Lettres de Madame de Sévigné: Précédées d'une notice sur sa vie et du traité sur le style épistolaire de Madame de Sévigné
Et le reste. Cela est peint; et la Citrouille, et le Rossignol, cela est digne du premier tome. Je suis bien folle de vous écrire de telles bagatelles, c'est le loisir de Livry qui vous tue. Vous avez écrit un billet admirable à Brancas; il vous écrivit l'autre jour une main tout entière de papier: c'était une rapsodie assez bonne; il nous la lut à madame de Coulanges et à moi. Je lui dis: Envoyez-la moi donc tout achevée pour mercredi. Il me dit qu'il n'en ferait rien, qu'il ne voulait pas que vous la vissiez; que cela était trop sot et trop misérable.—Pour qui nous prenez-vous? vous nous l'avez bien lue.—Tant y a que je ne veux pas qu'elle la lise. Voilà toute la raison que j'en ai eue; jamais il ne fut si fou. Il sollicita l'autre jour un procès à la seconde des enquêtes; c'était à la première qu'on le jugeait: cette folie a fort réjoui les sénateurs; je crois qu'elle lui a fait gagner son procès. Que dites-vous, mon enfant, de l'infinité de cette lettre? Si je voulais, j'écrirais jusqu'à demain. Conservez-vous, c'est ma ritournelle continuelle; ne tombez point, gardez quelquefois le lit. Depuis que j'ai donné à ma petite une nourrice comme celle du temps de François Ier, je crois que vous devez honorer tous mes conseils. Pensez-vous que je n'aille point vous voir cette année? J'avais rangé tout cela d'une autre façon, et même pour l'amour de vous; mais votre litière me dérange tout: le moyen de ne pas courir cette année, si vous le souhaitez un peu? Hélas! c'est bien moi qui dois dire qu'il n'y a plus de pays fixe pour moi, que celui où vous êtes. Votre portrait triomphe sur ma cheminée; vous êtes adorée maintenant en Provence, et à Paris, et à la cour, et à Livry; enfin, ma fille, il faut bien que vous soyez ingrate: le moyen de rendre tout cela? Je vous embrasse et vous aime, et vous le dirai toujours, parce que c'est toujours la même chose. J'embrasserais ce fripon de Grignan, si je n'étais fâchée contre lui.
Maître Paul mourut il y a huit jours; notre jardin en est tout triste.
49.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, mercredi 13 mai 1671.
Je reçois votre lettre de Marseille; jamais relation ne m'a tant amusée. Je lisais avec plaisir et avec attention; je suis fâchée de vous le dire, car vous n'aimez pas cela, mais vous narrez très-agréablement. Je lisais donc votre lettre vite par impatience, et puis je m'arrêtais tout court, pour ne pas la dévorer si promptement: je la voyais finir avec douleur, et douleur de toute manière; car je ne vois que de l'impossibilité à votre retour, moi qui ne fais que le souhaiter. Ah! ma fille, ne m'en ôtez pas, ni à vous-même, l'espérance; pour moi, j'irai vous voir très-assurément avant que vous ne preniez aucune résolution là-dessus: ce voyage est nécessaire à ma vie. Je tremble pour votre santé: vous avez été étourdie du bruit de tant de canons et du hou des galériens; vous y avez reçu des honneurs comme la reine, et moi, plus que je ne vaux: je n'ai jamais vu une telle galanterie, que de donner mon nom pour le mot de guerre. Je vois bien, ma fille, que vous pensez à moi très-souvent, et que cette maman mignonne de M. de Vivonne n'est pas de contrebande avec vous. Je crois que Marseille vous aura paru beau; vous m'en faites une peinture extraordinaire, et qui ne déplaît pas: cette nouveauté, à quoi rien ne ressemble, touche ma curiosité; je serai fort aise de voir cette sorte d'enfer. Comment! des hommes gémir jour et nuit sous la pesanteur de leurs chaînes! Voilà ce qu'on ne voit point ici: on en parle assez; elles font même quelquefois du bruit; mais il n'y a rien d'effectif qu'à Marseille: j'ai cette image dans la tête.
E' di mezzo l'orrore esce il diletto.
Vous étiez belle, à ce que vous dites, et où est donc votre grossesse? Comment s'accommode-t-elle avec votre beauté et avec tant de fatigue? Il m'est venu de deux endroits que vous aviez un esprit si bon, si juste, si droit et si solide, qu'on vous a fait seule arbitre des plus grandes affaires. Vous avez accommodé les différends infinis de M. de Monaco avec un monsieur dont j'ai oublié le nom: vous avez un sens si net et si fort au-dessus des autres, qu'on laisse le soin de parler de votre personne pour louer votre esprit: voilà ce qu'on dit de vous ici. Si vous trouvez quelque prince Alamir, vous avez du fonds de reste pour faire le premier tome du roman, sans qu'on ose en parler. Je n'ai pas voulu faire ce tort à la Provence, de vous cacher la manière dont vous y êtes honorée, et dont on y parle de vous. Je voudrais savoir si vous êtes entièrement insensible à tous les honneurs qu'on vous fait: pour moi, je vous avoue grossièrement qu'ils ne me déplairaient pas; mais je ferais l'impossible pour tâcher de revenir quelque temps me dépouiller de ma splendeur; ce qui vous en reste ici est trop bon pour être négligé. Madame des Pennes[139] a été aimable comme un ange; mademoiselle de Scudéri l'adorait: c'était la princesse Cléobuline; elle avait un prince Trasibule en ce temps-là; c'est la plus jolie histoire de Cyrus[140]. Si vous étiez encore à Marseille, je vous prierais de bien faire des compliments pour moi à M. le général des galères[141]; mais vous n'y êtes plus. Je m'en irai donc lundi: il me semble que vous voulez savoir mon équipage, afin de me voir passer comme j'ai vu passer M. Busche. Je vais à deux calèches, j'ai sept chevaux de carrosse, un cheval de bât qui porte mon lit, et trois ou quatre hommes à cheval: je serai dans ma calèche, tirée par mes deux beaux chevaux; l'abbé sera quelquefois avec moi. Dans l'autre, mon fils, la Mousse, et Hélène; celle-ci aura quatre chevaux, avec un postillon: quelquefois le bréviaire assemblera le second ordre, et laissera place à un certain bréviaire de Corneille, que nous avons envie de dire, Sévigné et moi. Voilà de beaux détails, mais on ne les hait pas des personnes que l'on aime.
Je n'ai garde de dire à notre Océan la préférence que vous lui donnez; il en serait trop glorieux; il n'est pas besoin de lui donner plus d'orgueil qu'il n'en a. Bien du monde s'en va lundi comme moi. Brancas est parti; je ne sais si cela est bien vrai, car il ne m'a point dit adieu; il croit peut-être l'avoir fait. Il était l'autre jour debout devant la table de madame de Coulanges; je lui dis: Asseyez-vous donc; ne voulez-vous pas souper? Il se tenait toujours debout. Madame de Coulanges lui dit: Asseyez-vous donc. Parbleu, dit-il, madame de Sanzei se fait bien attendre; je crois qu'on ne lui a pas dit qu'on a servi. C'était elle qu'il attendait, et il y a environ cinq semaines qu'elle est à Autry: cette civilité, faite fort naïvement, nous fit rire.
50.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 31 mai 1671.
Enfin, ma fille, me voici dans ces pauvres rochers: peut-on revoir ces allées, ces devises, ce petit cabinet, ces livres, cette chambre, sans mourir de tristesse? Il y a des souvenirs agréables, mais il y en a de si vifs et de si tendres, qu'on a peine à les supporter; ceux que j'ai de vous sont de ce nombre. Ne comprenez-vous point bien l'effet que cela peut faire dans un cœur comme le mien?
Si vous continuez de vous bien porter, ma chère enfant, je ne vous irai voir que l'année qui vient. La Bretagne et la Provence ne sont pas compatibles; c'est une chose étrange que les grands voyages: si l'on était toujours dans le sentiment qu'on a quand on arrive, on ne sortirait jamais du lieu où l'on est; mais la Providence fait qu'on oublie; c'est la même qui sert aux femmes qui sont accouchées: Dieu permet cet oubli, afin que le monde ne finisse pas, et que l'on fasse des voyages en Provence. Celui que j'y ferai me donnera la plus grande joie que je puisse recevoir dans ma vie: mais quelles pensées tristes, de ne point voir de fin à votre séjour! J'admire et je loue de plus en plus votre sagesse; quoiqu'à vous dire le vrai, je sois fortement touchée de cette impossibilité, j'espère qu'en ce temps-là nous verrons les choses d'une autre manière; il faut bien l'espérer, car, sans cette consolation, il n'y aurait qu'à mourir. J'ai quelquefois des rêveries dans ces bois, d'une telle noirceur, que j'en reviens plus changée que d'un accès de fièvre. Il me paraît que vous ne vous êtes point trop ennuyée à Marseille. Ne manquez pas de me mander comme vous aurez été reçue à Grignan. Ils avaient fait ici une manière d'entrée à mon fils; Vaillant avait mis plus de quinze cents hommes sous les armes, tous fort bien habillés, un ruban neuf à la cravate; ils vont en très-bon ordre nous attendre à une lieue des Rochers. Voici un bel incident: M. l'abbé avait mandé que nous arriverions le mardi, et puis tout d'un coup il l'oublie: ces pauvres gens attendent le mardi jusqu'à dix heures du soir; et quand ils sont tous retournés chacun chez eux, bien tristes et bien confus, nous arrivons paisiblement le mercredi, sans songer qu'on eût mis une armée en campagne pour nous recevoir: ce contre-temps nous a fâchés; mais quel remède? Voilà par où nous avons débuté. Mademoiselle du Plessis[142] est tout justement comme vous l'avez laissée; elle a une nouvelle amie à Vitré, dont elle se pare, parce que c'est un bel esprit qui a lu tous les romans, et qui a reçu deux lettres de la princesse de Tarente[143]. J'ai fait dire méchamment par Vaillant que j'étais jalouse de cette nouvelle amitié, que je n'en témoignerais rien; mais que mon cœur était saisi: tout ce qu'elle dit là-dessus est digne de Molière; c'est une plaisante chose de voir avec quel soin elle me ménage, et comme elle détourne adroitement la conversation, pour ne point parler de ma rivale devant moi: je fais aussi fort bien mon personnage. Mes petits arbres sont d'une beauté surprenante; Pilois[144] les élève jusqu'aux nues avec une probité admirable: tout de bon, rien n'est si beau que ces allées que vous avez vues naître. Vous savez que je vous donnai une manière de devise qui vous convenait: voici un mot que j'ai écrit sur un arbre pour mon fils, qui est revenu de Candie. Vago di fama: n'est-il point joli, pour n'être qu'un mot? Je fis écrire encore hier, en l'honneur des paresseux: Bella cosa, far niente. Hélas! ma fille, que mes lettres sont sauvages! Où est le temps que je parlais de Paris comme les autres? C'est purement de mes nouvelles que vous aurez; et voyez ma confiance, je suis persuadée que vous aimez mieux celles-là que les autres. La compagnie que j'ai ici me plaît fort; notre abbé est toujours admirable; mon fils et la Mousse s'accommodent fort bien de moi, et moi d'eux; nous nous cherchons toujours; et, quand les affaires me séparent d'eux, ils sont au désespoir et me trouvent ridicule de préférer un compte de fermier aux contes de la Fontaine. Ils vous aiment tous passionnément; je crois qu'ils vous écriront: pour moi, je prends les devants, et n'aime point à vous parler en tumulte. Ma fille, aimez-moi toujours: c'est ma vie, c'est mon âme que votre amitié: je vous le disais l'autre jour; elle fait toute ma joie et toutes mes douleurs. Je vous avoue que le reste de ma vie est couvert d'ombre et de tristesse, quand je songe que je la passerai si souvent éloignée de vous.
51.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 14 juin 1671.
Je comptais recevoir vendredi deux de vos lettres à la fois; et comment se peut-il que je n'en aie seulement pas une? Ah! ma fille, de quelque endroit que vienne ce retardement, je ne puis vous dire ce qu'il me fait souffrir. J'ai mal dormi ces deux nuits passées; j'ai renvoyé deux fois à Vitré, pour chercher à m'amuser de quelque espérance; mais c'est inutilement. Je vois par là que mon repos est entièrement attaché à la douceur de recevoir de vos nouvelles. Me voilà insensiblement tombée dans la radoterie de Chesières: je comprends sa peine si elle est comme la mienne; je sens ses douleurs de n'avoir pas reçu cette lettre du 27: on n'est pas heureux quand on est comme lui; Dieu me préserve de son état! et vous, ma fille, préservez-m'en sur toutes choses. Adieu, je suis chagrine, je suis de mauvaise compagnie; quand j'aurai reçu de vos lettres, la parole me reviendra. Quand on se couche, on a des pensées qui ne sont que gris-brun, comme dit M. de la Rochefoucauld; et la nuit elles deviennent tout à fait noires: je sais qu'en dire.
52.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 21 juin 1671.
Enfin, ma fille, je respire à mon aise, je fais un souper comme M. de la Souche[145]: mon cœur est soulagé d'une presse qui ne me donnait aucun repos; j'ai été deux ordinaires sans recevoir de vos lettres, et j'étais si fort en peine de votre santé, que j'étais réduite à souhaiter que vous eussiez écrit à tout le monde, hormis à moi. Je m'accommodais mieux d'avoir été un peu retardée dans votre souvenir, que de porter l'épouvantable inquiétude que j'avais de votre santé; mais, mon Dieu, je me repens de vous avoir écrit mes douleurs; elles vous donneront de la peine quand je n'en aurai plus; voilà le malheur d'être éloignées: hélas! il n'est pas le seul.
Vous me mandez des choses admirables de vos cérémonies de la Fête-Dieu; elles sont tellement profanes, que je ne comprends pas comme votre saint archevêque[146] les veut souffrir: il est vrai qu'il est Italien, et que cette mode vient de son pays. Enfin, ma fille, vous êtes belle; quoi! vous n'êtes point pâle, maigre, abattue comme la princesse Olympie[147]! ah! je suis trop heureuse. Au nom de Dieu, amusez-vous, appliquez-vous à vous bien conserver, je vous remercie de vous habiller: cette négligence que nous vous avons tant reprochée était d'une honnête femme; votre mari peut vous en remercier; mais elle était bien ennuyeuse pour les spectateurs. Vous aurez, ma chère bonne, quelque peine à rallonger les jupes courtes; nos demoiselles de Vitré, dont l'une s'appelle de Bonnefoi-de-Croqueoison, et l'autre de Kerborgne, les portent au-dessus de la cheville du pied. J'appelle la Plessis mademoiselle de Kerlouche; ces noms me réjouissent. Nous avons eu ici des pluies continuelles; et, au lieu de dire, Après la pluie vient le beau temps, nous disons, Après la pluie vient la pluie. Tous nos ouvriers ont été dispersés; et au lieu de m'adresser votre lettre au pied d'un arbre, vous auriez pu l'adresser au coin du feu. Nous avons eu depuis mon arrivée beaucoup d'affaires; nous ne savons encore si nous fuirons les états, ou si nous les affronterons. Ce qui est certain, et dont je crois que vous ne douterez pas, c'est que nous sommes bien loin de vous oublier: nous en parlons très-souvent; mais, quoique j'en parle beaucoup, j'y pense encore davantage, et jour et nuit, et quand il semble que je n'y pense plus, et enfin comme on devrait penser à Dieu, si on était véritablement touché de son amour; j'y pense, en un mot, d'autant plus que très-souvent je ne veux pas parler de vous: il y a des excès qu'il faut corriger, et pour être polie, et pour être politique; il me souvient encore comme il faut vivre pour n'être pas pesante: je me sers de mes vieilles leçons.
Nous lisons fort ici; la Mousse m'a priée qu'il pût lire le Tasse avec moi: je le sais fort bien, parce que j'ai très-bien appris l'italien; cela me divertit: son latin et son bon sens le rendent un bon écolier; et ma routine et les bons maîtres que j'ai eus me rendent une bonne maîtresse. Mon fils nous lit des bagatelles, des comédies qu'il joue comme Molière, des vers, des romans, des histoires; il est fort amusant, il a de l'esprit, il entend bien, il nous entraîne; il nous a empêchés de prendre aucune lecture sérieuse, comme nous en avions le dessein: quand il sera parti, nous reprendrons quelque belle morale de Nicole; mais surtout il faut tâcher de passer sa vie avec un peu de joie et de repos; et le moyen, quand on est à cent mille lieues de vous! Vous dites fort bien, on se voit et on se parle au travers d'un gros crêpe. Vous connaissez les Rochers, et votre imagination sait un peu où me prendre: pour moi, je ne sais où j'en suis; je me suis fait une Provence, une maison à Aix peut-être plus belle que celle que vous avez; je vous y trouve. Pour Grignan, je le vois aussi; mais vous n'avez point d'arbres, cela me fâche: je ne vois pas bien où vous vous promenez; j'ai peur que le vent ne vous emporte sur votre terrasse: si je croyais qu'il pût vous apporter ici par un tourbillon, je tiendrais toujours mes fenêtres ouvertes, et je vous recevrais, Dieu sait! Voilà une folie que je pousserais loin. Mais je reviens, et je trouve que le château de Grignan est parfaitement beau; il sent bien les anciens Adhémars. Je suis ravie de voir comme le bon abbé vous aime; son cœur est pour vous comme si je l'avais pétri de mes propres mains; cela fait justement que je l'adore. Votre fille est plaisante; elle n'a pas osé aspirer à la perfection du nez de sa mère, elle n'a pas voulu aussi... je n'en dirai pas davantage; elle a pris un troisième parti, et s'est avisée d'avoir un petit nez carré[148]: mon enfant, n'en êtes-vous point fâchée! Mais pour cette fois vous ne devez pas avoir cette idée; mirez-vous, c'est tout ce que vous devez faire pour finir heureusement ce que vous commencez si bien. Adieu, ma très-aimable enfant; embrassez M. de Grignan pour moi. Vous lui pouvez dire les bontés de notre abbé.
53.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 28 juin 1671.
