un crime d'État. Je supplie ces messieurs, dit-il en se tournant vers les juges, de trouver bon que j'explique ce que c'est qu'un crime d'État: ce n'est pas qu'ils ne soient plus habiles que nous, mais j'ai eu plus de loisir qu'eux pour l'examiner. Un crime d'État, c'est quand on est dans une charge principale, qu'on a le secret du prince, et que tout d'un coup on se met du côté de ses ennemis; qu'on engage toute sa famille dans les mêmes intérêts; qu'on fait ouvrir les portes des villes dont on est gouverneur à l'armée des ennemis, et qu'on la ferme à son véritable maître; qu'on porte dans le parti tous les secrets de l'État. Voilà, messieurs, ce qui s'appelle un crime d'État. M. le chancelier ne savait où se mettre, et tous les juges avaient fort envie de rire. Voilà au vrai comme la chose se passa. Vous m'avouerez qu'il n'y a rien de plus spirituel, de plus délicat, et même de plus plaisant.
Toute la France a su et admiré cette réponse. Ensuite il se défendit en détail, et a dit ce que je vous ai mandé. J'aurais eu sur le cœur que vous n'eussiez point su cet endroit; notre cher ami y aurait beaucoup perdu. Ce matin, M. d'Ormesson a commencé à récapituler toute l'affaire; il a fort bien parlé, et fort nettement. Il dira jeudi son avis. Son camarade parlera deux jours: on prend quelques jours encore pour les autres opinions. Il y a des juges qui prétendent bien s'étendre; de sorte que nous avons encore bien à languir jusqu'à la semaine qui vient. En vérité, ce n'est pas vivre que d'être en l'état où nous sommes.
9.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE POMPONNE.
Jeudi 11 décembre 1664.
M. d'Ormesson a continué la récapitulation. Quand il est venu sur un certain article du marc d'or, Pussort a dit: Voilà qui est contre l'accusé. Il est vrai, a dit M. d'Ormesson; mais il n'y a pas de preuves. Quoi! a dit Pussort, on n'a pas fait interroger ces deux officiers-là? Non, a dit M. d'Ormesson. Ah! cela ne se peut pas, a répondu Pussort. Je n'en ai rien trouvé dans le procès, a dit M. d'Ormesson. Là-dessus Pussort a dit avec emportement: Ah! monsieur, vous deviez le dire plus tôt; voilà une lourde faute. M. d'Ormesson n'a rien répondu; mais si Pussort lui eût dit encore un mot, il lui eût répondu: Monsieur, je suis juge, et non pas dénonciateur. Ne vous souvient-il plus de ce que je vous contai une fois à Fresne? Voilà ce que c'est: M. d'Ormesson n'a découvert cela que lorsqu'il n'y a point eu de remède. M. le chancelier a interrompu plusieurs fois encore M. d'Ormesson; il lui a dit qu'il ne fallait point parler du projet, et c'est par malice; car plusieurs jugeront que c'est un grand crime, et le chancelier voudrait bien que M. d'Ormesson n'en fît point voir les preuves, qui sont ridicules, afin de ne pas affaiblir l'idée qu'on a voulu donner.
Mais M. d'Ormesson en parlera, puisque c'est un des articles qui composent le procès. Il achèvera demain. Sainte-Hélène parlera samedi. Lundi, les deux rapporteurs diront leur avis, et mardi ils s'assembleront tous dès le matin, et ne se sépareront point qu'après avoir donné un arrêt. Je suis transie quand je pense à ce jour-là. Cependant la famille a de grandes espérances. Foucault va solliciter partout, et fait voir un écrit du roi, où on lui fait dire qu'il trouverait fort mauvais qu'il y eût des juges qui appuyassent leur avis sur la soustraction des papiers; que c'est lui qui les a fait prendre; qu'il n'y en a aucun qui serve à la défense de l'accusé; que ce sont des papiers qui touchent son état, et qu'il le déclare, afin qu'on ne pense pas juger là-dessus. Que dites-vous de tout ce bon procédé? N'êtes-vous point désespéré qu'on fasse la chose de cette façon à un prince qui aimerait la justice et la vérité, s'il les connaissait? Il disait l'autre jour, à son lever, que Fouquet était un homme dangereux; voilà ce qu'on lui met dans la tête. Enfin, nos ennemis ne gardent plus aucune mesure: ils vont à présent à bride abattue; les menaces, les promesses, tout est en usage; si nous avons Dieu pour nous, nous serons les plus forts. Vous aurez peut-être encore une de mes lettres; et si nous avons de bonnes nouvelles, je vous les manderai par un homme exprès à toute bride. Je ne saurais dire ce que je ferai si cela n'est pas; je ne comprends pas moi-même ce que je deviendrai. Mille compliments à notre solitaire et à votre chère moitié. Faites bien prier Dieu.
