Lettres de Madame de Sévigné: Précédées d'une notice sur sa vie et du traité sur le style épistolaire de Madame de Sévigné
Du bruit de Bajazet mon âme importunée[234],
fait que je veux aller à la comédie; enfin nous en jugerons.
J'ai été à Livry; hélas! ma chère enfant, que je vous ai bien tenu parole, et que j'ai songé tendrement à vous! Il y faisait très-beau, quoique très-froid; mais le soleil brillait; tous les arbres étaient parés de perles et de cristaux: cette diversité ne déplaît point. Je me promenai fort: je fus le lendemain dîner à Pomponne: quel moyen de vous redire ce qui fut dit en cinq heures? je ne m'y ennuyai point. M. de Pomponne sera ici dans quatre jours; ce serait un grand chagrin pour moi si jamais j'étais obligée à lui aller parler pour vos affaires de Provence: tout de bon, il ne m'écouterait pas; vous voyez que je fais un peu l'entendue. Mais, de bonne foi, rien n'est égal à M. d'Uzès; c'est ce qui s'appelle les grosses cordes; je n'ai jamais vu un homme, ni d'un meilleur esprit, ni d'un meilleur conseil: je l'attends pour vous parler de ce qu'il aura fait à Saint-Germain.
Vous me priez de vous écrire de grandes lettres; je pense que vous devez en être contente; je suis quelquefois épouvantée de leur immensité: ce sont toutes vos flatteries qui me donnent cette confiance. Je vous conjure de vous conserver dans ce bienheureux état, et ne passez point d'une extrémité à l'autre. De bonne foi; prenez du temps pour vous rétablir, et ne tentez point Dieu par vos dialogues et par votre voisinage.
83.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi au soir, 15 janvier 1672.
Je vous ai écrit ce matin, ma fille, par le courrier qui vous porte toutes les douceurs et tous les agréments du monde pour vos affaires de Provence; mais je veux vous écrire encore ce soir, afin qu'il ne soit pas dit que la poste arrive sans vous apporter de mes lettres. Tout de bon, ma belle, je crois que vous les aimez; vous me le dites: pourquoi voudriez-vous me tromper en vous trompant vous-même? Mais si par hasard cela n'était pas, vous seriez à plaindre de l'accablement où je vous mettrais par l'abondance de mes lettres: les vôtres font ma félicité. Je ne vous ai point répondu sur votre belle âme: c'est Langlade qui dit, la belle âme, pour badiner; mais, de bonne foi, vous l'avez fort belle; ce n'est peut-être pas de ces âmes du premier ordre, comme chose[235], ce Romain qui, pour tenir sa parole, retourna chez les Carthaginois, où il fut pis que martyrisé; mais, au-dessous, vous pouvez vous vanter d'être du premier rang: je vous trouve si parfaite et dans une si grande réputation, que je ne sais que vous dire, sinon vous admirer, et vous prier de soutenir toujours votre raison par votre courage, et votre courage par votre raison.
La pièce de Racine m'a paru belle, nous y avons été; ma belle-fille[236] m'a paru la plus miraculeusement bonne comédienne que j'aie jamais vue: elle surpasse la Desœillets de cent mille piques; et moi, qu'on croit assez bonne pour le théâtre[237], je ne suis pas digne d'allumer les chandelles quand elle paraît. Elle est laide de près, et je ne m'étonne pas que mon fils ait été suffoqué par sa présence; mais quand elle dit des vers, elle est adorable. Bajazet est beau; j'y trouve quelque embarras sur la fin; mais il y a bien de la passion, et de la passion moins folle que celle de Bérénice. Je trouve pourtant, à mon petit sens, qu'elle ne surpasse pas Andromaque, et pour les belles comédies de Corneille, elles sont autant au-dessus, que votre idée était au-dessus de..... Appliquez, et ressouvenez-vous de cette folie, et croyez que jamais rien n'approchera, je ne dis pas surpassera, je dis que rien n'approchera des divins endroits de Corneille. Il nous lut l'autre jour, chez M. de la Rochefoucauld, une comédie qui fait souvenir de sa défunte veine[238]. Je voudrais cependant que vous fussiez venue avec moi après-dîner, vous ne vous seriez point ennuyée; vous auriez peut-être pleuré une petite larme, puisque j'en ai pleuré plus de vingt; vous auriez admiré votre belle-sœur; vous auriez vu les anges (les demoiselles de Grancey) devant vous, et la Bordeaux[239], qui était habillée en petite mignonne. M. le Duc était derrière, Pomenars au-dessus, avec les laquais, son nez dans son manteau, parce que le comte de Créance le veut faire pendre, quelque résistance qu'il y fasse; tout le bel air était sur le théâtre: le marquis de Villeroi avait un habit de bal; le comte de Guiche ceinturé comme son esprit; tout le reste en bandits. J'ai vu deux fois ce comte chez M. de la Rochefoucauld; il me parut avoir bien de l'esprit, et il était moins surnaturel qu'à l'ordinaire.
Voilà notre abbé, chez qui je suis, qui vous mande qu'il a reçu le plan de Grignan, dont il est très-content: il s'y promène déjà par avance; il voudrait bien en avoir le profil; pour moi, j'attends à le bien posséder que je sois dedans. J'ai mille compliments à vous faire de tous ceux qui ont entendu les agréables paroles du roi pour M. de Grignan. Madame de Verneuil me vient la première, elle a pensé mourir. Adieu, mon enfant. Que vous dirai-je de mon amitié, et de tout l'intérêt que je prends à vous à vingt lieues à la ronde, depuis les plus grandes jusques aux plus petites choses? J'embrasse l'admirable Grignan, le prudent coadjuteur, et le présomptueux Adhémar: n'est-ce pas là comme je les nommais l'autre jour?
84.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, mercredi 20 janvier 1672.
Voilà les maximes de M. de la Rochefoucauld revues, corrigées et augmentées; c'est de sa part que je vous les envoie: il y en a de divines; et, à ma honte, il y en a que je n'entends point; Dieu sait comme vous les entendrez. Il y a un démêlé entre l'archevêque de Paris[240] et l'archevêque de Reims: c'est pour une cérémonie. Paris veut que Reims demande permission d'officier; Reims jure qu'il n'en fera rien: on dit que ces deux hommes ne s'accorderont jamais bien, qu'ils ne soient à trente lieues l'un de l'autre: ils seront donc toujours mal. Cette cérémonie est une canonisation d'un Borgia, jésuite; toute la musique de l'Opéra y fait rage: il y a des lumières jusque dans la rue Saint-Antoine; on s'y tue. Le vieux Mérinville[241] est mort sans y être allé.
Ne vous trompez-vous point, ma chère fille, dans l'opinion que vous avez de mes lettres? L'autre jour un pendard d'homme, voyant ma lettre infinie, me demanda si je pensais qu'on pût lire cela: j'en tremblai, sans dessein toutefois de me corriger; et, me tenant à ce que vous m'en dites, je ne vous épargnerai aucune bagatelle, grande ou petite, qui vous puisse divertir; pour moi, c'est ma vie et mon unique plaisir que le commerce que j'ai avec vous; toutes choses sont ensuite bien loin après. Je suis en peine de votre petit frère: il a bien froid, il campe, il marche vers Cologne pour un temps infini: j'espérais de le voir cet hiver, et le voilà. Enfin il se trouve que mademoiselle d'Adhémar est la consolation de ma vieillesse: je voudrais aussi que vous vissiez comme elle m'aime, comme elle m'appelle, comme elle m'embrasse; elle n'est point belle, mais elle est aimable; elle a un son de voix charmant; elle est blanche, elle est nette; enfin je l'aime. Vous me paraissez folle de votre fils; j'en suis fort aise; on ne saurait avoir trop de fantaisies, musquées ou point musquées, il n'importe.
Il y a demain un bal chez Madame; j'ai vu chez Mademoiselle l'agitation des pierreries: cela m'a fait souvenir de nos tribulations passées, et plût à Dieu y être encore! Pouvais-je être malheureuse avec vous? Toute ma vie est pleine de repentir: M. Nicole, ayez pitié de moi, et me faites bien envisager les ordres de la Providence. Adieu, ma chère fille; je n'oserais dire que je vous adore, mais je ne puis concevoir qu'il y ait un degré d'amitié au delà de la mienne; vous m'adoucissez et m'augmentez mes ennuis, par les aimables et douces assurances de la vôtre.
85.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi 22 janvier 1672, à dix heures du soir.
Enfin, ma fille, c'est tout ce que je puis faire que de quitter le petit coucher de mademoiselle d'Adhémar pour vous écrire. Si vous ne voulez pas être jalouse, je ne sais que vous dire: c'est la plus aimable enfant que j'aie jamais vue: elle est vive, elle est gaie, elle a de petits desseins et de petites façons qui plaisent tout à fait. J'ai été aujourd'hui chez Mademoiselle, qui m'a envoyé dire d'y aller; Monsieur y est venu, il m'a parlé de vous, il m'a assuré que rien ne pouvait tenir votre place au bal; il m'a dit que votre absence ne devait pas m'empêcher d'aller voir son bal; c'est justement de quoi j'ai grande envie. Il a été fort question de la guerre, qui est enfin très-certaine. Nous attendons la résolution de la reine d'Espagne[242]; et, quoi qu'elle dise, nous voulons guerroyer: si elle est pour nous, nous fondrons sur les Hollandais; si elle est contre nous, nous prendrons la Flandre: et quand nous aurons commencé la noise, nous ne l'apaiserons peut-être pas aisément. Cependant nos troupes marchent vers Cologne. C'est M. de Luxembourg qui doit ouvrir la scène. Il y a quelques mouvements en Allemagne.
J'ai fort causé avec M. d'Uzès: notre abbé lui a parlé de très-bonne grâce du dessein qu'il a pour l'abbé de Grignan[243]: il faut tenir cette affaire très-secrète; c'est sur la tête de M. d'Uzès qu'elle roule; car on ne peut obtenir de Sa Majesté les agréments nécessaires que par son moyen. On me dit en rentrant ici que le chevalier de Grignan a la petite vérole chez M. d'Uzès: ce serait un grand malheur pour lui, un grand chagrin pour ceux qui l'aiment, et un grand embarras pour M. d'Uzès, qui serait hors d'état d'agir dans toutes les choses où l'on a besoin de lui: voilà qui serait digne de mon malheur ordinaire.
Vous me louez continuellement sur mes lettres, et je n'ose plus parler des vôtres, de peur que cela n'ait l'air de rendre louanges pour louanges; mais encore ne faut-il pas se contraindre jusqu'à ne pas dire la vérité: vous avez des pensées et des tirades incomparables, il ne manque rien à votre style: d'Hacqueville et moi, nous étions ravis de lire certains endroits brillants; et même dans vos narrations, l'endroit qui regarde le roi, votre colère contre Lauzun et contre l'évêque, ce sont des traits de maître: quelquefois j'en donne aussi une petite part à madame de Villars; mais elle s'attache aux tendresses, et les larmes lui en viennent fort bien aux yeux. Ne craignez point que je montre vos lettres mal à propos; je sais parfaitement bien ceux qui en sont dignes, et ce qu'il en faut dire ou cacher.
Écoutez, ma fille, une bonté et une douceur charmante du roi votre maître; cela redoublera bien votre zèle pour son service. Il m'est revenu de très-bon lieu que l'autre jour M. de Montausier[244] demanda une petite abbaye à Sa Majesté pour un de ses amis; il en fut refusé, et sortit fâché de chez le roi, en disant: Il n'y a que les ministres et les maîtresses qui aient du pouvoir en ce pays. Ces paroles n'étaient pas trop bien choisies; le roi les sut: il fit appeler M. de Montausier, lui reprocha avec douceur son emportement, le fit souvenir du peu de sujet qu'il avait de se plaindre de lui, et le lendemain il fit madame de Crussol[245] dame du palais: je vous dis que voilà des conduites de Titus: vous pouvez juger si le gouverneur a été confondu, aussi bien que l'évêque, qui vous doit sa députation. Ces manières de se venger sont bien cruelles. Le roi a raccommodé l'archevêque de Reims avec l'archevêque de Paris. Que vous dirai-je encore? ma pauvre tante est accablée de mortelles douleurs; cela me fait une tristesse et un devoir qui m'occupent.
86.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Sainte-Marie du Faubourg, vendredi 29 janvier 1672, jour de saint François de Sales, et jour que vous fûtes mariée. Voilà ma première radoterie; c'est que je fais des bouts de l'an de tout.
Me voici dans un lieu, ma fille, qui est le lieu du monde où j'ai pleuré, le jour de votre départ, le plus abondamment et le plus amèrement: la pensée m'en fait encore tressaillir. Il y a une bonne heure que je me promène toute seule dans le jardin: toutes nos sœurs sont à vêpres, embarrassées d'une méchante musique; et moi, j'ai eu l'esprit de m'en dispenser. Ma chère enfant, je n'en puis plus; votre souvenir me tue en mille occasions: j'ai pensé mourir dans ce jardin, où je vous ai vue si souvent: je ne veux point vous dire en quel état je suis; vous avez une vertu sévère, qui n'entre point dans la faiblesse humaine; il y a des jours, des heures, des moments où je ne suis pas la maîtresse: je suis faible, et ne me pique point de ne l'être pas: tant y a, je n'en puis plus, et, pour m'achever, voilà un homme que j'avais envoyé chez le chevalier de Grignan, qui me dit qu'il est extraordinairement mal: cette pitoyable nouvelle n'a pas séché mes yeux. Je crois qu'il dispose en votre faveur de ce qu'il a: gardez-le, quoique ce soit peu, pour une marque de sa tendresse, et ne le donnez point, comme votre cœur le voudrait: il n'y a pas un de vos beaux-frères qui, à proportion, ne soit plus riche que vous. Je ne puis vous dire le déplaisir que j'ai dans la vue de cette perte. Hélas! un petit aspic, comme M. de Rohan, revient de la mort; et cet aimable garçon, bien né, bien fait, de bon naturel, d'un bon cœur, dont la perte ne fait de bien à personne, nous va périr entre les mains! Si j'étais libre, je ne l'aurais pas abandonné; je ne crains point son mal, mais je ne fais pas sur cela ma volonté. Vous recevrez par cet ordinaire des lettres écrites plus tard, qui vous parleront plus précisément de ce malheur: pour moi, je me contente de le sentir.
Hier au soir, madame du Fresnoi[246] soupa chez nous: c'est une nymphe, c'est une divinité; mais madame Scarron, madame de la Fayette et moi, nous voulûmes la comparer à madame de Grignan, et nous la trouvâmes cent piques au-dessous, non pas pour l'air ni pour le teint; mais ses yeux sont étranges, son nez n'est pas comparable au vôtre, sa bouche n'est point fine, la vôtre est parfaite; et elle est tellement recueillie dans sa beauté, que je trouve qu'elle ne dit précisément que les paroles qui lui siéent bien: il est impossible de se la représenter parlant communément et d'affection sur quelque chose. Pour votre esprit, ces dames ne mirent aucun degré au-dessus du vôtre, et votre conduite, votre sagesse, votre raison, tout fut célébré: je n'ai jamais vu une personne si bien louée; je n'eus pas le courage de faire les honneurs de vous, ni de parler contre ma conscience.
On dit que le chancelier est mort; je ne sais si on donnera les sceaux avant que cette poste parte. La comtesse (de Fiesque) est très-affligée de la mort de sa fille; elle est à Sainte-Marie de Saint-Denis. Mon enfant, on ne peut assez se conserver, et grosse, et en couche, ni assez éviter d'être dans ces deux états, je ne parle pour personne. Adieu, ma très-chère, cette lettre sera courte: je ne puis rien écrire dans l'état où je suis; vous n'avez pas besoin de ma tristesse; mais si quelquefois vous recevez des lettres infinies, ne vous en prenez qu'à vous, et aux flatteries que vous me dites sur le plaisir que vous donne leur longueur; vous n'oseriez plus vous en plaindre. Je vous embrasse mille fois, et m'en retourne à mon jardin, et puis à un bout de salut, et puis chez des malades qui sont aussi chagrins que moi.
Voilà Madeleine-Agnès qui entre, et qui vous salue en Notre-Seigneur.
87.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, mercredi 3 février 1672.
J'eus hier une heure de conversation avec M. de Pomponne[247]: il faudrait plus de papier qu'il n'y en a dans mon cabinet pour vous dire la joie que nous eûmes de nous revoir, et comme nous passions à la hâte sur mille chapitres, que nous n'avions pas le temps de traiter à fond. Enfin je ne l'ai point trouvé changé; il est toujours parfait; il croit que je vaux plus que je ne vaux effectivement: son père lui a fait comprendre qu'il ne pouvait l'obliger plus sensiblement qu'en m'obligeant en toutes choses: mille autres raisons, à ce qu'il dit, lui donnent ce même désir, et surtout il se trouve que j'ai le gouvernement de Provence sur les bras; c'est un prétexte admirable pour avoir bien des affaires ensemble: voilà le seul chapitre qui ne fut point étranglé. Je lui parlai à loisir de l'évêque; il sait écouter aussi bien que répondre, et crut aisément le plan que je lui fis des manières du prélat; il ne me parut pas qu'il approuvât qu'un homme de sa profession voulût faire le gouverneur: il me semble que je n'oubliai rien de ce qu'il fallait dire: il me donne toujours de l'esprit; le sien est tellement aisé, qu'on prend, sans y penser, une confiance qui fait qu'on parle heureusement de tout ce qu'on pense: je connais mille gens qui font le contraire. Enfin, ma fille, sans vouloir m'attirer de nouvelles douceurs, dont vous êtes prodigue pour moi, je sortis avec une joie incroyable, dans la pensée que cette liaison avec lui vous serait très-utile; nous sommes demeurés d'accord de nous écrire; il aime mon style naturel et dérangé, quoique le sien soit comme celui de l'éloquence même. Je vous mandai l'autre jour de tristes nouvelles du pauvre chevalier, on venait de me les donner de même; j'appris le soir qu'il n'était pas si mal, et enfin il est encore en vie, quoiqu'il ait été au delà de l'extrême-onction, et qu'il soit encore très-mal: sa petite vérole sort et sèche en même temps; il me semble que c'est comme celle de madame de Saint-Simon. Ripert vous en écrira plus sûrement que moi; j'en sais pourtant tous les jours des nouvelles, et j'en suis dans une très-véritable inquiétude; je l'aime encore plus que je ne pensais. Cette nuit, madame la princesse de Conti est tombée en apoplexie: elle n'est pas encore morte, mais elle n'a aucune connaissance; elle est sans pouls et sans parole; on la martyrise pour la faire revenir: il y a cent personnes dans sa chambre, trois cents dans sa maison: on pleure, on crie; voilà tout ce que j'en sais jusqu'à présent. Pour M. le chancelier (P. Séguier), il est mort très assurément; mais mort en grand homme: son bel esprit, sa prodigieuse mémoire, sa naturelle éloquence, sa haute piété, se sont rassemblés aux derniers jours de sa vie: la comparaison du flambeau qui redouble sa lumière en finissant, est juste pour lui. Le Mascaron[248] l'assistait, et se trouvait confondu par ses réponses et par ses citations; il paraphrasait le Miserere, et faisait pleurer tout le monde; il citait la sainte Écriture et les Pères, mieux que les évêques dont il était environné; enfin sa mort est une des plus belles et des plus extraordinaires choses du monde. Ce qui l'est encore plus, c'est qu'il n'a point laissé de grands biens; il était aussi riche en entrant à la cour, qu'il l'était en mourant. Il est vrai qu'il a établi sa famille; mais si on prenait chez lui, ce n'était pas lui. Enfin il ne laisse que soixante-dix mille livres de rente; est-ce du bien pour un homme qui a été quarante ans chancelier, et qui était riche naturellement? La mort découvre bien des choses, et ce n'est point de sa famille que je tiens tout ceci. On les voit: nous avons fait aujourd'hui nos stations, madame de Coulanges et moi. Madame de Verneuil[249] est si mal, qu'elle n'a pu voir le monde. On ne sait encore qui aura les sceaux.
Je vous conjure de mander au coadjuteur qu'il songe à faire réponse sur l'affaire dont lui écrit M. d'Agen[250], j'en suis tourmentée: cela est mal d'être paresseux avec un évêque de réputation. Je remets tous les jours à écrire à ce coadjuteur; son irrégularité me débauche; je le condamne, et je l'imite. J'embrasse M. de Grignan: est-il encore question des grives? Il y avait l'autre jour une dame[251] qui confondit ce qu'on dit d'une grive, et au lieu de dire, elle est soûle comme une grive, disait que la première présidente était sourde comme une grive; cela fit rire. Adieu, ma chère fille, je vous aime, ce me semble, bien plus que moi-même. Votre fille est aimable, je m'en amuse de bonne foi; elle embellit tous les jours; ce petit ménage me donne la vie.
88.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi 5 février 672. Il y a aujourd'hui mille ans que je suis née.
Je suis ravie, ma bonne, que vous aimiez mes lettres; je ne crois pourtant pas qu'elles soient aussi agréables que vous me le dites. Je vous envoie quatre rames de papier; vous savez à quelle condition: j'espère en recevoir la plus grande partie entre ci et Pâques; après cela, j'aspirerai à d'autres plaisirs.