Vous me récompensez bien, ma fille, de mes pertes passées; j'ai reçu deux lettres de vous qui m'ont transportée de joie: ce que je sens en les lisant ne se peut imaginer. Si j'ai contribué de quelque chose à l'agrément de votre style, je croyais ne travailler que pour le plaisir des autres, et non pas pour le mien: mais la Providence, qui a mis tant d'espaces et tant d'absences entre nous, m'en console un peu par les charmes de votre commerce, et encore plus par la satisfaction que vous me témoignez de votre établissement et de la beauté de votre château: vous m'y représentez un air de grandeur et une magnificence dont je suis enchantée. J'avais vu, il y a longtemps, des relations pareilles de la première madame de Grignan[149]; je ne devinais pas que toutes ces beautés seraient un jour sous l'honneur de vos commandements; je veux vous remercier d'avoir bien voulu m'en parler en détail. Si votre lettre m'avait ennuyée, outre que j'aurais mauvais goût, il faudrait encore que j'eusse bien peu d'amitié pour vous, et que je fusse bien indifférente pour ce qui vous touche. Défaites-vous de cette haine que vous avez pour les détails; je vous l'ai déjà dit, et vous le pouvez sentir; ils sont aussi chers de ceux que nous aimons, qu'ils nous sont ennuyeux des autres; et cet ennui ne vient jamais que de la profonde indifférence que nous avons pour ceux qui nous en importunent: si cette observation est vraie, jugez de ce que me sont vos relations. En vérité, c'est un grand plaisir que d'être, comme vous êtes, une véritable grande dame: je comprends bien les sentiments de M. de Grignan, en vous voyant admirer son château: une grande insensibilité là-dessus le mettrait dans un chagrin que je m'imagine plus aisément qu'un autre: je prends part à la joie qu'il a de vous voir contente; il y a des cœurs qui ont tant de sympathie en certaines choses, qu'ils sentent par eux ce que pensent les autres. Vous me parlez trop peu de Vardes et de ce pauvre Corbinelli: n'avez-vous pas été bien aise de parler leur langage? Comment va la belle passion de Vardes pour la T...[150]? Dites-moi s'il est bien désolé de la longueur infinie de son exil, ou si la philosophie et un peu de misanthroperie soutiennent son cœur contre les coups de l'amour et de la fortune. Vos lectures sont bonnes; Pétrarque vous doit divertir avec le commentaire que vous avez; celui que nous avait fait mademoiselle de Scudéri sur certains sonnets les rendait agréables à lire. Pour Tacite, vous savez comme j'en étais charmée ici pendant nos lectures, et comme je vous interrompais souvent pour vous faire entendre des périodes où je trouvais de l'harmonie: mais si vous en demeurez à la moitié, je vous gronde; vous ferez tort à la majesté du sujet; il faut vous dire, comme ce prélat disait à la reine mère: Ceci est histoire; vous savez le conte. Je ne vous pardonne ce manque de courage que pour les romans que vous n'aimez pas. Nous lisons le Tasse avec plaisir: je m'y trouve habile, par l'habileté des maîtres que j'ai eus. Mon fils fait lire Cléopâtre[151] à la Mousse, et, malgré moi, je l'écoute, et j'y trouve encore quelques amusements. Mon fils s'en va en Lorraine; son absence nous donnera beaucoup d'ennui. Vous savez comme je suis sur le chagrin de voir partir une compagnie agréable; vous savez aussi mes transports de joie quand je vois partir une chienne de carrossée qui m'a contrainte et ennuyée: c'est ce qui nous faisait décider nettement qu'une méchante compagnie est plus souhaitable qu'une bonne. Je me souviens de toutes ces folies que nous avons dites ici; et de tout ce que vous y faisiez, et de tout ce que vous y disiez: ce souvenir ne me quitte jamais; et puis tout d'un coup je pense où vous êtes; mon imagination ne me présente qu'un grand espace fort éloigné; votre château m'arrête maintenant les yeux; les murailles de votre mail me déplaisent. Le nôtre est d'une beauté surprenante, et tout le jeune plant que vous avez vu est délicieux: c'est une jeunesse que je prends plaisir d'élever jusqu'aux nues; et très-souvent, sans considérer les conséquences ni mes intérêts, je fais jeter de grands arbres à bas, parce qu'ils font ombrage, ou qu'ils incommodent mes jeunes enfants: mon fils regarde cette conduite; mais je ne lui en laisse pas faire l'application. Pilois est toujours mon favori, et je préfère sa conversation à celle de plusieurs qui ont conservé le titre de chevalier au parlement de Rennes. Je suis libertine[152] plus que vous: je laissai l'autre jour retourner chez soi un carrosse plein de Fouesnellerie[153], par une pluie horrible, faute de les prier de bonne grâce de demeurer; jamais ma bouche ne put prononcer les paroles qui étaient nécessaires. Ce n'étaient pas les deux jeunes femmes, c'était la mère et une guimbarde de Rennes, et les fils. Mademoiselle du Plessis est toute telle que vous la représentez, et encore un peu plus impertinente; ce qu'elle dit tous les jours sur la crainte de me donner de la jalousie est une chose originale dont je suis au désespoir, quand je n'ai personne pour en rire. Sa belle-sœur est fort jolie, sans être ridicule en rien, et parle gascon au milieu de la Bretagne: j'en ai la même joie que vous avez de ma Languette, qui parle parisien au milieu de la Provence: cette petite basse Brette est fort aimable. Je vous trouve fort heureuse d'avoir madame de Simiane[154]; vous avez avec elle un fonds de connaissance qui vous doit ôter toutes sortes de contraintes; c'est beaucoup; cela vous fera une compagnie agréable: puisqu'elle se souvient de moi, faites-lui bien mes compliments, je vous en conjure, et à notre cher coadjuteur. Nous ne nous écrivons plus, et nous ne savons pourquoi; nous nous trouvons trop loin, cependant j'admire la diligence de la poste. La comparaison de Chilly[155] m'a ravie, et de voir ma chambre déjà marquée: je ne souhaite rien tant que de l'occuper; ce sera de bonne heure l'année qui vient, et cette espérance me donne une joie dont vous comprendrez une partie par celle que vous aurez de m'y recevoir.
Je reviens encore à vous, c'est-à-dire à cette divine fontaine de Vaucluse: quelle beauté! Pétrarque avait bien raison d'en parler souvent. Mais songez que je verrai toutes ces merveilles: moi, qui honore les antiquités, j'en serai ravie, et de toutes les magnificences de Grignan. L'abbé aura bien des affaires: après les ordres doriques et les titres de votre maison, il n'y a rien à souhaiter que l'ordre que vous y allez mettre; car, sans un peu de subsistance, tout est dur, tout est amer. Ceux qui se ruinent me font pitié: c'est la seule affliction dans la vie qui se fasse toujours sentir également, et que le temps augmente au lieu de la diminuer. J'ai souvent des conversations sur ce sujet avec un de nos petits amis; s'il veut profiter de toutes celles que nous avons faites, il en a pour longtemps, et sur toutes sortes de chapitres, et d'une manière si peu ennuyeuse, qu'il ne devrait pas les oublier. Je suis aise que vous ayez cet automne une couple de beaux-frères; je trouve que votre journée est fort bien réglée: on va loin sans mourir d'ennui, pourvu qu'on se donne des occupations, et qu'on ne perde point courage. Le beau temps a remis tous mes ouvriers en campagne, cela me divertit: quand j'ai du monde, je travaille à ce beau parement d'autel que vous m'avez vu traîner à Paris; quand je suis seule, je lis, j'écris; je suis en affaires dans le cabinet de notre abbé; je vous le souhaite quelquefois pour deux ou trois jours seulement.
Je consens au commerce de bel esprit que vous me proposez. Je fis l'autre jour une maxime tout de suite sans y penser, et je la trouvai si bonne, que je crus l'avoir retenue par cœur de celles de M. de la Rochefoucauld: je vous prie de me le dire; en ce cas, il faudrait louer ma mémoire plus que mon jugement. Je disais, comme si je n'eusse rien dit, que l'ingratitude attire les reproches, comme la reconnaissance attire de nouveaux bienfaits. Dites-moi donc ce que c'est que cela? l'ai-je lu? l'ai-je rêvé? l'ai-je imaginé? Rien n'est plus vrai que la chose, et rien n'est plus vrai aussi que je ne sais où je l'ai prise, et que je l'ai trouvée toute rangée dans ma tête, et au bout de ma langue. Pour la sentence de Bella cosa, far niente, vous ne la trouverez plus si fade, quand vous saurez qu'elle est dite pour votre frère; songez à sa déroute de cet hiver. Adieu, ma très-aimable enfant; conservez-vous, soyez belle, habillez-vous, amusez-vous, promenez-vous. Je viens d'écrire à Vivonne[156] pour un capitaine bohême, afin qu'il lui relâche un peu ses fers, pourvu que cela ne soit point contre le service du roi. Il y avait parmi nos Bohêmes, dont je vous parlais l'autre jour, une jeune fille qui danse très-bien, et qui me fit extrêmement souvenir de votre danse: je la pris en amitié; elle me pria d'écrire en Provence pour son grand-père, qui est à Marseille. Et où est-il, votre grand-père? Il est à Marseille; d'un ton doux, comme si elle disait, Il est à Vincennes. C'était un capitaine bohême d'un mérite singulier[157]; de sorte que je lui promis d'écrire, et je me suis avisée tout d'un coup d'écrire à Vivonne: voilà ma lettre; si vous n'êtes pas en état que je puisse rire avec lui, vous la brûlerez; si vous la trouvez mauvaise, vous la brûlerez encore; si vous êtes assez bien avec ce gros crevé, et que ma lettre vous en épargne une autre, vous la ferez cacheter, et vous la lui ferez tenir. Je n'ai pu refuser cette prière au ton de la petite fille, et au menuet le mieux dansé que j'aie vu depuis ceux de mademoiselle de Sévigné; c'est votre même air; elle est de votre taille, elle a de belles dents et de beaux yeux. Voici une lettre d'une telle longueur, que je vous pardonne de ne la point achever: je le comprendrai plus aisément que de demeurer au septième tome de Cassandre et de Cléopâtre. Je vous embrasse très-tendrement. M. de Grignan est bien loin de se figurer qu'on puisse lire des lettres de cette longueur; mais, tout de bon, les lisez-vous en un jour?
54.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, mercredi 1er juillet 1671.
Voilà donc le mois de juin passé; j'en suis tout étonnée, je ne pensais pas qu'il dût jamais finir. Ne vous souvient-il pas d'un certain mois de septembre que vous trouviez qui ne prenait point le chemin de faire jamais place au mois d'octobre? Celui-ci prenait le même train; mais je vois bien maintenant que tout finit: m'en voilà persuadée.
C'est une aimable demeure que Fouesnel; nous y fûmes hier, mon fils et moi, dans une calèche à six chevaux; il n'y a rien de plus joli, il semble qu'on vole: nous fîmes des chansons que nous vous envoyons; le cas que nous faisons de votre prose ne nous empêche point de vous faire part de nos vers. Madame de la Fayette est bien contente de la lettre que vous lui avez écrite. Voilà qui est fait, ma fille, votre frère nous va quitter. Nous allons nous jeter, la Mousse et moi, dans de bonnes lectures. Le Tasse nous amuse fort, et toutes les bagatelles du monde nous ont divertis jusqu'ici, à cause de mon fils, qui en est le roi. Je m'en vais faire de grandes promenades toute seule tête à tête, comme disait Tonquedec[158]. Croyez-vous que je pense à vous? J'ai aussi mon petit ami que j'aime tendrement: la plus aimable chose du monde est un portrait bien fait; quoi que vous puissiez dire, celui-là ne vous fait point de tort. Vos lettres de Grignan m'ont nourrie et consolée de mes chagrins passés; j'en attends toujours avec impatience; mais, de bonne foi, j'en écris souvent d'une longueur trop excessive; je veux que celle-ci soit raisonnable; il n'est pas juste de juger de vous par moi: cette mesure est téméraire; vous avez moins de loisir que moi.
Voilà mademoiselle du Plessis qui entre; elle me plante ce baiser que vous connaissez, et me presse de lui montrer l'endroit de vos lettres où vous parlez d'elle. Mon fils a eu l'insolence de lui dire devant moi que vous vous souveniez d'elle fort agréablement, et me dit ensuite: Montrez-lui l'endroit, madame, afin qu'elle n'en doute pas. Me voilà rouge comme vous, quand vous pensez aux péchés des autres; je suis contrainte de mentir mille fois, et de dire que j'ai brûlé votre lettre. Voilà les malices de ce guidon[159]. En récompense je l'assurai l'autre jour que si vous répondiez au-dessus de la reine d'Aragon, vous ne mettriez pas à Guidon le Sauvage. J'ai reçu une lettre de Guitaut fort douce et fort honnête: il me mande qu'il a trouvé en moi depuis quelque temps mille bonnes choses, à quoi il n'avait pas pensé; et moi, de peur de lui répondre sottement que je crains bien de détruire son opinion, je lui dis que j'espère qu'il m'aimera encore davantage, quand il me connaîtra mieux; je réponds toutes les extravagances qui se présentent à moi, plutôt que ces selles à tous chevaux dont nous avons tant ri ici. Je suis persuadée que vous vous aiderez fort bien de madame de Simiane: il faut ôter l'air et le ton de compagnie le plus tôt que l'on peut, et faire entrer les gens dans nos plaisirs et dans nos fantaisies; sans cela il faut mourir, et c'est mourir d'une vilaine épée. Je l'ai juré, ma fille, je vais finir; je me fais une extrême violence pour vous quitter; notre commerce fait l'unique plaisir de ma vie; je suis persuadée que vous le croyez. Je vous embrasse, ma chère petite, et je baise vos belles joues.
55.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 5 juillet 1671.
C'est bien une marque de votre amitié, ma chère enfant, que d'aimer toutes les bagatelles que je vous mande d'ici: vous prenez fort bien l'intérêt de mademoiselle de Croqueoison; en récompense, il n'y a pas un mot dans vos lettres qui ne me soit cher: je n'ose les lire, de peur de les avoir lues; et si je n'avais la consolation de les recommencer plusieurs fois, je les ferais durer plus longtemps; mais, d'un autre côté, l'impatience me les fait dévorer. Je voudrais bien savoir comme je ferais, si votre écriture était comme celle de d'Hacqueville: la force de l'amitié me la déchiffrerait-elle? En vérité, je ne le crois quasi pas: on conte pourtant des histoires là-dessus; mais enfin j'aime fort d'Hacqueville, et cependant je ne puis m'accoutumer à son écriture: je ne vois goutte dans ce qu'il me mande; il me semble qu'il me parle dans un pot cassé; je tiraille, je devine, je dis un mot pour un autre, et puis quand le sens m'échappe, je me mets en colère, et je jette tout. Je vous dis tout ceci en secret; je ne voudrais pas qu'il sût les peines qu'il me donne; il croit que son écriture est moulée: mais vous qui parlez, mandez-moi comment vous vous en accommodez. Mon fils partit hier, très-fâché de nous quitter: il n'y a rien de bon, ni de droit, ni de noble, que je ne tâche de lui inspirer ou de lui confirmer: il entre avec douceur et approbation dans tout ce qu'on lui dit, mais vous connaissez la faiblesse humaine; ainsi je mets tout entre les mains de la Providence, et me réserve seulement la consolation de n'avoir rien à me reprocher sur son sujet. Comme il a de l'esprit, et qu'il est divertissant, il est impossible que son absence ne nous donne de l'ennui. Nous allons commencer un traité de morale de M. Nicole; si j'étais à Paris, je vous enverrais ce livre, vous l'aimeriez fort. Nous continuons le Tasse avec plaisir, et je n'ose vous dire que je suis revenue à Cléopâtre, et que, par le bonheur que j'ai de n'avoir point de mémoire, cette lecture me divertit encore; cela est épouvantable: mais vous savez que je ne m'accommode guère bien de toutes les pruderies qui ne me sont pas naturelles; et comme celle de ne plus aimer ces livres-là ne m'est pas encore entièrement arrivée, je me laisse divertir sous le prétexte de mon fils, qui m'a mise en train. Il nous a lu aussi des chapitres de Rabelais à mourir de rire; en récompense, il a pris beaucoup de plaisir à causer avec moi, et si je l'en crois, il n'oubliera rien de tous mes discours: je le connais bien, et souvent, au travers de ses petites paroles, je vois ses petits sentiments: s'il peut avoir congé cet automne, il reviendra ici. Je suis fort empêchée pour les états; mon premier dessein était de les fuir, et de ne point faire de dépense: mais vous saurez que pendant que M. de Chaulnes va faire le tour de sa province, madame sa femme vient l'attendre à Vitré, où elle sera dans douze jours, et plus de quinze avant M. de Chaulnes; et tout franchement elle m'a fait prier de l'attendre, et de ne point partir qu'elle ne m'ait vue. Voilà ce qu'on ne peut éviter, à moins que de se résoudre à renoncer à eux pour jamais. Il est vrai que, pour n'être point accablée ici, je puis m'en aller à Vitré; mais je ne suis point contente de passer un mois dans un tel tracas; quand je suis hors de Paris, je ne veux que la campagne.
56.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 12 juillet 1671.
Je n'ai reçu qu'une lettre de vous, ma chère fille, j'en suis un peu fâchée; j'étais dans l'habitude d'en avoir deux: il est dangereux de s'accoutumer à des soins tendres et précieux comme les vôtres; il n'est pas facile après cela de s'en passer. Si vous avez vos beaux-frères ce mois de septembre, ce vous sera une très-bonne compagnie. Le coadjuteur a été un peu malade, mais il est entièrement guéri: sa paresse est une chose incroyable, et son tort est d'autant plus grand qu'il écrit très-bien quand il s'en veut mêler. Il vous aime toujours, et ira vous voir après la mi-août; il ne le peut qu'en ce temps-là. Il jure (mais je crois qu'il ment) qu'il n'a aucune branche où se reposer, et que cela l'empêche d'écrire et lui fait mal aux yeux. Voilà tout ce que je sais de seigneur Corbeau: mais admirez la bizarrerie de mon savoir; en vous apprenant toutes ces choses, j'ignore comme je suis avec lui: si par hasard vous en savez quelque chose, vous m'obligerez fort de me le mander. Je songe mille fois le jour au temps où je vous voyais à toute heure. Hélas! ma fille, c'est bien moi qui dis cette chanson que vous me rappelez: Hélas! quand reviendra-t-il ce temps, bergère? Je le regrette tous les jours de ma vie, et j'en souhaiterais un pareil au prix de mon sang: ce n'est pas que j'aie sur le cœur de n'avoir pas senti le plaisir d'être avec vous; je vous jure et vous proteste que je ne vous ai jamais regardée avec indifférence, ni avec la langueur que donne quelquefois l'habitude: mes yeux ni mon cœur ne se sont jamais accoutumés à cette vue, et jamais je ne vous ai regardée sans joie et sans tendresse; s'il y a eu quelques moments où elle n'ait pas paru, c'est alors que je la sentais plus vivement; ce n'est donc point cela que je puis me reprocher: mais je regrette de ne vous avoir pas assez vue, et d'avoir eu dans certains moments de cruelles politiques qui m'ont ôté ce plaisir. Ce serait une belle chose, si je remplissais mes lettres de ce qui me remplit le cœur. Ah! comme vous dites, il faut glisser sur bien des pensées et ne pas faire semblant de les voir: je crois que vous en faites de même. Je m'arrête donc à vous conjurer, si je vous suis un peu chère, d'avoir un soin extrême de votre santé: amusez-vous, ne rêvez point creux, ne faites point de bile, conduisez votre grossesse à bon port; et après cela, si M. de Grignan vous aime, et qu'il n'ait pas entrepris de vous tuer, je sais bien ce qu'il fera, ou plutôt ce qu'il ne fera point.
Avez-vous la cruauté de ne point achever Tacite? Laisserez-vous Germanicus au milieu de ses conquêtes? Si vous lui faites ce tour, mandez-moi l'endroit où vous en êtes demeurée, et je l'achèverai; c'est tout ce que je puis faire pour votre service. Nous achevons le Tasse avec plaisir, nous y trouvons des beautés qu'on ne voit point quand on n'a qu'une demi-science. Nous avons commencé la morale[160], c'est de la même étoffe que Pascal.