Samedi 13 décembre.
On a voulu, après avoir bien changé et rechangé, que M. d'Ormesson dît son avis aujourd'hui, afin que le dimanche passât par-dessus, et que Sainte-Hélène, recommençant lundi sur nouveaux frais, fît plus d'impression. M. d'Ormesson a donc opiné au bannissement perpétuel, et à la confiscation de ses biens au roi. M. d'Ormesson a couronné par là sa réputation. L'avis est un peu sévère[44]; mais prions Dieu qu'il soit suivi. Il est toujours beau d'aller à l'assaut le premier.
10.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE POMPONNE.
Mercredi 17 décembre 1664.
Vous languissez, mon pauvre monsieur, mais nous languissons bien aussi. J'ai été fâchée de vous avoir mandé que l'on aurait mardi un arrêt; car, n'ayant point eu de mes nouvelles, vous avez cru que tout était perdu; cependant nous avons encore toutes nos espérances. Je vous mandai samedi comme M. d'Ormesson avait rapporté l'affaire et opiné; mais je ne vous parlai point assez de l'estime extraordinaire qu'il s'est acquise par cette action. J'ai ouï dire à des gens du métier que c'est un chef-d'œuvre que ce qu'il a fait, pour s'être expliqué si nettement, et avoir appuyé son avis sur des raisons si solides et si fortes; il y mêla de l'éloquence, et même de l'agrément. Enfin jamais homme de sa profession n'a eu une plus belle occasion de paraître, et ne s'en est mieux servi. S'il avait voulu ouvrir la porte aux louanges, sa maison n'aurait pas désempli; mais il a voulu être modeste, et s'est caché avec soin. Son camarade très-indigne, Sainte-Hélène, parla lundi et mardi: il reprit l'affaire pauvrement et misérablement, lisant ce qu'il disait, et sans rien augmenter, ni donner un autre tour à l'affaire: il opina, sans s'appuyer sur rien, que M. Fouquet aurait la tête tranchée, à cause du crime d'État. Et pour attirer plus de monde à lui, et faire un trait de Normand, il dit qu'il fallait croire que le roi donnerait grâce et pardonnerait; que c'était lui seul qui le pourrait faire. Ce fut hier qu'il fit cette belle action, dont tout le monde fut touché, autant qu'on avait été aise de l'avis de M. d'Ormesson.
Ce matin, Pussort a parlé quatre heures, mais avec tant de véhémence, tant de chaleur, tant d'emportement, tant de rage, que plusieurs juges en furent scandalisés; et on croit que cette furie peut faire plus de bien que de mal à notre pauvre ami. Il a redoublé de force sur la fin de son avis, et a dit, sur ce crime d'État, qu'un certain Espagnol nous devait faire bien de la honte, qui avait eu tant d'horreur d'un rebelle, qu'il avait brûlé sa maison, parce que Charles de Bourbon[45] y avait passé; qu'à plus forte raison nous devions avoir en abomination le crime de M. Fouquet; que, pour le punir, il n'y avait que la corde et les gibets; mais qu'à cause des charges qu'il avait possédées, et qu'il avait plusieurs parents considérables, il se relâchait à prendre l'avis de M. de Sainte-Hélène.