On m'a assuré ce matin que le chevalier se portait mieux: j'espère en sa jeunesse; je prie Dieu de tout mon cœur qu'il nous le redonne. Madame la princesse de Conti mourut sept ou huit heures après que j'eus fermé mon paquet; c'est-à-dire, hier à quatre heures du matin, sans aucune connaissance, ni avoir jamais dit une seule parole de bon sens: elle appelait quelquefois Cécile, une femme de chambre, et disait: Mon Dieu! On croyait que son esprit allait revenir, mais elle n'en disait pas davantage. Elle expira en faisant un grand cri, et au milieu d'une convulsion qui lui fit imprimer ses doigts dans le bras d'une femme qui la tenait. La désolation de sa chambre ne peut s'exprimer: M. le Duc, MM. les princes de Conti, madame de Longueville, madame de Gamaches, pleuraient de tout leur cœur. Madame de Gesvres avait pris le parti des évanouissements; madame de Brissac de crier les hauts cris, et de se jeter par la place. Il fallut les chasser, parce qu'on ne savait plus ce qu'on faisait: ces deux personnages n'ont pas réussi: qui prouve trop ne prouve rien, dit je ne sais qui. Enfin, la douleur est universelle. Le roi a paru touché, et a fait son panégyrique, en disant qu'elle était plus considérable par sa vertu que par la grandeur de sa fortune. M. le Prince est tuteur: il y a vingt mille écus aux pauvres, autant à ses domestiques; elle veut être enterrée à sa paroisse tout simplement, comme la moindre femme. Je ne sais si ce détail est à propos; mais vous voulez et vous souffrez que mes lettres soient longues, et voilà le hasard que vous courez. Je vis hier sur son lit cette sainte princesse; elle était défigurée par le martyre qu'on lui avait fait à la bouche: on lui avait rompu deux dents, et brûlé la tête; c'est-à-dire que si les pauvres patients ne mouraient point de l'apoplexie, ils seraient à plaindre de l'état où on les met. Il y a de belles réflexions à faire sur cette mort, cruelle pour toute autre, mais très-heureuse pour elle qui ne l'a point sentie, et qui était toujours préparée. Brancas en est pénétré.
J'oubliai avant-hier de vous mander que j'avais rencontré Canaples à Notre-Dame, et qu'après mille amitiés pour M. de Grignan, il me dit que le maréchal de Villeroi l'avait assuré que les lettres de M. de Grignan étaient admirées dans le conseil, qu'on les lisait avec plaisir, et que le roi avait dit qu'il n'en avait jamais vu de mieux écrites: je lui promis de vous le mander. Cette dame que je ne vous nommai point dans ma dernière lettre, c'était madame de Louvois. A propos, M. de Louvois est entré et assis au conseil depuis quatre jours, en qualité de ministre. Le roi scellera demain avec six conseillers d'État et quatre maîtres des requêtes; on ne sait combien cela durera: voilà une belle charge, dont Sa Majesté s'acquittera très-bien. Il me vient des pensées folles sur le chancelier; mais où puis-je les avoir prises, dans le chagrin où je suis depuis deux ou trois jours? Cette veille, ce jour, ce lendemain, ce temps de votre départ de l'année passée, tout cela m'a tellement touché le cœur et l'esprit, que j'en avais sans cesse les larmes aux yeux, malgré moi: car rien n'est moins utile que les douleurs d'une chose sur laquelle on n'a plus aucun pouvoir: on se tue, on se dévore hors de propos, aussi bien qu'à faire des souhaits et des châteaux en Espagne: vous êtes trop sage pour les aimer; et moi, je les aime.
89.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi 12 février 1672.
Je ne puis, ma chère fille, qu'être en peine de vous, quand je songe au déplaisir que vous aurez de la mort du pauvre chevalier. Vous l'aviez vu depuis peu; c'était assez pour l'aimer beaucoup, et pour connaître encore plus toutes les bonnes qualités que Dieu avait mises en lui. Il est vrai que jamais homme n'a été mieux né, et n'a eu des sentiments plus droits et plus souhaitables, avec une très-belle physionomie et une très-grande tendresse pour vous; tout cela le rendait infiniment aimable, et pour vous et pour tout le monde. Je comprends bien aisément votre douleur, puisque je la sens en moi: cependant j'entreprends de vous amuser un quart d'heure, et par des choses où vous avez intérêt, et par le récit de ce qui se passe dans le monde.
J'ai eu une grande conversation avec M. le Camus; il entre si parfaitement bien dans nos sentiments, qu'il me donne des conseils; il est piqué des conduites malhonnêtes; et comme il en a de fort contraires, il n'a nulle peine à entrer dans nos vues, où la droiture et la sincérité sont en usage: c'est ce dont il ne faut point se départir, quoi qu'il arrive; cette mode revient toujours. On ne trompe guère longtemps le monde, et les fourbes sont enfin découverts: j'en suis persuadée. M. de Pomponne n'est pas moins opposé à ce qui lui est si contraire; et je vous puis assurer que, si j'étais aussi habile sur toutes choses que je le suis pour discourir là-dessus, il ne manquerait rien à ma capacité. Dites-moi quelquefois quelque chose d'agréable pour M. le Camus: ce sont des faveurs précieuses pour lui, et d'autant plus qu'il n'est obligé à aucune réponse.
Le marquis de Villeroi est donc parti pour Lyon comme je vous l'ai mandé; le roi lui fit dire par le maréchal de Créqui qu'il s'éloignât: on croit que c'est pour quelques discours chez madame la comtesse (de Soissons); enfin,
Le roi demanda à Monsieur, qui revenait de Paris: Eh bien! mon frère, que dit-on à Paris? Monsieur lui répondit: On parle fort de ce pauvre marquis.—Et qu'en dit-on?—On dit, monsieur, que c'est qu'il a voulu parler pour un autre malheureux.—Et quel malheureux, dit le roi?—Pour le chevalier de Lorraine, dit Monsieur.—Mais, dit le roi, y songez-vous encore à ce chevalier de Lorraine? vous en souciez-vous? Aimeriez-vous bien quelqu'un qui vous le rendrait?—En vérité, répondit Monsieur, ce serait le plus sensible plaisir que je pusse recevoir en ma vie.—Oh bien! dit le roi, je veux vous faire ce présent; il y a deux jours que le courrier est parti; il reviendra; je vous le redonne, et veux que vous m'ayez toute votre vie cette obligation, et que vous l'aimiez pour l'amour de moi; je fais plus, car je le fais maréchal de camp dans mon armée. Là-dessus, Monsieur se jette aux pieds du Roi, lui embrasse longtemps les genoux, et lui baise une main avec une joie sans égale. Le roi le relève, et lui dit: Mon frère, ce n'est pas ainsi que des frères se doivent embrasser; et l'embrasse fraternellement. Tout ce détail est de très-bon lieu, et rien n'est plus vrai: vous pouvez là-dessus faire vos réflexions, tirer vos conséquences, et redoubler vos belles passions pour le service du roi votre maître. On dit que Madame fera le voyage, et que plusieurs dames l'accompagneront. Les sentiments sont divers chez Monsieur: les uns ont le visage alongé d'un demi-pied, d'autres l'ont raccourci d'autant. On dit que celui du chevalier de Beuvron est infini. M. de Navailles revient aussi, et servira de lieutenant général dans l'armée de Monsieur, avec M. de Schomberg. Le roi a dit au maréchal de Villeroi: «Il fallait cette petite pénitence à votre fils, mais les peines de ce monde ne durent pas toujours. Vous pouvez vous assurer que tout ceci est vrai; c'est mon aversion que les faux détails, mais j'aime les vrais: si vous n'êtes de mon goût, vous êtes perdue; car en voici d'infinis.
La Marans était l'autre jour seule en mante chez madame de Longueville; on sifflait dessus. Langlade vous mande que l'autre jour, en vue de vous plaire, il la releva bien de sentinelle sur des sottises qu'elle lui disait, et qu'il vous eût bien souhaité derrière la porte: plût à Dieu que vous y eussiez été! Madame de Brissac était inconsolable chez madame de Longueville; mais par malheur le comte de Guiche se mit à causer avec elle, et elle oublia son rôle, aussi bien que celui du désespoir le jour de la mort[253]; car il fallait en un certain endroit qu'elle eût perdu connaissance; elle l'oublia, et reconnut fort bien des gens qui entraient.
Adieu, ma très-chère, ma très-aimable; ne trouvez-vous pas qu'il y a bien longtemps que nous sommes séparées? Je suis frappée de cette douleur d'une manière tellement importune, qu'elle me serait insupportable, si je n'aimais à vous aimer autant que je fais, quelques peines qui y soient attachées.
90.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi au soir, 26 février 1672.
J'ai reçu la lettre que vous m'avez écrite pour M. de la Valette; tout m'est cher de ce qui vient de vous: je lui veux faire avoir Pellisson pour rapporteur, afin de voir s'il sait bien faire le maître des requêtes; je ne le puis croire, si je ne le vois.
Cette pauvre Madame[254] est toujours à l'agonie; c'est une chose étrange que l'état où elle est. Mais tout est en émotion dans Paris: le courrier d'Espagne est revenu; il dit que non-seulement la reine d'Espagne se tient au traité des Pyrénées, qui est de ne point accabler ses alliés, mais qu'elle défendra les Hollandais de toute sa puissance: voilà donc la plus grande guerre du monde allumée; et pourquoi? C'est bien proprement les petits soufflets; vous en souvient-il? Nous allons attaquer la Flandre; les Hollandais se joindront aux Espagnols; Dieu nous garde des Suédois, des Anglais, des Allemands; je suis assommée de cette nouvelle. Je voudrais bien que quelque ange voulût descendre du ciel pour calmer tous les esprits et faire la paix.
Notre cardinal (de Retz) est toujours malade; je lui rends de grands soins: il vous aime toujours; il compte que vous l'aimez aussi.
Je vous éclaircirai un peu mieux l'affaire dont vous me parlâtes l'autre jour; mais M. le comte de Guiche ni M. de Longueville n'en sont point, ce me semble: enfin je vous en instruirai. M. de Boufflers a tué un homme après sa mort; il était dans sa bière et en carrosse, on le menait à une lieue de Boufflers pour l'enterrer; son curé était avec le corps. On verse; la bière coupe le cou au pauvre curé. Hier un homme versa en revenant de Saint-Germain; il se creva le cœur, et mourut dans le carrosse.
Madame Scarron, qui soupe ici tous les soirs, et dont la compagnie est délicieuse, s'amuse et se joue avec votre fille; elle la trouve jolie, et point du tout laide. Cette petite appelait hier l'abbé Têtu son papa: il s'en défendit par de très-bonnes raisons, et nous le crûmes. Je vous embrasse, ma très-aimable; je vous mandai tant de choses en dernier lieu, qu'il me semble que je n'ai rien à dire aujourd'hui; je vous assure pourtant que je ne demeurerais pas court, si je voulais vous dire tous les sentiments que j'ai pour vous.
91.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Livry, mardi 1er mars 1672.
Je commence ma lettre aujourd'hui, ma fille, jour de mardi gras; je l'achèverai demain. Si vous êtes à Sainte-Marie, je suis chez notre abbé, qui a depuis deux jours un petit déréglement qui lui donne de l'émotion; je n'en suis pas encore en peine; mais j'aimerais mieux qu'il se portât tout à fait bien. Madame de Coulanges et madame Scarron me voulaient mener à Vincennes; M. de la Rochefoucauld voulait que j'allasse chez lui entendre lire une comédie de Molière[255]; mais, en vérité, j'ai tout refusé avec plaisir; et me voilà à mon devoir, avec la joie et la tristesse de vous écrire: il y a longtemps vraiment que je vous écris. Vous êtes donc à Sainte-Marie, ne voulant pas laisser échapper un moment de la douleur que vous avez de la mort du pauvre chevalier; vous la voulez sentir à longs traits, sans en rien rabattre, sans aucune distraction: cette application à faire valoir et à vouloir sentir toute votre tristesse, me paraît d'une personne qui n'est pas si embarrassée qu'une autre[256] d'avoir des occasions de s'affliger; j'en prends à témoin votre cœur.
Voilà donc votre carnaval échappé de la fureur des réjouissances publiques; sauvez-vous aussi de l'air de la petite vérole: je crains pour vous beaucoup plus que vous. Nous avons ici madame de la Troche: il est vrai qu'elle sait arriver à Paris: son séjour de l'année passée fut bien abîmé à mon égard, dans l'extrême douleur de vous perdre. Depuis ce temps, ma chère enfant, vous êtes arrivée partout, comme vous dites; mais point du tout à Paris. Vos réflexions sur l'espérance sont divines: si Bourdelot[257] les avait faites, tout l'univers le saurait; vous ne faites pas tant de bruit pour faire des merveilles: le malheur du bonheur est tellement bien dit, qu'on ne peut trop aimer une plume qui exprime ces choses-là. Vous dites tout sur l'espérance; et je suis si fort de votre avis, que je ne sais si je dois aller en Provence, tant j'ai de crainte d'en repartir. Je vois déjà comme le temps galopera; je connais ses manières; mais ensuite de cette belle réflexion, mon cœur décide comme le vôtre, et je ne souhaite rien tant que de partir: je veux même espérer qu'il peut arriver de telles choses, que je vous ramènerai avec moi: c'est là-dessus qu'il est difficile de parler de si loin: du moins, ma fille, il ne tiendra pas à une maison, ni à des meubles; je ne songe qu'à vous; les pas que je fais pour vous sont les premiers; les autres viennent après comme ils peuvent.
J'ai donné vos lettres au faubourg, elles sont bien faites: on y trouve la réflexion de M. de Grignan admirable: on l'a pensée quelquefois; mais vous l'avez habillée pour paraître devant le monde. Je n'ai pas dit ce que vous avez trouvé dans la maxime[258] qui ressemble à la chanson; pour moi, je suis de votre avis: je saurai s'ils ont eu un autre dessein que de vouloir louer les fantaisies, c'est-à-dire les passions: si cela est, l'exacte philosophie s'en offense; si cela n'est pas, il faut qu'ils s'expliquent mieux.
Je soupai hier chez Gourville avec les la Rochefoucauld, les Plessis, les la Fayette, les Tournay[259]: nous attendions le grand Pomponne; mais le service de ce cher maître que vous honorez tant l'empêcha de se retrouver avec la fleur de ses amis: il a bien des affaires, à cause des dépêches qu'il faut écrire partout, et à cause de la guerre.
L'archevêque de Toulouse[260] a été fait cardinal à Rome; et la nouvelle en est venue ici dans le temps qu'on attendait celle de M. de Laon[261] c'est une grande douleur pour tous ses amis. On tient que M. de Laon s'est sacrifié pour le service du roi, et qu'afin de ne point trahir les intérêts de la France, il n'a point ménagé le cardinal Altieri, qui lui a fait ce tour.
Benserade a dit plaisamment à mon gré que le retour du chevalier de Lorraine réjouissait ses amis et affligeait ses créatures; car il n'y en a point qui lui ait gardé fidélité.
J'ai su, sans en pouvoir douter, qu'il ne tiendra encore qu'à nous d'avoir la paix. La reine d'Espagne n'a point précisément répondu comme on le disait: elle a dit simplement qu'elle se tenait au traité de paix, qui permet d'assister ses alliés. Nous avons pris la même liberté pour le Portugal; elle promet même présentement de ne point assister les Hollandais: elle ne le veut pas signer; voilà le procès. Si on s'opiniâtre à vouloir qu'elle signe, tout est perdu; sinon, la paix sera bientôt faite, quand nous n'aurons pas l'Espagne contre nous: le temps nous en apprendra davantage. Adieu, ma très-chère et très-aimable; je crains bien qu'aimant la solitude comme vous faites, vous ne vous creusiez les yeux et l'esprit à force de rêver.
92.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, mercredi au soir, 9 mars 1672.
Ne me parlez plus de mes lettres, ma fille; je viens d'en recevoir une de vous qui enlève, tout aimable, toute brillante, toute pleine de pensées, toute pleine de tendresse: c'est un style juste et court, qui chemine et qui plaît au souverain degré, même sans vous aimer comme je fais. Je vous le dirais plus souvent, sans que je crains[262] d'être fade; mais je suis toujours ravie de vos lettres sans vous le dire: madame de Coulanges l'est aussi de quelques endroits que je lui fais voir, et qu'il est impossible de lire toute seule. Il y a un petit air de dimanche gras répandu sur cette lettre, qui la rend d'un goût nonpareil.
Il y avait longtemps que vous étiez abîmée: j'en étais toute triste; mais le jeu de l'oie vous a renouvelée, comme il l'a été par les Grecs: je voudrais bien que vous n'eussiez joué qu'à l'oie, et que vous n'eussiez point perdu tant d'argent. Un malheur continuel pique et offense; on hait d'être houspillé par la fortune; cet avantage que les autres ont sur nous blesse et déplaît, quoique ce ne soit point dans une occasion d'importance. Nicole dit si bien cela! enfin j'en hais la fortune, et me voilà bien persuadée qu'elle est aveugle de vous traiter comme elle fait; si elle n'était que borgne, vous ne seriez point si malheureuse.
Vous me demandez les symptômes de cet amour[263]: c'est premièrement une négative vive et prévenante; c'est un air outré d'indifférence qui prouve le contraire; c'est le témoignage des gens qui voient de près, soutenu de la voix publique; c'est une suspension de tout ce mouvement de la machine ronde; c'est un relâchement de tous les soins ordinaires, pour vaquer à un seul; c'est une satire perpétuelle contre les vieilles gens amoureux; vraiment il faudrait être bien fou, bien insensé: quoi, une jeune femme! voilà une bonne pratique pour moi; cela me conviendrait fort; j'aimerais mieux m'être rompu les deux bras. Et à cela on répond intérieurement: Et oui, tout cela est vrai; mais vous ne laissez pas d'être amoureux: vous dites vos réflexions; elles sont justes, elles sont vraies, elles font votre tourment; mais vous ne laissez pas d'être amoureux: vous êtes tout plein de raison, mais l'amour est plus fort que toutes les raisons: vous êtes malade, vous pleurez, vous enragez, et vous êtes amoureux. Si vous conduisez à cette extrémité M. de Vence[264], je vous prie, ma fille, que j'en sois la confidente; en attendant, vous ne sauriez avoir un plus agréable commerce: c'est un prélat d'un esprit et d'un mérite distingué; c'est le plus bel esprit de son temps: vous avez admiré ses vers, jouissez de sa prose; il excelle en tout; il mérite que vous en fassiez votre ami. Vous citez plaisamment cette dame qui aimait à faire tourner la tête à des moines: ce serait une bien plus grande merveille de la faire tourner à M. de Vence, lui dont la tête est si bonne, si bien faite et si bien organisée: c'est un trésor que vous avez en Provence, profitez-en; du reste, sauve qui peut!
Je vous défends, ma chère enfant, de m'envoyer votre portrait: si vous êtes belle, faites-vous peindre, mais gardez-moi cet aimable présent pour quand j'arriverai: je serais fâchée de le laisser ici; suivez mon conseil, et recevez en attendant un présent passant tous les présents passés et présents; car ce n'est pas trop dire: c'est un tour de perles de douze mille écus; cela est un peu fort, mais il ne l'est pas plus que ma bonne volonté: enfin regardez-le, pesez-le, voyez comme il est enfilé, et puis dites-m'en votre avis: c'est le plus beau que j'aie jamais vu; on l'a admiré ici. Si vous l'approuvez, qu'il ne vous tienne point au cou, il sera suivi de quelques autres; car pour moi, je ne suis point libérale à demi: sérieusement, il est beau, et vient de l'ambassadeur de Venise, notre défunt voisin. Voilà aussi des pincettes pour cette barbe incomparable; ce sont les plus parfaites de Paris. Voilà aussi un livre que mon oncle de Sévigné[265] m'a priée de vous envoyer; je m'imagine que ce n'est pas un roman: je ne lui laisserai pas le soin de vous envoyer les contes de la Fontaine, qui sont...... vous en jugerez.
Nous tâchons d'amuser notre bon cardinal[266]: Corneille lui a lu une pièce qui sera jouée dans quelque temps, et qui fait souvenir des anciennes Molière lui lira samedi Trissotin, qui est une fort plaisante chose. Despréaux lui donnera son Lutrin et sa Poétique: voilà tout ce qu'on peut faire pour son service. Il vous aime de tout son cœur, ce pauvre cardinal; il parle souvent de vous, et vos louanges ne finissent pas si aisément qu'elles commencent. Mais, hélas! quand nous songeons qu'on nous a enlevé notre chère enfant, rien n'est capable de nous consoler: pour moi, je serais très-fâchée d'être consolée; je ne me pique ni de fermeté, ni de philosophie; mon cœur me mène et me conduit. On disait l'autre jour (je crois vous l'avoir mandé) que la vraie mesure du mérite du cœur, c'était la capacité d'aimer: je me trouve d'une grande élévation par cette règle; elle me donnerait trop de vanité, si je n'avais mille autres sujets de me remettre à ma place.
Adhémar m'aime assez, mais il hait trop l'évêque, et vous le haïssez trop aussi: l'oisiveté vous jette dans cet amusement; vous n'auriez pas tant de loisir, si vous étiez ici. M. d'Uzès m'a fait voir un mémoire qu'il a tiré et corrigé du vôtre, dont il fera des merveilles; fiez-vous-en à lui; vous n'avez qu'à lui envoyer tout ce que vous voudrez, sans craindre que rien ne sorte de ses mains, que dans le juste point de la perfection. Il y a, dans tout ce qui vient de vous autres, un petit brin d'impétuosité, qui est la vraie marque de l'ouvrier: c'est le chien du Bassan[267]. On vous mandera le dénoûment que M. d'Uzès fera à toute cette comédie; j'irai me faire nommer à la porte de l'évêque, dont je vois tous les jours le nom à la mienne. Ne craignez pas, pour cela, que nous trahissions vos intérêts. Il y a plusieurs prélats qui se tourmentent de cette paix; elle ne sera faite qu'à de bonnes enseignes. Si vous voulez faire plaisir à l'évêque, perdez bien de l'argent, mettez-vous dans une grande presse; c'est là qu'il vous attend.
Voici une nouvelle; écoutez-moi: le roi a fait entendre à messieurs de Charost qu'il voulait leur donner des lettres de duc et pair, c'est-à-dire qu'ils auront tous deux, dès à présent, les honneurs du Louvre, et une assurance d'être passés au parlement la première fois qu'on en passera. On donne au fils la lieutenance générale de la Picardie, qui n'avait pas été remplie depuis très-longtemps, avec vingt mille francs d'appointement, et deux cent mille francs de M. de Duras, pour la charge de capitaine des gardes du corps, que MM. de Charost lui cèdent. Raisonnez là-dessus, et voyez si M. de Duras ne vous paraît pas plus heureux que M. de Charost. Cette place est d'une telle beauté, par la confiance qu'elle marque et par l'honneur d'être proche de Sa Majesté, qu'elle n'a point de prix. M. de Duras, pendant son quartier, suivra le roi à l'armée, et commandera à toute la maison de Sa Majesté. Il n'y a point de dignité qui console de cette perte; cependant on entre dans le sentiment du maître, et l'on trouve que messieurs de Charost[268] doivent être contents. Que notre ami Noailles prenne garde à lui, on dit qu'il lui en pend autant à l'œil; car il n'a qu'un œil aussi bien que les autres.