A propos de Pascal, je suis en fantaisie d'admirer l'honnêteté de ces messieurs les postillons, qui sont incessamment sur les chemins pour porter et reporter nos lettres; enfin, il n'y a jour dans la semaine où ils n'en portent quelqu'une à vous et à moi; il y en a toujours, et à toutes les heures, par la campagne: les honnêtes gens! qu'ils sont obligeants! et que c'est une belle invention que la poste, et un bel effet de la Providence que la cupidité! J'ai quelquefois envie de leur écrire pour leur témoigner ma reconnaissance; et je crois que je l'aurais déjà fait, sans que je me souviens de ce chapitre de Pascal, et qu'ils ont peut-être envie de me remercier de ce que j'écris, comme j'ai envie de les remercier de ce qu'ils portent mes lettres: voilà une belle digression.
Je reviens donc à nos lectures: c'est sans préjudice de Cléopâtre, que j'ai gagé d'achever; vous savez comme je soutiens les gageures. Je songe quelquefois d'où vient la folie que j'ai pour ces sottises-là; j'ai peine à le comprendre. Vous vous souvenez peut-être assez de moi pour savoir à quel point je suis blessée des méchants styles; j'ai quelque lumière pour les bons, et personne n'est plus touché que moi des charmes de l'éloquence. Le style de la Calprenède est maudit en mille endroits; de grandes périodes de roman, de méchants mots, je sens tout cela. J'écrivis l'autre jour à mon fils une lettre de ce style, qui était fort plaisante. Je trouve donc que celui de la Calprenède est détestable, et cependant je ne laisse pas de m'y prendre comme à de la glu: la beauté des sentiments, la violence des passions, la grandeur des événements et le succès miraculeux de leurs redoutables épées, tout cela m'entraîne comme une petite fille; j'entre dans leurs desseins: et si je n'avais M. de la Rochefoucauld et M. d'Hacqueville pour me consoler, je me pendrais de trouver encore en moi cette faiblesse. Vous m'apparaissez pour me faire honte; mais je me dis de mauvaises raisons, et je continue. J'aurai bien de l'honneur au soin que vous me donnez de vous conserver l'amitié de l'abbé! Il vous aime chèrement: nous parlons très-souvent de vous, de vos affaires et de vos grandeurs; il voudrait bien ne pas mourir avant que d'avoir été en Provence, et de vous avoir rendu quelque service. On me mande que la pauvre madame de Montlouet est sur le point de perdre l'esprit: elle a extravagué jusqu'à présent sans jeter une larme; elle a une grosse fièvre, et commence à pleurer; elle dit qu'elle veut être damnée, puisque son mari doit l'être assurément. Nous continuons notre chapelle; il fait chaud; les soirées et les matinées sont très-belles dans ces bois et devant cette porte; mon appartement est frais; j'ai bien peur que vous ne vous accommodiez pas si bien de vos chaleurs de Provence. Je suis toujours tout à vous, ma très-chère et très-aimable: une amitié à monsieur de Grignan. Ne vous adore-t-il pas toujours?
57.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, mercredi 15 juillet 1671.
Si je vous écrivais toutes mes rêveries sur votre sujet, je vous écrirais toujours les plus grandes lettres du monde; mais cela n'est pas bien aisé: ainsi je me contente de ce qui peut s'écrire, et je rêve tout ce qui peut se rêver: j'en ai le temps et le lieu. La Mousse a une petite fluxion sur les dents, et l'abbé a une petite fluxion sur le genou, qui me laissent le champ libre dans mon mail, pour y faire tout ce qu'il me plaît. Il me plaît de m'y promener le soir jusqu'à huit heures; mon fils n'y est plus; cela fait un silence, une tranquillité et une solitude que je ne crois pas qu'il soit aisé de rencontrer ailleurs. Je ne vous dis point à qui je pense, ni avec quelle tendresse; quand on devine, il n'est pas besoin de parler. Si vous n'étiez point grosse, et que l'hippogryphe fût encore au monde, ce serait une chose galante, et à ne jamais oublier, que d'avoir la hardiesse de monter dessus pour me venir voir quelquefois: ce ne serait pas une affaire; il parcourait la terre en deux jours! Vous pourriez même quelquefois venir dîner ici, et retourner souper avec M. de Grignan, ou souper ici à cause de la promenade, où je serais bien aise de vous avoir; et, le lendemain, vous arriveriez assez tôt pour être à la messe dans votre tribune.
Mon fils est à Paris; il y sera peu: la cour est de retour, il ne faut pas qu'il se montre. C'est une perte qui me paraît bien considérable que celle de M. le duc d'Anjou[161]. Madame de Villars[162] m'écrit assez souvent, et me parle toujours de vous: elle est tendre, et sait bien aimer; cela me donne de l'amitié pour elle; elle me prie de vous dire mille douceurs de sa part. La petite Saint-Géran m'écrit des pieds de mouche que je ne saurais lire; je lui réponds des rudesses et des injures qui la divertissent: cette méchante plaisanterie n'est point encore usée; quand elle le sera, je ne dirai plus rien, car je m'ennuierais fort d'un autre style avec elle.
Nous lisons toujours le Tasse avec plaisir: je suis assurée que vous le souffririez, si vous étiez en tiers: il y a une grande différence entre lire un livre toute seule, ou avec des gens qui relèvent les beaux endroits et qui réveillent l'attention. Cette morale de Nicole est admirable, et Cléopâtre va son train, mais sans empressement, et aux heures perdues: c'est ordinairement sur cette lecture que je m'endors; le caractère m'en plaît beaucoup plus que le style. Pour les sentiments, j'avoue qu'ils me plaisent, et qu'ils sont d'une perfection qui remplit mon idée sur la belle âme. Vous savez aussi que je ne hais pas les grands coups d'épée, tellement que voilà qui est bien, pourvu que l'on m'en garde le secret.
Mademoiselle du Plessis nous honore souvent de sa présence: elle disait hier à table qu'en basse Bretagne on faisait une chère admirable, et qu'aux noces de sa belle-sœur on avait mangé pour un jour douze cents pièces de rôti: nous demeurâmes tous comme des gens de pierre. Je pris courage, et lui dis: Mademoiselle, pensez-y bien; n'est-ce point douze pièces de rôti que vous voulez dire? on se trompe quelquefois. Non, madame, c'est douze cents pièces ou onze cents; je ne veux pas vous assurer si c'est onze ou douze, de peur de mentir; mais enfin je sais bien que c'est l'un ou l'autre. Et le répéta vingt fois, et n'en voulut jamais rabattre un seul poulet. Nous trouvâmes qu'il fallait qu'ils fussent pour le moins trois cents piqueurs pour piquer menu, et que le lieu fût un grand pré, où l'on eût fait dresser des tentes; et que s'ils n'eussent été que cinquante, il fallait qu'ils eussent commencé un mois auparavant. Ce propos de table était bon; vous en auriez été contente. N'avez-vous point quelque exagéreuse comme celle-là?
Au reste, ma fille, cette montre que vous m'avez donnée, qui allait toujours trop tôt ou trop tard d'une heure ou deux, est devenue si parfaitement juste qu'elle ne quitte pas d'un moment notre pendule; j'en suis ravie, et vous en remercie sur nouveaux frais, en un mot, je suis tout à vous. L'abbé me dit qu'il vous adore, et qu'il veut vous rendre quelque service: il ne voit pas bien en quelle occasion; mais enfin il vous aime autant qu'il m'aime.
58.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, mercredi 22 juillet 1671, jour de la Madeleine, où fut tué, il y a quelques années, un père que j'avais.
Je vous écris, ma fille, avec plaisir, quoique je n'aie rien à vous mander. Madame de Chaulnes arriva dimanche; mais savez-vous comment? à beau pied sans lance, entre onze heures et minuit: on pensait à Vitré que ce fût des Bohêmes. Elle ne voulut aucune cérémonie à son entrée; elle fut servie à souhait, car on ne la regarda pas, et ceux qui la virent comme elle était la prirent pour ce que je viens de vous dire, et pensèrent tirer sur elle. Elle venait de Nantes par la Guerche: son carrosse et son chariot étaient demeurés entre deux rochers à demi-lieue de Vitré, parce que le contenu était plus grand que le contenant; ainsi il fallut travailler dans le roc, et cet ouvrage ne fut fait qu'à la pointe du jour, que tout arriva à Vitré. Je la fus voir lundi, et vous croyez bien qu'elle fut très-aise de me voir. La Murinette[163] beauté est avec elle. Elles sont seules à Vitré, en attendant l'arrivée de M. de Chaulnes, qui fait le tour de la Bretagne; et les états s'assembleront dans huit jours. Vous pouvez vous imaginer ce que je suis dans une pareille solitude: madame de Chaulnes ne sait que devenir, et n'a recours qu'à moi; vous ne doutez pas que je ne l'emporte hautement sur mademoiselle de Kerborgne; je crois qu'elle viendra ici après-dîner. Toutes mes allées sont propres, et mon parc est en beauté; je la prierai de demeurer ici deux ou trois jours à s'y promener en liberté: comme je lui fais valoir d'être demeurée ici pour elle, je veux m'en acquitter d'une manière à n'être pas oubliée, et pourtant sans que je fasse d'autre bonne chère que celle qui se trouvera dans le pays. Ah! mon Dieu, en voilà beaucoup sur ce sujet. Il faut pourtant que je vous fasse encore mille compliments de sa part, et que je vous dise qu'on ne peut estimer plus une personne qu'elle ne vous estime; elle est instruite par d'Hacqueville de ce que vous valez. Mais vous, ma très-belle, où en êtes-vous de vos Grignans? le pauvre coadjuteur a-t-il toujours la goutte, et l'innocence est-elle toujours persécutée?
Cette madame Quintin[164], que nous disions qui vous ressemblait pour vous faire enrager, est comme paralytique; elle ne se soutient pas; demandez-lui pourquoi; elle a vingt ans. Elle est passée ce matin devant cette porte, et a demandé à boire un petit coup de vin; on lui en a porté, elle a bu sa chopine, et puis s'en est allée au Pertre consulter une espèce de médecin qu'on estime en ce pays. Que dites-vous de cette manière bretonne, familière et galante? Elle sortait de Vitré, elle ne pouvait pas avoir soif; de sorte que j'ai compris que tout cela était un air, pour me faire savoir qu'elle a un équipage de Jean de Paris[165]. Ma chère enfant, ne sortirai-je point des nouvelles de Bretagne? Quel chien de commerce avez-vous là avec une femme de Vitré? La cour s'en va, dit-on, à Fontainebleau; le voyage de Rochefort et de Chambord est rompu. On croit qu'en dérangeant les desseins qu'on avait pour l'automne, on dérangera aussi la fièvre de M. le Dauphin, qui le prend dans cette saison à Saint-Germain: pour cette année, elle y sera attrapée; elle ne l'y trouvera pas. Vous savez qu'on a donné à M. de Condom[166] l'abbaye de Rebais qu'avait l'abbé de Foix: le pauvre homme! On prend ici le deuil de M. le duc d'Anjou: si je demeure aux états, cela m'embarrassera. Notre abbé ne peut quitter sa chapelle; ce sera notre plus forte raison; car, pour le bruit et le tracas de Vitré, il me sera bien moins agréable que mes bois, ma tranquillité et mes lectures. Quand je quitte Paris et mes amies, ce n'est pas pour paraître aux états: mon pauvre mérite, tout médiocre qu'il est, n'est pas encore réduit à se sauver en province, comme les mauvais comédiens. Ma fille, je vous embrasse avec une tendresse infinie; la tendresse que j'ai pour vous occupe mon âme tout entière; elle va loin, et embrasse bien des choses, quand elle est au point de la perfection. Je souhaite votre santé plus que la mienne; conservez-vous, ne tombez point. Assurez M. de Grignan de mon amitié, et recevez les protestations de notre abbé.
59.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE COULANGES.
Aux Rochers, le 22 juillet 1671.
Ce mot sur la semaine est par-dessus le marché de vous écrire seulement tous les quinze jours, et pour vous donner avis, mon cher cousin, que vous aurez bientôt l'honneur de voir Picard; et comme il est frère du laquais de madame de Coulanges, je suis bien aise de vous rendre compte de mon procédé. Vous savez que madame la duchesse de Chaulnes est à Vitré; elle y attend le duc, son mari, dans dix ou douze jours, avec les états de Bretagne: vous croyez que j'extravague; elle attend donc son mari avec tous les états, et, en attendant, elle est à Vitré toute seule, mourant d'ennui. Vous ne comprenez pas que cela puisse jamais revenir à Picard. Elle meurt donc d'ennui; je suis sa seule consolation, et vous croyez bien que je l'emporte d'une grande hauteur sur mademoiselle de Kerbone et de Kerqueoison. Voici un grand circuit, mais pourtant nous arriverons au but. Comme je suis donc sa seule consolation, après l'avoir été voir, elle viendra ici, et je veux qu'elle trouve mon parterre net et mes allées nettes, ces grandes allées que vous aimez. Vous ne comprenez pas encore où cela peut aller; voici une autre petite proposition incidente: vous savez qu'on fait les foins; je n'avais point d'ouvriers; j'envoie dans cette prairie, que les poëtes ont célébrée, prendre tous ceux qui travaillaient, pour venir nettoyer ici; vous n'y voyez encore goutte; et, en leur place, j'envoie mes gens faner. Savez-vous ce que c'est, faner? Il faut que je vous l'explique: faner est la plus jolie chose du monde, c'est retourner du foin en batifolant dans une prairie; dès qu'on en sait tant, on sait faner. Tous mes gens y allèrent gaiement; le seul Picard me vint dire qu'il n'irait pas, qu'il n'était pas entré à mon service pour cela, que ce n'était pas son métier, et qu'il aimait mieux s'en aller à Paris. Ma foi, la colère m'a monté à la tête; je songeai que c'était la centième sottise qu'il m'avait faite; qu'il n'avait ni cœur, ni affection; en un mot, la mesure était comble. Je l'ai pris au mot, et, quoi qu'on m'ait pu dire pour lui, je suis demeurée ferme comme un rocher, et il est parti. C'est une justice de traiter les gens selon leurs bons ou mauvais services. Si vous le revoyez, ne le recevez point, ne le protégez point, ne me blâmez point, et songez que c'est le garçon du monde qui aime le moins à faner, et qui est le plus indigne qu'on le traite bien.
Voilà l'histoire en peu de mots; pour moi, j'aime les relations où l'on ne dit que ce qui est nécessaire, où l'on ne s'écarte point ni à droite, ni à gauche; où l'on ne reprend point les choses de si loin; enfin je crois que c'est ici, sans vanité, le modèle des narrations agréables[167].
60.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 26 juillet 1671.
Je veux vous apprendre qu'hier, comme j'étais toute seule dans ma chambre avec un livre précieusement[168] à la main, je vois ouvrir ma porte par une grande femme de très-bonne mine; cette femme s'étouffait de rire, et cachait derrière elle un homme qui riait encore plus fort qu'elle: cet homme était suivi d'une femme fort bien faite, qui riait aussi; moi, je me mis à rire sans les reconnaître, et sans savoir ce qui les faisait rire. Quoique j'attendisse aujourd'hui madame de Chaulnes, qui doit passer deux jours ici, j'avais beau la regarder, je ne pouvais comprendre que ce fût elle: c'était elle pourtant, qui m'amenait Pomenars, qui en arrivant à Vitré lui avait mis dans la tête de me venir surprendre. La Murinette beauté était de la partie, et la gaieté de Pomenars était si extrême, qu'il aurait réjoui la tristesse même: ils jouèrent d'abord au volant; madame de Chaulnes y joue comme vous; et puis une légère collation, et puis nos belles promenades, et partout il a été question de vous. J'ai dit à Pomenars que vous étiez fort en peine de toutes ses affaires, et que vous m'aviez mandé que, pourvu qu'il n'y eût que le courant, vous ne seriez point en inquiétude; mais que tant de nouvelles injustices qu'on lui faisait vous donnaient beaucoup de chagrin pour lui: nous avons fort poussé cette plaisanterie, et puis cette grande allée nous a fait souvenir de la chute que vous y fîtes un jour; la pensée m'en a fait devenir rouge comme du feu. On a parlé longtemps là-dessus, et puis du dialogue bohême, et puis enfin de mademoiselle du Plessis, et des sottises qu'elle disait, et qu'un jour vous en ayant dit une, et son vilain visage se trouvant auprès du vôtre, vous n'aviez pas marchandé, et lui aviez donné un soufflet pour la faire reculer; et que moi, pour adoucir les affaires, j'avais dit: Mais voyez comme ces petites filles se jouent rudement; et que j'avais dit à sa mère: Madame, ces jeunes créatures étaient si folles ce matin, qu'elles se battaient: mademoiselle du Plessis agaçait ma fille, ma fille la battait; c'était la plus plaisante chose du monde; et qu'avec ce tour, j'avais ravi madame du Plessis, de voir nos petites filles se réjouir ainsi. Cette camaraderie de vous et de mademoiselle du Plessis, dont je ne faisais qu'une même chose pour faire avaler le soufflet, les a fait rire à mourir. La Murinette vous approuve fort, et jure que la première fois qu'elle viendra lui parler dans le nez, comme elle fait toujours, elle vous imitera, et lui donnera sur sa vilaine joue. Je les attends tous présentement: Pomenars tiendra bien sa place; mademoiselle du Plessis viendra aussi; ils me montreront une lettre de Paris faite à plaisir, où l'on mandera cinq ou six soufflets donnés entre femmes, afin d'autoriser ceux qu'on veut lui donner aux états, et même de les lui faire souhaiter pour être à la mode. Enfin je n'ai jamais vu un homme si fou que Pomenars: sa gaieté augmente en même temps que ses affaires criminelles; s'il lui en vient encore une, il mourra de joie. Je suis chargée de mille compliments pour vous; nous vous avons célébrée à tout moment. Madame de Chaulnes dit qu'elle vous souhaiterait une madame de Sévigné en Provence, comme celle qu'elle a trouvée en Bretagne; c'est cela qui rend son gouvernement beau, car quelle autre chose pourrait-ce être? Quand son mari sera venu, je la remettrai entre ses mains, et ne m'embarrasserai plus de son divertissement; mais vous, ma chère fille, que je vous plains avec votre tante d'Harcourt[169]! quelle contrainte! quel embarras! quel ennui! Voilà qui me ferait plus de mal mille fois qu'à personne, et vous seule au monde seriez capable de me faire avaler ce poison. Oui, mon enfant, je vous le jure et si j'étais à Grignan, j'écumerais votre chambre pour vous faire plaisir, comme j'ai fait mille fois: après cette marque d'amitié, ne m'en demandez plus, car je hais l'ennui plus que la mort, et j'aimerais fort à rire avec vous, Vardes et le seigneur Corbeau. Défaites-vous de cette trompette du jugement: il y a vingt ans qu'elle me déplaît, et que je lui dois une visite.