Que dites-vous de cette modération? C'est à cause qu'il est oncle de M. Colbert et qu'il a été récusé, qu'il a voulu en user si honnêtement. Pour moi, je saute aux nues quand je pense à cette infamie. Je ne sais si on jugera demain, ou si l'on traînera l'affaire toute la semaine. Nous avons encore de grandes salves à essuyer; mais peut-être que quelqu'un reprendra l'avis de ce pauvre M. d'Ormesson, qui jusqu'ici a été si mal suivi. Mais écoutez, je vous prie, trois ou quatre petites choses qui sont très-véritables, et qui sont assez extraordinaires. Premièrement, il y a une comète qui paraît depuis quatre jours: au commencement, elle n'a été annoncée que par des femmes, on s'en est moqué; mais à présent tout le monde l'a vue. M. d'Artagnan veilla la nuit passée, et la vit fort à son aise. M. de Neuré, grand astrologue, dit qu'elle est d'une grandeur considérable. J'ai vu M. du Foin, qui l'a vue avec trois ou quatre savants. Moi, qui vous parle, je fais veiller cette nuit pour la voir aussi: elle paraît sur les trois heures; je vous en avertis, vous pouvez en avoir le plaisir ou le déplaisir.
Berrier est devenu fou, mais au pied de la lettre; c'est-à-dire qu'après avoir été saigné excessivement, il ne laisse pas d'être en fureur; il parle de potences, de roues; il choisit des arbres exprès; il dit qu'on le veut pendre, et fait un bruit si épouvantable, qu'il le faut tenir et lier. Voilà une punition de Dieu assez visible et assez à point nommé. Il y a eu un nommé Lamothe qui a dit, sur le point de recevoir son arrêt, que MM. de Bezemaux, gouverneur de la Bastille, et Chamillart (on y met Poncet, mais je n'en suis pas si assurée) l'avaient pressé plusieurs fois de parler contre M. Fouquet et contre de Lorme; que moyennant cela ils le feraient sauver, et qu'il ne l'a pas voulu, et le déclare avant que d'être jugé. Il a été condamné aux galères. Mesdames Fouquet ont obtenu une copie de cette déposition, qu'elles présenteront demain à la chambre. Peut-être qu'on ne la recevra pas, parce que l'on est aux opinions; mais elles peuvent le dire; et comme ce bruit est répandu, il doit faire un grand effet dans l'esprit des juges. N'est-il pas vrai que tout ceci est bien extraordinaire?
Il faut que je vous raconte encore une action héroïque de Masnau: il était malade à mourir, il y a huit jours, d'une colique néphrétique; il prit plusieurs remèdes, et se fit saigner à minuit. Le lendemain, à sept heures, il se fit traîner à la chambre de justice; il y souffrit des douleurs inconcevables. M. le chancelier le vit pâlir; il lui dit: Monsieur, vous n'en pouvez plus, retirez-vous. Il lui répondit: Monsieur, il est vrai; mais il faut mourir ici. M. le chancelier, le voyant quasi s'évanouir, lui dit, le voyant s'opiniâtrer: Hé bien, monsieur, nous vous attendrons. Sur cela il sortit un quart d'heure; et dans ce temps il fit deux pierres d'une grosseur si considérable, qu'en vérité cela pourrait passer pour un miracle, si les hommes étaient dignes que Dieu en voulût faire. Ce bon homme rentra gai et gaillard, et chacun fut surpris de cette aventure.
Voilà tout ce que je sais. Tout le monde s'intéresse dans cette grande affaire. On ne parle d'autre chose; on raisonne, on tire des conséquences, on compte sur ses doigts, on s'attendrit, on craint, on souhaite, on hait, on admire, on est triste, on est accablé; enfin, mon pauvre monsieur, c'est une chose extraordinaire que l'état où l'on est présentement; mais c'est une chose divine que la résignation et la fermeté de notre cher malheureux. Il sait tous les jours ce qui se passe, et tous les jours il faudrait faire des volumes à sa louange. Je vous conjure de bien remercier monsieur votre père[46] de l'aimable billet qu'il m'a écrit, et des belles choses qu'il m'a envoyées. Hélas! je les ai lues, quoique j'aie la tête en quatre. Dites-lui que je suis ravie qu'il m'aime un peu, c'est-à-dire beaucoup, et que pour moi je l'aime encore davantage. J'ai reçu votre dernière lettre. Hé! mon Dieu, vous me payez au delà de tout ce que je fais pour vous; je vous dois du reste.