On parle toujours de la guerre: vous pouvez penser combien j'en suis fâchée: il y a des gens qui veulent encore faire des almanachs[269]; mais pour cette campagne, ils sont trompés. Toute mon espérance, c'est que la cavalerie ne sera pas exposée aux siéges que l'on fera chez les Hollandais; il faut vivre pour voir démêler toute cette fusée. J'ai vu le marquis de Vence: je le trouvai si jeune, que je lui demandai comment se portait madame sa mère; M. de Coulanges me redressa: le cardinal de Retz interrompit notre conversation, mais ce ne fut que pour parler de vous. Je souhaite toujours Adhémar, pour me redire encore mille fois que vous m'aimez: vous m'assurez que c'est avec une tendresse digne de la mienne; si je ne suis contente de cette ressemblance, je suis bien difficile à contenter.
Je viens de recevoir votre lettre du jour des Cendres: en vérité, ma fille, vous me confondez par vos louanges et par vos remercîments; c'est me faire souvenir de ce que je voudrais faire pour vous, et j'en soupire, parce que je ne me contente pas moi-même; et plût à Dieu que vous fussiez si pressée de mes bienfaits, que vous fussiez contrainte de vous jeter dans l'ingratitude! Nous avons souvent dit que c'est la vraie porte pour en sortir honnêtement, quand on ne sait plus où donner de la tête; mais je ne suis pas assez heureuse pour vous réduire à cette extrémité: votre reconnaissance suffit et au delà. Que vous êtes aimable! et que vous me dites plaisamment tout ce qui se peut dire là-dessus! Au reste, quelle folie de perdre tant d'argent à ce chien de brelan! c'est un coupe-gorge qu'on a banni de ce pays-ci, parce qu'on y fait de sérieux voyages: vous jouez d'un malheur insurmontable, vous perdez toujours; croyez-moi, ne vous opiniâtrez point, songez que tout cet argent s'est perdu sans vous divertir: au contraire, vous avez payé cinq ou six mille francs pour vous ennuyer, et pour être houspillée de la fortune. Ma fille, je m'emporte; il faut dire comme Tartufe: C'est un excès de zèle. A propos de comédie, voilà Bajazet: si je pouvais vous envoyer la Champmêlé, vous trouveriez la pièce bonne; mais, sans elle, elle perd la moitié de son prix. Je suis folle de Corneille; il nous donnera encore Pulchérie, où l'on reverra
Il faut que tout cède à son génie. Voilà cette petite fable de la Fontaine, sur l'aventure du curé de M. de Boufflers, qui fut tué tout roide en carrosse auprès de son mort[271]: cet événement est bizarre; la fable est jolie, mais ce n'est rien au prix de celles qui suivront. Je ne sais ce que c'est ce que Pot au lait[272].
J'ai souvent des nouvelles de mon pauvre enfant; la guerre me déplaît fort, pour lui premièrement, et puis pour les autres que j'aime. Madame de Vaudemont est à Anvers, nullement disposée à revenir; son mari est contre nous. Madame de Courcelles[273] sera bientôt sur la sellette; je ne sais si elle touchera il petto adamantino de M. d'Avaux[274]; mais jusqu'ici il a été aussi rude à la Tournelle que dans sa réponse. Ma fille, j'écris sans mesure, encore faut-il finir: en écrivant aux autres, on est aise d'avoir écrit; et moi, j'aime à vous écrire par-dessus toutes choses. J'ai mille amitiés à vous faire de M. de la Rochefoucauld, de notre cardinal, de Barillon, et surtout de madame Scarron, qui vous sait bien louer à ma fantaisie; vous êtes bien selon son goût. Pour M. et madame de Coulanges, M. l'abbé, ma tante, ma cousine, la Mousse, c'est un cri général pour me prier de parler d'eux; mais je ne suis pas toujours en humeur de faire des litanies; j'en oublie encore: en voilà pour longtemps. Le pauvre Ripert est toujours au lit: il me vient des pensées sur son mal; que diantre a-t-il? J'aime toujours ma petite enfant, malgré les divines beautés de son frère.
Adieu, ma chère enfant, j'embrasse votre comte; je l'aime encore mieux dans son appartement que dans le vôtre. Hélas! quelle joie de vous voir belle taille, en santé, en état d'aller, de trotter comme une autre. Donnez-moi le plaisir de vous revoir ainsi.
93.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, mercredi 16 mars 1672.
Vous me parlez de mon départ: ah! ma fille, je languis dans cet espoir charmant; rien ne m'arrête que ma tante[275], qui se meurt de douleur et d'hydropisie: elle me brise le cœur par l'état où elle est, et par tout ce qu'elle dit de tendre et de bon sens; son courage, sa patience, sa résignation, tout cela est admirable. M. d'Hacqueville et moi, nous suivons son mal jour à jour: il voit mon cœur, et la douleur que j'ai de n'être pas libre tout présentement: je me conduis par ses avis; nous verrons entre ci et Pâques: si son mal augmente, comme il a fait depuis que je suis ici, elle mourra entre nos bras: si elle reçoit quelque soulagement, et qu'elle prenne le train de languir, je partirai dès que M. de Coulanges sera revenu. Notre pauvre abbé est au désespoir, aussi bien que moi; nous verrons donc comme cet excès de mal se tournera dans le mois d'avril: je n'ai que cela dans la tête: vous ne sauriez avoir tant d'envie de me voir que j'en ai de vous embrasser: bornez votre ambition, et ne croyez pas me pouvoir jamais égaler là-dessus.
Mon fils me mande qu'ils sont misérables en Allemagne, et ne savent ce qu'ils font. Il a été très-affligé de la mort du chevalier de Grignan. Vous me demandez, ma chère enfant, si j'aime toujours bien la vie: je vous avoue que j'y trouve des chagrins cuisants; mais je suis encore plus dégoûtée de la mort: je me trouve si malheureuse d'avoir à finir tout ceci par elle, que, si je pouvais retourner en arrière, je ne demanderais pas mieux. Je me trouve dans un engagement qui m'embarrasse: je suis embarquée dans la vie sans mon consentement; il faut que j'en sorte, cela m'assomme; et comment en sortirai-je? par où? par quelle porte? quand sera-ce? en quelle disposition? Souffrirai-je mille et mille douleurs, qui me feront mourir désespérée? aurai-je un transport au cerveau? mourrai-je d'un accident? comment serai-je avec Dieu? qu'aurai-je à lui présenter? la crainte, la nécessité feront-elles mon retour vers lui? n'aurai-je aucun autre sentiment que celui de la peur? que puis-je espérer? suis-je digne du paradis? suis-je digne de l'enfer? Quelle alternative! quel embarras! Rien n'est si fou que de mettre son salut dans l'incertitude; mais rien n'est si naturel, et la sotte vie que je mène est la chose du monde la plus aisée à comprendre: je m'abîme dans ces pensées, et je trouve la mort si terrible, que je hais plus la vie parce qu'elle m'y mène, que par les épines dont elle est semée. Vous me direz que je veux donc vivre éternellement; point du tout: mais si on m'avait demandé mon avis, j'aurais bien aimé à mourir entre les bras de ma nourrice; cela m'aurait ôté bien des ennuis, et m'aurait donné le ciel bien sûrement et bien aisément: mais parlons d'autre chose.
Je suis au désespoir que vous ayez eu Bajazet par d'autres que par moi; c'est ce chien de Barbin[276] qui me hait, parce que je ne fais pas des Princesses de Clèves et de Montpensier[277]. Vous avez jugé très-juste et très-bien de Bajazet, et vous aurez vu que je suis de votre avis. Je voulais vous envoyer la Champmêlé pour vous réchauffer la pièce. Le personnage de Bajazet est glacé; les mœurs des Turcs y sont mal observées, ils ne font point tant de façons pour se marier; le dénoûment n'est point bien préparé; on n'entre point dans les raisons de cette grande tuerie: il y a pourtant des choses agréables, mais rien de parfaitement beau, rien qui enlève, point de ces tirades de Corneille qui font frissonner. Ma fille, gardons-nous bien de lui comparer Racine, sentons-en toujours la différence; les pièces de ce dernier ont des endroits froids et faibles, et jamais il n'ira plus loin qu'Andromaque; Bajazet est au-dessous, au sentiment de bien des gens, et au mien, si j'ose me citer. Racine fait des comédies[278] pour la Champmêlé: ce n'est pas pour les siècles à venir: si jamais il n'est plus jeune, et qu'il cesse d'être amoureux, ce ne sera plus la même chose. Vive donc notre vieil ami Corneille! Pardonnons lui de méchants vers en faveur des divines et sublimes beautés qui nous transportent: ce sont des traits de maître qui sont inimitables. Despréaux en dit encore plus que moi; et, en un mot, c'est le bon goût, tenez-vous-y.
Voici un bon mot de madame Cornuel, qui a fort réjoui le parterre: M. Tambonneau le fils[279] a quitté la robe, et a mis une sangle autour de son ventre et de son derrière; avec ce bel air, il veut aller servir sur la mer: je ne sais ce que lui a fait la terre. On disait donc à madame Cornuel qu'il s'en allait à la mer: «Hélas! dit-elle, est-ce qu'il a été mordu d'un chien enragé?» Cela fut dit sans malice, c'est ce qui a fait rire extrêmement.
Je ne saurais vous plaindre de n'avoir point de beurre en Provence, puisque vous avez de l'huile admirable et d'excellent poisson. Ah! ma fille, que je comprends bien ce que peuvent faire et penser des gens comme vous, au milieu de vos Provençaux! Je les trouverai comme vous, et je vous plaindrai toute ma vie de passer avec eux de si belles années de la vôtre. Je suis si peu désireuse de briller dans votre cour de Provence, et j'en juge si bien par celle de Bretagne, que par la même raison qu'au bout de trois jours, à Vitré, je ne respirais que les Rochers, je vous jure devant Dieu que l'objet de mes désirs, c'est de passer l'été à Grignan avec vous: voilà où je vise, et rien au delà. Mon vin de Saint-Laurent est chez Adhémar, je l'aurai demain matin; il y a longtemps que je vous en ai remercié in petto; cela est bien obligeant. M. de Laon aime bien cette manière d'être cardinal. On assure que l'autre jour M. de Montausier, parlant à M. le Dauphin de la dignité des cardinaux, lui dit que cela dépendait du pape, et que s'il voulait faire cardinal un palefrenier, il le pourrait. Là-dessus le cardinal de Bonzi arrive; M. le Dauphin lui dit: «Monsieur, est-il vrai que si le pape voulait, il ferait cardinal un palefrenier?» M. de Bonzi fut surpris; et, devinant l'affaire, il lui répondit: «Il est vrai, monsieur, que le pape choisit qui il lui plaît, mais nous n'avons pas vu jusqu'ici qu'il ait pris des cardinaux dans son écurie.» C'est le cardinal de Bouillon qui m'a conté ce détail.
Écrivez un peu à notre cardinal, il vous aime: le faubourg[280] vous aime; madame Scarron vous aime, elle passe ici le carême, et céans presque tous les soirs. Barillon y est encore, et plût à Dieu, ma belle, que vous y fussiez aussi! Adieu, mon enfant, je ne finis point; je vous défie de pouvoir comprendre combien je vous aime.
94.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi 8 avril 1672.
La guerre est déclarée, on ne parle que de partir. Canaples a demandé permission au roi d'aller servir dans l'armée du roi d'Angleterre; et en effet il est parti malcontent de n'avoir pas eu d'emploi en France. Le maréchal du Plessis ne quittera point Paris, il est bourgeois et chanoine; il met à couvert tous ses lauriers, et jugera des coups: je ne trouve pas qu'avec une si belle et si grande réputation, son personnage soit mauvais. Il dit au roi qu'il portait envie à ses enfants, qui avaient l'honneur de servir Sa Majesté; que pour lui il souhaitait la mort, puisqu'il n'était plus bon à rien. Le roi l'embrassa tendrement, et lui dit: «M. le maréchal, on ne travaille que pour approcher de la réputation que vous avez acquise; il est agréable de se reposer après tant de victoires.» En effet, je le trouve heureux de ne point mettre au caprice de la fortune ce qu'il a acquis pendant toute sa vie. Le maréchal de Bellefonds est à la Trappe pour la semaine sainte: mais, avant que de partir, il parla fort fièrement à M. de Louvois, qui voulait faire quelque retranchement sur sa charge de général sous M. le Prince: il fit juger l'affaire par Sa Majesté, et l'emporta comme un galant homme.
La reine m'attaque toujours sur vos enfants, et sur mon voyage de Provence, et trouve mauvais que votre fils vous ressemble, et votre fille à son père; je lui réponds toujours la même chose. Madame Colbert me parle souvent de votre beauté; mais qui ne m'en parle point? Ma fille, savez-vous bien qu'il faut un peu revenir voir tout ceci? Je vous en faciliterai les moyens d'une manière qui vous ôtera de toutes sortes d'embarras. J'ai parlé d'un premier président à M. de Pomponne; il n'y voit encore goutte; il croit pourtant que ce sera un étranger; j'y ai consenti.
Ma tante est si mal, que je ne crois pas qu'elle retarde mon voyage; elle étouffe, elle enfle, il n'y a pas moyen de la voir sans être fortement touchée: je le suis, et le serai beaucoup de la perdre. Vous savez comme je l'ai toujours aimée: ce m'eût été une grande joie de la laisser dans l'espérance d'une guérison qui nous l'aurait rendue encore pour quelque temps. Je vous manderai la suite de cette triste et douloureuse maladie.
M. et madame de Chaulnes s'en vont en Bretagne: les gouverneurs n'ont point d'autre place présentement que leur gouvernement. Nous allons voir une rude guerre; j'en suis dans une inquiétude épouvantable. Votre frère me tient au cœur; nous sommes très-bien ensemble; il m'aime, et ne songe qu'à me plaire; je suis aussi une vraie marâtre pour lui, et ne suis occupée que de ses affaires. J'aurais grand tort si je me plaignais de vous deux: vous êtes, en vérité, trop jolis, chacun en votre espèce. Voilà, ma très-belle, tout ce que vous aurez de moi aujourd'hui. J'avais ce matin un Provençal, un Breton, un Bourguignon, à ma toilette.
95.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, mercredi 13 avril 1672.
Je vous l'avoue, ma fille, je suis très-fâchée que mes lettres soient perdues; mais savez-vous de quoi je serais encore plus fâchée? ce serait de perdre les vôtres: j'ai passé par là, c'est une des plus cruelles choses du monde. Mais, mon enfant, je vous admire; vous écrivez l'italien comme le cardinal Ottobon[281], et même vous y mêlez de l'espagnol; manera n'est pas des nôtres; et pour vos phrases, il me serait impossible d'en faire autant: amusez-vous aussi à le parler, c'est une très-jolie chose; vous le prononcez bien, vous avez du loisir; continuez, je serai tout étonnée de vous trouver si habile. Vous m'obéissez pour n'être point grosse, je vous en remercie de tout mon cœur; ayez le même soin de me plaire pour éviter la petite vérole. Votre soleil me fait peur: comment, les têtes tournent! on a des apoplexies comme on a des vapeurs ici, et votre tête tourne comme les autres! Madame de Coulanges espère conserver la sienne à Lyon, et fait des préparatifs pour faire une belle défense contre le gouverneur[282]. Si elle va à Grignan, ce sera pour vous conter ses victoires, et non pas sa défaite: je ne crois pas même que le marquis prenne le personnage d'amant; il est observé par gens qui ont bon nez, et qui n'entendraient pas raillerie. Il est désolé de ne point aller à la guerre; je suis très-désolée aussi de ne point partir avec M. et madame de Coulanges; c'était une chose résolue, sans le pitoyable état où se trouve ma tante: mais il faut avoir encore patience; rien ne m'arrêtera, dès que je serai libre de partir: je viens d'acheter un carrosse de campagne, je fais faire des habits; enfin je partirai du jour au lendemain. Jamais je n'ai rien souhaité avec tant de passion; fiez-vous à moi pour n'y pas perdre un moment: c'est mon malheur qui me fait trouver des retardements où les autres n'en trouvent point.
Je voudrais bien vous pouvoir envoyer notre cardinal; ce serait un grand amusement de causer avec lui: je ne vous trouve rien qui puisse vous divertir; mais, au lieu de prendre le chemin de Provence, il s'en va à Commerci. On dit que le roi a quelque regret du départ de Canaples: il avait un régiment, il a été cassé; il a demandé dix abbayes, on les lui a toutes refusées; il a demandé de servir d'aide de camp cette campagne: il est refusé; sur cela il écrit à son frère aîné une lettre pleine de désespoir et de respect tout ensemble pour Sa Majesté, et s'en va sur le vaisseau du duc d'York[283], qui l'aime et l'estime: voilà l'histoire un peu plus en détail. On ne parle plus que de guerre et de partir: tout le monde est triste, tout le monde est ému.
Le maréchal de Gramont était l'autre jour si transporté de la beauté d'un sermon de Bourdaloue, qu'il s'écria tout haut, en un endroit qui le toucha: Mordieu, il a raison! Madame éclata de rire; et le sermon en fut tellement interrompu, qu'on ne savait ce qui en arriverait. Je ne crois pas, de la façon que vous dépeignez vos prédicateurs, que si vous les interrompez, ce soit par des admirations. Adieu ma très-chère et très-aimable; quand je pense au pays qui nous sépare, je perds la raison, et je n'ai plus de repos. Je blâme Adhémar d'avoir changé de nom; c'est le petit dénaturé.
96.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi 22 avril 1672.
Je reçus votre lettre du 13 justement quand on ne pouvait plus y faire réponse: quelque soin que j'eusse pris à la poste, elle avait été abandonnée à la paresse des facteurs; et voilà précisément ce que je crains. Je ferai mon possible pour retrouver quelque nouvel ami (au bureau de la poste), ou plutôt je vous avoue que je voudrais bien m'en aller, et que ma pauvre tante eût pris un parti: cela est barbare à dire; mais il est bien barbare aussi de trouver ce devoir sur mon chemin, lorsque je suis prête à vous aller voir; l'état où je suis n'est pas aimable. Je vous envoie une petite cravate, tout comme on les porte; vous jugerez par là que, depuis votre départ, le monde ne s'est point subtilisé: vous voyez comme nous sommes simples en ce pays-ci. J'ai une grande impatience de savoir ce qui se sera passé à votre voyage de la Sainte-Baume[284]: c'est donc Notre-Dame des Anges[285]. M. le marquis de Vence, qui me rend des soins très-obligeants, m'a fait grand'peur du chemin. Il a perdu son fils aîné: il me fait pitié; il voudrait bien pleurer, et il se contraint: il me paraît extrêmement attaché à tous vos intérêts.
J'ai été voir madame de la Fayette avec le cardinal; nous la trouvâmes mieux qu'à Paris; nous parlâmes fort de vous. Il s'en va lundi; il vous dira adieu comme il vous a dit bonjour; il vous aime tendrement, et vous fera réponse sur la proposition d'être archevêque d'Aix. Nous composâmes la vie qu'il ferait, toujours déchiré entre le désir de vous voir et la crainte d'être ridicule; nous réglâmes les heures, et nous inventâmes des supplices pour le premier qui mettrait le nez sur l'attachement qu'il aurait pour vous. Cette conversation nous eût menés plus loin que Fleury[286]: d'Hacqueville et l'abbé de Pontcarré étaient avec nous; j'étais insolemment avec ces trois hommes. Je m'en vais tout présentement me promener trois ou quatre heures à Livry: j'étouffe, je suis triste; il faut que le vert naissant et les rossignols me redonnent quelque douceur dans l'esprit: on ne voit ici que des adieux, des équipages qui nous empêchent de passer dans les rues. Je reviens demain matin pour faire partir celui de mon fils; mais il ne fera point d'embarras; ce sont des coffres qui vont par des messagers: il a acheté ses chevaux en Allemagne. J'ai donné de l'argent à Barillon pour lui donner pendant la campagne. Je suis une marâtre; je dis hier adieu au petit dénaturé[287]; je pensai pleurer: cette campagne sera rude, et je ne me fie guère à lui pour se conserver, poco duri, pur che s'innalzi. Il en est revenu là; c'est sa vraie devise. Adieu, je ne vous en dirai pas davantage aujourd'hui; je m'en vais à la Sainte-Baume; je m'en vais dans un lieu où je penserai à vous sans cesse, et peut-être trop tendrement. Il est bien difficile que je revoie ce jardin, ces allées, ce petit pont, cette avenue, cette prairie, ce moulin, cette petite vue, cette forêt, sans penser à ma très-chère enfant.
Le petit Daquin est premier médecin. La faveur l'a pu faire autant que le mérite[288].
97.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.
A Paris, ce 24 avril 1672.
Savez-vous bien que je reçus hier seulement votre lettre du 19 mars, par cet honnête marchand qui fait crédit, et qui ne presse pas trop? Plût à Dieu qu'il s'en trouvât ici présentement d'aussi bonne composition! ils sont devenus chagrins depuis quelque temps. Chacun sait si je ne dis pas vrai. On est au désespoir, on n'a pas un sou, on ne trouve rien à emprunter, les fermiers ne payent point, on n'ose faire de la fausse monnaie, on ne voudrait pas se donner au diable, et cependant tout le monde s'en va à l'armée avec un équipage. De vous dire comment cela se fait, il n'est pas aisé. Le miracle des cinq pains n'est pas plus incompréhensible. Mais revenons à votre marchand (j'admire où m'a transportée la chaleur du discours); je vous assure que je lui rendrai tout le service que je pourrai. Vous avez dû croire que je ne faisais réponse qu'à Sainte-Marie, par la longueur du temps que vous avez été à recevoir celle-ci; mais ce n'est pas ma faute. Je vous trouve fort heureux dans votre malheur, de ne point aller à la guerre. Je serais fâchée que depuis longtemps vous n'eussiez obtenu d'autre grâce que celle d'y aller. C'est assez que le roi sache vos bonnes intentions. Quand il aura besoin de vous, il saura bien où vous prendre; et comme il n'oublie rien, il n'aura peut-être pas oublié ce que vous valez. En attendant, jouissez du plaisir d'être présentement le seul homme de votre volée qui puisse se vanter d'avoir du pain.