Je trouve votre vie fort réglée et fort bonne. Notre abbé vous aime avec une tendresse et une estime qu'il n'est pas aisé de dire en peu de mots; il attend avec impatience le plan de Grignan et la conversation de M. d'Arles; mais, sur toutes choses, il vous souhaiterait bien cent mille écus, soit pour faire achever votre château, soit pour tout ce qu'il vous plairait. Toutes les heures ne sont pas comme celles qu'on passe avec Pomenars, et même on s'ennuierait bientôt de lui: les réflexions qu'on fait sont bien contraires à la joie. Je vous ai mandé que je croyais que je ne bougerais d'ici ou de Vitré. Notre abbé ne peut quitter sa chapelle: le désert de Buron[170], ou l'ennui de Nantes avec madame de Molac, ne conviennent point à son humeur agissante. Je serai souvent ici; et madame de Chaulnes, pour m'ôter les visites, dira toujours qu'elle m'attend. Pour mon labyrinthe, il est net, il a des tapis verts, et les palissades sont à hauteur d'appui; c'est un aimable lieu: mais, hélas! ma chère enfant, il n'y a guère d'apparence que je vous y voie jamais.
Di memoria nudrirsi, più che di speme.
C'est bien ma vraie devise. Nos sentences ont été trouvées jolies. Ne comprenez-vous pas bien qu'il n'y a jour, ni heure, ni moment, que je ne pense à vous, que je n'en parle quand je puis, et qu'il n'y a rien qui ne m'en fasse souvenir? Nous sommes sur la fin du Tasse, e Goffredo a spiegato il gran vessillo della crose sopra 'l muro. Nous avons lu ce poëme avec plaisir. La Mousse est bien content de moi, et de vous encore plus, quand il songe à l'honneur que vous faites à sa philosophie. Je crois que vous n'auriez pas eu moins d'esprit quand vous auriez eu la plus sotte mère du monde: mais enfin tout ensemble n'a pas mal fait. Nous avons envie de lire Guichardin, car nous ne voulons point quitter l'italien; la Murinette le parle comme le français. J'ai reçu une lettre de notre cardinal[171], qui me dit encore pis que pendre du gros abbé[172] qui est avec lui. Adieu, ma très-aimable; je ne daigne pas vous dire que je vous aime, vous le savez, et je ne trouve point de paroles qui puissent vous faire comprendre comme mon cœur est pour vous. J'achèverai demain cette lettre, et vous manderai à quoi se divertit ma compagnie.
Ma compagnie est couchée, parce qu'il est minuit. Nous avons fait ce soir de grandes promenades, et après souper nous avons coupé les cheveux à la petite du Cernet, et lui avons mis le premier appareil, que nous lèverons demain. La Murinette beauté est habile comme la Vienne[173]. Pomenars ne fait que de sortir de ma chambre; nous avons parlé assez sérieusement de ses affaires, qui ne sont jamais de moins que de sa tête. Le comte de Créance veut à toute force qu'il ait le cou coupé; Pomenars ne veut pas: voilà le procès[174]. Madame de Chaulnes me disait tantôt que l'abbé Testu, après avoir été quelque temps à Richelieu, enfin, sans autre façon, s'était établi chez madame de Fontevrault, où il est depuis deux mois; ils le virent, en passant, il y a un mois; le prétexte, c'est qu'il y a de la petite vérole à Richelieu: si cette conduite ne lui est fort bonne, elle lui sera fort mauvaise. Je ne savais pas que M. de Condom eût rendu son évêché; madame de Chaulnes m'a assuré que cela était fait[175]. La petite personne a envoyé des chansons à sa sœur; nous ne les trouvons pas trop bonnes: je suis fort aise que vous ayez approuvé les miennes; on ne peut pas les élever plus haut que de les mettre sur le ton des dragons; il me semble que j'aurais dû l'entendre d'ici; cela fait voir qu'il y a bien loin d'ici à Grignan. Hélas! que cette pensée m'afflige, et que je m'ennuie d'être si longtemps sans vous voir! Adieu, ma chère fille; je vais me coucher tristement, et vous embrasse de tout mon cœur.
Ma petite est aimable, et sa nourrice est au point de la perfection: mon habileté est une espèce de miracle, et me fait comprendre en amitié la merveille de ce maréchal qui devint excellent peintre par amour.
61.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, mercredi 5 août 1671.
Je suis bien aise que M. de Coulanges vous ait mandé les nouvelles. Vous apprendrez encore la mort de M. de Guise, dont je suis accablée quand je pense à la douleur de Mlle de Guise. Vous jugez bien, ma fille, que ce ne peut être que par la force de mon imagination que cette mort m'inquiète; car, du reste, rien ne troublera moins le repos de ma vie. Vous savez comme je crains les reproches qu'on se peut faire à soi-même. Mademoiselle de Guise n'a rien à se reprocher que la mort de son neveu; elle n'a jamais voulu qu'il ait été saigné; la quantité du sang a causé le transport au cerveau: voilà une petite circonstance bien agréable. Je trouve que dès qu'on tombe malade à Paris, on tombe mort; je n'ai jamais vu une telle mortalité. Je vous conjure, ma chère bonne, de vous bien conserver; et s'il y avait quelques enfants à Grignan qui eussent la petite vérole, envoyez-les à Montélimart: votre santé est le but de tous mes désirs.
Vous aurez maintenant des nouvelles de nos états, pour votre peine d'être Bretonne. M. de Chaulnes arriva dimanche au soir, au bruit de tout ce qui peut en faire à Vitré: le lundi matin il m'écrivit une lettre; j'y fis réponse par aller dîner avec lui. On mange à deux tables dans le même lieu; il y a quatorze couverts à chaque table; Monsieur en tient une, et Madame l'autre. La bonne chère est excessive, on remporte les plats de rôti tout entiers; et pour les pyramides de fruits, il faut faire hausser les portes. Nos pères ne prévoyaient pas ces sortes de machines, puisque même ils ne comprenaient pas qu'il fallût qu'une porte fût plus haute qu'eux. Une pyramide veut entrer, une de ces pyramides qui font qu'on est obligé de s'écrire d'un bout de la table à l'autre; mais, bien loin que cela blesse ici, on est souvent fort aise, au contraire, de ne plus voir ce qu'elles cachent: cette pyramide donc, avec vingt ou trente porcelaines, fut si parfaitement renversée à la porte, que le bruit qu'elle causa fit taire les violons, les hautbois et les trompettes. Après le dîner, MM. de Locmaria et Coëtlogon dansèrent avec deux Bretonnes des passe-pieds merveilleux, et des menuets, d'un air que les courtisans n'ont pas à beaucoup près: ils y font des pas de Bohémiens et de bas Bretons avec une délicatesse et une justesse qui charment. Je pensais toujours à vous; et j'avais un souvenir si tendre de votre danse et de ce que je vous avais vue danser, que ce plaisir me devint une douleur. On parla fort de vous. Je suis assurée que vous auriez été ravie de voir danser Locmaria: les violons et les passe-pieds de la cour font mal au cœur au prix de ceux-là: c'est quelque chose d'extraordinaire que cette quantité de pas différents, et cette cadence courte et juste; je n'ai point vu d'homme danser comme Locmaria cette sorte de danse. Après ce petit bal, on vit entrer tous ceux qui arrivaient en foule pour ouvrir les états. Le lendemain, M. le premier président, MM. les procureurs et avocats généraux du parlement, huit évêques, MM. de Molac, la Coste et Coëtlogon le père, M. Boucherat[176], qui vient de Paris, cinquante bas Bretons dorés jusqu'aux yeux, cent communautés. Le soir devaient venir madame de Rohan d'un côté, et son fils de l'autre, et M. de Lavardin, dont je suis étonnée[177]. Je ne vis point ces derniers, car je voulus venir coucher ici, après avoir été à la tour de Sévigné voir M. d'Harouïs et MM. de Fourché et Chesières, qui arrivaient. M. d'Harouïs vous écrira; il est comblé de vos honnêtetés: il a reçu deux de vos lettres à Nantes, dont je vous suis encore plus obligée que lui. Sa maison va être le Louvre des états: c'est un jeu, une chère, une liberté jour et nuit qui attirent tout le monde. Je n'avais jamais vu les états; c'est une assez belle chose. Je ne crois pas qu'il y ait une province rassemblée qui ait un aussi grand air que celle-ci; elle doit être bien pleine du moins, car il n'y en a pas un seul à la guerre ni à la cour; il n'y a que le petit Guidon[178], qui peut-être y reviendra un jour comme les autres. J'irai tantôt voir madame de Rohan; il viendrait bien du monde ici, si je n'allais à Vitré: c'était une grande joie de me voir aux états, où je ne fus de ma vie; je n'ai pas voulu en voir l'ouverture, c'était trop matin. Les états ne doivent pas être longs; il n'y a qu'à demander ce que veut le roi; on ne dit pas un mot: voilà qui est fait. Pour le gouverneur, il trouve, je ne sais comment, plus de quarante mille écus qui lui reviennent. Une infinité de présents, des pensions, des réparations de chemins et de villes, quinze ou vingt grandes tables, un jeu continuel, des bals éternels, des comédies trois fois la semaine, une grande braverie[179]; voilà les états. J'oublie trois ou quatre cents pipes de vin qu'on y boit: mais si je ne comptais pas ce petit article, les autres ne l'oublient pas, et c'est le premier. Voilà ce qui s'appelle des contes à dormir debout: mais cela vient au bout de la plume, quand on est en Bretagne et qu'on n'a pas autre chose à dire. J'ai mille compliments à vous faire de M. et de madame de Chaulnes. J'attends le vendredi, où je reçois vos lettres, avec une impatience digne de l'extrême amitié que j'ai pour vous.
62.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, mercredi 19 août 1671.
Vous me dites fort plaisamment l'état où vous met mon papier parfumé: ceux qui vous voient lire mes lettres croient que je vous apprends que je suis morte, et ne se figurent point que ce soit une moindre nouvelle. Il s'en faut peu que je ne me corrige de la manière que vous l'avez imaginé; j'irai toujours dans les excès pour ce qui sera bon, et qui dépendra de moi. J'avais déjà pensé que mon papier pourrait vous faire mal, mais ce n'était qu'au mois de novembre que j'avais résolu d'en changer; je commence dès aujourd'hui, et vous n'avez plus à vous défendre que de la puanteur.
Vous avez une assez bonne quantité de Grignans: Dieu vous délivre de la tante[180]! elle m'incommode d'ici. Les manches du chevalier font un bel effet à table: quoiqu'elles entraînent tout, je doute qu'elles m'entraînent aussi; quelque faiblesse que j'aie pour les modes, j'ai une grande aversion pour cette saleté. Il y aurait de quoi en faire une belle provision à Vitré; je n'ai jamais vu une si grande chère; nulle table à la cour ne peut être comparée à la moindre des douze ou quinze qui y sont; aussi est-ce pour nourrir trois cents personnes qui n'ont que cette ressource pour manger. Je partis lundi de cette bonne ville, après avoir fait vos compliments à madame de Chaulnes et à mademoiselle de Murinais, qui a quelque chose dans l'esprit et dans l'humeur qui vous serait très-agréable; on ne peut jamais ni mieux les recevoir ni mieux les rendre. Toute la Bretagne était ivre ce jour-là; nous avions dîné à part. Quarante gentilshommes avaient dîné en bas, et avaient bu chacun quarante santés: celle du roi avait été la première, et tous les verres cassés après l'avoir bue; le prétexte était une joie et une reconnaissance extrême de cent mille écus que le roi a donnés à la province sur le présent qu'on lui a fait, voulant récompenser, par cet effet de sa libéralité, la bonne grâce qu'on a eue à lui obéir. Ce n'est donc plus que deux millions deux cent mille livres, au lieu de cinq cents. Le roi a écrit de sa propre main des bontés infinies pour sa bonne province de Bretagne: le gouverneur a lu la lettre aux états, et la copie en a été enregistrée: il s'est élevé jusqu'au ciel un cri de vive le roi! et tout de suite on s'est mis à boire, mais boire, Dieu sait. M. de Chaulnes n'a pas oublié la gouvernante de Provence; et un Breton ayant voulu vous nommer, et sachant mal votre nom, s'est levé, et a dit tout haut: C'est donc à la santé de madame de Carignan. Cette sottise a fait rire MM. de Chaulnes et d'Harouïs jusqu'aux larmes: les Bretons ont continué, croyant bien dire; et vous ne serez plus d'ici à huit jours que madame de Carignan; quelques-uns disent la comtesse de Carignan: voilà en quel état j'ai laissé les choses.
J'ai fait voir à Pomenars ce que vous dites de lui; il en est ravi, il veut vous écrire; et en attendant je vous assure qu'il est si hardi et si effronté, que tous les jours du monde il fait quitter la place au premier président, dont il est ennemi, aussi bien que du procureur général. Madame de Coëtquen[181] venait de recevoir la nouvelle de la mort de sa petite fille; elle s'était évanouie; elle en est très-affligée, et dit que jamais elle n'en aura une si jolie: mais son mari est inconsolable; il revient de Paris, après s'être accommodé avec le Bordage. C'était la plus grande affaire du monde, il a donné tous ses ressentiments à M. de Turenne: vous ne vous en souciez guère; mais cela se trouve au bout de ma plume. Il y avait dimanche un bal qui fut joli: nous y vîmes une basse Brette qu'on nous avait assuré qui levait la paille: ma foi, elle était ridicule, et faisait des haut-le-corps qui nous faisaient éclater de rire; mais il y avait d'autres danseuses et des danseurs qui nous ravissaient. Si vous me demandez comment je me trouve des Rochers après tout ce bruit, je vous dirai que j'y suis transportée de joie; j'y serai pour le moins huit jours, quelque façon qu'on me fasse pour me faire retourner, j'ai un besoin de repos qui ne se peut dire, j'ai besoin de dormir, j'ai besoin de manger, car je meurs de faim à ces festins; j'ai besoin de me rafraîchir, j'ai besoin de me taire; tout le monde m'attaquait, et mon poumon était usé. Enfin, ma chère enfant, j'ai retrouvé mon abbé, ma Mousse, ma chienne, mon mail, Pilois, mes maçons; tout cela m'est uniquement bon, en l'état où je suis: quand je commencerai à m'ennuyer, je m'en retournerai. Il y a des gens qui ont de l'esprit dans cette immensité de Bretons, et il y en a qui sont dignes de me parler de vous.
J'ai été blessée, comme vous, de l'enflure de cœur[182]: ce mot d'enflure me déplaît; et pour le reste, ne vous avais-je pas dit que c'était de la même étoffe que Pascal? Mais cette étoffe est si belle qu'elle me plaît toujours: jamais le cœur humain n'a été mieux anatomisé que par ces messieurs-là. Si vous continuez à nous en mander votre avis, la Mousse vous répondra mieux que moi, car je n'en ai lu encore que vingt feuillets. Je suis au désespoir de mes paquets perdus: ces chères, ces aimables lettres dont je suis entourée, que je relis mille fois, que je regarde, que j'approuve, n'est-ce pas un grand déplaisir pour moi de savoir que vous m'en écriviez deux toutes les semaines, et de n'en avoir reçu qu'une plus de quatre semaines de suite? Si c'était pour vous soulager, je l'approuverais, et même je vous le conseillerais; mais vous les avez écrites, et je ne les ai pas. Si vous aviez la mémoire de vos dates, vous verriez bien les lettres qui vous manquent: vous l'aviez pour ce fripon de Grignan; faut-il que je l'embrasse après cette préférence? Parlez-moi de madame de Rochebonne[183], et faites des amitiés à mon cher coadjuteur et au bel air du chevalier: je défends à ce dernier de monter à cheval devant vous. On me mande que mes petites entrailles[184] se portent bien, elles vont être habillées; cela est joli, de petites entrailles avec une robe.
Vous avez fait des merveilles d'écrire à madame de Lavardin; je le souhaitais, vous avez prévenu mes désirs. Voilà tout présentement le laquais de l'abbé, qui, se jouant comme un jeune chien avec l'aimable Jacquine[185], l'a jetée par terre, et lui a rompu le bras et démis le poignet; les cris qu'elle fait sont épouvantables, c'est comme si une Furie s'était rompu le bras en enfer: on envoie quérir cet homme qui vint pour Saint-Aubin. J'admire comme les accidents viennent, et vous ne voulez pas que j'aie peur de verser; c'est ce que je crains; car si quelqu'un m'assurait que je ne me ferai point de mal, je ne haïrais pas à rouler quelquefois cinq ou six tours dans un carrosse; cette nouveauté me divertirait: mais après ce que je viens de voir, un bras rompu me fera toujours peur. Adieu, ma très-belle; vous savez comme je suis à vous, et que l'amour maternel y a moins de part que l'inclination.
63.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Vitré, mercredi 12 août 1671.
Enfin, ma chère fille, me voilà en pleins états; sans cela les états seraient en pleins Rochers. Dimanche dernier, aussitôt que j'eus cacheté mes lettres, je vis entrer quatre carrosses à six chevaux dans ma cour, avec cinquante gardes à cheval, plusieurs chevaux de main et plusieurs pages à cheval. C'étaient M. de Chaulnes, M. de Rohan, M. de Lavardin, MM. de Coëtlogon, de Locmaria, les barons de Guais, les évêques de Rennes, de Saint-Malo, les MM. d'Argouges, et huit ou dix que je ne connais point; j'oublie M. d'Harrouis, qui ne vaut pas la peine d'être nommé. Je reçois tout cela: on dit et on répondit beaucoup de choses. Enfin, après une promenade dont ils furent fort contents, une collation très-bonne et très-galante sortit d'un des bouts du mail, et surtout du vin de Bourgogne qui passa comme de l'eau de Forges; on fut persuadé que cela s'était fait avec un coup de baguette. M. de Chaulnes me pria instamment d'aller à Vitré. J'y vins donc lundi au soir; madame de Chaulnes me donna à souper, avec la comédie de Tartufe, point trop mal jouée, et un bal où le passe-pied et le menuet pensèrent me faire pleurer: cela me fait souvenir de vous si vivement, que je n'y puis résister; il faut promptement que je me dissipe. On me parle de vous très-souvent, et je ne cherche point longtemps mes réponses, car j'y pense à l'instant même, et je crois toujours que c'est qu'on voit mes pensées au travers de mon corps de jupe. Hier, je reçus toute la Bretagne à ma tour de Sévigné: je fus encore à la comédie; c'était Andromaque, qui me fit pleurer plus de six larmes: c'est assez pour une troupe de campagne. Le soir on soupa, et puis le bal. Je voudrais que vous eussiez vu l'air de M. de Locmaria, et de quelle manière il ôte et remet son chapeau: quelle légèreté! quelle justesse! Il peut défier tous les courtisans, et les confondre, sur ma parole: il a soixante mille livres de rentes, et sort de l'académie; il ressemble à tout ce qu'il y a de plus joli, et voudrait bien vous épouser. Au reste, ne croyez pas que votre santé ne soit point bue ici; cette obligation n'est pas grande, mais, telle qu'elle est, vous l'avez tous les jours à toute la Bretagne: on commence par moi, et puis madame de Grignan vient tout naturellement. M. de Chaulnes vous fait mille compliments. Les civilités qu'on me fait sont si ridicules et les femmes de ce pays si sottes, qu'elles laissent croire qu'il n'y a que moi dans la ville, quoiqu'elle soit toute pleine. Il y a de votre connaissance, Tonquedec, le comte des Chapelles, Pomenars, l'abbé de Montigny, qui est évêque de Saint-Paul de Léon, et mille autres: mais ceux-là me parlent de vous, et nous rions un peu de notre prochain. Il est plaisant ici le prochain, particulièrement quand on a dîné; je n'ai jamais vu tant de bonne chère. Madame de Coëtquen est ici avec la fièvre; Chesières se porte mieux; on a député des états pour lui faire un compliment. Nous sommes polis pour le moins autant que le poli Lavardin: on l'adore ici, c'est un gros mérite qui ressemble au vin de Grave. Mon abbé bâtit, et ne veut pas venir s'établir à Vitré; il y vient dîner: pour moi, j'y serai encore jusqu'à lundi; et puis j'irai passer huit jours dans ma pauvre solitude, après quoi je reviendrai dire adieu; car la fin du mois verra la fin de tout ceci. Notre présent est déjà fait, il y a plus de huit jours: on a demandé trois millions; nous avons offert sans chicaner deux millions cinq cent mille livres, et voilà qui est fait. Du reste, M. le gouverneur aura cinquante mille écus, M. de Lavardin quatre-vingt mille francs, le reste des officiers à proportion; le tout pour deux ans. Il faut croire qu'il passe autant de vin dans le corps de nos Bretons que d'eau sous les ponts, puisque c'est là-dessus qu'on prend l'infinité d'argent qui se donne à tous les états.