11.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE POMPONNE.
Vendredi 19 décembre 1664.
Voici un jour qui nous donne de grandes espérances; mais il faut reprendre de plus loin. Je vous ai mandé comme M. Pussort opina mercredi à la mort; jeudi, Nogués, Gisaucourt, Fériol, Héraut, à la mort encore. Roquesante finit la matinée; et, après avoir parlé une heure admirablement bien, il reprit l'avis de M. d'Ormesson. Ce matin nous avons été au-dessus du vent, car deux ou trois incertains ont été fixés; et tout d'un article nous avons eu la Toison, Masnau, Verdier, la Baume et Catinat, de l'avis de M. d'Ormesson. C'était à Poncet à parler; mais, jugeant que ceux qui restent sont quasi tous à la vie, il n'a pas voulu parler, quoiqu'il ne fût qu'onze heures. On croit que c'est pour consulter ce qu'on veut qu'il dise, et qu'il n'a pas voulu se décrier et aller à la mort sans nécessité. Voilà où nous en sommes, qui est un état si avantageux, que la joie n'en est pas entière; car il faut que vous sachiez que M. Colbert est tellement enragé, qu'on attend quelque chose d'atroce et d'injuste qui nous remettra au désespoir. Sans cela, mon pauvre monsieur, nous aurions la joie de voir notre ami, quoique bien malheureux, au moins avec la vie sauve, qui est une grande affaire. Nous verrons demain ce qui arrivera. Nous en avons sept, ils en ont six. Voici ceux qui restent: le Feron, Moussy, Brillac, Bernard, Renard, Voisin, Pontchartrain, et le chancelier. Il y en a plus qu'il ne nous en faut de bons, à ce reste-là.
Samedi.
Louez Dieu, monsieur, et le remerciez, notre pauvre ami est sauvé: il a passé de treize à l'avis de M. d'Ormesson, et neuf à celui de Sainte-Hélène. Je suis si aise, que je suis hors de moi[47].
Dimanche au soir.
Je mourais de peur qu'un autre que moi vous eût donné le plaisir d'apprendre la bonne nouvelle. Mon courrier n'a pas fait une grande diligence; il avait dit en partant qu'il n'irait coucher qu'à Livry. Enfin il est arrivé le premier, à ce qu'il m'a dit. Mon Dieu! que cette nouvelle vous a été sensible et douce, et que les moments qui délivrent tout d'un coup le cœur et l'esprit d'une si terrible peine, font sentir un inconcevable plaisir! De longtemps je ne serai remise de la joie que j'eus hier; tout de bon, elle est trop complète; j'avais peine à la contenir. Le pauvre homme apprit cette nouvelle par l'air[48], peu de moments après, et je ne doute pas qu'il ne l'ait sentie dans toute son étendue. Ce matin le roi a envoyé son chevalier du guet à mesdames Fouquet, leur recommander de s'en aller toutes deux à Montluçon en Auvergne, le marquis et la marquise de Charost à Ancenis, et le jeune Fouquet à Joinville en Champagne. La bonne femme a mandé au roi qu'elle avait soixante et douze ans; qu'elle suppliait Sa Majesté de lui donner son dernier fils, pour l'assister sur la fin de sa vie, qui apparemment ne serait pas longue. Pour le prisonnier, il n'a point encore su son arrêt. On dit que demain on le fait conduire à Pignerol; car le roi change l'exil en une prison. On lui refuse sa femme, contre toutes les règles. Mais gardez-vous bien de rien rabattre de votre joie pour tout ce procédé: la mienne est augmentée, s'il se peut, et me fait bien mieux voir la grandeur de notre victoire. Je vous manderai fidèlement la suite de cette histoire: elle est curieuse. Voilà ce qui s'est passé aujourd'hui; à demain le reste.