Je ne sais si je ne vous ai pas parlé de quelques-unes de vos lettres au roi, mais je les admire toujours. J'ai vu au collége de Clermont un jeune gentilhomme[289] qui paraît fort digne d'être votre fils. Je lui ai fait une petite visite, je l'enverrai querir l'un de ces jours pour dîner avec moi. Je soupai l'autre jour avec Manicamp et avec sa sœur la maréchale d'Estrées. Elle me dit qu'elle irait voir notre Rabutin au collége. Nous parlâmes fort de vous elle et moi. Pour Manicamp et moi, nous ne finissions point, en quelque endroit que nous soyons; mais d'un souvenir agréable, vous regrettant, ne trouvant rien qui vous vaille, chacun de nous redisant quelque morceau de votre esprit; enfin vous devez être fort content de nous. Adieu, mon cher cousin; mille compliments, je vous prie, à madame votre femme; elle m'a écrit une très-honnête lettre, mais j'ai passé le temps de lui faire réponse. Me voilà dans l'impénitence finale; j'ai tort, je ne saurais plus y revenir; faites ma paix. Je ne sais si vous savez que les maréchaux d'Humières et de Bellefonds sont exilés pour ne vouloir pas obéir à M. de Turenne, quand les armées seront jointes.
98.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, mercredi 27 avril 1672.
Je m'en vais faire réponse à vos deux lettres, et puis je vous parlerai de ce pays-ci. M. de Pomponne a vu la première, et je lui ferai voir encore une grande partie de la seconde: il est parti; ce fut en lui disant adieu que je lui montrai votre lettre, ne pouvant jamais mieux dire que ce que vous écrivez sur vos affaires: il vous trouve admirable; je n'ose vous dire à quel style il compare le vôtre, ni les louanges qu'il lui donne; enfin il m'a fort priée de vous assurer de son estime, et des soins qu'il aura toujours de tout ce qui pourra vous le témoigner: il a été ravi de votre description de la Sainte-Baume, il le sera encore davantage de votre seconde lettre. On ne peut pas mieux écrire sur cette affaire, ni plus nettement; je suis très-assurée que votre lettre obtiendra tout ce que vous souhaitez; vous en verrez la réponse; je n'écrirai qu'un mot, car en vérité, ma bonne, vous n'avez pas besoin d'être secourue dans cette occasion; je trouve toute la raison de votre côté; je n'ai jamais su cette affaire par vous, ce fut M. de Pomponne qui me l'apprit comme on la lui avait apprise: mais il n'y a rien à répondre à ce que vous m'en écrivez, il aura le plaisir de le lire. L'évêque (de Marseille) témoigne en toute rencontre qu'il sera fort aise de se raccommoder avec vous: il a trouvé ici toutes choses assez bien disposées pour lui faire souhaiter une réconciliation dont il se fait honneur, comme d'un sentiment convenable à sa profession. On croit que nous aurons, entre ci et demain, un premier président de Provence. Je vous remercie de votre relation de la Sainte-Baume et de votre jolie bague; je vois que le sang n'a pas bien bouilli à votre gré. Madame la Palatine a eu une fois la même curiosité que vous; elle n'en fut pas plus satisfaite. Vous ne m'ôterez pas l'envie de voir cette affreuse grotte; plus on y a de peine, plus il faut y aller; et, au bout du compte, je ne m'en soucie que faiblement: je ne cherche que vous en Provence; quand je vous aurai, j'aurai tout ce que je souhaite. Ma tante est toujours très-mal; laissez-nous le soin de partir, nous ne souhaitons autre chose; et même s'il y avait quelque espérance de langueur, nous prendrions notre parti; je lui dis mille tendresses de votre part, qu'elle reçoit très-bien. M. de la Trousse lui en a écrit d'excessives; ce sont des amitiés de l'agonie, dont je ne fais pas grand cas; j'en quitte ceux qui ne commenceraient que là à m'aimer. Ma fille, il faut aimer pendant la vie, comme vous faites; la rendre douce et agréable, ne point noyer d'amertume et combler de douleur ceux qui nous aiment; il est trop tard de changer quand on expire. Vous savez comme j'ai toujours ri des bons fonds; je n'en connais que d'une sorte, et le vôtre doit contenter les plus difficiles. Je vois les choses comme elles sont: croyez-moi, je ne suis point folle; et pour vous le montrer, c'est qu'on ne peut jamais être plus contente d'une personne que je le suis de vous. J'enverrai à madame de Coulanges ce qui lui appartient de votre lettre; elle sera mise en pièces: il m'en restera encore quelques centaines pour m'en consoler; tout aimables qu'elles sont, je souhaite extrêmement de n'en plus recevoir. Venons aux nouvelles.
Le roi part demain. Il y aura cent mille hommes hors de Paris; on a fait ce calcul dans les quartiers à peu près. Il y a quatre jours que je ne dis que des adieux. Je fus hier à l'Arsenal; je voulais dire adieu au grand maître[290], qui m'était venu chercher; je ne le trouvai pas, mais je trouvai la Troche, qui pleurait son fils, et la comtesse[291], qui pleurait son mari: elle avait un chapeau gris, qu'elle enfonçait, dans l'excès de ses déplaisirs; c'était une chose plaisante; je crois que jamais chapeau ne s'est trouvé à une pareille fête: j'aurais voulu ce jour-là mettre une coiffe ou une cornette. Enfin ils sont partis tous deux ce matin, la femme pour le Lude, et le mari pour la guerre: mais quelle guerre! la plus cruelle, la plus périlleuse dont on ait jamais ouï parler, depuis le passage de Charles VIII en Italie. On l'a dit au roi. L'Yssel est défendu, et bordé de deux cents pièces de canon, de soixante mille hommes de pied, de trois grosses villes, d'une large rivière qui est encore au-devant. Le comte de Guiche, qui sait le pays, nous montra l'autre jour cette carte chez madame de Verneuil; c'est une chose étonnante. M. le Prince est fort occupé de cette grande affaire. Il lui vint l'autre jour une manière de fou assez plaisant, qui lui dit qu'il savait fort bien faire de la monnaie. «Mon ami, lui dit-il, je te remercie; mais si tu sais une invention pour nous faire passer l'Yssel sans être assommés, tu me feras grand plaisir, car je n'en sais point.» Il aura pour lieutenants généraux MM. les maréchaux d'Humières et de Bellefonds. Voici un détail qu'on est bien aise de savoir. Les deux armées se joindront; le roi commandera à Monsieur; Monsieur, à M. le Prince; M. le Prince, à M. de Turenne; et M. de Turenne aux deux maréchaux, et même à l'armée du maréchal de Créqui. Le roi parla donc à M. de Bellefonds, et lui dit que son intention était qu'il obéît à M. de Turenne, sans conséquence. Le maréchal, sans demander du temps (voilà sa faute), répondit qu'il ne serait pas digne de l'honneur que lui a fait Sa Majesté, s'il se déshonorait par une obéissance sans exemple. Le roi le pria fort bonnement de songer à ce qu'il lui répondait, ajoutant qu'il souhaitait cette preuve de son amitié; qu'il y allait de sa disgrâce. Le maréchal lui dit qu'il voyait bien qu'il perdait les bonnes grâces de Sa Majesté et sa fortune; mais qu'il s'y résolvait, plutôt que de perdre son estime; qu'il ne pouvait obéir à M. de Turenne sans dégrader la dignité où il l'avait élevé. Le roi lui dit: M. le maréchal, il faut donc se séparer. Le maréchal lui fit une profonde révérence, et partit. M. de Louvois, qui ne l'aime point, lui expédia tout aussitôt un ordre d'aller à Tours: il a été rayé de dessus l'état de la maison du roi: il a cinquante mille écus de dettes au delà de son bien; il est abîmé, mais il est content; et l'on ne doute pas qu'il n'aille à la Trappe. Il a offert au roi son équipage, qui était fait aux dépens de Sa Majesté, pour en faire ce qu'il lui plairait: on a pris cela comme s'il eût voulu braver le roi; jamais rien ne fut si innocent: tous ses parents, les Villars, et tout ce qui est attaché à lui, est inconsolable. Ne manquez pas d'écrire à madame de Villars et au pauvre maréchal. Cependant le maréchal d'Humières, soutenu par M. de Louvois, n'avait point paru, et attendait que le maréchal de Créqui eût répondu: ce dernier est venu de son armée en poste répondre lui-même; il arriva avant-hier; il eut une conversation d'une heure avec le roi. Le maréchal de Gramont, qui fut appelé, soutint le droit des maréchaux de France, et fit le roi juge de ceux qui faisaient le plus de cas de cette dignité, ou ceux qui, pour en soutenir la grandeur, s'exposaient au danger d'être mal avec lui; ou celui (M. de Turenne) qui était honteux d'en porter le titre, qui l'avait effacé de tous les lieux où il pouvait être, qui tenait le nom de maréchal pour une injure, et qui voulait commander en qualité de prince. Enfin la conclusion fut que le maréchal de Créqui est allé à la campagne, dans sa maison, planter des choux, aussi bien que le maréchal d'Humières. Voilà de quoi on parle uniquement: les uns disent qu'ils ont bien fait, d'autres qu'ils ont mal fait; la comtesse (de Fiesque) s'égosille, le comte de Guiche prend son fausset; il les faut séparer, c'est une comédie. Ce qui est vrai, c'est que voilà trois hommes d'une grande importance pour la guerre, et qu'on aura bien de la peine à remplacer. M. le Prince les regrette fort, pour l'intérêt du roi. M. de Schomberg n'est pas plus disposé que les autres à obéir à M. de Turenne, avant commandé des armées en chef. Enfin la France, qui est pleine de grands capitaines, n'en trouvera pas assez, par la circonstance de ce malheureux contre-temps.
M. d'Aligre a les sceaux; il a quatre-vingts ans; c'est un dépôt; c'est un pape.
Je viens de faire un tour de ville: j'ai été chez M. de la Rochefoucauld. Il est accablé de douleur d'avoir dit adieu à tous ses enfants: au travers de cela, il m'a priée de vous dire mille tendresses de sa part: nous avons fort causé. Tout le monde pleure son fils, son frère, son mari, son amant: il faudrait être bien misérable pour ne pas se trouver intéressée au départ de la France tout entière. Dangeau et le comte de Sault sont venus nous dire adieu: ils nous ont appris que le roi, afin d'éviter les larmes, est parti ce matin à dix heures, sans que personne l'ait su, au lieu de partir demain, comme tout le monde le croyait. Il est parti lui douzième: tout le reste courra après. Au lieu d'aller à Villers-Cotterets, il est allé à Nanteuil, où l'on croit que d'autres, qui ont disparu aussi, se trouveront[292]: il ira demain à Soissons, et tout de suite, comme il l'avait résolu: si vous ne trouvez cela galant, vous n'avez qu'à le dire. La tristesse où tout le monde se trouve est une chose qu'on ne saurait imaginer au point qu'elle est. La reine est demeurée régente: toutes les compagnies souveraines l'ont été saluer. Voici une étrange guerre, qui commence bien tristement.
99.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, mercredi 4 mai 1672.
Je ne puis vous dire combien je vous plains, ma fille, combien je vous loue, combien je vous admire: voilà mon discours divisé en trois points. Je vous plains d'être sujette à des humeurs noires qui vous font assurément beaucoup de mal; je vous loue d'en être la maîtresse quand il le faut, et principalement pour M. de Grignan, qui en serait pénétré; c'est une marque de l'amitié et de la complaisance que vous avez pour lui; et je vous admire de vous contraindre pour paraître ce que vous n'êtes pas: voilà qui est héroïque, et le fruit de votre philosophie; vous avez en vous de quoi l'exercer. Nous trouvions l'autre jour qu'il n'y avait de véritable mal dans la vie que les grandes douleurs; tout le reste est dans l'imagination, et dépend de la manière dont on conçoit les choses: tous les autres maux trouvent leur remède, ou dans le temps, ou dans la modération, ou dans la force de l'esprit; les réflexions, la dévotion, la philosophie, les peuvent adoucir. Quant aux douleurs, elles tiennent l'âme et le corps; la vue de Dieu les fait souffrir avec patience; elle fait qu'on en profite, mais elle ne les diminue point.
Voilà un discours qui aurait tout l'air d'avoir été rapporté tout entier du faubourg Saint-Germain[293]; cependant il est de chez ma pauvre tante, où j'étais l'aigle de la conversation: elle nous en donnait le sujet par ses extrêmes souffrances, qu'elle ne veut pas qu'on mette en comparaison avec nul autre mal de la vie. M. de la Rochefoucauld est bien de cet avis; il est toujours accablé de gouttes: il a perdu sa vraie mère[294], dont il est véritablement affligé; je l'en ai vu pleurer avec une tendresse qui me le faisait adorer. C'était une femme d'un extrême mérite; et enfin, dit-il, c'était la seule qui n'a jamais cessé de m'aimer. Ne manquez pas de lui écrire, et M. de Grignan aussi. Le cœur de M. de la Rochefoucauld pour sa famille est une chose incomparable; il prétend que c'est une des chaînes qui nous attachent l'un à l'autre. Nous avons bien découvert et rapporté et rajusté des choses de sa folle de mère[295], qui nous font bien entendre ce que vous nous disiez quelquefois, que ce n'était point ce qu'on pensait, que c'était autre chose: vraiment oui, c'était autre chose, ou, pour mieux dire, c'était tout ensemble; l'un était sans préjudice de l'autre; elle mariait le luth avec la voix, et le spirituel avec les grossièretés. Ma fille, nous avons trouvé une bonne veine, et qui nous explique bien une querelle que vous eûtes une fois dans la grande chambre de madame de la Fayette: je vous dirai le reste en Provence.
Ma tante est dans un état qui tirera dans une grande longueur. Votre voyage est parfaitement bien placé; peut-être que le nôtre s'y rapportera. Nous mourons d'envie de passer la Pentecôte en chemin, ou à Moulins, ou à Lyon; l'abbé le souhaite comme moi. Il n'y a pas un homme de qualité (d'épée s'entend) à Paris. Je fus dimanche à la messe aux Minimes; je dis à mademoiselle de la Trousse: Nous allons trouver nos pauvres Minimes bien déserts, il n'y doit avoir que le marquis d'Alluye[296]. Nous entrons dans l'église: le premier homme et l'unique que je trouve, c'est le marquis d'Alluye; mon enfant, cette sottise me fit rire aux larmes: enfin il est demeuré, et s'en va à son gouvernement sur le bord de la mer; il faut garder les côtes, comme vous savez.
Vous voilà donc partie, ma fille; j'espère bien que vous m'écrirez de partout; je vous écris toujours. J'ai si bien fait que j'ai retrouvé un petit ami à la poste, qui prend soin de nos lettres. J'ai été ces jours-ci fort occupée à parer ma petite maison. Saint-Aubin y a fait des merveilles; j'y coucherai demain; je vous jure que je ne l'aime que parce qu'elle est faite pour vous; vous serez très-bien logée dans mon appartement, et moi très-bien aussi. Je vous conterai comme tout cela est tourné joliment. J'ai des inquiétudes extrêmes de votre pauvre frère: on croit cette guerre si terrible, qu'on ne peut assez craindre pour ceux que l'on aime; et puis, tout d'un coup, j'espère que ce ne sera point tout ce que l'on pense, parce que je n'ai jamais vu arriver les choses comme on les imagine.
Mandez-moi, je vous prie, ce qu'il y a entre la princesse d'Harcourt[297] et vous; Brancas est désespéré de penser que vous n'aimez point sa fille: M. d'Uzès a promis de remettre la paix partout; je serai bien aise de savoir de vous ce qui vous a mise en froideur.
Vous me dites que la beauté de votre fils diminue, et que son mérite augmente; j'ai regret à sa beauté, et je me réjouis qu'il aime le vin; voilà un petit brin de Bretagne et de Bourgogne qui fera un fort bel effet, avec la sagesse des Grignans. Votre fille est tout le contraire: sa beauté augmente, et son mérite diminue. Je vous assure qu'elle est fort jolie, et qu'elle est opiniâtre comme un petit démon, elle a ses petites volontés et ses petits desseins; elle me divertit extrêmement: son teint est admirable, ses yeux sont bleus, ses cheveux noirs, son nez ni beau ni laid; son menton, ses joues, son tour de visage, très-parfaits. Je ne dis rien de sa bouche, elle s'accommodera; le son de sa voix est joli; madame de Coulanges trouvait qu'il pouvait fort bien passer par sa bouche.
Je pense, ma fille, qu'à la fin je serai de votre avis: je trouve des chagrins dans la vie qui sont insupportables; et, malgré le beau raisonnement du commencement de ma lettre, il y a bien d'autres maux qui, pour être moindres que les douleurs, se font également redouter. Je suis si souvent traversée dans ce que je souhaite le plus, qu'en vérité la vie me paraît fort désobligeante.
100.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi 6 mai 1672.
Ma fille, il faut que je vous conte; c'est une radoterie que je ne puis éviter. Je fus hier à un service de M. le chancelier (Séguier) à l'Oratoire: ce sont les peintres, les sculpteurs, les musiciens et les orateurs qui en ont fait la dépense, en un mot, les quatre arts libéraux. C'était la plus belle décoration qu'on puisse imaginer: le Brun avait fait le dessin; le mausolée touchait à la voûte, orné de mille lumières, et de plusieurs figures convenables à celui qu'on voulait louer. Quatre squelettes, en bas, étaient chargés des marques de sa dignité; comme lui ayant ôté les honneurs avec la vie: l'un portait son mortier, l'autre sa couronne de duc, l'autre son ordre, l'autre les masses de chancelier. Les quatre Arts étaient éplorés et désolés d'avoir perdu leur protecteur: la Peinture, la Musique, l'Éloquence et la Sculpture. Quatre Vertus soutenaient la première représentation: la Force, la Justice, la Tempérance, et la Religion. Quatre Anges ou quatre Génies recevaient au-dessus cette belle âme. Le mausolée était encore orné de plusieurs Anges qui soutenaient une chapelle ardente, laquelle tenait à la voûte. Jamais il ne s'est rien vu de si magnifique, ni de si bien imaginé; c'est le chef-d'œuvre de le Brun. Toute l'église était parée de tableaux, de devises et d'emblèmes qui avaient rapport aux armes ou à la vie du chancelier: plusieurs actions principales y étaient peintes. Madame de Verneuil[298] voulait acheter toute cette décoration un prix excessif. Ils ont tous, en corps, résolu d'en parer une galerie, et de laisser cette marque de leur reconnaissance et de leur magnificence à l'éternité. L'assemblée était belle et grande, mais sans confusion; j'étais auprès de M. de Tulle[299], de M. Colbert, et de M. de Monmouth[300], beau comme du temps du Palais-Royal, qui, par parenthèse, s'en va à l'armée trouver le roi. Il est venu un jeune père de l'Oratoire pour faire l'oraison funèbre; j'ai dit à M. de Tulle (Mascaron) de le faire descendre, et de monter à sa place; et que rien ne pouvait soutenir la beauté du spectacle et la perfection de la musique, que la force de son éloquence. Ma fille, ce jeune homme a commencé en tremblant, tout le monde tremblait aussi: il a débuté par un accent provençal; il est de Marseille, il s'appelle Léné; mais, en sortant de son trouble, il est entré dans un chemin si lumineux, il a si bien établi son discours, il a donné au défunt des louanges si mesurées, il a passé par tous les endroits délicats avec tant d'adresse, il a si bien mis dans tout son jour tout ce qui pouvait être admiré, il a fait des traits d'éloquence et des coups de maître si à propos et de si bonne grâce, que tout le monde, je dis tout le monde sans exception, s'en est écrié, et chacun était charmé d'une action si parfaite et si achevée. C'est un homme de vingt-huit ans, intime ami de M. de Tulle, qui l'emmène avec lui dans son diocèse: nous le voulons nommer le chevalier Mascaron; mais je crois qu'il surpassera son aîné. Pour la musique, c'est une chose qu'on ne peut expliquer. Baptiste (Lully) avait fait un dernier effort de toute la musique du roi; ce beau Miserere y était encore augmenté; il y eut un Libera où tous les yeux étaient pleins de larmes; je ne crois point qu'il y ait une autre musique dans le ciel. Il y avait beaucoup de prélats; j'ai dit à Guitaut: Cherchons un peu notre ami Marseille, nous ne l'avons point vu; je lui ai dit tout bas: Si c'était l'oraison funèbre de quelqu'un qui fût vivant, il n'y manquerait pas[301]. Cette folie a fait rire Guitaut, sans aucun respect pour la pompe funèbre. Ma chère enfant, quelle espèce de lettre est-ce ceci? Je pense que je suis folle: à quoi peut servir une si grande narration? Vraiment, j'ai bien satisfait le désir que j'avais de conter.