Vous voilà bien instruite, Dieu merci, de votre bon pays: mais je n'ai point de vos lettres, et par conséquent point de réponse à vous faire; ainsi je vous parle tout naturellement de ce que je vois et de ce que j'entends. Pomenars est divin; il n'y a point d'homme à qui je souhaite plus volontiers deux têtes; jamais la sienne n'ira jusqu'au bout. Pour moi, ma fille, je voudrais déjà être au bout de la semaine, afin de quitter généreusement tous les honneurs de ce monde, et de jouir de moi-même aux Rochers. Adieu, ma très-chère, j'attends toujours vos lettres avec impatience; votre santé est un point qui me touche de bien près: je crois que vous en êtes persuadée, et que, sans donner dans la justice de croire, je puis finir ma lettre, et dormir en repos sur ce que vous pensez de mon amitié pour vous. Ne direz-vous point à M. de Grignan que je l'embrasse de tout mon cœur?
64.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 23 août 1671.
Vous étiez donc avec votre présidente de Charmes, quand vous m'avez écrit! Son mari était intime ami de M. Fouquet: dis-je bien? Enfin ma fille, vous n'êtes point seule, et M. de Grignan avait raison de vous faire quitter votre cabinet, pour entretenir votre compagnie: ce qu'il aurait pu retrancher, c'est sa barbe de capucin, il est vrai qu'elle ne lui fait point de tort, puisqu'à Livry, avec sa touffe ébouriffée[186], vous ne pensiez pas qu'Adonis fût plus beau; je redis quelquefois ces quatre vers avec admiration. Je suis surprise comme le souvenir de certains temps fait de l'impression sur l'esprit, soit en bien, soit en mal; je me représente cette automne-là délicieuse, et puis j'en regarde la fin avec une horreur qui me fait suer les grosses gouttes[187]; et cependant il faut remercier Dieu du bonheur qui vous tira d'affaire. Les réflexions que vous faites sur la mort de M. de Guise[188] sont admirables; elles m'ont bien creusé les yeux dans mon mail; car c'est là où je rêve à plaisir. Le pauvre la Mousse a eu mal aux dents; de sorte que depuis longtemps je me promène toute seule jusqu'à la nuit, et Dieu sait à quoi je ne pense point. Ne craignez point pour moi l'ennui que me peut donner la solitude; hors les maux qui viennent de mon cœur, contre lesquels je n'ai point de force, je ne suis à plaindre sur rien: mon humeur est heureuse, elle s'accommode et s'amuse de tout; et je me trouve mieux d'être ici toute seule que du fracas de Vitré. Il y a huit jours que je suis ici, dans une paix qui m'a guérie d'un rhume épouvantable; j'ai bu de l'eau, je n'ai point parlé, je n'ai point soupé; et quoique je n'en aie point raccourci mes promenades, je me suis guérie. Madame de Chaulnes, mademoiselle de Murinais, madame Fourché, et une fille de Nantes fort bien faite, vinrent ici jeudi: madame de Chaulnes entra en me disant qu'elle ne pouvait être plus longtemps sans me voir, que toute la Bretagne lui pesait sur les épaules, et qu'enfin elle se mourait. Là-dessus elle se jette sur mon lit; on se met autour d'elle, et en un moment la voilà endormie de pure fatigue; nous causons toujours; elle se réveille enfin, trouvant plaisante et adorant l'aimable liberté des Rochers. Nous allâmes nous promener, nous nous assîmes dans le fond de ces bois; pendant que les autres jouaient au mail, je lui faisais conter Rome, et par quelle aventure elle avait épousé M. de Chaulnes: car je cherche toujours à ne me point ennuyer. Pendant que nous étions là, voilà une pluie traîtresse comme une fois à Livry, qui, sans se faire craindre, se met d'abord à nous noyer, mais noyer à faire couler l'eau de partout sur nos habits: les feuilles furent percées dans un moment, et nos habits percés dans un autre moment. Nous voilà toutes à courir; on crie, on tombe, on glisse; enfin on arrive, on fait grand feu: on change de chemise, de jupe; je fournis à tout; on se fait essuyer ses souliers; on pâme de rire. Voilà comme fut traitée la gouvernante de Bretagne dans son propre gouvernement; après cela on fit une jolie collation, et puis cette pauvre femme s'en retourna, plus fâchée sans doute du rôle ennuyeux qu'elle allait reprendre, que de l'affront qu'elle avait reçu ici. Elle me fit promettre de vous mander cette aventure, et d'aller demain lui aider à soutenir le reste des états, qui finiront dans huit jours. Je lui promis l'un et l'autre; je m'acquitte aujourd'hui de l'un, et demain je m'acquitterai de l'autre, ne trouvant pas que je puisse me dispenser de cette complaisance.
Madame de la Fayette vous aura mandé comme M. de la Rochefoucauld a fait duc le prince (de Marsillac) son fils, et de quelle façon le roi a donné une nouvelle pension: enfin la manière vaut mieux que la chose, n'est-il pas vrai? Nous avons quelquefois ri de ce discours commun à tous les courtisans. Vous avez présentement le prince Adhémar[189]; dites-lui que j'ai reçu sa dernière lettre, et embrassez-le pour moi. Vous avez, à mon compte, cinq ou six Grignans; c'est un bonheur, comme vous dites, qu'ils soient tous aimables et d'une bonne société; sans cela ils feraient l'ennui de votre vie, au lieu qu'ils en font la douceur et le plaisir. On me mande qu'il y a de la rougeole à Sully, et que ma tante va prendre mes petites entrailles pour les amener chez elle: cela fâchera bien la nourrice, mais que faire? C'est une nécessité. C'en sera une bien dure que de demeurer en Provence pour les gages, quand vous verrez partir d'auprès de vous madame de Senneterre pour Paris: je voudrais bien, ma chère enfant, que vous eussiez assez d'amitié pour moi pour ne me pas faire le même tour quand j'irai vous voir l'année qui vient. Je voudrais qu'entre ci et là vous fissiez l'impossible pour vos affaires; c'est ce qui fait que j'y pense, et que je m'en tourmente tant. Il faut donc que je vous ramène chez moi, qui est chez vous.
M. de Chesières est ici; il a trouvé mes arbres crus; il en est fort étonné, après les avoir vus pas plus grands que cela, comme disait M. de Montbazon de ses enfants. Je suis fort aise que la maladie du pauvre Grignan ait été si courte; je l'embrasse et lui souhaite toutes sortes de biens et de bonheurs, aussi bien qu'à sa chère moitié, que j'aime plus que moi-même; je le sens du moins mille fois davantage. Notre abbé est à vous; la Mousse attend cette lettre que vous composez.
65.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Vitré, dimanche 16 août 1671.
Quoi! ma chère fille, vous avez pensé brûler, et vous voulez que je ne m'en effraye pas! Vous voulez accoucher à Grignan, et vous voulez que je ne m'en inquiète pas! Priez-moi en même temps de ne vous aimer guère; mais soyez assurée que pendant que vous me serez ce que vous êtes à mon cœur, c'est-à-dire pendant que je vivrai, je ne puis jamais voir tranquillement tous les maux qui vous peuvent arriver. Je prie Deville de faire tous les soirs une ronde pour éviter les accidents du feu. Si le hasard n'avait fait lever M. de Grignan plus matin que le jour, voyez un peu où vous en étiez, et ce que vous deveniez avec votre château! Je crois que vous n'avez pas oublié de remercier Dieu: pour moi, j'y ai trop d'intérêt pour ne l'avoir pas fait.
M. de Lavardin fait ici l'amoureux d'une petite madame; j'ai trouvé que c'est une contenance dont il a besoin comme d'un éventail. J'ai dit à madame de Chaulnes les compliments que vous lui faites; elle les a reçus d'une manière, et vous en rend de si bons, que je suis persuadée qu'elle voudrait, au prix des Molac et des Lavardin[190], que vous fussiez sa lieutenante générale: il n'y a que ces charges de belles; les lieutenants de roi ne sont pas dignes de porter votre robe. Je suis encore ici; M. et madame de Chaulnes font de leur mieux pour m'y retenir: ce sont sans cesse des distinctions peut-être peu sensibles pour nous, mais qui me font admirer la bonté des dames de ce pays-ci. Vous croyez bien aussi que sans cela je ne demeurerais pas à Vitré, où je n'ai que faire. Les comédiens nous ont amusés, les passe-pieds nous ont divertis, la promenade nous a tenu lieu des Rochers. Nous fîmes hier de grandes dévotions, et demain je m'en vais aux Rochers, où je serai ravie de ne plus voir de festins, et d'être un peu à moi: je meurs de faim au milieu de toutes ces viandes, et je proposais l'autre jour à Pomenars d'envoyer accommoder un gigot de mouton à la tour de Sévigné pour minuit, en revenant de chez madame de Chaulnes: enfin, soit besoin ou dégoût, je meurs d'envie d'être dans mon mail; j'y serai huit ou dix jours. Notre abbé, la Mousse et Marphise ont grand besoin de ma présence; ces deux premiers viennent pourtant dîner ici quelquefois; il y est très-souvent question de madame la gouvernante de Provence, c'est ainsi que M. de Chaulnes vous nomme en commençant votre santé. On contait hier au soir à table qu'Arlequin, l'autre jour à Paris, portait une grosse pierre sous son petit manteau; on lui demandait ce qu'il voulait faire de cette pierre; il dit que c'était un échantillon d'une maison qu'il voulait vendre; cela me fit rire; je jurai que je vous le manderais: si vous croyez, ma fille, que cette invention fût bonne pour vendre votre terre, vous pourriez vous en servir.
Madame de la Fayette m'a mandé qu'elle allait vous écrire, mais que la migraine l'en empêche; elle est fort à plaindre de ce mal: je ne sais s'il ne vaudrait pas mieux n'avoir pas autant d'esprit que Pascal[191], que d'en avoir les incommodités. La date de votre lettre est admirable: voilà qui est donc bien, je n'ai que vingt ans; puisqu'il est ainsi, vous n'avez pas sujet de craindre pour ma santé; n'en soyez point en peine, songez seulement à la vôtre. Cette émotion que la crainte du feu vous a donnée, me déplaît beaucoup: ce fut ensuite d'une émotion qu'arriva votre accouchement de Livry: tâchez donc, ma chère enfant, d'éviter autant que vous pourrez tout ce qui peut vous émouvoir. J'aime déjà ce chamarier[192] de Rochebonne; c'est une bonne roche que celle dont vous me dépeignez son âme: c'est à M. de Grignan que j'adresse cette gentillesse; comme à celui qui m'y saura bien répondre. Je suis bien aise d'avoir encore une maison assurée à Lyon, outre celle de l'intendant.
Autant qu'un voyage en ce monde peut être sûr, celui de Provence l'est pour l'année qui vient. Ma chère enfant, gouvernez-vous bien entre ci et là, c'est mon unique soin, et la chose du monde dont je vous serai le plus sensiblement obligée; c'est là que vous pouvez me témoigner solidement l'amitié que vous avez pour moi. Il me semble que vous voyez bien des Provençaux à Grignan: si vous saviez aussi la quantité de Bretons que l'on voit tous les jours ici! cela n'est pas imaginable. Vous me ravissez quand vous me dites que vous aimez le coadjuteur, et qu'il vous aime: j'ai cette union dans la tête; il me semble qu'elle est entièrement nécessaire à votre bonheur; conservez-la, et prenez de ses conseils pour vos affaires. Notre abbé vous adore toujours; la petite Mousse a une dent de moins, et ma petite enfant une dent de plus: ainsi va le monde. Je bénis Flachère de vous avoir sauvée du feu, et je vous embrasse mille fois plus tendrement que je ne puis vous dire. Chésières est guéri au bruit du trictrac de chez M. d'Harouïs.
66.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, mercredi 16 septembre 1671.
Je suis méchante aujourd'hui, ma fille; je suis comme quand vous disiez, Vous êtes méchante. Je suis triste, je n'ai point de vos nouvelles; la grande amitié n'est jamais tranquille. Maxime. Il pleut, nous sommes seuls; en un mot, je vous souhaite plus de joie que je n'en ai aujourd'hui.
Ce qui embarrasse fort mon abbé, la Mousse et mes gens, c'est qu'il n'y a point de remède à mon chagrin: je voudrais qu'il fût vendredi pour avoir une de vos lettres, et il n'est que mercredi: voilà sur quoi on ne sait que me faire; toute leur habileté est à bout; et si, par l'excès de leur amitié, ils m'assuraient, pour me faire plaisir, qu'il est vendredi, ce serait encore pis; car, si je n'avais point de vos lettres ce jour-là, il n'y aurait pas un brin de raison avec moi; de sorte que je suis contrainte d'avoir patience, quoique la patience soit une vertu, comme vous savez, qui n'est guère à mon usage: enfin je serai satisfaite avant qu'il soit trois jours. J'ai une extrême envie de savoir comment vous vous portez de cette frayeur: c'est mon aversion que les frayeurs; car, quoique je ne sois point grosse, elles me le font devenir; c'est-à-dire elles me mettent dans un état qui renverse entièrement ma santé. Mon inquiétude présente ne va point jusque-là: je suis persuadée que la sagesse que vous avez eue de garder le lit vous aura entièrement remise. Ne venez point me dire que vous ne me manderez plus rien de votre santé, vous me mettriez au désespoir; et, n'ayant plus de confiance à ce que vous me diriez, je serais toujours comme je suis présentement. Il faut avouer que nous sommes à une belle distance l'une de l'autre, et que si l'on avait quelque chose sur le cœur dont on attendît du soulagement, on aurait un beau loisir pour se pendre.
Je voulus hier prendre une petite dose de morale, je m'en trouvai assez bien; mais je me trouvai encore mieux d'une petite critique contre la Bérénice de Racine, qui me parut fort plaisante et fort ingénieuse; c'est de l'auteur des Sylphides, des Gnomes et des Salamandres[193]: il y a cinq ou six petits mots qui ne valent rien du tout, et même qui sont d'un homme qui ne sait pas le monde: cela fait quelque peine; mais comme ce ne sont que des mots en passant, il ne faut pas s'en offenser: je regarde tout le reste, et le tour qu'il donne à sa critique; je vous assure que cela est très-joli. Comme je crus que cette bagatelle vous aurait divertie, je vous souhaitai dans votre petit cabinet auprès de moi, sauf à vous en retourner dans votre beau château, quand vous auriez achevé cette lecture. Je vous avoue pourtant que j'aurais quelque peine à vous laisser partir sitôt; c'est une chose bien dure pour moi que de vous dire adieu; je sais ce que m'a coûté le dernier: il serait bien de l'humeur où je suis d'en parler, mais je n'y pense encore qu'en tremblant; ainsi vous êtes à couvert de ce chapitre. J'espère que cette lettre vous trouvera gaie; si cela est, je vous prie de la brûler tout à l'heure; ce serait une chose bien extraordinaire qu'elle fût agréable avec le chien d'esprit que je me sens. Le coadjuteur est bien heureux que je ne lui fasse pas réponse aujourd'hui.
J'ai envie de vous faire vingt-cinq ou trente questions, pour finir dignement cet ouvrage. Avez-vous des muscats? vous ne me parlez que des figues; avez-vous bien chaud? vous ne m'en dites rien, avez-vous de ces aimables bêtes que nous avions à Paris? avez-vous eu longtemps votre tante d'Harcourt? Vous jugez bien qu'après avoir perdu tant de vos lettres, je suis dans une assez grande ignorance, et que j'ai perdu la suite de votre discours. Ah! que je voudrais bien battre quelqu'un! et que je serais obligée à quelque Breton qui me voudrait faire une sotte proposition qui me mît en colère! Vous me disiez l'autre jour que vous étiez bien aise que je fusse dans ma solitude, et que j'y penserais à vous: c'est bien rencontré; c'est que je n'y pense pas assez dans tous les autres lieux. Adieu, ma fille, voici le bel endroit de ma lettre; je finis, parce que je trouve que ceci s'extravague un peu: encore a-t-on son honneur à garder.
67.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 20 septembre 1671.
Ce n'est pas sans raison, ma chère fille, que vous fûtes troublée du mal du pauvre chevalier de Buous; il est étrange: c'est un garçon qui me plaisait dès Paris; je n'ai pas de peine à croire tout le bien que vous m'en dites; ce qui est plus extraordinaire, c'est cette crainte de la mort; c'est un beau sujet de faire des réflexions, que l'état où vous le dépeignez. Il est certain qu'en ce temps-là nous aurons de la foi de reste; elle fera tous nos désespoirs et tous nos troubles; et ce temps que nous prodiguons, et que nous voulons qui coule présentement, nous manquera; et nous donnerions toutes choses pour avoir un de ces jours que nous perdons avec tant d'insensibilité: voilà de quoi je m'entretiens dans ce mail que vous connaissez. La morale chrétienne est excellente à tous les maux; mais je la veux chrétienne; elle est trop creuse et trop inutile autrement. Ma Mousse me trouve quelquefois assez raisonnable là-dessus; et puis un souffle, un rayon de soleil emporte toutes les réflexions du soir.
Je suis fort aise que vous ayez trouvé cette requête[194] jolie; sans être aussi habile que vous, je l'ai entendue per discrezione, elle m'a paru admirable. La Mousse est fort glorieux d'avoir fait en vous une si merveilleuse écolière[195].
Je vous plains de quitter Grignan, vous êtes en bonne compagnie; c'est une belle maison, une belle vue, un bel air: vous allez dans une petite ville étouffée[196], où peut-être il y aura des maladies et du mauvais air; et ce pauvre Coulanges, qui ne vous trouvera point! il me fait pitié. Enfin, sa destinée n'est pas de vous voir à Grignan; peut-être le mènerez-vous à vos états: mais c'est une grande différence; et vous devez bien sentir le désagrément de ce voyage, dans l'état où vous êtes et dans la saison où nous sommes. Vous y verrez l'effet des protestations de M. de Marseille; je les trouve bien sophistiquées, et avec de grandes restrictions. Les assurances que je lui donne de mon amitié sont à peu près dans le même style: il vous assure de son service, sous condition; et moi, je l'assure de mon amitié, sous condition aussi, en lui disant que je ne doute point du tout que vous n'ayez toujours de nouveaux sujets de lui être obligée.