Lundi au soir.
Ce matin à dix heures on a amené M. Fouquet à la chapelle de la Bastille. Foucault tenait son arrêt à la main. Il lui a dit: Monsieur, il faut me dire votre nom, afin que je sache à qui je parle. M. Fouquet a répondu: Vous savez bien qui je suis, et pour mon nom je ne le dirai pas plus ici que je ne l'ai dit à la chambre; et pour suivre le même ordre, je fais mes protestations contre l'arrêt que vous m'allez lire. On a écrit ce qu'il disait, et en même temps Foucault s'est couvert, et a lu l'arrêt. M. Fouquet l'a entendu découvert. Ensuite on a séparé de lui Pecquet et Lavalée, et les cris et les pleurs de ces pauvres gens ont pensé fendre le cœur de ceux qui ne l'ont pas de fer; ils faisaient un bruit si étrange, que M. d'Artagnan a été obligé de les aller consoler; car il semblait que c'était un arrêt de mort qu'on vînt de lire à leur maître. On les a mis tous deux dans une chambre à la Bastille; on ne sait ce qu'on en fera.
Cependant M. Fouquet est allé dans la chambre de M. d'Artagnan: pendant qu'il y était, il a vu par la fenêtre passer M. d'Ormesson, qui venait de reprendre quelques papiers qui étaient entre les mains de M. d'Artagnan. M. Fouquet l'a aperçu; il l'a salué avec un visage ouvert, et plein de joie et de reconnaissance; il lui a même crié qu'il était son très-humble serviteur. M. d'Ormesson lui a rendu son salut avec une très-grande civilité, et s'en est venu, le cœur tout serré, me conter ce qu'il avait vu.
A onze heures, il y avait un carrosse prêt, où M. Fouquet est entré avec quatre hommes, M. d'Artagnan à cheval avec cinquante mousquetaires. Il le conduira jusqu'à Pignerol, où il le laissera en prison sous la conduite d'un nommé Saint-Mars, qui est fort honnête homme, et qui prendra cinquante soldats pour le garder. Je ne sais si on lui a redonné un autre valet de chambre: si vous saviez comme cette cruauté paraît à tout le monde, de lui avoir ôté ces deux hommes, Pecquet et Lavalée! C'est une chose inconcevable; on en tire même des conséquences fâcheuses, dont Dieu le préserve, comme il a fait jusqu'ici! Il faut mettre sa confiance en lui, et le laisser sous sa protection, qui lui a été si salutaire. On lui refuse toujours sa femme. On a obtenu que la mère n'irait qu'au Parc, chez sa fille qui en est abbesse. L'Écuyer suivra sa belle-sœur; il a déclaré qu'il n'avait pas de quoi se nourrir ailleurs. Monsieur et madame de Charost vont toujours à Ancenis. M. Bailly, avocat général, a été chassé pour avoir dit à Gisaucourt, avant le jugement du procès, qu'il devait bien remettre la compagnie du grand conseil en honneur, et qu'elle serait déshonorée si Chamillart, Pussort et lui allaient le même train. Cela me fâche à cause de vous: voilà une grande rigueur. Tantæne animis cœlestibus iræ[49]!
Mais non, ce n'est point de si haut que cela vient. De telles vengeances rudes et basses ne sauraient partir d'un cœur comme celui de notre maître. On se sert de son nom, et on le profane, comme vous voyez. Je vous manderai la suite: il y aurait bien à causer sur tout cela; mais il est impossible par lettres. Adieu, mon pauvre monsieur; je ne suis pas si modeste que vous, et, sans me sauver dans la foule, je vous assure que je vous aime et vous estime très-fort. J'ai vu aujourd'hui la comète; sa queue est d'une belle longueur. J'y mets une partie de mes espérances. Mille compliments à votre chère femme.