Le roi est à Charleroi, et y fera un assez long séjour. Il n'y a point encore de fourrages, les équipages portent la famine avec eux: on est assez embarrassé dès le premier pas de cette campagne. Guitaut m'a montré votre lettre, et à l'abbé, Envoyez-moi ma mère. Ma fille, que vous êtes aimable! et que vous justifiez agréablement l'excessive tendresse qu'on voit que j'ai pour vous! Hélas! je ne songe qu'à partir, laissez-m'en le soin; je conduis des yeux toutes choses; et si ma tante prenait le chemin de languir, en vérité je partirais. Vous seule au monde me pouvez faire résoudre à la quitter dans un si pitoyable état; nous verrons: je vis au jour la journée, et n'ai pas encore le courage de rien décider; un jour je pars, le lendemain je n'ose; enfin vous dites vrai, il y a des choses bien désobligeantes dans la vie. Vous me priez de ne point songer à vous en changeant de maison; et moi, je vous prie de croire que je ne songe qu'à vous, et que vous m'êtes si extrêmement chère, que vous faites toute l'occupation de mon cœur. J'irai coucher demain dans ce joli appartement où vous serez placée sans me déplacer. Demandez au marquis d'Oppède, il l'a vu; il dit qu'il s'en va vous trouver. Hélas! qu'il est heureux! Adieu, ma belle petite; vous êtes au bout du monde, vous voyagez; je crains votre humeur hasardeuse: je ne me fie ni à vous, ni à M. de Grignan. Il est vrai que c'est une chose étrange, comme vous dites, de se trouver à Aix après avoir fait cent lieues, et au Saint-Pilon[302] après avoir grimpé si haut. Il y a quelquefois dans vos lettres des endroits qui sont très-plaisants, mais il vous échappe des périodes comme dans Tacite; j'ai trouvé cette comparaison, il n'y a rien de plus vrai. J'embrasse Grignan et le baise à la joue droite, au-dessous de sa touffe ébouriffée[303].
101.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi 20 mai 1672.
Je comprends fort bien, ma fille, et l'agrément, et la magnificence, et la dépense de votre voyage; je l'avais dit à notre abbé comme une chose pesante pour vous: mais ce sont des nécessités. Il faut cependant examiner si l'on veut bien courir le hasard de l'abîme où conduit la grande dépense; nous en parlerons. Il n'importe guère d'avoir du repos pour soi-même: quand on entre véritablement dans les intérêts des personnes qui nous sont chères, et qu'on sent tous leurs chagrins peut-être plus qu'elles-mêmes, c'est le moyen de n'avoir guère de plaisirs dans la vie, et il faut être bien enragée pour l'aimer autant qu'on fait. Je dis la même chose de la santé; j'en ai beaucoup, mais à quoi me sert-elle? à garder ceux qui n'en ont point. La fièvre a repris traîtreusement à madame de la Fayette; ma tante est bien plus mal que jamais; elle s'en va tous les jours: que fais-je? je sors de chez ma tante, et je vais chez cette pauvre Fayette; et puis je sors de chez la Fayette pour revenir chez ma tante. Ni Livry, ni les promenades, ni ma jolie maison, tout cela ne m'est de rien: il faut pourtant que je coure à Livry un moment, car je n'en puis plus. Voilà comme la Providence partage les chagrins et les maux: après tout, les miens ne sont rien en comparaison de l'état où est ma pauvre tante. Ah! noble indifférence, où êtes-vous? Il ne faut que vous pour être heureuse, et sans vous tout est inutile: mais puisqu'il faut souffrir de quelque façon que ce soit, il vaut encore mieux souffrir par là que par les autres endroits. J'ai vu madame de Martel chez elle, et je lui ai dit tout ce que vous pouvez penser; son mari lui a écrit des ravissements de votre beauté; il est comblé de vos politesses, il vous loue et vous admire. Sa femme m'était venue chercher pour me montrer cette lettre; je la trouvai enfin, et je vous acquittai de tout. Rien n'est plus romanesque que vos fêtes sur la mer, et vos festins dans le Royal-Louis, ce vaisseau d'une si grande réputation. Le véritable Louis est en chemin avec toute son armée; les lettres ne disent rien de positif, par la raison qu'on ne sait point où l'on va. Il n'est plus question de Maestricht; on dit qu'on va prendre trois places, l'une sur le Rhin, l'autre sur l'Yssel, et la troisième tout auprès; je vous manderai leurs noms quand je les saurai. Rien n'est plus confus que toutes les nouvelles de l'armée: ce n'est pas faire sa cour que d'en mander, ni de se mêler de deviner et de raisonner. Les lettres sont plaisantes à voir: vous jugez bien que je passe ma vie avec des gens qui ont des fils assez bien instruits; mais il est vrai que le secret est grand sur les intentions de Sa Majesté. L'autre jour, un homme de bonne maison[304] écrivait à un de ses amis: Je vous prie de me mander où nous allons, et si nous passerons l'Yssel, ou si nous assiégerons Maestricht. Vous pouvez juger par là des lumières que nous avons ici: je vous assure que le cœur est en presse. Vous êtes heureuse d'avoir votre cher mari en sûreté, qui n'a d'autre fatigue que de voir toujours votre chien de visage dans une litière vis-à-vis de lui: le pauvre homme[305]! Il avait raison de monter quelquefois à cheval pour l'éviter: le moyen de le regarder si longtemps! Hélas! il me souvient qu'une fois, en revenant de Bretagne, vous étiez vis-à-vis de moi: quel plaisir ne sentais-je point de voir toujours cet aimable visage! Il est vrai que c'était dans un carrosse; il faut donc qu'il y ait quelque malédiction sur la litière.
Madame du Pui-du-Fou ne veut pas que je mène ma petite enfant: elle dit que c'est hasarder, et là-dessus je rends les armes: je ne voudrais pas mettre en péril sa petite personne; je l'aime tout à fait; je lui ai fait couper les cheveux; elle est coiffée hurluberbu, cette coiffure est faite pour elle. Son teint, sa gorge, tout son petit corps est admirable; elle fait cent petites choses, elle parle, elle caresse, elle bat, elle fait le signe de la croix, elle demande pardon, elle fait la révérence, elle baise la main, elle hausse les épaules, elle danse, elle flatte, elle prend le menton; enfin elle est jolie de tout point; je m'y amuse des heures entières; je ne veux point que cela meure. Je vous disais l'autre jour: je ne sais point comme l'on fait pour ne point aimer sa fille.
102.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, lundi 23 mai 1672.
Mon petit ami de la poste ne se trouva pas hier à l'arrivée du courrier, de sorte que mon laquais ne rapporta point mes lettres: elles sont par la ville; je les attends à tous les moments, et j'espère les avoir avant que de faire mon paquet. Ce retardement me déplaît beaucoup; mon petit nouvel ami m'en demande excuse, mais je ne lui pardonne pas. En attendant, ma fille, je m'en vais causer avec vous. J'ai vu ce matin M. de Marignanes[306]; je l'ai pris pour M. de Maillanes; je me suis embarrassée; enfin, pour avoir plus tôt fait, je l'ai prié de me démêler ces deux noms. Il l'a fait en galant homme; il a compris qu'il est très-possible que je me confonde; il m'a remise: il est très-content de moi, et moi très-contente de lui. Il a vu votre fille; il dit que son frère est beau comme un ange, et vous comme deux. Il admire votre esprit, votre personne; il adore M. de Grignan.
Je dînai hier chez la Troche avec l'abbé Arnauld et madame de Valentiné: après-dîné nous eûmes le Camus, son fils, et Itier: cela fit une petite symphonie très-parfaite. Ensuite arrive mademoiselle de Grignan avec son écuyer, c'était Beaulieu; sa gouvernante, c'était Hélène; sa femme de chambre, c'était Marie; son petit laquais, c'était Jaco, fils de sa nourrice; et la nourrice avec ses habits des dimanches: c'est la plus aimable femme de village que j'aie jamais vue. Tout cela parut beaucoup: on les envoya dans le jardin, on les regarda fort: j'aime trop tout ce petit ménage-là. Madame du Pui-du-Fou m'a brouillé la tête, en ne voulant pas que je mène ma petite enfant; car, après tout, les enfants de la nourrice ne me plaisent point auprès d'elle, et je connais dans son visage que jamais elle ne passera l'été ici, sans en mourir d'ennui. Mais, ma fille, il est question de partir: un jour nous disons, l'abbé et moi: Allons-nous-en; ma tante ira jusqu'à l'automne: voilà qui est résolu. Le jour d'après, nous la trouvons si extrêmement bas, que nous nous disons: Il ne faut pas songer à partir, ce serait une barbarie: la lune de mai l'emportera. Et ainsi nous passons d'un jour à l'autre, avec le désespoir dans le cœur: vous comprenez bien cet état, il est cruel. Ce qui me ferait souhaiter d'être en Provence, ce serait afin d'être sincèrement affligée de la perte d'une personne qui m'a toujours été si chère; et je sens que si je suis ici, la liberté qu'elle me donnera m'ôtera une partie de ma tendresse et de mon bon naturel. N'admirez-vous point la bizarre disposition des choses de ce monde, et de quelle manière elles viennent croiser notre chemin? Ce qu'il y a de certain, c'est que, de quelque manière que ce puisse être, nous irons cet été à Grignan. Laissez-nous démêler toute cette triste aventure, et soyez assurée que l'abbé et moi nous sommes plus près d'offenser la bienséance en partant trop tôt, que l'amitié que nous avons pour vous, en demeurant sans nécessité. Voilà un billet de l'abbé Arnauld, qui vous apprendra les nouvelles. Son frère[307], en partant, le pria de me faire part de celles qu'il lui manderait: la première page est un ravaudage de rien pour choisir un jour, afin de dîner chez M. d'Harouïs: on fait du mieux qu'on peut à cet abbé Arnauld; il n'est pas souvent à Paris[308], et l'on est aise d'obliger les gens de ce nom-là. Il me pria l'autre jour de lui montrer un morceau de votre style: son frère lui en a dit du bien. En le lui montrant, je fus surprise moi-même de la justesse de vos périodes: elles sont quelquefois harmonieuses; votre style est devenu comme on le peut souhaiter, il est fait et parfait; vous n'avez qu'à continuer, et vous bien garder de vouloir le rendre meilleur.
Voilà dix heures, il faut faire mon paquet: je n'ai point reçu votre lettre: j'ai passé à la poste, mon petit homme m'a fait beaucoup d'excuses; mais je n'en suis pas plus riche; ma lettre est entre les mains des facteurs, c'est-à-dire la mer à boire. Je la recevrai demain, et n'y ferai réponse que vendredi. Adieu, ma chère enfant; vous dirai-je que je vous aime? il me semble que c'est une chose inutile, vous le croyez assurément. Croyez-le donc, ma chère enfant, et ne craignez point d'aller trop avant. Si je n'avais point le cœur triste, je vous porterais de jolies chansons: M. de Grignan les chanterait comme un ange. Je l'embrasse très-tendrement, et vous encore plus de mille fois.
103.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi 17 juin 1672, à 11 heures du soir.
Je viens d'apprendre, ma fille, une triste nouvelle dont je ne vous dirai point le détail, parce que je ne le sais pas: mais je sais qu'au passage de l'Yssel[309], sous les ordres de M. le Prince, M. de Longueville a été tué; cette nouvelle accable. J'étais chez madame de la Fayette quand on vint l'apprendre à M. de la Rochefoucauld, avec la blessure de M. de Marsillac et la mort du chevalier de Marsillac: cette grêle est tombée sur lui en ma présence. Il a été très-vivement affligé, ses larmes ont coulé du fond du cœur, et sa fermeté l'a empêché d'éclater. Après ces nouvelles, je ne me suis pas donné la patience de rien demander; j'ai couru chez M. de Pomponne, qui m'a fait souvenir que mon fils est dans l'armée du roi, laquelle n'a eu nulle part à cette expédition; elle était réservée à M. le Prince: on dit qu'il est blessé; on dit qu'il a passé la rivière dans un petit bateau; on dit que Nogent a été noyé; on dit que Guitry est tué; on dit que M. de Roquelaure et M. de la Feuillade sont blessés, qu'il y en a une infinité qui ont péri en cette rude occasion. Quand je saurai le détail de cette nouvelle, je vous la manderai. Voilà Guitaut qui m'envoie un gentilhomme qui vient de l'hôtel de Condé; il me dit que M. le Prince a été blessé à la main. M. de Longueville avait forcé la barrière, où il s'était présenté le premier; il a été aussi le premier tué sur-le-champ; tout le reste est assez pareil: M. de Guitry noyé, et M. de Nogent aussi[310]; M. de Marsillac blessé, comme j'ai dit, et une grande quantité d'autres qu'on ne sait pas encore. Mais enfin l'Yssel est passé. M. le Prince l'a passé trois ou quatre fois en bateau, tout paisiblement, donnant ses ordres partout avec ce sang-froid et cette valeur divine qu'on lui connaît. On assure qu'après cette première difficulté on ne trouve plus d'ennemis: ils sont retirés dans leurs places. La blessure de M. de Marsillac est un coup de mousquet dans l'épaule, et un autre dans la mâchoire, sans casser l'os. Adieu, ma chère enfant; j'ai l'esprit un peu hors de sa place, quoique mon fils soit dans l'armée du roi; mais il y aura tant d'autres occasions, que cela fait trembler et mourir.
104.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, 20 juin 1672.
Il m'est impossible de me représenter l'état où vous avez été, ma chère enfant, sans une extrême émotion; et, quoique je sache que vous en êtes quitte, Dieu merci! je ne puis tourner les yeux sur le passé, sans une horreur qui me trouble. Hélas! que j'étais mal instruite d'une santé qui m'est si chère! Qui m'eût dit en ce temps-là, Votre fille est plus en danger que si elle était à l'armée, j'étais bien loin de le croire. Faut-il donc que je me trouve cette tristesse avec tant d'autres qui sont présentement dans mon cœur! Le péril extrême où se trouve mon fils; la guerre qui s'échauffe tous les jours; les courriers qui n'apportent plus que la mort de quelqu'un de nos amis ou de nos connaissances, et qui peuvent apporter pis; la crainte que l'on a des mauvaises nouvelles, et la curiosité qu'on a de les apprendre; la désolation de ceux qui sont outrés de douleur, et avec qui je passe une partie de ma vie; l'inconcevable état de ma tante, et l'envie que j'ai de vous voir, tout cela me déchire, me tue, et me fait mener une vie si contraire à mon humeur et à mon tempérament, qu'en vérité il faut que j'aie une bonne santé pour y résister. Vous n'avez jamais vu Paris comme il est; tout le monde pleure, ou craint de pleurer: l'esprit tourne à la pauvre madame de Nogent; madame de Longueville fait fendre le cœur, à ce qu'on dit: je ne l'ai point vue, mais voici ce que je sais.
Mademoiselle de Vertus[311] était retournée depuis deux jours à Port-Royal, où elle est presque toujours: on est allé la querir avec M. Arnauld, pour dire cette nouvelle. Mademoiselle de Vertus n'avait qu'à se montrer; ce retour si précipité marquait bien quelque chose de funeste. En effet, dès qu'elle parut: Ah! mademoiselle, comment se porte monsieur mon frère? (le grand Condé). Sa pensée n'osa aller plus loin.—Madame, il se porte bien de sa blessure.—Il y a eu un combat! Et mon fils?—On ne lui répondit rien.—Ah! mademoiselle, mon fils, mon cher enfant, répondez-moi, est-il mort?—Madame, je n'ai point de paroles pour vous répondre.—Ah! mon cher fils! est-il mort sur-le-champ? n'a-t-il pas eu un seul moment? Ah, mon Dieu! quel sacrifice! Et là-dessus elle tombe sur son lit; et tout ce que la plus vive douleur peut faire, et par des convulsions, et par des évanouissements, et par un silence mortel, et par des cris étouffés, et par des larmes amères, et par des élans vers le ciel, et par des plaintes tendres et pitoyables, elle a tout éprouvé. Elle voit certaines gens, elle prend des bouillons, parce que Dieu le veut; elle n'a aucun repos; sa santé, déjà très-mauvaise, est visiblement altérée: pour moi, je lui souhaite la mort, ne comprenant pas qu'elle puisse vivre après une telle perte.
Il y a un homme[312] dans le monde qui n'est guère moins touché; j'ai dans la tête que s'ils s'étaient rencontrés tous deux dans ces premiers moments, et qu'il n'y eût eu personne avec eux, tous les autres sentiments auraient fait place à des cris et à des larmes, que l'on aurait redoublés de bon cœur: c'est une vision.
Mais enfin quelle affliction ne montre point notre grosse marquise d'Huxelles sur le pied de la bonne amitié? Les maîtresses ne s'en contraignent pas. Toute sa pauvre maison revient; et son écuyer, qui arriva hier, ne paraît pas un homme raisonnable: cette mort efface les autres. Un courrier d'hier au soir apporta la mort du comte du Plessis[313], qui faisait faire un pont; un coup de canon l'a emporté. M. de Turenne assiége Arnheim: on parle aussi du fort de Skenk. Ah! que ces beaux commencements seront suivis d'une fin tragique pour bien des gens! Dieu conserve mon pauvre fils! Il n'a point été de ce passage; s'il y avait quelque chose de bon à un tel métier, ce serait d'être attaché à une charge. Mais la campagne n'est point finie.
Voilà des relations, il n'y en a point de meilleure: vous verrez dans toutes que M. de Longueville est cause de sa mort et de celle des autres, et que M. le Prince a été père uniquement dans cette occasion, et point du tout général d'armée. Je disais hier, et l'on m'approuva, que, si la guerre continue, M. le Duc[314] sera cause de la mort de M. le Prince; son amour pour lui passe toutes ses autres passions. La Marans est abîmée; elle dit qu'elle voit bien qu'on lui cache les nouvelles, et qu'avec M. de Longueville, M. le Prince et M. le Duc sont morts aussi; et qu'on le lui dise, et qu'au nom de Dieu on ne l'épargne point; qu'aussi bien elle est dans un état qu'il est inutile de ménager. Si l'on pouvait rire, on rirait. Ah! si elle savait combien peu on songe à lui cacher quelque chose, et combien chacun est occupé de ses douleurs et de ses craintes, elle ne croirait pas qu'on eût tant d'application à la tromper.
Les nouvelles que je vous mande sont d'original; c'est de Gourville, qui était avec madame de Longueville quand elle a reçu ses lettres; tous les courriers viennent droit à lui. M. de Longueville avait fait son testament avant que de partir; il laisse une grande partie de son bien à un fils qu'il a, et qui, à mon avis, paraîtra sous le nom de chevalier d'Orléans[315], sans rien coûter à ses parents, quoiqu'ils ne soient point gueux. Savez-vous où l'on mit le corps de M. de Longueville? Dans le même bateau où il avait passé tout vivant, il y avait deux heures. M. le Prince, qui était blessé, le fit mettre auprès de lui, couvert d'un manteau, en repassant le Rhin avec plusieurs autres blessés, pour se faire panser dans une ville en deçà de ce fleuve; de sorte que ce retour fut la plus triste chose du monde. On dit que le chevalier de Montchevreuil, qui était attaché à M. de Longueville ne veut point qu'on le panse d'une blessure qu'il a reçue auprès de lui[316].
Mon fils m'a écrit; il est sensiblement touché de la perte de M. de Longueville. Il n'était point à cette première expédition, mais il sera d'une autre: peut-on trouver quelque sûreté dans un tel métier? Je vous conseille d'écrire à M. de la Rochefoucauld sur la mort de son chevalier et sur la blessure de M. de Marsillac. J'ai vu son cœur à découvert dans cette cruelle aventure; il est au premier rang de tout ce que j'ai jamais vu de courage, de mérite, de tendresse et de raison: je compte pour rien son esprit et son agrément. Je ne m'amuserai point aujourd'hui à vous dire combien je vous aime.
Du même jour, à dix heures du soir.
Il y a deux heures que j'ai fait mon paquet, et en revenant de la ville je trouve la paix faite, selon une lettre qu'on m'a envoyée. Il est aisé de croire que toute la Hollande est en alarme et soumise: le bonheur du roi est au-dessus de tout ce qu'on a jamais vu. On va commencer à respirer; mais quel redoublement de douleur à madame de Longueville, et à ceux qui ont perdu leurs chers enfants! J'ai vu le maréchal du Plessis; il est très-affligé, mais en grand capitaine. La maréchale[317] pleure amèrement, et la comtesse[318] est fâchée de n'être point duchesse; et puis c'est tout. Ah! ma fille, sans l'emportement de M. de Longueville, songez que nous aurions la Hollande, sans qu'il nous en eût rien coûté.
105.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi 24 juin 1672.
Je suis présentement dans la chambre de ma tante: si vous pouviez la voir en l'état qu'elle est, vous ne douteriez pas que je ne partisse demain matin. Elle a reçu aujourd'hui le viatique pour la dernière fois; mais comme son mal est d'être entièrement consumée, cette dernière goutte d'huile ne se trouve pas sitôt. Elle est debout, c'est-à-dire dans sa chaise, avec sa robe de chambre, sa cornette, une coiffe noire par-dessus, et ses gants: nulle senteur, nulle malpropreté dans sa chambre; mais son visage est plus changé que si elle était morte depuis huit jours; les os lui percent la peau; elle est entièrement étique et desséchée; elle n'avale qu'avec des difficultés extrêmes; elle a perdu la parole. M. Vesou lui a signifié son arrêt; elle ne prend plus de remèdes; la nature ne retient plus rien; elle n'est quasi plus enflée, parce que l'hydropisie a causé le desséchement; elle n'a plus de douleurs, parce qu'il n'y a plus rien à consumer; elle est fort assoupie, mais elle respire encore, et voilà à quoi elle tient: elle a eu des froids et des faiblesses qui nous ont fait croire qu'elle était passée; on a voulu une fois lui donner l'extrême-onction. Je ne quitte plus ce quartier, de peur d'accident. Je vous assure que, quelque chose que je voie au delà, cette dernière scène me coûtera bien des larmes; c'est un spectacle difficile à soutenir, quand on est tendre comme moi. Voilà, ma fille, où nous en sommes. Il y a trois semaines qu'elle nous donna congé à tous, parce qu'elle avait encore un reste de cérémonie; mais présentement que le masque est ôté, elle nous a fait entendre, à l'abbé et à moi, en nous tendant la main, qu'elle recevait une extrême consolation de nous avoir tous deux dans ces derniers moments: cela nous creva le cœur, et nous fit voir qu'on joue longtemps la comédie, et qu'à la mort on dit la vérité. Je ne vous dis plus, ma fille, le jour de mon départ.