M. de Lavardin vint tout droit de Rennes ici jeudi au soir, et me conta les magnificences de la réception qu'on lui a faite. Il prêta le serment au parlement, et fit une très-agréable harangue. Je le remenai le lendemain à Vitré, pour reprendre son équipage et gagner Paris.
Je serai ici jusqu'à la fin de novembre, et puis j'irai embrasser et mener chez moi mes petites entrailles; et au printemps si Dieu me prête vie, je verrai la Provence. Notre abbé le souhaite pour vous aller voir avec moi, et vous ramener; il y aura bien longtemps que vous serez en Provence. Il est vrai qu'il ne faudrait s'attacher à rien, et qu'à tout moment on se trouve le cœur arraché dans les grandes et petites choses; mais le moyen? Il faut donc toujours avoir cette morale dans les mains, comme du vinaigre au nez, de peur de s'évanouir. Je vous avoue, ma fille, que mon cœur me fait bien souffrir; j'ai bien meilleur marché de mon esprit et de mon humeur.
Je vous trouve admirable de faire des portraits de moi, dont la beauté vous étonne vous-même: savez-vous bien que vous vous jouez à me trouver médiocre, de la dernière médiocrité, quand vous me comparerez à votre idée pleine d'exagération? Voici qui ressemble un peu à détruire par sa présence; mais cela est vrai, il faut que cela passe. J'ai ri de ce Carpentras[197], que vous enfermez pendant que vous avez affaire, en l'assurant qu'il veut faire la siesta. Vos dames sont bien dépeintes avec leurs habits d'oripeau: mais quels chiens de visages! je ne les ai vus nulle part. Que le vôtre, que je vois avec ce petit habit uni, est agréable et beau! et que je voudrais bien le voir et le baiser de tout mon cœur! Au nom de Dieu, mon enfant, conservez-vous, évitez les occasions d'être effrayée. Je n'approuve guère d'avoir voyagé dans votre septième: je prie Dieu qu'il guérisse ce pauvre chevalier (de Buocus); j'embrasse les vauriens. Vous ne pouviez pas me donner une plus petite idée de la place que j'ai dans le cœur de M. de Grignan, qu'en me disant que c'est le reste de ce que vous n'y occupez pas: je sais ce que c'est que de tels restes; il faut être bien aisée à contenter pour en être satisfaite. Savez-vous que le roi a reçu M. d'Andilly comme nous aurions pu faire? Vivons, et laissons M. de Pomponne s'établir dans une si belle place.
68.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, mercredi 23 septembre 1671.
Nous voilà, ma chère enfant, retombés dans le plus épouvantable temps qu'on puisse imaginer: il y a quatre jours qu'il fait un orage continuel; toutes nos allées sont noyées, on ne s'y promène plus. Nos maçons, nos charpentiers gardent la chambre; enfin j'en hais ce pays, et je souhaite votre soleil à tout moment; peut-être que vous souhaitez ma pluie; nous faisons bien toutes deux.
Nous avons à Vitré ce pauvre petit abbé de Montigny, évêque de Léon, qui part aujourd'hui, comme je crois, pour voir un pays beaucoup plus beau que celui-ci. Enfin, après avoir été ballotté cinq ou six fois de la mort à la vie, les redoublements de la fièvre ont décidé en faveur de la mort; il ne s'en soucie guère, car son cerveau est embarrassé; mais son frère l'avocat général[198] s'en soucie beaucoup, et pleure très-souvent avec moi; car je vais le voir, et suis son unique consolation: c'est dans ces occasions qu'il faut faire des merveilles. Du reste, je suis dans ma chambre à lire, sans oser mettre le nez dehors. Mon cœur est content, parce que je crois que vous vous portez bien; cela me fait supporter les tempêtes, car ce sont des tempêtes continuelles: sans le repos que me donne mon cœur, je ne souffrirais pas impunément l'affront que me fait le mois de septembre; c'est une trahison, dans la saison où nous sommes, au milieu de vingt ouvriers: je ferais un beau bruit, Quos ego[199]!
Je poursuis cette morale de Nicole, que je trouve délicieuse; elle ne m'a encore donné aucune leçon contre la pluie, mais j'en attends, car j'y trouve tout; et la conformité à la volonté de Dieu me pourrait suffire, si je ne voulais un remède spécifique. Enfin je trouve ce livre admirable; personne n'a écrit comme ces messieurs, car je mets Pascal de moitié à tout ce qui est beau. On aime tant à entendre parler de soi et de ses sentiments, que, quoique ce soit en mal, on en est charmé. J'ai même pardonné l'enflure du cœur en faveur du reste, et je maintiens qu'il n'y a point d'autre mot pour expliquer la vanité et l'orgueil, qui sont proprement du vent: cherchez un autre mot; j'achèverai cette lecture avec plaisir. Nous lisons aussi l'histoire de France depuis le roi Jean; je veux la débrouiller dans ma tête, au moins autant que l'histoire romaine, où je n'ai ni parents, ni amis; encore trouve-t-on ici des noms de connaissance: enfin, tant que nous aurons des livres, nous ne nous pendrons pas; vous jugez bien qu'avec cette humeur je ne suis point désagréable à notre Mousse. Nous avons pour la dévotion ce recueil des lettres de M. de Saint-Cyran, que M. d'Andilly vous enverra, et que vous trouverez admirable. Voilà, mon enfant, tout ce que vous peut dire une vraie solitaire.
On me mande que madame de Verneuil est très-malade. Le roi causa une heure avec le bonhomme d'Andilly[200] aussi plaisamment, aussi bonnement, aussi agréablement qu'il est possible: il était aise de faire voir son esprit à ce bon vieillard, et d'attirer sa juste admiration; il témoigna qu'il était plein du plaisir d'avoir choisi M. de Pomponne, qu'il l'attendait avec impatience, qu'il aurait soin de ses affaires, sachant qu'il n'était pas riche. Il dit au bonhomme qu'il y avait de la vanité à lui d'avoir mis dans sa préface de Josèphe qu'il avait quatre-vingts ans; que c'était un péché; enfin on riait, on avait de l'esprit. Le roi ajouta qu'il ne fallait pas croire qu'il le laissât en repos dans son désert; qu'il l'enverrait querir; qu'il voulait le voir comme un homme illustre par toutes sortes de raisons. Comme le bonhomme l'assurait de sa fidélité, le roi dit qu'il n'en doutait point; et que quand on servait bien Dieu, on servait bien son roi. Enfin ce furent des merveilles; il eut soin de l'envoyer dîner, et de le faire promener dans une calèche: il en a parlé un jour entier en l'admirant. Pour M. d'Andilly, il est transporté, et dit de moment en moment, sentant qu'il en a besoin: Il faut s'humilier. Vous pouvez penser la joie que cela me causa, et la part que j'y prends. Je voudrais bien que mes lettres vous donnassent autant de plaisir que les vôtres m'en donnent. Ma chère enfant, je vous embrasse de tout mon cœur.
69.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, mercredi 30 septembre 1671.
Je crois qu'à présent l'opinion léonique est la plus assurée; il voit de quoi il est question, et si la matière raisonne ou ne raisonne pas, et quelle sorte de petite intelligence Dieu a donnée aux bêtes, et tout le reste. Vous voyez bien que je le crois dans le ciel; o che spero! Il mourut lundi matin; je fus à Vitré, je le vis, et je voudrais ne l'avoir point vu. Son frère l'avocat général me parut inconsolable; je lui offris de venir pleurer en liberté dans mes bois: il me dit qu'il était trop affligé pour chercher cette consolation. Ce pauvre petit évêque avait trente-cinq ans; il était établi, il avait un des plus beaux esprits du monde pour les sciences; c'est ce qui l'a tué: comme Pascal, il s'est épuisé. Vous n'avez pas trop affaire de ce détail, mais c'est la nouvelle du pays, il faut que vous en passiez par là; et puis il me semble que la mort est l'affaire de tout le monde, et que les conséquences viennent bien droit jusqu'à nous.
Je lis M. Nicole avec un plaisir qui m'enlève; surtout je suis charmée du troisième traité, Des moyens de conserver la paix avec les hommes[201]: lisez-le, je vous prie, avec attention, et voyez comme il fait voir nettement le cœur humain, et comme chacun s'y trouve, et philosophes, et jansénistes, et molinistes, et tout le monde enfin: ce qui s'appelle chercher dans le fond du cœur avec une lanterne, c'est ce qu'il fait; il nous découvre ce que nous sentons tous les jours, et que nous n'avons pas l'esprit de démêler, ou la sincérité d'avouer; en un mot, je n'ai jamais vu écrire comme ces messieurs-là. Sans la consolation de la lecture, nous mourrions d'ennui présentement; il pleut sans cesse: il ne vous en faut pas dire davantage pour vous représenter notre tristesse. Mais vous qui avez un soleil que j'envie, je vous plains d'avoir quitté votre Grignan; il y fait beau, vous y étiez en liberté avec une bonne compagnie, et, au milieu de l'automne, vous le quittez pour vous enfermer dans une petite ville; cela me blesse l'imagination. M. de Grignan ne pouvait-il point différer son assemblée? N'en est-il point le maître? Et ce pauvre M. de Coulanges, qu'est-il devenu? Notre solitude nous fait la tête si creuse, que nous nous faisons des affaires de tout; je lis et relis vos lettres avec un plaisir et une tendresse que je souhaite que vous puissiez imaginer, car je ne vous le saurais dire; il y en a une dans vos dernières que j'ai le bonheur de croire, et qui soutient ma vie; les réponses font de l'occupation, mais il y a toujours du temps de reste. Notre abbé est trop glorieux de toutes les douceurs que vous lui mandez; je suis contente de lui sur votre sujet.
Pour la Mousse, il fait des catéchismes les fêtes et les dimanches; il veut aller en paradis; je lui dis que c'est par curiosité, et afin d'être assuré une bonne fois si le soleil est un amas de poussière qui se meut avec violence, ou si c'est un globe de feu. L'autre jour il interrogeait des petits enfants; et, après plusieurs questions, ils confondirent le tout ensemble, de sorte que, venant à leur demander qui était la Vierge, ils répondirent tous l'un après l'autre que c'était le créateur du ciel et de la terre. Il ne fut point ébranlé par les petits enfants; mais voyant que des hommes, des femmes et même des vieillards disaient la même chose, il en fut, persuadé, et se rendit à l'opinion commune. Enfin il ne savait plus où il en était; et si je ne fusse arrivée là-dessus, il ne s'en fût jamais tiré: cette nouvelle opinion eût bien fait un autre désordre que le mouvement des petites parties. Adieu, ma très-chère enfant; vous voyez bien que ce qui s'appelle se chatouiller pour se faire rire, c'est justement ce que nous faisons. Je vous embrasse très-tendrement, et vous prie de me laisser penser à vous et vous aimer de tout mon cœur.
70.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, mercredi 7 octobre 1671.
Vous savez que je suis toujours un peu entêtée de mes lectures. Ceux à qui je parle ont intérêt que je lise de beaux livres. Celui dont il s'agit présentement, c'est cette Morale de Nicole; il y a un Traité sur les moyens d'entretenir la paix entre les hommes, qui me ravit; je n'ai jamais rien vu de plus utile, ni si plein d'esprit et de lumière; si vous ne l'avez pas lu, lisez-le; et si vous l'avez lu, relisez-le avec une nouvelle attention: je crois que tout le monde s'y trouve; pour moi, je suis persuadée qu'il a été fait à mon intention; j'espère aussi d'en profiter, j'y ferai mes efforts. Vous savez que je ne puis souffrir que les vieilles gens disent: Je suis trop vieux pour me corriger; je pardonnerais plutôt aux jeunes gens de dire: Je suis trop jeune. La jeunesse est si aimable qu'il faudrait l'adorer, si l'âme et l'esprit étaient aussi parfaits que le corps; mais quand on n'est plus jeune, c'est alors qu'il faut se perfectionner, et tâcher de regagner, par les bonnes qualités, ce qu'on perd du côté des agréables. Il y a longtemps que j'ai fait ces réflexions, et, par cette raison, je veux tous les jours travailler à mon esprit, à mon âme, à mon cœur, à mes sentiments. Voilà de quoi je suis pleine et de quoi je remplis cette lettre, n'ayant pas beaucoup d'autres sujets.
Je vous crois à Lambesc, mais je ne vous vois pas bien d'ici; il y a des ombres dans mon imagination qui vous couvrent à ma vue. Je m'étais fait le château de Grignan, je voyais votre appartement, je me promenais sur votre terrasse, j'allais à la messe dans votre belle église; mais je ne sais plus où j'en suis: j'attends avec impatience des nouvelles de ce lieu-là et des manières de l'évêque. Il y avait dans mon dernier paquet une lettre qui me donnait beaucoup d'espérance. Quoique vous ayez été deux ordinaires sans m'écrire, j'espère un peu vendredi d'avoir une lettre de vous, et si je n'en ai point, vous avez été si prévoyante, que je ne serai point en peine; il y a des soins, comme, par exemple, celui-là, qui marquent tant de bonté, de tendresse et d'amitié, qu'on est charmé. Amen, ma très-chère et très-aimable; je ne veux point vous écrire davantage aujourd'hui, quoique mon loisir soit grand: je n'ai que des riens à vous mander, c'est abuser d'une lieutenante générale qui tient les états dans une ville, et qui n'est pas sans affaires; cela est bon quand vous êtes dans votre palais d'Apollidon. Notre abbé, notre Mousse sont toujours tout à vous; et pour moi, ma fille, ai-je besoin de vous dire ce que je vous suis et ce que vous m'êtes?
Le comte de Guiche est à la cour tout seul de son air et de sa manière, un héros de roman, qui ne ressemble point au reste des hommes: voilà ce qu'on me mande.
71.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, mercredi 28 octobre 1671.
Des scorpions, ma fille! il me semble que c'était là un vrai chapitre pour le livre de M. de Coulanges. Celui de l'étonnement de vos entrailles sur la glace et le chocolat est une matière que je veux traiter à fond avec lui, mais plutôt avec vous, et vous demander de bonne foi si vos entrailles n'en sont point offensées, et si elles ne vous font point de bonnes coliques, pour vous apprendre à leur donner de tels antipéristases[202]: voilà un grand mot. J'ai voulu me raccommoder avec le chocolat; j'en pris avant-hier pour digérer mon dîner, afin de bien souper, et j'en pris hier pour me nourrir, afin de jeûner jusqu'au soir: il m'a fait tous les effets que je voulais: voilà de quoi je le trouve plaisant, c'est qu'il agit selon l'intention. Je ne sais pas ce que vous avez fait ce matin: pour moi, je me suis mise dans la rosée jusqu'à mi-jambes, pour prendre des alignements; je fais des allées de retour tout autour de mon parc, qui seront d'une grande beauté; si mon fils aime les bois et les promenades, il bénira bien ma mémoire. Mais, à propos de mère, on accuse celle du marquis de S......[203] de l'avoir fait assassiner; il a été criblé de cinq ou six coups de fusil; on croit qu'il en mourra: voilà une belle scène pour notre petite amie[204]. Je mande à mon fils que j'approuve le procédé de cette mère, que voilà comme il faut corriger les enfants, et que je veux faire amitié avec elle. Je crois qu'il est à Paris, votre petit frère; il aime mieux m'y attendre que de revenir ici; il fait bien. Mais que dites-vous de mon mari, l'abbé d'Effiat? Je suis bien malheureuse en maris: il épouse une jeune nymphe de quinze ans, fille de M. et de madame de la Bazinière, façonnière et coquette en perfection; le mariage se fait en Touraine; il a quitté quarante mille livres de rente de bénéfices pour..... Dieu veuille qu'il soit content! Tout le monde en doute, et trouve qu'il aurait bien mieux fait de s'en tenir à moi.
M. d'Harouïs m'écrit ceci: «Mandez à madame de Carignan que je l'adore; elle est à ses petits états; ce ne sont pas des gens comme nous qui donnons des cent mille écus; mais au moins qu'ils lui donnent autant qu'à madame de Chaulnes pour sa bienvenue.» Il aura beau souhaiter, et moi aussi; vos esprits sont secs, et leur cœur s'en ressent; le soleil boit toute leur humidité, et c'est ce qui fait la bonté et la tendresse. Ma fille, je vous embrasse mille fois; je suis toujours dans la douleur d'avoir perdu un de vos paquets la semaine passée: la Provence est devenue mon vrai pays; c'est de là que viennent tous mes biens et tous mes maux. J'attends toujours les vendredis avec impatience, c'est le jour de vos lettres. Saint-Pavin fit autrefois une épigramme sur les vendredis, qui étaient les jours qu'il me voyait chez l'abbé; il parlait aux dieux, et finissait:
A l'applicazione, signora. M. d'Angers[205] m'écrit des merveilles de vous; il a fort vu M. d'Uzès[206], qui ne peut se taire de vos perfections; vous lui êtes très-obligée de son amitié; il en est plein, et la répand avec mille louanges qui vous font admirer. Mon abbé vous aime très-parfaitement, la Mousse vous honore, et moi je vous quitte: ah! marâtre. Un mot aux chers Grignan.
72.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 1er novembre 1671.
Si cette première lettre de Coulanges que j'ai perdue était comme les trois autres, il en faut pleurer; car, tout de bon, on ne peut écrire plus agréablement: vous faites un dialogue entre vous autres, qui vaut tout ce qu'on peut dire; chacun y dit son mot très-plaisamment. Pour vous, ma fille, je vous reconnais bien à consentir que Coulanges s'en aille demain, plutôt qu'à demeurer avec vous toute sa vie; cette éternité vous fait peur, comme à moi d'aller en litière avec quelqu'un; je ne veux point vous dire la seule personne du monde avec qui j'y voudrais aller. Je suis fort aise de connaître Jacquemart et Marguerite[207]; il me semble que je suis avec vous tous, et il me semble que je vous vois et M. de Coulanges. Il faut avouer que vous êtes une honnête femme de vous ajuster comme vous faites en Provence avec votre mari, et d'avoir passé neuf mois avec nous à Paris, comme une vraie demoiselle de Lorraine: vous souvient-il de ce manteau noir, dont vous nous honoriez tous les jours? J'espère que je renouvellerai tous vos ajustements quand j'arriverai à Grignan. Je comprends, ma fille, la crainte que vous avez de perdre votre premier président[208]: votre imagination va vite, car il n'est point en danger: voilà les tours que me fait la mienne à tout moment; il me semble toujours que tout ce que j'aime, tout ce qui m'est bon, va m'échapper; et cela donne de telles tristesses à mon cœur, que si elles étaient continuelles comme elles sont vives, je n'y pourrais pas résister; sur cela il faut faire des actes de résignation à l'ordre et à la volonté de Dieu. M. Nicole n'est-il pas encore admirable là-dessus? J'en suis charmée, je n'ai rien vu de pareil. Il est vrai que c'est une perfection un peu au-dessus de l'humanité, que l'indifférence qu'il veut de nous pour l'estime ou l'improbation du monde; je suis moins capable que personne de la comprendre; mais quoique dans l'exécution on se trouve faible, c'est pourtant un plaisir que de méditer avec lui, et de faire réflexion sur la vanité de la joie ou de la tristesse que nous recevons d'une telle fumée; et à force de trouver ses raisonnements vrais, il ne serait pas impossible qu'on s'en servît dans certaines occasions. En un mot, c'est toujours un trésor, quoi que nous en puissions faire, d'avoir un si bon miroir des faiblesses de notre cœur. M. d'Andilly est aussi content que nous de ce beau livre.