12.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE POMPONNE.
Jeudi au soir, janvier 1665.
Enfin, la mère, la belle-fille et le frère ont obtenu d'être ensemble; ils s'en vont à Montluçon, au fond de l'Auvergne. La mère avait permission d'aller au Parc-aux-Dames avec sa fille; mais sa belle-fille l'entraîne. Pour M. et madame de Charost, ils sont partis pour Ancenis; Pecquet et Lavalée sont encore à la Bastille. Y a-t-il rien au monde de si horrible que cette injustice? On a donné un autre valet de chambre au malheureux. M. d'Artagnan est sa seule consolation dans le voyage. On dit que celui qui le gardera à Pignerol est un fort honnête homme. Dieu le veuille! ou, pour mieux dire, Dieu le garde! Il l'a protégé si visiblement, qu'il faut croire qu'il en a un soin tout particulier. La Forêt, son défunt écuyer, l'aborda comme il s'en allait; il lui dit: Je suis ravi de vous voir, je sais votre fidélité et votre affection: dites à nos femmes qu'elles ne s'abattent point, que j'ai du courage de reste, et que je me porte bien. En vérité, cela est admirable. Adieu, mon cher monsieur; soyons comme lui, et ayons du courage, ne nous accoutumons point à la joie que nous donna l'admirable arrêt de samedi.
Madame de Grignan[50] est morte.
Vendredi au soir.
Il me semble, par vos beaux remercîments, que vous me donniez mon congé; mais je ne le prends pas encore. Je prétends vous écrire quand il me plaira; et dès qu'il y aura des vers du Pont-Neuf et autres, je vous les enverrai fort bien. Notre cher ami est par les chemins. Il a couru un bruit qu'il était bien malade; tout le monde disait: Quoi! déjà... On disait encore que M. d'Artagnan avait envoyé demander à la cour ce qu'il ferait de son prisonnier malade, et qu'on lui avait répondu durement qu'il le menât toujours, en quelque état qu'il fût. Tout cela est faux; mais on voit par là ce qu'on a dans le cœur, et combien il est dangereux de donner des fondements sur quoi on augmente tout ce qu'on veut. Pecquet et Lavalée sont toujours à la Bastille; en vérité, cette conduite est admirable. On recommencera la chambre après les Rois.
Je crois que les pauvres exilés sont arrivés présentement à leur gîte. Quand notre ami sera au sien, je vous le manderai; car il le faut mettre jusqu'à Pignerol, et plût à Dieu que de Pignerol nous le puissions faire venir où nous voudrions bien[51]! Et vous, mon pauvre monsieur, combien durera encore votre exil? J'y pense bien souvent. Mille compliments à monsieur votre père. On m'a dit que madame votre femme est ici; je l'irai voir. J'ai soupé hier avec une de nos amies; nous parlâmes de vous aller voir.
13.—DE MADAME DE SÉVIGNÉ A MÉNAGE.
23 juin (1668).
Votre souvenir m'a donné une joie sensible, et m'a réveillé tout l'agrément de notre ancienne amitié. Vos vers m'ont fait souvenir de ma jeunesse, et je voudrais bien savoir pourquoi le souvenir de la perte d'un bien aussi irréparable ne donne point de tristesse. Au lieu du plaisir que j'ai senti, il me semble qu'on devrait pleurer: mais, sans examiner d'où peut venir ce sentiment, je veux m'attacher à celui que me donne la reconnaissance que j'ai de votre présent. Vous ne pouvez douter qu'il ne me soit agréable, puisque mon amour-propre y trouve si bien son compte, et que j'y suis célébrée par le plus bel esprit de mon temps. Il faudrait, pour l'honneur de vos vers, que j'eusse mieux mérité tout celui que vous me faites. Telle que j'ai été, et telle que je suis, je n'oublierai jamais votre véritable et solide amitié, et je serai toute ma vie la plus reconnaissante comme la plus ancienne de vos très-humbles servantes.
La marquise de Sévigné.