Mais enfin, pourvu que vous vouliez bien ne nous point mander de ne pas partir, il est très-certain que nous partirons. Laissez-nous donc faire, vous savez comme je hais les remords: ce m'eût été un dragon perpétuel que de n'avoir pas rendu les derniers devoirs à ma pauvre tante. Je n'oublie rien de ce que je crois lui devoir dans cette triste occasion.
Je n'ai point vu madame de Longueville; on ne la voit point; elle est malade: il y a eu des personnes distinguées, mais je n'en ai pas été, et n'ai point de titre pour cela. Il ne paraît pas que la paix soit si proche que je vous l'avais mandé; mais il paraît un air d'intelligence partout, et une si grande promptitude à se soumettre, qu'il semble que le roi n'ait qu'à s'approcher d'une ville pour qu'elle se rende à lui. Sans l'excès de bravoure de M. de Longueville, qui lui a causé la mort et à beaucoup d'autres, tout aurait été à souhait; mais, en vérité, la Hollande entière ne vaut pas un tel prince. N'oubliez pas d'écrire à M. de la Rochefoucauld sur la mort de son chevalier et la blessure de M. de Marsillac; n'allez pas vous fourvoyer: voilà ce qui l'afflige. Hélas! je mens; entre nous, ma fille, il n'a pas senti la perte du chevalier, et il est inconsolable de celui que tout le monde regrette. Il faut écrire aussi au maréchal du Plessis. Tous nos pauvres amis sont encore en santé. Le petit la Troche[320] a passé des premiers à la nage; on l'a distingué. Si je ne suis encore ici, dites-en un mot à sa mère, cela lui fera plaisir.
Ma pauvre tante me pria l'autre jour, par signes, de vous faire mille amitiés, et de vous dire adieu; elle nous fit pleurer: elle a été en peine de la pensée de votre maladie; notre abbé vous en fait mille compliments: il faut que vous lui disiez toujours quelque petite douceur, pour soutenir l'extrême envie qu'il a de vous aller voir. Vous êtes présentement à Grignan; j'espère que j'y serai à mon tour aussi bien que les autres: hélas! je suis toute prête. J'admire mon malheur: c'est assez que je désire quelque chose, pour y trouver de l'embarras. Je suis très-contente des soins et de l'amitié du coadjuteur; je ne lui écrirai point, il m'en aimera mieux: je serai ravie de le voir et de causer avec lui.
106.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi 1er juillet 1672.
Enfin, ma fille, notre chère tante a fini sa malheureuse vie: la pauvre femme nous a fait bien pleurer dans cette triste occasion; et pour moi, qui suis tendre aux larmes, j'en ai beaucoup répandu. Elle mourut hier matin à quatre heures, sans que personne s'en aperçût; on la trouva morte dans son lit: la veille, elle était extraordinairement mal, et, par inquiétude, elle voulut se lever; elle était si faible, qu'elle ne pouvait se tenir dans sa chaise, et s'affaissait et coulait jusqu'à terre; on la relevait. Mademoiselle de la Trousse se flattait, et trouvait que c'était qu'elle avait besoin de nourriture; elle avait des convulsions à la bouche: ma cousine disait que c'était un embarras que le lait avait fait dans sa bouche et dans ses dents: pour moi, je la trouvais très-mal. A onze heures, elle me fit signe de m'en aller: je lui baisai la main; elle me donna sa bénédiction, et je partis; ensuite elle prit son lait, par complaisance pour mademoiselle de la Trousse; mais, en vérité, elle ne put rien avaler, et elle lui dit qu'elle n'en pouvait plus; on la recoucha, elle chassa tout le monde, et dit qu'elle s'en allait dormir. A trois heures elle eut besoin de quelque chose, et fit encore signe qu'on la laissât en repos. A quatre heures, on dit à mademoiselle de la Trousse que sa mère dormait; ma cousine dit qu'il ne fallait pas l'éveiller pour prendre son lait. A cinq heures, elle dit qu'il fallait voir si elle dormait. On approche de son lit, on la trouve morte: on crie, on ouvre les rideaux; sa fille se jette sur cette pauvre femme, elle la veut réchauffer, ressusciter: elle l'appelle, elle crie, elle se désespère; enfin on l'arrache, et on la met par force dans une autre chambre: on me vient avertir; je cours tout émue; je trouve cette pauvre tante toute froide, et couchée si à son aise, que je ne crois pas que depuis six mois elle ait eu un moment si doux que celui de sa mort; elle n'était quasi point changée, à force de l'avoir été auparavant. Je me mis à genoux, et vous pouvez penser si je pleurai abondamment en voyant ce triste spectacle. J'allai voir ensuite mademoiselle de la Trousse, dont la douleur fend les pierres: je les amenai toutes deux ici[321]. Le soir, madame de la Trousse vint prendre ma cousine pour la mener chez elle et à la Trousse dans trois jours, en attendant le retour de M. de la Trousse. Mademoiselle de Méri a couché ici: nous avons été ce matin au service; elle retourne ce soir chez elle, parce qu'elle le veut; et me voilà prête à partir. Ne m'écrivez donc plus, ma belle; pour moi, je vous écrirai encore, car, quelque diligence que je fasse, je ne puis quitter encore de quelques jours, mais je ne puis plus recevoir de vos lettres ici.
Vous ne m'avez point écrit le dernier ordinaire; vous deviez m'en avertir pour m'y préparer: je ne vous puis dire quel chagrin cet oubli m'a donné, ni de quelle longueur m'a paru cette semaine: c'est la première fois que cela vous est arrivé; j'aime encore mieux en avoir été plus touchée, par n'y pas être accoutumée: j'espère de vos nouvelles dimanche. Adieu donc, ma chère enfant.
On m'a promis une relation, je l'attends: il me semble que le roi continue ses conquêtes. Vous ne m'avez pas dit un mot sur la mort de M. de Longueville, ni sur tout le soin que j'ai eu de vous instruire, ni sur toutes mes lettres; je parle à une sourde ou à une muette; je vois bien qu'il faut que j'aille à Grignan; vos soins sont usés, on voit la corde. Adieu donc, jusqu'au revoir. Notre abbé vous fait mille amitiés; il est adorable du bon courage qu'il a de vouloir venir en Provence.
107.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Livry, dimanche au soir, 3 juillet 1672.
Ah! ma fille, j'ai bien des excuses à vous faire de la lettre que je vous ai écrite ce matin en partant pour venir ici. Je n'avais point reçu votre lettre; mon ami de la poste m'avait mandé que je n'en avais point; j'étais au désespoir. J'ai laissé le soin à madame de la Troche de vous mander toutes les nouvelles, et je suis partie là-dessus. Il est dix heures du soir; et M. de Coulanges, que j'aime comme ma vie, et qui est le plus joli homme du monde, m'envoie votre lettre qui était dans son paquet; et, pour me donner cette joie, il ne craint point de faire partir son laquais au clair de la lune: il est vrai, mon enfant, qu'il ne s'est point trompé dans l'opinion de m'avoir fait un grand plaisir. Je suis fâchée que vous ayez perdu un de mes paquets; comme ils sont pleins de nouvelles, cela vous dérange, et vous ôte du train de ce qui se passe.
Vous devez avoir reçu des relations fort exactes; elles vous auront fait voir que le Rhin était mal défendu: le grand miracle, c'est de l'avoir passé à la nage. M. le Prince et ses Argonautes étaient dans un bateau: les premières troupes qu'ils rencontrèrent au delà demandaient quartier, quand le malheur voulut que M. de Longueville, qui sans doute ne l'entendit pas, s'approche de leurs retranchements, et, poussé d'une bouillante ardeur, arrive à la barrière, où il tue le premier qui se trouve sous sa main: en même temps on le perce de cinq ou six coups. M. le Duc le suit, M. le Prince suit son fils, et tous les autres suivent M. le Prince. Voilà où se fit la tuerie, qu'on aurait, comme vous voyez, très-bien évitée, si l'on avait su l'envie que ces gens-là avaient de se rendre; mais tout est marqué dans l'ordre de la Providence.
Le comte de Guiche a fait une action dont le succès le couvre de gloire; car, si elle eût tourné autrement, il eût été criminel. Il se charge de reconnaître si la rivière est guéable; il dit qu'oui: elle ne l'est pas; des escadrons entiers passent à la nage sans se déranger; il est vrai qu'il passe le premier: cela ne s'est jamais hasardé; cela réussit; il enveloppe des escadrons, et les force à se rendre. Vous voyez bien que son bonheur et sa valeur ne se sont point séparés; mais vous devez avoir de grandes relations de tout cela.
Le chevalier de Nantouillet[322] était tombé de cheval: il va au fond de l'eau, il revient, il retourne, il revient encore; enfin il trouve la queue d'un cheval, il s'y attache; ce cheval le mène à bord, il monte sur le cheval, se trouve à la mêlée, reçoit deux coups dans son chapeau, et revient gaillard. Voilà qui est d'un sang-froid qui me fait souvenir d'Oronte, prince des Massagètes.
Au reste, il n'est rien de plus vrai que M. de Longueville avait été à confesse avant que de partir: comme il ne se vantait jamais de rien, il n'en avait pas même fait sa cour à madame sa mère; mais ce fut une confession conduite par nos amis (de Port-Royal), et dont l'absolution fut différée plus de deux mois. Cela s'est trouvé si vrai, que madame de Longueville n'en peut pas douter: vous pouvez penser quelle consolation! Il faisait une infinité de libéralités et de charités que personne ne savait, et qu'il ne faisait qu'à condition qu'on n'en parlât point: jamais un homme n'a eu tant de solides vertus; il ne lui manquait que des vices, c'est-à-dire un peu d'orgueil, de vanité, de hauteur; mais, du reste, jamais on n'a été si près de la perfection: Pago lui, pago il mondo; il était au-dessus des louanges; pourvu qu'il fût content de lui, c'était assez. Je vois souvent des gens qui sont encore fort éloignés de se consoler de cette perte; mais pour tout le gros du monde, ma pauvre enfant, cela est passé: cette triste nouvelle n'a assommé que trois ou quatre jours, la mort de Madame dura bien plus longtemps. Les intérêts particuliers de chacun pour ce qui se passe à l'armée empêchent la grande application pour les malheurs d'autrui. Depuis ce premier combat, il n'a été question que de villes rendues, et de députés qui viennent demander la grâce d'être reçus au nombre des sujets nouvellement conquis de Sa Majesté.
N'oubliez pas d'écrire un petit mot à la Troche, sur ce que son fils s'est distingué et a passé à la nage; on l'a loué devant le roi, comme un des plus hardis. Il n'y a nulle apparence qu'on se défende contre une armée si victorieuse. Les Français sont jolis assurément; il faut que tout leur cède pour les actions d'éclat et de témérité; enfin il n'y a plus de rivière présentement qui serve de défense contre leur excessive valeur.
Au reste, voici bien des nouvelles. J'avais amené ici ma petite enfant pour y passer l'été; j'ai trouvé qu'il y fait sec, il n'y a point d'eau; la nourrice craint de s'y ennuyer: que fais-je, à votre avis? Je la ramènerai après-demain chez moi tout paisiblement; elle sera avec la mère Jeanne, qui fera leur petit ménage; madame de Sanzei sera à Paris; elle ira la voir; j'en saurai des nouvelles très-souvent. Voilà qui est fait, je change d'avis: ma maison est jolie, et ma petite ne manquera de rien; il ne faut pas croire que Livry soit charmant pour une nourrice comme pour moi. Adieu, ma divine enfant; pardonnez le chagrin que j'avais d'avoir été si longtemps sans recevoir de vos lettres; elles me sont toujours si agréables, qu'il n'y a que vous qui puissiez me consoler de n'en avoir point.
108.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Marseille, mercredi...... 1672.
Je vous écris après la visite de madame l'intendante et une harangue très-belle. J'attends un présent, et le présent attend ma pistole. Je suis ravie de la beauté singulière de cette ville. Hier le temps fut divin, et l'endroit[323] d'où je découvris la mer, les bastides, les montagnes et la ville, est une chose étonnante; mais surtout je suis ravie de madame de Montfuron[324]; elle est aimable, et on l'aime sans balancer. La foule des chevaliers qui vinrent hier voir M. de Grignan à son arrivée; des noms connus, des Saint-Hérem, etc.; des aventuriers, des épées, des chapeaux du bel air, une idée de guerre, de romans, d'embarquement, d'aventures, de chaînes, de fers, d'esclaves, de servitude, de captivité; moi qui aime les romans, je suis transportée. M. de Marseille vint hier au soir; nous dînons chez lui; c'est l'affaire des deux doigts de la main. Il fait aujourd'hui un temps abominable, j'en suis triste; nous ne verrons ni mer, ni galères, ni port. Je demande pardon à Aix, mais Marseille est bien plus joli, et plus peuplé que Paris à proportion; il y a cent mille âmes au moins: de vous dire combien il y en a de belles, c'est ce que je n'ai pas le loisir de compter; l'air en gros y est un peu scélérat; et parmi tout cela je voudrais être avec vous. Je n'aime aucun lieu sans vous, et moins la Provence qu'un autre; c'est un vol que je regretterai. Remerciez Dieu d'avoir plus de courage que moi, mais ne vous moquez pas de mes faiblesses ni de mes chaînes.
109.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Lambesc, mardi 20 décembre 1672, à dix heures du matin.
Quand on compte sans la Providence, il faut très-souvent compter deux fois. J'étais tout habillée à huit heures, j'avais pris mon café, entendu la messe, tous les adieux faits, le bardot chargé; les sonnettes des mulets me faisaient souvenir qu'il fallait monter en litière; ma chambre était pleine de monde; on me priait de ne point partir, parce que depuis plusieurs jours il pleut beaucoup, et depuis hier continuellement, et même dans ce moment plus qu'à l'ordinaire. Je résistais hardiment à tous ces discours, faisant honneur à la résolution que j'avais prise et à tout ce que je vous mandai hier par la poste, en assurant que j'arriverais jeudi, lorsque tout d'un coup M. de Grignan, en robe de chambre d'omelette, m'a parlé si sérieusement de la témérité de mon entreprise, disant que mon muletier ne suivrait pas ma litière, que mes mulets tomberaient dans les fossés, que mes gens seraient mouillés et hors d'état de me secourir, qu'en un moment j'ai changé d'avis, et j'ai cédé entièrement à ses sages remontrances. Ainsi, ma fille, coffres qu'on rapporte, mulets qu'on dételle, filles et laquais qui se sèchent pour avoir seulement traversé la cour, et messager que l'on vous envoie, connaissant vos bontés et vos inquiétudes, et voulant aussi apaiser les miennes, parce que je suis en peine de votre santé, et que cet homme ou reviendra nous en apporter des nouvelles, ou ne retrouvera pas les chemins. En un mot, ma chère enfant, il arrivera à Grignan jeudi au lieu de moi; et moi, je partirai bien véritablement quand il plaira au ciel et à M. de Grignan, qui me gouverne de bonne foi, et qui comprend toutes les raisons qui me font souhaiter passionnément d'être à Grignan. Si M. de la Garde pouvait ignorer tout ceci, j'en serais aise, car il va triompher du plaisir de m'avoir prédit tout l'embarras où je me trouve: mais qu'il prenne garde à la vaine gloire qui pourrait accompagner le don de prophétie dont il pourrait se flatter. Enfin, ma fille, me voilà, ne m'attendez plus du tout; je vous surprendrai, et ne me hasarderai point, de peur de vous donner de la peine, et à moi aussi. Adieu, ma très-chère et très-aimable; je vous assure que je suis fort affligée d'être prisonnière à Lambesc: mais le moyen de deviner des pluies qu'on n'a point vues dans ce pays depuis un siècle!
110.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Montélimar, jeudi 5 octobre 1673.
Voici un terrible jour[325], ma chère enfant; je vous avoue que je n'en puis plus. Je vous ai quittée dans un état qui augmente ma douleur. Je songe à tous les pas que vous faites et à tous ceux que je fais, et combien il s'en faut qu'en marchant toujours de cette sorte nous puissions jamais nous rencontrer. Mon cœur est en repos quand il est auprès de vous; c'est son état naturel, et le seul qui peut lui plaire. Ce qui s'est passé ce matin me donne une douleur sensible, et me fait un déchirement dont votre philosophie sait les raisons: je les ai senties et les sentirai longtemps. J'ai le cœur et l'imagination tout remplis de vous; je n'y puis penser sans pleurer, et j'y pense toujours; de sorte que l'état où je suis n'est pas une chose soutenable: comme il est extrême, j'espère qu'il ne durera pas dans cette violence. Je vous cherche toujours, et je trouve que tout me manque, parce que vous me manquez. Mes yeux, qui vous ont tant rencontrée depuis quatorze mois, ne vous trouvent plus: le temps agréable qui est passé rend celui-ci douloureux, jusqu'à ce que j'y sois un peu accoutumée; mais ce ne sera jamais assez pour ne pas souhaiter ardemment de vous revoir et de vous embrasser. Je ne dois pas espérer mieux de l'avenir que du passé; je sais ce que votre absence m'a fait souffrir; je serai encore plus à plaindre, parce que je me suis fait imprudemment une habitude nécessaire de vous voir. Il me semble que je ne vous ai point assez embrassée en partant; qu'avais-je à ménager? Je ne vous ai point assez dit combien je suis contente de votre tendresse; je ne vous ai point assez recommandée à M. de Grignan; je ne l'ai point assez remercié de toutes ses politesses et de toute l'amitié qu'il a pour moi; j'en attendrai les effets sur tous les chapitres: il y en a où il a plus d'intérêt que moi, quoique j'en sois plus touchée que lui. Je suis déjà dévorée de curiosité; je n'espère de consolation que de vos lettres, qui me feront encore bien soupirer. En un mot, ma fille, je ne vis que pour vous: Dieu me fasse la grâce de l'aimer quelque jour comme je vous aime! Je songe aux Pichons; je suis toute pétrie des Grignans; je tiens partout. Jamais un voyage n'a été si triste que le nôtre; nous ne disons pas un mot. Adieu, ma chère enfant, aimez-moi toujours: hélas! nous revoilà dans les lettres. Assurez M. l'archevêque de mon respect très-tendre, et embrassez le coadjuteur; je vous recommande à lui. Nous avons encore dîné à vos dépens. Voilà M. de Saint-Géniez qui vient me consoler. Ma fille, plaignez-moi de vous avoir quittée.
111.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Bourbilly, lundi 16 octobre 1673.
Enfin, ma chère fille, j'arrive présentement dans le vieux château de mes pères. Voici où ils ont triomphé, suivant la mode de ce temps-là. Je trouve mes belles prairies, ma petite rivière, mes magnifiques bois et mon beau moulin, à la même place où je les avais laissés. Il y a eu ici de plus honnêtes gens que moi; et cependant, au sortir de Grignan, après vous avoir quittée, je m'y meurs de tristesse. Je pleurerais présentement de tout mon cœur, si je m'en voulais croire; mais je m'en détourne, suivant vos conseils. Je vous ai vue ici; Bussy y était, qui nous empêchait fort de nous y ennuyer. Voilà où vous m'appelâtes marâtre d'un si bon ton. On a élagué des arbres devant cette porte, ce qui fait une allée fort agréable. Tout crève ici de blé, et de Caron pas un mot[326], c'est-à-dire pas un sou. Il pleut à verse: je suis désaccoutumée de ces continuels orages, j'en suis en colère. M. de Guitaut est à Époisses: il envoie tous les jours ici pour savoir quand j'arriverai, et pour m'emmener chez lui; mais ce n'est pas ainsi qu'on fait ses affaires. J'irai pourtant le voir, et vous prévoyez bien que nous parlerons de vous: je vous prie d'avoir l'esprit en repos sur tout ce que je dirai; je ne suis pas assurément fort imprudente. Nous vous écrirons, Guitaut et moi. Je ne puis m'accoutumer à ne vous plus voir; et si vous m'aimez, vous m'en donnerez une marque certaine cette année. Adieu, mon enfant; j'arrive, je suis un peu fatiguée; quand j'aurai les pieds chauds, je vous en dirai davantage.
112.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Époisses, mercredi 25 octobre 1673.
Je n'achevai qu'avant-hier toutes mes affaires à Bourbilly, et le même jour je vins ici, où l'on m'attendait avec quelque impatience. J'ai trouvé le maître et la maîtresse du logis avec tout le mérite que vous leur connaissez, et la comtesse (de Fiesque) qui part, et qui donne de la joie à tout un pays. J'ai mené avec moi monsieur et madame de Toulongeon, qui ne sont pas étrangers dans cette maison: il est survenu encore madame de Chatelus, et M. le marquis de Bonneval, de sorte que la compagnie est complète. Cette maison est d'une grandeur et d'une beauté surprenante; M. de Guitaut[327] se divertit fort à la faire ajuster, et y dépense bien de l'argent: il se trouve heureux de n'avoir point d'autre dépense à faire. Je plains ceux qui ne peuvent pas se donner ce plaisir. Nous avons causé à l'infini, le maître du logis et moi; c'est-à-dire, j'ai eu le mérite de savoir bien écouter. On passerait bien des jours dans cette maison sans s'ennuyer: vous y avez été extrêmement célébrée. Je ne crois pas que j'en pusse sortir, si on y recevait de vos nouvelles; mais, ma fille, sans vous faire valoir ce que vous occupez dans mon cœur et dans mon souvenir, cet état d'ignorance m'est insoutenable. Je me creuse la tête à deviner ce que vous m'avez écrit, et ce qui vous est arrivé depuis trois semaines, et cette application inutile trouble fort mon repos. Je trouverai cinq ou six de vos lettres à Paris; je ne comprends pas pourquoi M. de Coulanges ne me les a pas envoyées, je l'en avais prié. Enfin je pars demain pour prendre le chemin de Paris; car vous vous souvenez bien que de Bourbilly on passe devant cette porte où M. de Guitaut vint nous faire un jour des civilités. Je ne serai à Paris que la veille de la Toussaint. On dit que les chemins sont déjà épouvantables dans cette province. Je ne vous parle point de la guerre: on mande qu'elle est déclarée; d'autres, qui sont des manières de ministres, disent que c'est le chemin de la paix: voilà ce qu'un peu de temps nous apprendra. M. d'Autun (Gabriel de Roquette) est en ce pays; ce n'est pas ici où je l'ai vu, mais il en est près, et l'on voit des gens qui ont eu le bonheur de recevoir sa bénédiction. Adieu, ma très-chère et très-aimable enfant; je ne trouve personne qui ne s'imagine que vous avez raison de m'aimer, en voyant de quelle façon je vous aime.