M. de Coulanges vous a gagné votre argent; mais vous avez bien ri en récompense: rien ne peut égaler ce qu'il a écrit à sa femme. Je ne crois pas que je le quitte cet hiver, tant je serai ravie de parler de vous avec un homme qui vous a vue et admirée de si près. Pour Adhémar, puisqu'il est méchant, je le chasserai; il est vrai qu'il a un régiment, et qu'il entrera par force. On me mande que ce régiment est une distinction agréable; mais n'est-ce point aussi une ruine? Ce que je trouve de bon, c'est que le roi se soit souvenu du chevalier de Grignan, en absence; plût à Dieu qu'il se souvînt aussi de son aîné, puisqu'il va bien jusqu'en Suède chercher de fidèles serviteurs. On dit que M. de Pomponne fait sa charge comme s'il n'avait jamais fait autre chose; personne ne s'y est trompé.
J'aime le coadjuteur de m'aimer encore. Adhémar, chevalier, approchez-vous, que je vous embrasse; je suis attachée à ces Grignans. Il s'en faut bien que le livre de M. Nicole fasse en moi d'aussi beaux effets qu'en M. de Grignan; j'ai des liens de tous côtés, mais surtout j'en ai un qui est dans la moelle de mes os; et que fera là-dessus M. Nicole? Mon Dieu, que je sais bien l'admirer! mais que je suis loin de cette bienheureuse indifférence qu'il nous veut inspirer! Conservez-vous, ma fille, si vous m'aimez. Je sens de la tristesse de voir tous vos visages de Paris vous quitter l'un après l'autre; il est vrai que vous avez votre mari, qui est aussi un visage de Paris. Ma fille, il ne faut point se laisser oublier dans ce pays-là, il faut que je vous ramène; je vous en ferai demeurer d'accord.
73.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, mercredi 4 novembre 1671.
Ah! ma fille, il y a aujourd'hui deux ans qu'il se passa une étrange scène à Livry[209], et que mon cœur fut dans une terrible presse: mais il faut passer légèrement sur de tels souvenirs. Il y a de certaines pensées qui égratignent la tête. Parlons un peu de M. Nicole, il y a longtemps que nous n'en avons rien dit. Je trouve votre réflexion fort bonne et fort juste sur l'indifférence qu'il veut que nous ayons pour l'approbation ou l'improbation du prochain. Je crois, comme vous, qu'il faut un peu de grâce, et que la philosophie seule ne suffit pas. Il nous met à si haut prix la paix et l'union avec le prochain, et nous conseille de l'acquérir aux dépens de tant de choses, qu'il n'y a pas moyen après cela d'être indifférente sur ce que le monde pense de nous. Devinez ce que je fais, je recommence ce traité; je voudrais bien en faire un bouillon et l'avaler. Ce qu'il dit de l'orgueil et de l'amour-propre, qui se trouvent dans toutes les disputes, et que l'on couvre du beau nom de l'amour de la vérité, est une chose qui me ravit. Enfin ce traité est fait pour bien du monde; mais je crois qu'on n'a eu principalement que moi en vue. Il dit que l'éloquence et la facilité de parler donnent un certain éclat aux pensées; cette expression m'a paru belle et nouvelle; le mot d'éclat est bien placé, ne le trouvez-vous pas? Il faut que nous relisions ce livre à Grignan; si j'étais votre garde pendant votre couche, ce serait notre fait: mais que puis-je vous faire de si loin? Je fais dire tous les jours la messe pour vous; voilà mon emploi, et d'avoir bien des inquiétudes qui ne vous serviront de rien, mais qu'il est impossible de n'avoir pas. Cependant j'ai dix ou douze ouvriers en l'air, qui élèvent la charpente de ma chapelle, qui courent sur les solives, qui ne tiennent à rien, qui sont à tout moment sur le point de se rompre le cou, qui me font mal au dos à force de leur aider d'en bas. On songe à ce bel effet de la Providence, que fait la cupidité; et l'on remercie Dieu qu'il y ait des hommes qui, pour 12 sous, veuillent bien faire ce que d'autres ne feraient pas pour cent mille écus. «O trop heureux ceux qui plantent des choux! quand ils ont un pied à terre, l'autre n'en est pas loin.» Je tiens ceci d'un bon auteur[210]. Nous avons aussi des planteurs qui font des allées nouvelles, et dont je tiens moi-même les arbres, quand il ne pleut pas à verse; mais le temps nous désole, et fait qu'on souhaiterait un sylphe pour nous porter à Paris. Madame de la Fayette me mande que puisque vous me contez sérieusement l'histoire d'Auger, elle est persuadée que rien n'est plus vrai, et que vous ne vous moquez point de moi. Elle croyait d'abord que ce fût une folie de Coulanges, et cela se pouvait très-bien penser; si vous lui en écrivez, que ce soit sur ce ton.
M. de Louvigny, comme vous voyez, n'a pas eu la force d'acheter la charge[211] de son père. Voilà M. de la Feuillade[212] bien établi; je ne croyais pas qu'il dût si bien rentrer dans le chemin de la fortune. Ma tante a eu une bouffée de fièvre qui m'a fait peur. Votre petite fille a mal aux dents, et pince comme vous; cela est plaisant. Que vous dirai-je de plus? Songez que je suis dans un désert; jamais je n'ai vu moins de monde que cette année. La Troche, que j'attendais, est malade. Nous sommes donc seuls, nous lisons beaucoup; et l'on trouve le soir et le lendemain comme ailleurs. Adieu, ma chère enfant, je suis à vous, sans aucune exagération ni fin de lettre, hasta la muerte inclusivement; j'embrasse M. de Claudiopolis, et le colonel Adhémar, et le beau chevalier. Pour M. de Grignan, il a son fait à part.
74.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 11 novembre 1671.
Plût à Dieu, ma fille, que de penser continuellement à vous avec toutes les tendresses et les inquiétudes possibles vous pût être bon à quelque chose! Il me semble que l'état où je suis ne devrait point vous être entièrement inutile: cependant il ne vous sert de rien; et de quoi pourrait-il vous servir à deux cents lieues de vous? J'attends vendredi avec de grandes impatiences: voilà comme je suis à toujours pousser le temps avec l'épaule; et c'est ce que je n'aimais point à faire, et que je n'avais fait de ma vie, trouvant toujours que le temps marche assez, sans qu'on le hâte d'aller. Madame de la Fayette me mande qu'elle va vous écrire: je crois qu'elle n'aura pas manqué de vous apprendre que la Marans entra l'autre jour chez la reine à la comédie espagnole, tout effarée, ayant perdu la tramontane dès le premier pas; elle prit la place de madame du Fresnoi; on se moqua d'elle, comme d'une folle très-malapprise.
L'autre jour, Pomenars passa par ici: il venait de Laval, où il trouva une grande assemblée de peuple; il demanda ce que c'était. C'est, lui dit-on, que l'on pend en effigie un gentilhomme qui avait enlevé la fille de M. le comte de Créance; cet homme-là, sire, c'était lui-même. Il approcha, il trouva que le peintre l'avait mal habillé; il s'en plaignit: il alla souper et coucher chez le juge qui l'avait condamné: le lendemain, il vint ici, se pâmant de rire; il en partit cependant dès le grand matin, le jour d'après.
Pour des devises, hélas, ma fille! ma pauvre tête n'est guère en état de songer, ni d'imaginer: cependant, comme il y a douze heures au jour, et plus de cinquante à la nuit, j'ai trouvé dans ma mémoire une fusée poussée fort haut, avec ces mots: Che peri, pur che s'innalzi. Plût à Dieu que je l'eusse inventée! je la trouve toute faite pour Adhémar: Qu'elle périsse, pourvu qu'elle s'élève! Je crains de l'avoir vue dans ces quadrilles; je ne m'en souviens pourtant pas précisément; mais je la trouve si jolie, que je ne crois point qu'elle vienne de moi. Je me souviens d'avoir vu dans un livre, au sujet d'un amant qui avait été assez hardi pour se déclarer, une fusée en l'air, avec ces mots: Da l'ardore l'ardire[213]: elle est belle, mais ce n'est pas cela. Je ne sais même si celle que je voudrais avoir faite est dans la justesse des devises; je n'ai aucune lumière là-dessus; mais en gros elle m'a plu; et si elle était bonne, et qu'elle se trouvât dans les quadrilles ou dans un cachet, ce ne serait pas un grand mal; il est difficile d'en faire de toutes nouvelles. Vous m'avez entendu mille fois ravauder sur ce demi-vers du Tasse, que je voulais employer à toute force, l'alte non temo: j'ai tant fait, que le comte des Chapelles a fait faire un cachet avec un aigle qui approche du soleil, l'alte non temo[214]; il est joli. Ma pauvre enfant, peut-être que tout cela ne vaut rien; et je ne m'en soucierais guère, pourvu que vous vous portiez bien.
75.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 15 novembre 1671.
Quand je vous ai demandé si vous n'aviez point jeté mes dernières lettres, c'était un air; car de bonne foi, quoiqu'elles ne méritent pas tout l'honneur que vous leur faites, je crois qu'après avoir gardé celles que je vous écrivais quand vous faisiez des poupées, vous garderez encore celles-ci: mais il n'y a plus de cassettes capables de les contenir: hélas! il faudra des coffres.
Je ne crois pas qu'il y ait rien de plus plaisant que ce que vous dites du nom d'Adhémar. Enfin la seule rature de ses lettres, c'est à la signature[215]. Je suis bien empêchée pour le nom du régiment; je vous en ai mandé mon avis. Vous savez comme je suis pour Adhémar, et que je voudrais le maintenir au péril de ma vie[216]; mais je crains que nous ne soyons pas les plus forts. Pour la devise[217], elle est jolie:
Che peri, pur che m'innalzi.
Voilà le vrai discours d'un petit glorieux, d'un petit ambitieux, d'un petit téméraire, d'un petit impétueux, d'un petit maréchal de France. J'ai bien envie d'en savoir votre avis, et où je l'ai pêchée, car je ne crois pas l'avoir faite. Pour M. de Grignan, ah! je le crois; je suis assurée qu'il aime mieux une grive que vous; et sur ce pied-là, j'aime mieux un hibou que lui: qu'il s'examine, je l'aime comme il vous aime à proportion; je sais bien toujours qu'il y a une chose qui m'en fera juger. Mais, mon enfant, n'admirez-vous point les erreurs et les contre-temps que fait l'éloignement? Je suis en peine de vous quand vous êtes en bonne santé; et quand vous serez malade, une de vos lettres me redonnera de la joie; mais cette joie ne peut être longue; car enfin il faut accoucher, et c'est cela qui vient dans le milieu du cœur et qui me trouble avec raison, jusqu'à ce que j'apprenne votre heureux accouchement. Vous êtes donc résolue d'accoucher à Lambesc? Avez-vous votre chirurgien? La petite Deville me mande que vous le connaissez, c'est beaucoup; je crains qu'il ne soit jeune, puisqu'il vous saigne; et les jeunes gens n'ont guère d'expérience. Enfin je ne sais ce que je dis: mais ayez soin de vous par-dessus toutes choses. Le passé doit vous avoir rendue sage; pour moi, je suis d'une capacité qui me surprend.
Vous ai-je dit que je faisais planter la plus jolie place du monde? Je me plante moi-même au milieu de la place, où personne ne me tient compagnie, parce qu'on meurt de froid. La Mousse fait vingt tours pour s'échauffer: l'abbé va et vient pour nos affaires; et moi, je suis là fichée avec ma casaque, à penser à la Provence; car cette pensée ne me quitte jamais. Je voudrais bien apprendre ici les nouvelles de votre accouchement: la fatigue des chemins et ma violente inquiétude ne me paraissent pas deux choses qu'on puisse supporter à la fois. Mandez-moi de bonne foi quel nom prendra Adhémar; je le trouve empêché: M. de Grignan défend Grignan, et a raison; Rouville[218] défend l'autre; il faudra se réduire au petit glorieux[219].
Vous voulez savoir si nous avons encore des feuilles vertes; oui, beaucoup: elles sont mêlées d'aurore et de feuille morte, cela fait une étoffe admirable.
Voilà deux bonnes veuves, madame de Senneterre et madame de Leuville: l'une est plus riche que l'autre, mais l'autre est plus jolie que l'une. Vous ne me dites rien de votre assemblée, elle dure plus que nos états. Parlez-moi de votre santé; et pour ce que vous appelez des fadaises, je ne trouve que cela de bon: hélas! si vous les haïssiez, vous n'auriez qu'à brûler mes lettres sans les lire. Notre abbé vous embrasse paternellement; il vous conjure de faire, pendant que vous y serez, tous les enfants que vous voudrez faire, et de n'en point garder pour quand nous arriverons. Adieu, ma très-chère et très-aimable; je vous recommande ma vie.
76.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 29 novembre 1671.
Il m'est impossible, très-impossible de vous dire, ma chère fille, la joie que j'ai reçue en ouvrant ce bienheureux paquet qui m'a appris votre heureux accouchement. En voyant une lettre de M. de Grignan, je me suis doutée que vous étiez accouchée; mais de ne point voir de ces aimables dessus de lettres de votre main, c'était une étrange affaire. Il y en avait pourtant une de vous du 15; mais je la regardais sans la voir, parce que celle de M. de Grignan me troublait la tête; enfin je l'ai ouverte avec un tremblement extraordinaire, et j'ai trouvé tout ce que je pouvais souhaiter au monde. Que pensez-vous qu'on fasse dans ces excès de joie? Demandez au coadjuteur; vous ne vous y êtes jamais trouvée. Savez-vous donc ce que l'on fait? Le cœur se serre, et l'on pleure sans pouvoir s'en empêcher; c'est ce que j'ai fait, ma très-belle, avec beaucoup de plaisir: ce sont des larmes d'une douceur qu'on ne peut comparer à rien, pas même aux joies les plus brillantes. Comme vous êtes philosophe, vous savez les raisons de tous ces effets; pour moi, je les sens, et je m'en vais faire dire autant de messes pour remercier Dieu de cette grâce, que j'en faisais dire pour la lui demander. Si l'état où je suis durait longtemps, la vie serait trop agréable; mais il faut jouir du bien présent, les chagrins reviennent assez tôt. La jolie chose d'accoucher d'un garçon, et de l'avoir fait nommer par la Provence[220]! voilà qui est à souhait. Ma fille, je vous remercie plus de mille fois des trois lignes que vous m'avez écrites: elles m'ont donné l'achèvement d'une joie complète. Mon abbé est transporté comme moi, et notre Mousse est ravi. Adieu, mon ange; j'ai bien d'autres lettres à écrire que la vôtre.
77.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, mercredi 23 décembre 1671.
Je vous écris un peu de provision, parce que je veux causer un moment avec vous. Après que j'eus envoyé mon paquet le jour de mon arrivée, le petit Dubois m'apporta celui que je croyais égaré: vous pouvez penser avec quelle joie je le reçus. Je n'y pus faire réponse, parce que madame de la Fayette, madame de Saint-Géran, madame de Villars, me vinrent embrasser. Vous avez tous les étonnements que doit donner un malheur comme celui de M. de Lauzun; toutes vos réflexions sont justes et naturelles; tous ceux qui ont de l'esprit les ont faites, mais on commence à n'y plus penser: voici un bon pays pour oublier les malheureux. On a su qu'il avait fait son voyage dans un si grand désespoir, qu'on ne le quittait pas d'un moment. On voulut le faire descendre de carrosse à un endroit dangereux; il répondit: Ces malheurs-là ne sont pas faits pour moi. Il dit qu'il est innocent à l'égard du roi; mais que son crime est d'avoir des ennemis trop puissants. Le roi n'a rien dit, et ce silence déclare assez la qualité de son crime. Il crut qu'on le laisserait à Pierre-Encise, et il commençait à Lyon à faire ses compliments à M. d'Artagnan; mais quand il sut qu'on le menait à Pignerol, il soupira, et dit: Je suis perdu. On avait grand'pitié de sa disgrâce dans les villes où il passait: il faut avouer aussi qu'elle est extrême.
Le roi envoya querir dans ce temps-là M. de Marsillac, et lui dit: «Je vous donne le gouvernement de Berri, qu'avait Lauzun.» Marsillac répondit: «Sire, que Votre Majesté, qui sait mieux les règles de l'honneur que personne du monde, se souvienne, s'il lui plaît, que je n'étais pas ami de Lauzun; qu'elle ait la bonté de se mettre un moment à ma place, et qu'elle juge si je dois accepter la grâce qu'elle me fait.—Vous êtes, dit le roi, trop scrupuleux; j'en sais autant qu'un autre là-dessus; mais vous n'en devez faire aucune difficulté.—Sire, puisque Votre Majesté l'approuve, je me jette à ses pieds pour la remercier.—Mais, dit le roi, je vous ai donné une pension de douze mille francs, en attendant que vous eussiez quelque chose de mieux.—Oui, sire, je la remets entre vos mains.—Et moi, dit le roi, je vous la donne une seconde fois, et je m'en vais vous faire honneur de vos beaux sentiments.» En disant cela, il se tourne vers ses ministres, leur conte les scrupules de M. de Marsillac, et dit: «J'admire la différence: jamais Lauzun n'avait daigné me remercier du gouvernement de Berri; il n'en avait pas pris les provisions; et voilà un homme pénétré de reconnaissance.» Tout ceci est extrêmement vrai, M. de la Rochefoucauld vient de me le conter. J'ai cru que vous ne haïriez pas ces détails; si je me trompais, mandez-le-moi. Ce pauvre homme est très-mal de sa goutte, et bien pis que les autres années: il m'a bien parlé de vous; il vous aime toujours comme sa fille. Le prince de Marsillac m'est venu voir, et l'on me parle toujours de ma chère enfant.
J'ai vu M. de Mesmes, qui enfin a perdu sa chère femme; il a pleuré et sangloté en me voyant; et moi, je n'ai jamais pu retenir mes larmes. Toute la France a visité cette maison; je vous conseille de lui faire vos compliments; vous le devez, par le souvenir de Livry que vous aimez encore.
Est-il possible que mes lettres vous soient agréables au point que vous me le dites? Je ne les sens point telles en sortant de mes mains; je crois qu'elles le deviennent quand elles ont passé par les vôtres: enfin, ma chère enfant, c'est un grand bonheur que vous les aimiez; car, de la manière dont vous en êtes accablée, vous seriez fort à plaindre si cela était autrement. M. de Coulanges est bien en peine de savoir laquelle de vos madames y prend goût: nous trouvons que c'est un bon signe pour elle; car mon style est si négligé, qu'il faut avoir un esprit naturel et du monde pour pouvoir s'en accommoder.
J'ai envoyé querir Pecquet pour discourir de la petite vérole de votre enfant; il en est épouvanté; mais il admire sa force d'avoir pu chasser ce venin, et croit qu'il vivra cent ans, après avoir si bien commencé.