113.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, jeudi 2 novembre 1673.
Enfin, ma chère enfant, me voilà arrivée après quatre semaines de voyage, ce qui m'a pourtant moins fatiguée que la nuit que je viens de passer dans le meilleur lit du monde: je n'ai pas fermé les yeux, j'ai compté toutes les heures de ma montre; et enfin, à la petite pointe du jour, je me suis levée: car que faire en un lit, à moins que l'on ne dorme[328]? J'avais le pot au feu, c'était une oille et un consommé qui cuisaient séparément. Nous arrivâmes hier, jour de la Toussaint, bon jour, bonne œuvre; nous descendîmes chez M. de Coulanges: je ne vous dirai point mes faiblesses ni mes sottises en rentrant dans Paris: enfin je vis l'heure et le moment que je n'étais pas visible; mais je détournai mes pensées, et je dis que le vent m'avait rougi le nez. Je trouve M. de Coulanges qui m'embrasse; M. de Rarai, un moment après; madame de Coulanges, mademoiselle de Méri, un autre moment après: arrivent ensuite madame de Sansei, madame de Bagnols, M. l'archevêque de Reims (M. le Tellier), tout transporté d'amour pour le coadjuteur; un autre moment après, madame de la Fayette, M. de la Rochefoucauld, madame Scarron, d'Hacqueville, la Garde, l'abbé de Grignan, l'abbé Têtu: vous voyez, d'où vous êtes, tout ce qui se dit, et la joie qu'on témoigne; et madame de Grignan? et votre voyage? et tout ce qui n'a point de liaison ni de suite. Enfin on soupe, on se sépare, et je passe cette belle nuit. Ce matin, à neuf heures, la Garde, l'abbé de Grignan, Brancas, d'Hacqueville, sont entrés dans ma chambre pour ce qui s'appelle raisonner pantoufle. Premièrement, je vous dirai que vous ne sauriez trop aimer Brancas, la Garde et d'Hacqueville; pour l'abbé de Grignan, cela s'en va sans dire. J'oubliais de vous mander qu'hier au soir, avant toutes choses, je lus vos quatre lettres des 15, 18, 22 et 25 octobre: je sentis tout ce que vous expliquez si bien; mais puis-je assez vous remercier ni de votre bonne et tendre amitié, dont je suis très-convaincue, ni du soin que vous prenez de me parler de toutes vos affaires? Ah! ma fille, c'est une grande justice, car rien au monde ne me tient tant au cœur que tous vos intérêts, quels qu'ils puissent être: vos lettres sont ma vie, en attendant mieux.
J'admire que le petit mal de M. de Grignan ait prospéré au point que vous me le mandez, c'est-à-dire qu'il faut prendre garde en Provence au pli de sa chaussette; je souhaite qu'il se porte bien et que la fièvre le quitte, car il faut mettre flamberge au vent: je hais fort cette petite guerre[329].
Je reviens à vos trois hommes, que vous devez aimer très-solidement: ils n'ont tous que vos affaires dans la tête; ils ont trouvé à qui parler, et notre conférence a duré jusqu'à midi. La Garde m'assure fort de l'amitié de M. de Pomponne: ils sont tous contents de lui. Si vous me demandez ce qu'on dit à Paris, et de quoi il est question, je vous dirai que l'on n'y parle que de M. et madame de Grignan, de leurs affaires, de leurs intérêts, de leur retour; enfin jusqu'ici je ne me suis pas aperçue qu'il s'agisse d'autres choses. Les bonnes têtes vous diront ce qu'il leur semble de votre retour; je ne veux pas que vous m'en croyiez, croyez-en M. de la Garde. Nous avons examiné combien de choses doivent vous obliger de venir rajuster ce qu'a dérangé votre bon ami[330] et envers le maître et envers tous les principaux; enfin il n'y a point de porte où il n'ait heurté, et rien qu'il n'ait ébranlé par ses discours, dont le fond est du poison chamarré d'un faux agrément: il sera bon même de dire tout haut que vous venez, et vous l'y trouverez peut-être encore, car il a dit qu'il reviendra; et c'est alors que M. de Pomponne et tous vos amis vous attendent pour régler vos allures à l'avenir: tant que vous serez éloignée, vous leur échapperez toujours; et, en vérité, celui qui parle ici a trop d'avantage sur celui qui ne dit mot. Quand vous irez à Orange, c'est-à-dire M. de Grignan, écrivez à M. de Louvois l'état des choses, afin qu'il n'en soit point surpris. Ce siége d'Orange me déplaît par mille raisons. J'ai vu tantôt M. de Pomponne, M. de Bezons, madame d'Huxelles, madame de Villars, l'abbé de Pontcarré, madame de Rarai; tout cela vous fait mille compliments, et vous souhaite. Enfin croyez-en la Garde; voilà tout ce que j'ai à vous dire. On ne vous conseille point ici d'envoyer des ambassadeurs, on trouve qu'il faut M. de Grignan et vous: on se moque de la raison de la guerre. M. de Pomponne a dit à d'Hacqueville que les affaires ne se démêleraient pas en Provence, et que quelquefois on a la paix lorsqu'on parle le plus de la guerre.
Despréaux a été avec Gourville voir M. le Prince. M. le Prince voulut qu'il vît son armée. Eh bien! qu'en dites-vous, dit M. le Prince? Monseigneur, dit Despréaux, je crois qu'elle sera fort bonne quand elle sera majeure. C'est que le plus âgé n'a pas dix-huit ans.
La princesse de Modène[331] était sur mes talons à Fontainebleau; elle est arrivée ce soir; elle loge à l'Arsenal. Le roi viendra la voir demain; elle ira voir la reine à Versailles, et puis adieu.
114.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, lundi 27 novembre 1673.
Votre lettre, ma chère fille, me paraît d'un style triomphant: vous aviez votre compte quand vous me l'avez écrite; vous aviez gagné vos petits procès; vos ennemis paraissaient confondus; vous aviez vu partir votre mari à la tête d'un drapello eletto; vous espériez un bon succès d'Orange. Le soleil de Provence dissipe au moins à midi les plus épais chagrins, enfin votre humeur est peinte dans votre lettre: Dieu vous maintienne dans cette bonne disposition! Vous avez raison de voir, d'où vous êtes, les choses comme vous les voyez; et nous avons raison aussi de les voir d'ici comme nous les voyons. Vous croyez avoir l'avantage: nous le souhaitons autant que vous, et en ce cas nous disons qu'il ne faut aucun accommodement; mais, supposé que l'argent, que nous regardons comme une divinité à laquelle on ne résiste point, vous fît trouver du mécompte dans votre calcul, vous m'avouerez que tous les expédients vous paraîtraient bons comme ils nous le paraissaient. Ce qui fait que nous ne pensons pas toujours les mêmes choses, c'est que nous sommes loin; hélas! nous sommes très-loin: ainsi l'on ne sait ce qu'on dit; mais il faut se faire honneur réciproquement de croire que chacun dit bien selon son point de vue; que si vous étiez ici, vous diriez comme nous, et que si nous étions là, nous aurions toutes vos pensées. Il y a bien des gens en ce pays qui sont curieux de savoir comment vous sortirez de votre syndicat; mais je dis encore vrai quand je vous assure que la perte de cette petite bataille ne ferait pas ici le même effet qu'en Provence. Nous disons en tous lieux et à propos tout ce qui se peut dire, et sur la dépense de M. de Grignan, et sur la manière dont il sert le roi, et comme il est aimé: nous n'oublions rien; et pour des tons naturels, et des paroles rangées, et dites assez facilement, sans vanité, nous ne céderons pas à ceux qui font des visites le matin aux flambeaux[332]. Mais cependant M. de la Garde ne trouve rien de si nécessaire que votre présence. On parle d'une trève; soyez en repos sur la conduite de ceux qui sauront demander votre congé. Je comprends les dépenses de ce siége d'Orange: j'admire les inventions que le démon trouve pour vous faire jeter de l'argent; j'en suis plus affligée qu'une autre; car, outre toutes les raisons de vos affaires, j'en ai une particulière pour vous souhaiter cette année: c'est que le bon abbé veut rendre le compte de ma tutelle, et c'est une nécessité que ce soit aux enfants dont on a été tutrice. Mon fils viendra, si vous venez: voyez, et jugez vous-même du plaisir que vous me ferez. Il y a de l'imprudence à retarder cette affaire; le bon abbé peut mourir, je ne saurais plus par où m'y prendre, et je serais abandonnée pour le reste de ma vie à la chicane des Bretons. Je ne vous en dirai pas davantage: jugez de mon intérêt, et de l'extrême envie que j'ai de sortir d'une affaire aussi importante. Vous avez encore le temps de finir votre assemblée; mais ensuite je vous demande cette marque de votre amitié, afin que je meure en repos. Je laisse à votre bon cœur cette pensée à digérer.
Toutes les filles de la reine furent chassées hier, on ne sait pourquoi. On soupçonne qu'il y en a une qu'on aura voulu ôter, et que pour brouiller les espèces on a fait tout égal. Mademoiselle de Coëtlogon[333] est avec madame de Richelieu; la Mothe[334] avec la maréchale; la Marck[335] avec madame de Crussol; Ludres et Dampierre[336] retournent chez Madame; du Rouvroi[337] avec sa mère, qui s'en va chez elle; Lannoi[338] se mariera, et paraît contente; Théobon[339] apparemment ne demeurera pas sur le pavé. Voilà ce qu'on sait jusqu'à présent.
J'ai fait voir votre lettre à mademoiselle de Méri; elle est toujours languissante. J'ai fait vos compliments à tous ceux que vous me marquez. L'abbé Têtu est fort content de ce que vous me dites pour lui; nous soupons souvent ensemble. Vous êtes très-bien avec l'archevêque de Reims. Madame de Coulanges n'est pas fort bien avec le frère de ce prélat (M. de Louvois); ainsi ne comptez pas sur ce chemin-là pour aller à lui. Brancas vous est tout acquis. Vous êtes toujours tendrement aimée chez madame de Villars. Nous avons enfin vu, la Garde et moi, votre premier président; c'est un homme très-bien fait, et d'une physionomie agréable. Besons dit: C'est un beau mâtin, s'il voulait mordre. Il nous reçut très-civilement: nous lui fîmes les compliments de M. de Grignan et les vôtres. Il y a des gens qui disent qu'il tournera casaque, et qu'il vous aimera au lieu d'aimer l'évêque, Le flux les amena, le reflux les emmène. Ne vous ai-je point mandé que le chevalier de Buous[340] est ici? Je le croyais je ne sais où; je fus ravie de l'embrasser; il me semble qu'il vous est plus proche que les autres. Il vient de Brest: il a passé par Vitré; il a eu un dialogue admirable avec Rahuel; il lui demanda ce que c'était que M. de Grignan, et qui j'étais. Rahuel disait: «Ce M. de Grignan, c'est un homme de grande condition: il est le premier de la Provence; mais il y a bien loin d'ici. Madame aurait bien mieux fait de marier mademoiselle auprès de Rennes.» Le chevalier se divertissait fort. Adieu, ma très-aimable, je suis à vous: cette vérité est avec celle de deux et deux font quatre.
115.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, lundi 4 décembre 1673.
Me voilà toute soulagée de n'avoir plus Orange sur le cœur; c'était une augmentation par dessus ce que j'ai accoutumé de penser, qui m'importunait. Il n'est plus question maintenant que de la guerre du syndicat: je voudrais qu'elle fût déjà finie. Je crois qu'après avoir gagné votre petite bataille d'Orange, vous n'aurez pas tardé à commencer l'autre. Vous ne sauriez croire la curiosité qu'on avait pour être informé du bon succès de ce beau siége; on en parlait dans le rang des nouvelles. J'embrasse le vainqueur d'Orange, et je ne lui ferai point d'autre compliment que de l'assurer ici que j'ai une véritable joie que cette petite aventure ait pris un tour aussi heureux; je désire le même succès à tous ses desseins, et l'embrasse de tout mon cœur. C'est une chose agréable que l'attachement et l'amour de toute la noblesse pour lui: il y a très-peu de gens qui pussent faire voir une si belle suite pour une si légère semonce. M. de la Garde vient de partir pour savoir un peu ce qu'on dit de cette prise d'Orange: il est chargé de toutes nos instructions, et, sur le tout, de son bon esprit, et de son affection pour vous. D'Hacqueville me mande qu'il conseille à M. de Grignan d'écrire au roi: il serait à souhaiter que, par effet de magie, cette lettre fût déjà entre les mains de M. de Pomponne, ou de M. de la Garde; car je ne crois pas qu'elle puisse venir à propos. L'affaire du syndic s'est fortifiée dans ma tête par l'absence du siége d'Orange.
Nous soupâmes encore hier avec madame Scarron et l'abbé Têtu chez madame de Coulanges: nous causâmes fort; vous n'êtes jamais oubliée. Nous trouvâmes plaisant d'aller ramener madame Scarron à minuit au fin fond du faubourg Saint-Germain, fort au delà de madame de la Fayette, quasi auprès de Vaugirard, dans la campagne; une belle et grande maison[341] où l'on n'entre point; il y a un grand jardin, de beaux et grands appartements; elle a un carrosse, des gens et des chevaux; elle est habillée modestement et magnifiquement, comme une femme qui passe sa vie avec des personnes de qualité; elle est aimable, belle, bonne, et négligée: on cause fort bien avec elle. Nous revînmes gaiement, à la faveur des lanternes et dans la sûreté des voleurs. Madame d'Heudicourt[342] est allée rendre ses devoirs: il y avait longtemps qu'elle n'avait paru en ce pays-là.
On disait l'autre jour à M. le Dauphin qu'il y avait un homme à Paris qui avait fait pour chef-d'œuvre un petit chariot traîné par des puces. M. le Dauphin dit à M. le prince de Conti: Mon cousin, qui est-ce qui a fait les harnais? Quelque araignée du voisinage, dit le prince. Cela n'est-il pas joli? Ces pauvres filles (de la reine) sont toujours dispersées: on parle de faire des dames du palais, du lit, de la table, pour servir au lieu des filles. Tout cela se réduira à quatre du palais, qui seront, à ce qu'on croit, la princesse d'Harcourt, madame de Soubise, madame de Bouillon, madame de Rochefort; et rien n'est encore assuré. Adieu, ma très-aimable.
Madame de Coulanges vous embrasse: elle voulait vous écrire aujourd'hui; elle ne perd pas une occasion de vous rendre service; elle y est appliquée, et tout ce qu'elle dit est d'un style qui plaît infiniment: elle se réjouit de la prise d'Orange; elle va quelquefois à la cour, et jamais sans avoir dit quelque chose d'agréable pour nous.
116.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi 8 décembre 1673.
Il faut commencer, ma chère enfant, par la mort du comte de Guiche: voilà de quoi il est question présentement. Ce pauvre garçon est mort de maladie et de langueur dans l'armée de M. de Turenne; la nouvelle en vint mardi matin. Le père Bourdaloue l'a annoncée au maréchal de Gramont, qui s'en douta, sachant l'extrémité de son fils. Il fit sortir tout le monde de sa chambre; il était dans un petit appartement qu'il a au dehors des Capucines: quand il fut seul avec ce père, il se jeta à son cou, disant qu'il devinait bien ce qu'il avait à lui dire; que c'était le coup de sa mort, qu'il le recevait de la main de Dieu; qu'il perdait le seul et véritable objet de toute sa tendresse et de toute son inclination naturelle; que jamais il n'avait eu de sensible joie ou de violente douleur que par ce fils, qui avait des choses admirables. Il se jeta sur un lit, n'en pouvant plus, mais sans pleurer, car on ne pleure point dans cet état. Le père pleurait, et n'avait encore rien dit; enfin il lui parla de Dieu, comme vous savez qu'il en parle: ils furent six heures ensemble; et puis le père, pour lui faire faire son sacrifice entier, le mena à l'église de ces bonnes Capucines, où l'on disait vigiles pour ce cher fils: le maréchal y entra, en tombant, en tremblant, plutôt traîné et poussé, que sur ses jambes; son visage n'était plus connaissable. M. le Duc le vit en cet état, et en nous le contant chez madame de la Fayette, il pleurait. Ce pauvre maréchal revint enfin dans sa petite chambre; il est comme un homme condamné; le roi lui a écrit; personne ne le voit. Madame de Monaco est entièrement inconsolable; madame de Louvigny l'est aussi, mais c'est par la raison qu'elle n'est point affligée: n'admirez-vous point le bonheur de cette dernière? la voilà dans un moment duchesse de Gramont. La chancelière est transportée de joie. La comtesse de Guiche fait fort bien; elle pleure quand on lui conte les honnêtetés et les excuses que son mari lui a faites en mourant. Elle dit: «Il était aimable, je l'aurais aimé passionnément s'il m'avait un peu aimée; j'ai souffert ses mépris avec douleur; sa mort me touche et me fait pitié; j'espérais toujours qu'il changerait de sentiments pour moi.» Voilà qui est vrai, il n'y a point là de comédie. Madame de Verneuil en est véritablement touchée. Je crois qu'en me priant de lui faire vos compliments, vous en serez quitte. Vous n'avez donc qu'à écrire à la comtesse de Guiche, à madame de Monaco, et à madame de Louvigny. Pour le bon d'Hacqueville, il a eu le paquet d'aller à Frazé, à trente lieues d'ici, annoncer cette nouvelle à la maréchale de Gramont, et lui porter une lettre de ce pauvre garçon, lequel a fait une grande amende honorable de sa vie passée, s'en est repenti, en a demandé pardon publiquement; il a fait demander pardon à Vardes, et lui a mandé mille choses qui pourront peut-être lui être bonnes. Enfin il a fort bien fini la comédie, et laissé une riche et heureuse veuve. La chancelière a été si pénétrée du peu ou point de satisfaction, dit-elle, que sa petite-fille a eu pendant son mariage, qu'elle ne va songer qu'à réparer ce malheur: et s'il se rencontrait un roi d'Éthiopie, elle mettrait jusqu'à son patin, pour lui donner sa petite-fille. Nous ne voyons point de mari pour elle; vous allez nommer, comme nous, M. de Marsillac: elle ni lui ne veulent point l'un de l'autre; les autres ducs sont trop jeunes: M. de Foix est pour mademoiselle de Roquelaure. Cherchez un peu de votre côté, car cela presse. Voilà un grand détail, ma chère petite; mais vous m'avez dit quelquefois que vous les aimiez.
L'affaire d'Orange fait ici un bruit très-agréable pour M. de Grignan: cette grande quantité de noblesse qui l'a suivi par le seul attachement qu'on a pour lui; cette grande dépense, cet heureux succès, car voilà tout; tout cela fait honneur et donne de la joie à ses amis, qui ne sont pas ici en petit nombre. Le roi dit à souper: «Orange est pris, Grignan avait sept cents gentilshommes avec lui; on a tiraillé du dedans, et enfin on s'est rendu le troisième jour: je suis fort content de Grignan.» On m'a rapporté ce discours, que la Garde sait encore mieux que moi. Pour notre archevêque de Reims, je ne sais à qui il en avait; la Garde lui pensa parler de la dépense. Bon! dit-il, de la dépense, voilà toujours comme on dit; on aime à se plaindre.—Mais, monsieur, lui dit-on, M. de Grignan ne pouvait pas s'en dispenser, avec tant de noblesse qui était venue pour l'amour de lui.—Dites pour le service du roi.—Monsieur, répliqua-t-on, il est vrai; mais il n'y avait point d'ordre, et c'était pour suivre M. de Grignan, à l'occasion du service du roi, que toute cette assemblée s'est faite. Enfin, ma fille, cela n'est rien; vous savez que d'ailleurs il est très-bon ami: mais il y a des jours où la bile domine, et ces jours-là sont malheureux. On me mande des nouvelles de nos états de Bretagne. M. le marquis de Coëtquen le fils a voulu attaquer M. d'Harouïs, disant qu'il était seul riche, pendant que toute la Bretagne gémissait; et qu'il savait des gens qui feraient mieux que lui sa charge. M. Boucherat, M. de Lavardin et toute la Bretagne l'ont voulu lapider, et ont eu horreur de son ingratitude, car il a mille obligations à M. d'Harouïs. Sur cela il a reçu une lettre de madame de Rohan qui lui mande de venir à Paris, parce que M. de Chaulnes a ordre de lui défendre d'être aux états; de sorte qu'il est disparu la veille de l'arrivée du gouverneur; il est demeuré en abomination par l'infâme accusation qu'il voulait faire contre M. d'Harouïs. Voilà, ma bonne, ce que vous êtes obligée d'entendre à cause de votre nom.
Je viens de voir M. de Pomponne; il était seul; j'ai été deux bonnes heures avec lui et mademoiselle Lavocat, qui est très-jolie. M. de Pomponne a très-bien compris ce que nous souhaitons de lui, en cas qu'il vienne un courrier, et il le fera sans doute; mais il dit une chose vraie, c'est que votre syndic sera fait avant qu'on entende parler ici de la rupture de votre conseil; il croit que présentement c'en est fait. De vous conter tout ce qui s'est dit d'agréable et d'obligeant pour vous, et quelles aimables conversations on a avec ce ministre, tout le papier de mon porte-feuille n'y suffirait pas; en un mot, je suis parfaitement contente de lui; soyez-le aussi sur ma parole; il sera ravi de vous voir, et il compte sur votre retour.
Nous avons lu avec plaisir une grande partie de vos lettres; vous avez été admirée, et dans votre style, et dans l'intérêt que vous prenez à ces sortes d'affaires. Ne me dites donc plus de mal de votre façon d'écrire; on croit quelquefois que les lettres qu'on écrit ne valent rien, parce qu'on est embarrassé de mille pensées différentes; mais cette confusion se passe dans la tête, tandis que la lettre est nette et naturelle. Voilà comme sont les vôtres. Il y a des endroits si plaisants, que ceux à qui je fais l'honneur de les montrer en sont ravis. Adieu, ma très-aimable enfant; j'attends votre frère tous les jours; et pour vos lettres, j'en voudrais à toute heure.
117.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, lundi 11 décembre 1673.
Je viens de Saint-Germain, où j'ai été deux jours entiers avec madame de Coulanges et M. de la Rochefoucauld; nous logions chez lui. Nous fîmes le soir notre cour à la reine, qui me dit bien des choses obligeantes pour vous; mais s'il fallait vous dire tous les bonjours, tous les compliments d'hommes et de femmes, vieux et jeunes, qui m'accablèrent et me parlèrent de vous, ce serait nommer quasi toute la cour; je n'ai rien vu de pareil: Et comment se porte madame de Grignan? quand reviendra-t-elle? et ceci, et cela: enfin, représentez-vous que chacun, n'ayant rien à faire et me disant un mot, me faisait répondre à vingt personnes à la fois. J'ai dîné avec madame de Louvois; il y avait presse à qui nous en donnerait. Je voulais revenir hier; on nous arrêta d'autorité, pour souper chez M. de Marsillac, dans son appartement enchanté, avec madame de Thianges, madame Scarron, M. le Duc, M. de la Rochefoucauld, M. de Vivonne, et une musique céleste. Ce matin, nous sommes revenues.
Voici une querelle qui faisait la nouvelle de Saint-Germain. M. le chevalier de Vendôme et M. de Vivonne font les amoureux de madame de Ludres: M. le chevalier de Vendôme veut chasser M. de Vivonne; on s'écrie: Et de quel droit? Sur cela, il dit qu'il veut se battre contre M. de Vivonne: on se moque de lui. Non, il n'y a point de raillerie: il veut se battre, et monte à cheval, et prend la campagne. Voici ce qui ne peut se payer, c'est d'entendre Vivonne. Il était dans sa chambre, très-mal de son bras[343], recevant les compliments de toute la cour, car il n'y a point eu de partage. «Moi! messieurs, dit-il, moi me battre, il peut fort bien me battre s'il veut, mais je le défie de faire que je veuille me battre: qu'il se fasse casser l'épaule, qu'on lui fasse dix-huit incisions; et puis (on croit qu'il va dire, et puis nous nous battrons); et puis, dit-il, nous nous accommoderons. Mais se moque-t-il de vouloir tirer sur moi? voilà un beau dessein: c'est comme qui voudrait tirer dans une porte cochère[344]. Je me repens bien de lui avoir sauvé la vie au passage du Rhin: je ne veux plus faire de ces actions, sans faire tirer l'horoscope de ceux pour qui je les fais. Eussiez-vous jamais cru que c'eût été pour me percer le sein que je l'eusse remis sur la selle?» Mais tout cela d'un ton et d'une manière si folle, qu'on ne parlait d'autre chose à Saint-Germain.
J'ai trouvé votre siége d'Orange fort étalé à la cour: le roi en avait parlé agréablement, et on trouva très-beau que sans ordre du roi, et seulement pour suivre M. de Grignan, il se soit trouvé sept cents gentilshommes à cet occasion; car le roi ayant dit sept cents, tout le monde dit sept cents: on ajoute qu'il y avait deux cents litières, et de rire; mais on croit sérieusement qu'il y a peu de gouverneurs qui pussent avoir une pareille suite.
J'ai causé trois heures en deux fois avec M. de Pomponne; j'en suis contente au delà de ce que j'espérais; mademoiselle Lavocat[345] est dans notre confidence; elle est très-aimable; elle sait notre syndicat, notre procureur, notre gratification, notre opposition, notre délibération, comme elle sait la carte et les intérêts des princes, c'est-à-dire sur le bout du doigt: on l'appelle le petit ministre; elle est dans tous nos intérêts. Il y a des entr'actes à nos conversations, que M. de Pomponne appelle des traits de rhétorique, pour captiver la bienveillance des auditeurs. Il y a des articles dans vos lettres sur lesquels je ne réponds pas: il est ordinaire d'être ridicule, quand on répond de si loin. Vous savez quel déplaisir nous avions de la perte de je ne sais quelle ville, lorsqu'il y avait dix jours qu'à Paris on se réjouissait que le prince d'Orange en eût levé le siége; c'est le malheur de l'éloignement. Adieu, ma très-aimable: je vous embrasse bien tendrement.
118.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi 22 décembre 1673.
Il y a une nouvelle de l'Europe qui m'est entrée dans la tête: je vais vous la mander, contre mon ordinaire. Vous savez la mort du roi de Pologne[346]. Le grand-maréchal[347], mari de mademoiselle d'Arquien[348], est à la tête d'une armée contre les Turcs: il a gagné une bataille si pleine et si entière, qu'il est demeuré quinze mille Turcs sur la place: il a pris deux bassas; il s'est logé dans la tente du général, et cette victoire est si grande, qu'on ne doute point qu'il ne soit élu roi, d'autant plus qu'il est à la tête d'une armée, et que la fortune est toujours pour les gros bataillons: voilà une nouvelle qui m'a plu.
119.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, jeudi 28 décembre 1673.
Je commence dès aujourd'hui ma lettre, et je la finirai demain. Je veux d'abord traiter le chapitre de votre voyage de Paris: vous apprendrez par Janet que la Garde est celui qui l'a trouvé le plus nécessaire, et qui a dit qu'il fallait demander votre congé; peut-être l'a-t-il obtenu, car Janet a vu M. de Pomponne. Mais ce n'est pas, dites-vous, une nécessité de venir; et le raisonnement que vous me faites est si fort, et vous rendez si peu considérable tout ce qui le paraît aux autres pour vous engager à ce voyage, que pour moi j'en suis accablée; je sais le ton que vous prenez, ma fille; je n'en ai point au-dessus du vôtre; et surtout quand vous me demandez s'il est possible que moi, qui devrais songer plus qu'une autre à la suite de votre vie, je veuille vous embarquer dans une excessive dépense, qui peut donner un grand ébranlement au poids que vous soutenez déjà avec peine; et tout ce qui suit. Non, mon enfant, je ne veux point vous faire tant de mal, Dieu m'en garde! Et pendant que vous êtes la raison, la sagesse et la philosophie même, je ne veux point qu'on me puisse accuser d'être une mère folle, injuste et frivole, qui dérange tout, qui ruine tout, qui vous empêche de suivre la droiture de vos sentiments par une tendresse de femme: mais j'avais cru que vous pouviez faire ce voyage, vous me l'aviez promis; et quand je songe à ce que vous dépensez à Aix, et en comédiens, et en fêtes, et en repas dans le carnaval, je crois toujours qu'il vous coûterait moins de venir ici, où vous ne serez point obligée de rien apporter. M. de Pomponne et M. de la Garde me font voir mille affaires où vous et M. de Grignan êtes nécessaires; je joins à cela cette tutelle. Je me trouve disposée à vous recevoir; mon cœur s'abandonne à cette espérance; vous n'êtes point grosse, vous avez besoin de changer d'air: je me flattais même que M. de Grignan voudrait bien vous laisser avec moi cet été, et qu'ainsi vous ne feriez pas un voyage de deux mois, comme un homme: tous vos amis avaient la complaisance de me dire que j'avais raison de vous souhaiter avec ardeur: voilà sur quoi je marchais. Vous ne trouvez point que tout cela soit ni bon ni vrai, je cède à la nécessité et à la force de vos raisons; je veux tâcher de m'y soumettre, à votre exemple; et je prendrai cette douleur, qui n'est pas médiocre, comme une pénitence que Dieu veut que je fasse, et que j'ai bien méritée: il est difficile de m'en donner une meilleure, ni qui frappe plus droit à mon cœur: mais il faut tout sacrifier, et me résoudre à passer le reste de ma vie, séparée de la personne du monde qui m'est la plus sensiblement chère, qui touche mon goût, mon inclination, mes entrailles; qui m'aime plus qu'elle n'a jamais fait: il faut donner tout cela à Dieu, et je le ferai avec sa grâce, et j'admirerai sa providence, qui permet qu'avec tant de grandeurs et de choses agréables dans votre établissement, il s'y trouve des abîmes qui ôtent tous les plaisirs de la vie, et une séparation qui me blesse le cœur à toutes les heures du jour, et bien plus que je ne voudrais à celles de la nuit: voilà mes sentiments, ils ne sont pas exagérés, ils sont simples et sincères; j'en ferai un sacrifice pour mon salut. Voilà qui est fini, je ne vous en parlerai plus, et je méditerai sans cesse sur la force invincible de vos raisons, et sur votre admirable sagesse dont je vous loue, et que je tâcherai d'imiter.
J'ai fait à mon ami (Corbinelli) toutes vos animosités; cela est plaisant, il les a très-bien reçues: je crois qu'il est venu ici pour réveiller un peu la tendresse de ses vieux amis. Nous avons trouvé la pièce des cinq auteurs extrêmement jolie, et très-bien appliquée; le chevalier de Buous l'a possédée deux jours: vos deux vers sont très-bien corrigés. Voilà mon fils qui arrive; je m'en vais fermer cette lettre, et je vous en écrirai demain une autre avec lui, toute pleine des nouvelles que j'aurai reçues de Saint-Germain. On dit que la maréchale de Gramont n'a voulu voir ni Louvigny ni sa femme; ils sont revenus de dix lieues d'ici; nous ne songeons plus qu'il y ait eu un comte de Guiche au monde: vous vous moquez avec vos longues douleurs; nous n'aurions jamais fait ici, si nous voulions appuyer autant sur chaque nouvelle. Il faut expédier; expédiez, à notre exemple.
120.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, lundi 1er jour de l'an 1674.
Je vous souhaite une heureuse année, ma chère fille; et dans ce souhait je comprends tant de choses, que je n'aurais jamais fait, si je voulais vous en faire le détail. Je n'ai point encore demandé votre congé, comme vous le craignez; mais je voudrais que vous eussiez entendu la Garde, après dîner, sur la nécessité de votre voyage ici, pour ne pas perdre vos cinq mille francs, et sur ce qu'il faut que M. de Grignan dise au roi. Si c'était un procès qu'il fallût solliciter contre quelqu'un qui voulût vous faire cette injustice, vous viendriez assurément le solliciter; mais comme c'est pour venir en un lieu où vous avez encore mille autres affaires, vous êtes paresseux tous deux. Ah! la belle chose que la paresse! En voilà trop; lisez la Garde, chapitre premier. Cependant vous aurez du plaisir de voir et de recevoir l'approbation du roi. A propos, on a révoqué tous les édits qui nous étranglaient dans notre province: le jour que M. de Chaulnes l'annonça, ce fut un cri de vive le roi! qui fit pleurer tous les états; chacun s'embrassait, on était hors de soi: on ordonna un Te Deum, des feux de joie, et des remercîments publics à M. de Chaulnes. Mais savez-vous ce que nous donnons au roi pour témoigner notre reconnaissance? Deux millions six cent mille livres, et autant de don gratuit; c'est justement cinq millions deux cent mille livres: que dites-vous de cette petite somme? Vous pouvez juger par là de la grâce qu'on nous a faite de nous ôter les édits.
Mon pauvre fils est arrivé, comme vous savez, et s'en retourne jeudi avec plusieurs autres. M. de Monterey est habile homme; il fait enrager tout le monde: il fatigue notre armée, et la met hors d'état de sortir et d'être en campagne avant la fin du printemps. Toutes les troupes étaient bien à leur aise pour leur hiver; et quand tout sera bien crotté à Charleroi, il n'aura qu'un pas à faire pour se retirer. En attendant, M. de Luxembourg ne saurait se désopiler. Selon toutes les apparences, le roi ne partira pas sitôt que l'année passée. Si, tandis que nous serons en train, nous faisions quelque insulte à quelques grandes villes, et qu'on voulût s'opposer aux deux héros[349], comme il est à présumer que les ennemis seraient battus, la paix serait quasi assurée: voilà ce qu'on entend dire aux gens du métier. Il est certain que M. de Turenne est mal avec M. de Louvois; mais comme il est bien avec le roi et M. Colbert, cela ne fait aucun éclat.
On a fait cinq dames (du palais): mesdames de Soubise, de Chevreuse[350], la princesse d'Harcourt, madame d'Albret et madame de Rochefort. Les filles ne servent plus; et madame de Richelieu (dame d'honneur) ne servira plus aussi; ce seront les gentilshommes-servants et les maîtres d'hôtel, comme on faisait autrefois. Il y aura toujours, derrière la reine, madame de Richelieu et trois ou quatre dames, afin que la reine ne soit pas seule de femme. Brancas est ravi de sa fille (la princesse d'Harcourt), qu'on a si bien clouée.
Le grand maréchal de Pologne[351] a écrit au roi que si Sa Majesté voulait faire quelqu'un roi de Pologne, il le servirait de ses forces; mais que si elle n'a personne en vue, il lui demande sa protection. Le roi la lui donne; mais on ne croit pas qu'il soit élu, parce qu'il est d'une religion contraire au peuple.
La dévotion de la Marans est toute des meilleures que vous ayez jamais vues; elle est parfaite, elle est toute divine; je ne l'ai point encore vue, je m'en hais. Il y a une femme qui a pris plaisir à lui dire que M. de Longueville avait une véritable tendresse pour elle, et surtout une estime singulière, et qu'il avait prédit que quelque jour elle serait une sainte. Ce discours, dans le commencement, lui a si bien frappé la tête, qu'elle n'a point eu de repos qu'elle n'ait accompli les prophéties. On ne voit point encore ces petits princes[352]; l'aîné a été trois jours avec père et mère; il est joli, mais personne ne l'a vu. Je vous embrasse, ma chère enfant. Je saurai ce qu'on peut faire pour votre ami qui a si généreusement assassiné un homme. Adieu, ma fille; je vous embrasse avec une tendresse sans égale; la vôtre me charme, j'ai le bonheur de croire que vous m'aimez.
121.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, lundi 15 janvier 1674.
J'allai donc dîner samedi chez M. de Pomponne, comme je vous avais dit; et puis, jusqu'à cinq heures, il fut enchanté, enlevé, transporté de la perfection des vers de la Poétique de Despréaux. D'Hacqueville y était; nous parlâmes deux ou trois fois du plaisir que j'aurais de vous la voir entendre. M. de Pomponne se souvient d'un jour que vous étiez petite fille chez mon oncle de Sévigné; vous étiez derrière une vitre avec votre frère, plus belle, dit-il, qu'un ange; vous disiez que vous étiez prisonnière, que vous étiez une princesse chassée de chez son père: votre frère était beau comme vous; vous aviez neuf ans. Il me fit souvenir de cette journée; il n'a jamais oublié aucun moment où il vous ait vue; il se fait un plaisir de vous revoir, qui me paraît le plus obligeant du monde. Je vous avoue, ma très-aimable chère[353], que je couve une grande joie; mais elle n'éclatera point que je ne sache votre résolution.
Madame de Schomberg dit qu'elle est une vagabonde au prix de madame de Marans: cette humeur sauvage que vous connaissez s'est tournée en passion pour la retraite: le tempérament ne se change pas. Elle va à pied à sa paroisse, et lit tous nos bons livres; elle travaille, elle prie Dieu; ses heures sont réglées, elle mange quasi toujours à sa chambre: elle voit madame de Schomberg à de certaines heures: elle hait autant les nouvelles du monde qu'elle les aimait; elle excuse autant le prochain qu'elle l'accusait; elle aime autant le Créateur qu'elle aimait la créature. Nous rîmes fort de ses manières passées; nous les tournâmes en ridicule. Elle parle fort sincèrement et fort agréablement de son état: j'y fus deux heures; on ne s'ennuie point avec elle; elle se mortifie de ce plaisir, mais c'est sans affectation: enfin, elle est bien plus aimable qu'elle n'était. Je ne pense pas, mon enfant, que vous vous plaigniez que je ne vous mande point de détails.
Je reçois tout présentement votre lettre du 7. Je vous avoue, ma très-chère, quelle me comble d'une joie si vive, qu'à peine mon cœur, que vous connaissez, la peut contenir; il est sensible à tout, et je le haïrais, s'il était pour mes intérêts comme il est pour les vôtres. Enfin, ma fille, vous venez, c'est tout ce qui peut m'être le plus agréable: mais je m'en vais vous dire une chose à quoi vous ne vous attendez point; c'est que je vous jure et vous proteste devant Dieu que si M. de la Garde n'avait trouvé votre voyage nécessaire, et qu'en effet il ne le fût pas pour vos affaires, jamais je n'aurais mis en compte, au moins pour cette année, le désir de vous voir, ni ce que vous devez à la tendresse infinie que j'ai pour vous: je sais la réduire à la droite raison, quoi qu'il m'en coûte; et j'ai quelquefois de la force dans ma faiblesse, comme ceux qui sont les plus philosophes. Après cette déclaration sincère, je ne vous cache point que je suis pénétrée de joie, et que, la raison se rencontrant avec mes désirs, je suis, à l'heure que je vous écris, parfaitement contente, et que je ne vais être occupée qu'à vous bien recevoir.
M. le Prince revient de trente lieues. M. de Turenne n'est point parti. M. de Monterey s'est retiré. M. de Luxembourg est dégagé. Mon fils sera ici dans deux jours. Depuis vingt-quatre heures, on a volé dans la chapelle de Saint-Germain la lampe d'argent de sept mille francs, et six chandeliers plus hauts que moi: voilà une extrême insolence[354]. On a trouvé des cordes du côté de la tribune de madame de Richelieu: on ne comprend pas comment cela s'est pu faire; il y a des gardes qui vont et viennent, et tournent toute la nuit.
Savez-vous qu'on parle de la paix? M. de Chaulnes arrive de Bretagne, et repart pour Cologne.
122.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi 26 janvier 1674.
D'Hacqueville et la Garde sont toujours persuadés que vous ne sauriez mieux faire que de venir: venez donc, ma chère enfant, et vous ferez changer toutes choses: se me miras, me miran; cela est divinement bien appliqué: il faut mettre votre cadran au soleil, afin qu'on le regarde. Votre intendant ne quittera pas sitôt la Provence: il a mandé à madame d'Herbigny que vous lui faisiez tort de croire que la justice seule le mît dans vos intérêts, puisque votre beauté et votre mérite y avaient part.
Il n'y eut personne au bal de mercredi dernier; le roi et la reine avaient toutes les pierreries de la couronne; le malheur voulut que ni Monsieur, ni Madame, ni Mademoiselle, ni mesdames de Soubise, Sully, d'Harcourt, Ventadour, Coëtquen, Grancey, ne purent s'y trouver par diverses raisons; ce fut une pitié; Sa Majesté en était chagrine.
Je revins hier du Mêni, où j'étais allée pour voir le lendemain M. d'Andilly; je fus six heures avec lui; j'eus toute la joie que peut donner la conversation d'un homme admirable: je vis aussi mon oncle de Sévigné[355], mais un moment. Ce Port-Royal est une Thébaïde; c'est un paradis; c'est un désert où toute la dévotion du christianisme s'est rangée; c'est une sainteté répandue dans tout le pays à une lieue à la ronde; il y a cinq ou six solitaires qu'on ne connaît point, qui vivent comme les pénitents de Saint-Jean-Climaque; les religieuses sont des anges sur terre. Mademoiselle de Vertus y achève sa vie avec des douleurs inconcevables et une résignation extrême: tout ce qui les sert, jusqu'aux charretiers, aux bergers, aux ouvriers, tout est modeste. Je vous avoue que j'ai été ravie de voir cette divine solitude, dont j'avais tant ouï parler; c'est un vallon affreux, tout propre à inspirer le goût de faire son salut. Je revins coucher au Mêni, et hier ici, après avoir encore embrassé M. d'Andilly en passant. Je crois que je dînerai demain chez M. de Pomponne; ce ne sera pas sans parler de son père et de ma fille: voilà deux chapitres qui nous tiennent au cœur. J'attends tous les jours mon fils; il m'écrit des tendresses infinies; il est parti plus tôt, et revient plus tard que les autres; nous croyons que cela roule sur une amitié qu'il a à Sézanne; mais comme ce n'est pas pour épouser, je n'en suis point inquiète.
Il est vrai que l'on a attaqué M. de Villars et ses gens en revenant d'Espagne: c'étaient les gens de l'ambassadeur (d'Espagne) qui revenait de France. C'est un assez ridicule combat; les maîtres s'exposèrent, on tirait de tous côtés; il y a eu quelques valets de tués. On n'a point fait de compliments à madame de Villars; elle a son mari, elle est contente. M. de Luxembourg est ici; on parle fort de la paix, c'est-à-dire selon les désirs de la France, plus que sur la disposition des affaires; cependant on la peut vouloir de telle sorte qu'elle se ferait.
J'espère, ma fille, que vous serez plus contente et plus décidée, quand vous aurez votre congé. On ne doute point ici que votre retour n'y soit très-bon: si vous n'étiez bien en ce pays, vous vous en sentiriez bientôt en Provence: se me miras, me miran[356]; rien ne peut être mieux dit, il en faut revenir là. M. et madame de Coulanges, la Sanzei et le Bien bon vous souhaitent avec impatience, et veulent tous, comme moi, que vous ameniez le coadjuteur, qui vous fortifiera considérablement. J'ai fort entretenu la Garde; vous ne sauriez trop estimer ses conseils: il parlait l'autre jour à Gordes de vos affaires: il les sait, et les range, et les dit en perfection; il donne un tour admirable à tout ce qu'il faut dire à Sa Majesté: vous ne pouvez consulter personne qui connaisse mieux ce pays-ci que lui.
On est toujours charmé de mademoiselle de Blois et du prince de Conti. D'Hacqueville vous parlera des nouvelles de l'Europe, et comme l'Angleterre est présentement la grande affaire. C'est M. le duc du Maine[357] qui a les Suisses; ce n'est plus M. le comte du Vexin, lequel, en récompense, a l'abbaye de Saint-Germain des Prés.