J'ai enfin pris courage, j'ai causé douze heures avec Coulanges[221]; je ne comprends pas qu'on puisse parler à d'autres. C'est un grand bonheur que le hasard m'ait fait loger chez lui. Çà, courage! mon cœur, point de faiblesse humaine! et, en me fortifiant ainsi, j'ai passé par-dessus mes premières faiblesses. Mais Cateau m'a mise encore une fois en déroute; elle entra, il me sembla qu'elle me devait dire:—Madame, madame vous donne le bonjour; elle vous prie de la venir voir.—Elle me reparla de tout votre voyage, et que quelquefois vous vous souveniez de moi. Je fus une heure assez impertinente: je m'amuse à votre fille; vous n'en faites pas grand cas, mais nous vous le rendons bien: on m'embrasse, on me connaît, on me crie, on m'appelle. Je suis maman tout court; et de celle de Provence, pas un mot.
Le roi part le 5 janvier pour Châlons, et doit faire plusieurs autres tours: quelques revues chemin faisant; le voyage sera de douze jours, mais les officiers et les troupes iront plus loin: pour moi, je soupçonne encore quelque expédition comme celle de la Franche-Comté. Vous savez que le roi est un héros de toutes les saisons[222]. Les pauvres courtisans sont désolés; ils n'ont pas un sou. Brancas me demanda hier de bonne foi si je ne voudrais point prêter sur gages, et m'assura qu'il n'en parlerait point, et qu'il aimerait mieux avoir affaire à moi qu'à un autre. La Trousse me prie de lui apprendre quelques-uns des secrets de Pomenars, pour subsister honnêtement; enfin, ils sont abîmés. Voilà Châtillon, que j'exhorte à vous faire un impromptu; il me demande huit jours, et je l'assure déjà qu'il ne sera que réchauffé, et qu'il le tirera du fond de cette gibecière que vous connaissez. Adieu, belle comtesse, il y a raison partout; cette lettre est devenue un juste volume. J'embrasse le laborieux Grignan, le seigneur Corbeau[223], le présomptueux Adhémar, et le fortuné Louis-Provence, sur qui tous les astrologues disent que les fées ont soufflé. E con questo mi raccommando.
78.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, le jour de Noël, vendredi 1671.
Le lendemain que j'eus reçu votre lettre, M. le Camus me vint voir: je l'entretins de ce qu'il avait à dire sur les soins, le zèle et l'application de M. de Grignan pour faire réussir l'affaire de Sa Majesté. M. de Lavardin, qui vint aussi, m'assura qu'il en rendrait compte en bon lieu avant la fin du jour. Je ne pouvais trouver deux hommes plus propres à mon dessein, c'est la basse et le dessus. Le soir, j'allai chez M. d'Uzès, qui est encore dans sa chambre; nous parlâmes fort de vos affaires. Nous avions appris les mêmes choses, et le dessein qu'on avait d'envoyer un ordre pour séparer l'assemblée, et de faire sentir en quelque autre occasion ce que c'est de ne pas obéir.
Au reste, ma fille, j'ai le cœur serré, et très-serré, de ne point vous avoir ici: je serais bien plus heureuse s'il y avait quelqu'un que j'aimasse autant que vous, je serais consolée de votre absence; mais je n'ai pas encore trouvé cette égalité, ni rien qui en approche: mille choses imprévues me font souvenir de vous par-dessus le souvenir ordinaire, et me mettent en déroute. Je suis en peine de savoir où vous irez après votre assemblée. Aix et Arles sont empestés de la petite vérole, Grignan est bien froid, Salon est bien seul; venez dans ma chambre, ma chère enfant, vous y serez très-bien reçue. Adieu, vous en voilà quitte pour cette fois; ce ne sera point ici un second tome, je ne sais plus rien: si vous vouliez me faire des questions, on vous répondrait. J'ai été cette nuit aux Minimes; je m'en vais en Bourdaloue; on dit qu'il s'est mis à dépeindre les gens, et que l'autre jour il fit trois points de la retraite de Tréville[224]; il n'y manquait que le nom, mais il n'en était pas besoin: avec tout cela on dit qu'il passe toutes les merveilles passées, et que personne n'a prêché jusqu'ici. Mille compliment aux Grignans.
79.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, le 1er jour de l'an 1672.
J'étais hier au soir chez M. d'Uzès: nous résolûmes de vous envoyer un courrier. Il m'avait promis de me faire savoir aujourd'hui le succès de son audience chez M. le Tellier, et même s'il voulait que j'y menasse madame de Coulanges[225]; mais comme il est dix heures du soir, et que je n'ai point de ses nouvelles, je vous écris tout simplement: M. d'Uzès aura soin de vous instruire de ce qu'il a fait. Il faut tâcher d'adoucir les ordres rigoureux, en faisant voir que ce serait ôter à M. de Grignan le moyen de servir le roi, que de le rendre odieux à la province: et quand on serait obligé d'envoyer des ordres, il y a des gens sages qui disent qu'il en faudrait suspendre l'exécution jusqu'à la réponse de Sa Majesté, à laquelle M. de Grignan écrirait une lettre d'un homme qui est sur les lieux, et qui voit que, pour le bien de son service, il faut tâcher d'obtenir un pardon de sa bonté pour cette fois. Si vous saviez comme certaines gens blâment M. de Grignan pour avoir trop peu considéré son pays, en comparaison de l'obéissance qu'il voulait établir, vous verriez bien qu'il est difficile de contenter tout le monde; et s'il avait fait autrement, ce serait encore pis. Ceux qui admirent la beauté de la place où il est n'en savent pas les difficultés. Par exemple, n'êtes-vous pas à plaindre présentement? Le voyage du roi est entièrement rompu, mais les troupes marchent toujours à Metz. Sévigné y est déjà; la Trousse s'en va; tous deux plus chargés de bonnes intentions que d'argent comptant. Voilà l'archevêque de Reims qui commence par vous faire mille compliments très-sincères; il dit que M. d'Uzès n'a point vu son père aujourd'hui: il m'assure encore que le roi est très-content de votre mari; qu'il reçoit le présent de votre province; mais que, pour n'avoir pas été obéi ponctuellement, il envoie des lettres de cachet pour exiler des consuls: on ne peut en dire davantage par la poste. Ce qu'il faut faire en général, c'est d'être toujours très-passionné pour le service de Sa Majesté; mais il faut tâcher aussi de ménager un peu les cœurs des Provençaux, afin d'être plus en état de faire obéir au roi dans ce pays-là.
M. de la Rochefoucauld vous mande, et moi avec lui, que si la lettre que vous lui avez écrite ne vous paraît pas bonne, c'est que vous ne vous y connaissez pas: il a raison, cette lettre est très-agréable et très-spirituelle: en voilà la réponse. Adieu, ma chère comtesse; je pense à vous jour et nuit. Donnez-moi des moyens de vous servir pour amuser ma tendresse.
80.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, mardi 5 janvier 1672.
Le roi donna hier, lundi 4 janvier, audience à l'ambassadeur de Hollande[226]: il voulut que M. le Prince, M. de Turenne, M. de Bouillon et M. de Créqui fussent témoins de ce qui se passerait. L'ambassadeur présenta sa lettre au roi, qui ne la lut pas, quoique le Hollandais proposât d'en faire la lecture: le roi lui dit qu'il en savait le contenu, et qu'il en avait une copie dans sa poche. L'ambassadeur s'étendit fort au long sur les justifications qui étaient dans la lettre, et que messieurs les états s'étaient examinés scrupuleusement, pour voir ce qu'ils auraient pu faire qui déplût à Sa Majesté; qu'ils n'avaient jamais manqué de respect, et que cependant ils entendaient dire que tout ce grand armement n'était fait que pour fondre sur eux; qu'ils étaient prêts de satisfaire Sa Majesté dans tout ce qu'il lui plairait d'ordonner; et qu'ils la suppliaient de se souvenir des bontés que les rois ses prédécesseurs avaient eues pour eux, et auxquelles ils devaient toute leur grandeur. Le roi prit la parole, et dit, avec une majesté et une grâce merveilleuse, qu'il savait qu'on excitait ses ennemis contre lui; qu'il avait cru qu'il était de sa prudence de ne se pas laisser surprendre; et que c'est ce qui l'avait obligé à se rendre si puissant sur la mer et sur la terre, afin d'être en état de se défendre; qu'il lui restait encore quelques ordres à donner, et qu'au printemps il ferait ce qu'il trouverait le plus avantageux pour sa gloire et pour le bien de son État; et fit comprendre ensuite à l'ambassadeur, par un signe de tête, qu'il ne voulait point de réplique. La lettre s'est trouvée conforme au discours de l'ambassadeur, hormis qu'elle finissait par assurer Sa Majesté qu'ils feraient tout ce qu'elle ordonnerait, pourvu qu'il ne leur en coûtât point de se brouiller avec leurs alliés.
Ce même jour, M. de la Feuillade fut reçu à la tête du régiment des gardes, et prêta le serment entre les mains d'un maréchal de France, comme c'est la coutume; et le roi, qui était présent, dit lui-même au régiment qu'il leur donnait M. de la Feuillade pour mestre de camp, et lui mit la pique à la main, chose qui ne se fait jamais que par le commissaire, de la part du roi; mais Sa Majesté a voulu que nulle faveur ni nul agrément ne manquât à cette cérémonie.
MM. Dangeau et Langlée[227] ont eu de grosses paroles, à la rue des Jacobins, sur un payement de l'argent du jeu. Dangeau menaça, Langlée repoussa l'injure par lui dire qu'il ne se souvenait pas qu'il était Dangeau, et qu'il n'était pas sur le pied dans le monde d'un homme redoutable. On les accommoda; ils ont tous deux tort, et les reproches furent violents et peu agréables pour l'un et pour l'autre. Langlée est fier et familier au possible; il jouait l'autre jour au brelan avec le comte de Gramont, qui lui dit, sur quelques manières un peu libres: «M. de Langlée, gardez ces familiarités-là pour quand vous jouerez avec le roi.»
Le maréchal de Bellefonds a demandé permission au roi de vendre sa charge[228]; jamais personne ne la fera si bien que lui. Tout le monde croit, et moi plus que les autres, que c'est pour payer ses dettes, pour se retirer, et songer uniquement à l'affaire de son salut.
M. le procureur général de la cour des aides (Nicolas le Camus) est premier président de la même compagnie: ce changement est grand pour lui; ne manquez pas de lui écrire l'un ou l'autre, et que celui qui n'écrira pas écrive un mot dans la lettre de celui qui écrira. Le président de Nicolaï est remis dans sa charge[229]. Voilà donc ce qui s'appelle des nouvelles.
81.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, mercredi 6 janvier 1672.
Enfin, ma chère fille, vous ne voulez pas que je pleure de vous voir à mille lieues de moi; vous ne sauriez pourtant empêcher que cet ordre de la Providence ne me soit bien dur et bien sensible: je ne m'accoutumerai de longtemps à cet éloignement: je coupe court, parce que je ne veux point m'embarquer à vous dire les sentiments de mon cœur là-dessus: je ne veux point vous donner un mauvais exemple, ni ébranler votre courage par le récit de mes faiblesses; conservez toute votre raison; jouissez de la grandeur de votre âme, pendant que je m'aiderai, comme je pourrai, de toute la tendresse de la mienne. Je fus hier à Saint-Germain, la reine m'attaqua la première; je fis ma cour à vos dépens, comme j'ai coutume. On traita à fond le chapitre de l'accouchement, à propos du vôtre; puis on parla de mon voyage de Provence, un mot sur celui de Bretagne, et sur le bonheur de madame de Chaulnes, de m'y avoir trouvée: nous étions là toutes deux. Pour Monsieur, il me tira près d'une fenêtre pour me parler de vous, et m'ordonna très-sérieusement de vous faire ses compliments, et de vous dire la joie qu'il avait de votre joli accouchement: il appuya sur cela d'une telle sorte, qu'il ne tint qu'à moi d'entendre qu'il voulait s'attacher à votre service, étant las, comme on dit, d'adorer l'ange (madame de Grancey): je fis de telles offres le cas que je devais. Je trouvai Madame mieux que je ne pensais, mais d'une sincérité charmante. Je ne pus voir M. de Montausier; il était enfermé avec Monseigneur. Je ne finirais jamais de vous dire tous les compliments qu'on me fit, et à vous aussi; et de tout cela, autant en emporte le vent: on est ravi de revenir chez soi. Madame de Richelieu me parut abattue; elle fera réponse à M. de Grignan; les fatigues de la cour ont rabaissé son caquet; son moulin me parut en chômage. Mais qui pensez-vous qu'on trouve chez moi? des Provençaux; ils m'ont tartufiée. De quoi parle-t-on? de madame de Grignan; qui est-ce qui entre dans ma chambre? votre petite: vous dites qu'elle me fait souvenir de vous, c'est bien dit; vous voulez bien au moins que je vous réponde qu'il n'est pas besoin de cela. Je monte en carrosse, où vais-je? chez madame de Valavoire; pour quoi faire? pour parler de Provence, de vos affaires et de vos commissions que j'aime uniquement. Enfin Coulanges disait l'autre jour: Voyez-vous bien cette femme-là? Elle est toujours en présence de sa fille. Vous voilà en peine de moi, ma bonne, vous avez peur que je ne sois ridicule; non, ne craignez rien; on ne peut l'être avec une si agréable folie; et de plus, c'est que je me ménage selon les lieux, les temps, et les personnes avec qui je suis; et l'on jurerait quelquefois que je ne songe guère à vous: ce n'est pas où je suis le plus en liberté.
Je reçois votre lettre du 30: vous me déplaisez, mon enfant, en parlant, comme vous faites, de vos aimables lettres: quel plaisir prenez-vous à dire du mal de votre esprit, de votre style? à vous comparer à la princesse d'Harcourt[230]? Où pêchez-vous cette fausse et offensante humilité? Elle blesse mon cœur, elle offense la justice, elle choque la vérité; quelles manières! ah, ma bonne! changez-les, je vous en conjure, et voyez les choses comme elles sont: si cela est, vous n'aurez plus qu'à vous défendre de la vanité, et ce sera une affaire à régler entre votre confesseur et vous. Votre maigreur me tue: hélas! où est le temps que vous ne mangiez qu'une tête de bécasse par jour, et que vous mouriez de peur d'être trop grasse?
On était hier sur votre chapitre chez madame de Coulanges; et madame Scarron[231] se souvint avec combien d'esprit vous aviez soutenu autrefois une mauvaise cause, à la même place, et sur le même tapis où nous étions: il y avait madame de la Fayette, madame Scarron, Segrais, Caderousse, l'abbé Têtu, Guilleragues, Brancas. Vous n'êtes jamais oubliée, ni tout ce que vous valez: tout est encore vif; mais quand je pense où vous êtes, quoique vous soyez reine, le moyen de ne pas soupirer? Nous soupirons encore de la vie qu'on fait ici et à Saint-Germain; tellement qu'on soupire toujours. Vous savez bien que Lauzun, en entrant en prison, dit: In sæcula sæculorum; et je crois qu'on eût répondu ici en certain endroit, amen, et en d'autres, non. Vraiment, quand il était jaloux de votre voisine, il lui crevait les yeux, il lui marchait sur la main[232]: et que n'a-t-il pas fait à d'autres? Ah! quelle folie de faire des péchés de cent dix lieues loin!
Votre enfant est jolie; elle a un son de voix qui m'entre dans le cœur: elle a de petites manières qui plaisent, je m'en amuse et je l'aime; mais je n'ai pas encore compris que ce degré puisse jamais vous passer par-dessus la tête. Je vous embrasse de toute la plus vive tendresse de mon cœur.
82.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, mercredi 13 janvier 1672.
Eh! mon Dieu, ma fille, que me dites-vous? Quel plaisir prenez-vous à dire du mal de votre personne, de votre esprit; à rabaisser votre bonne conduite; à trouver qu'il faut avoir bien de la bonté pour songer à vous? Quoique assurément vous ne pensiez point tout cela, j'en suis blessée, vous me fâchez; et quoique je ne dusse peut-être pas répondre à des choses que vous dites en badinant, je ne puis m'empêcher de vous en gronder, préférablement à tout ce que j'ai à vous mander. Vous êtes bonne encore quand vous dites que vous avez peur des beaux esprits: hélas! si vous saviez qu'ils sont petits de près, et combien ils sont quelquefois empêchés de leurs personnes, vous les remettriez bientôt à hauteur d'appui. Vous souvient-il combien vous en étiez quelquefois excédée? Prenez garde que l'éloignement ne vous grossisse les objets; c'est un effet assez ordinaire.
Nous soupons tous les soirs avec madame Scarron: elle a l'esprit aimable et merveilleusement droit; c'est un plaisir que de l'entendre raisonner sur les horribles agitations d'un certain pays qu'elle connaît bien. Les désespoirs qu'avait cette d'Heudicourt dans le temps que sa place paraissait si miraculeuse; les rages continuelles de Lauzun, les noirs chagrins ou les tristes ennuis des dames de Saint-Germain, et peut-être que la plus enviée (madame de Montespan) n'en est pas toujours exempte: c'est une plaisante chose que de l'entendre causer sur tout cela. Ces discours nous mènent quelquefois bien loin de moralité en moralité, tantôt chrétienne, et tantôt politique. Nous parlons très-souvent de vous; elle aime votre esprit et vos manières; et quand vous vous retrouverez ici, vous n'aurez point à craindre de n'être pas à la mode.
Mais écoutez la bonté du roi, et songez au plaisir de servir un si aimable maître. Il a fait appeler le maréchal de Bellefonds dans son cabinet, et lui a dit: «Monsieur le maréchal, je veux savoir pourquoi vous me voulez quitter: est-ce dévotion? est-ce envie de vous retirer? est-ce l'accablement de vos dettes? Si c'est le dernier, j'y veux donner ordre, et entrer dans le détail de vos affaires.» Le maréchal fut sensiblement touché de cette bonté. «Sire, dit-il, ce sont mes dettes; je suis abîmé; je ne puis voir souffrir quelques-uns de mes amis qui m'ont assisté, et que je ne puis satisfaire. Hé bien! dit le roi, il faut assurer leur dette: je vous donne cent mille francs de votre maison de Versailles, et un brevet de retenue de quatre cent mille francs, qui servira d'assurance, si vous veniez à mourir; vous payerez les arrérages avec les cent mille francs; cela étant, vous demeurerez à mon service.» En vérité, il faudrait avoir le cœur bien dur pour ne pas obéir à un maître qui entre avec tant de bonté dans les intérêts d'un de ses domestiques: aussi le maréchal n'y résista pas; et le voilà remis à sa place et comblé de bienfaits. Tout ce détail est vrai.
Il y a tous les soirs des bals, des comédies et des mascarades à Saint-Germain. Le roi a une application à divertir Madame, qu'il n'a jamais eue pour l'autre. Racine a fait une tragédie qui s'appelle Bajazet, et qui lève la paille; vraiment elle ne va pas empirando comme les autres. M. de Tallard[233] dit qu'elle est autant au-dessus des pièces de Corneille, que celles de Corneille sont au-dessus de celles de Boyer: voilà ce qui s'appelle louer; il ne faut point tenir les vérités captives. Nous en jugerons par nos yeux et par nos oreilles.