Lettres de Madame de Sévigné: Précédées d'une notice sur sa vie et du traité sur le style épistolaire de Madame de Sévigné
123.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, lundi 5 février 1674.
Il y a aujourd'hui[358] bien des années, ma fille, qu'il vint au monde une créature destinée à vous aimer préférablement à toutes choses: je prie votre imagination de n'aller ni à droite, ni à gauche, cet homme-là, sire, c'était moi-même[359]. Il y eut hier trois ans que j'eus une des plus sensibles douleurs de ma vie; vous partîtes pour la Provence, où vous êtes encore; ma lettre serait longue, si je voulais vous expliquer toutes les amertumes que je sentis, et que j'ai senties depuis en conséquence de cette première. Mais revenons: je n'ai point reçu de vos lettres aujourd'hui, je ne sais s'il m'en viendra; je ne le crois pas, il est trop tard: j'en attendais cependant avec impatience; je voulais apprendre votre départ d'Aix, afin de pouvoir supputer un peu juste votre retour; tout le monde m'en assassine, et je ne sais que répondre. Je ne pense qu'à vous et à votre voyage: si je reçois de vos lettres, après avoir envoyé celle-ci, soyez en repos; je ferai assurément tout ce que vous me manderez. Je vous écris aujourd'hui un peu plus tôt qu'à l'ordinaire. M. de Corbinelli et mademoiselle de Méri sont ici, qui ont dîné avec moi. Je m'en vais à un petit opéra de Molière, beau-père d'Itier, qui se chante chez Pelissari; c'est une musique très-parfaite; M. le Prince, M. le Duc et madame la Duchesse y seront. Je m'en irai peut-être de là souper chez Gourville avec madame de la Fayette, M. le Duc, madame de Thianges, M. de Vivonne, à qui l'on dit adieu et qui s'en va demain. Si cette partie est rompue, j'irai chez madame de Chaulnes; j'en suis extrêmement priée par la maîtresse du logis et par les cardinaux de Retz et de Bouillon, qui me l'avaient fait promettre: le premier est dans une extrême impatience de vous voir; il vous aime chèrement. Voilà une lettre qu'il m'envoie.
On avait cru que mademoiselle de Blois[360] avait la petite vérole, mais cela n'est pas. On ne parle point des nouvelles d'Angleterre; cela fait juger qu'elles ne sont pas bonnes. Il n'y a eu qu'un bal ou deux à Paris dans tout ce carnaval; on y a vu quelques masques, mais peu. La tristesse est grande; les assemblées de Saint-Germain sont des mortifications pour le roi, et seulement pour marquer la cadence du carnaval.
Le père Bourdaloue fit un sermon le jour de Notre-Dame, qui transporta tout le monde; il était d'une force à faire trembler les courtisans, et jamais prédicateur évangélique n'a prêché si hautement ni si généreusement les vérités chrétiennes: il était question de faire voir que toute puissance doit être soumise à la loi, à l'exemple de Notre-Seigneur, qui fut présenté au temple; enfin, ma fille, cela fut porté au point de la plus haute perfection, et certains endroits furent poussés comme les aurait poussés l'apôtre saint Paul.
L'archevêque de Reims[361] revenait hier fort vite de Saint-Germain, c'était comme un tourbillon: il croit bien être grand seigneur, mais ses gens le croient encore plus que lui. Ils passaient au travers de Nanterre, tra, tra, tra; ils rencontrent un homme à cheval, gare, gare! ce pauvre homme veut se ranger, son cheval ne veut pas; et enfin le carrosse et les six chevaux renversent cul par-dessus tête le pauvre homme et le cheval, et passent par-dessus, et si bien par-dessus, que le carrosse en fut versé et renversé: en même temps l'homme et le cheval, au lieu de s'amuser à être roués et estropiés, se relèvent miraculeusement, remontent l'un sur l'autre, et s'enfuient et courent encore, pendant que les laquais de l'archevêque et le cocher, et l'archevêque même, se mettent à crier: Arrête, arrête ce coquin, qu'on lui donne cent coups! L'archevêque, en racontant ceci, disait: Si j'avais tenu ce maraud-là, je lui aurais rompu les bras et coupé les oreilles.
Je dînai, hier encore, chez Gourville avec madame de Langeron, madame de la Fayette, madame de Coulanges, Corbinelli, l'abbé Têtu, Briole et mon fils; votre santé y fut célébrée, et un jour pris pour vous y donner à dîner. Adieu, ma très-chère et très-aimable; je ne puis vous dire à quel point je vous souhaite. Je m'en vais encore adresser cette lettre à Lyon. J'ai envoyé les deux premières au chamarier; il me semble que vous y devez être, ou jamais. Je reçois dans ce moment votre lettre du 28, elle me ravit. Ne craignez point, ma bonne, que ma joie se refroidisse. Je ne suis occupée que de cette joie sensible de vous voir, et de vous recevoir, et de vous embrasser avec des sentiments et des manières d'aimer qui sont d'une étoffe au-dessus du commun, et même de ce que l'on estime le plus[362].
124.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Livry, ce 1er juin 1674.
Il faut, ma bonne, que je sois persuadée de votre fonds pour moi, puisque je vis encore; c'est une chose bien étrange que la tendresse que j'ai pour vous; je ne sais si contre mon dessein j'en témoigne beaucoup, mais je sais bien que j'en cache encore davantage. Je ne veux point vous dire l'émotion et la joie que m'a données votre laquais et votre lettre. J'ai eu le même plaisir de ne point croire que vous fussiez malade; j'ai été assez heureuse pour croire ce que c'était. Il y a longtemps que je l'ai dit, quand vous voulez, vous êtes adorable; rien ne manque à ce que vous faites. J'écris dans le milieu du jardin comme vous l'avez imaginé, et les rossignols et les petits oiseaux ont reçu avec un grand plaisir, mais sans beaucoup de respect, ce que je leur ai dit de votre part; ils sont situés d'une manière qui leur ôte toute sorte d'humilité. Je fus hier deux heures toute seule avec les hamadryades; je leur parlai de vous, elles me contentèrent beaucoup par leur réponse. Je ne sais si ce pays tout entier est bien content de moi, car enfin, après avoir joui de toutes ses beautés, je n'ai pu m'empêcher de dire:
Cela est si vrai que je repars après dîner avec joie. La bienséance n'a nulle part à tout ce que je fais; c'est ce qui est cause que les excès de liberté que vous me donnez me blessent le cœur. Il y a deux ressources dans le mien que vous ne sauriez comprendre. Je vous loue d'avoir gagné vingt pistoles; cette perte a paru légère, étant suivie d'un grand honneur et d'une bonne collation. J'ai fait vos compliments à nos oncles et cousines; ils vous adorent, et sont ravis de la relation. Cela leur convient, et point du tout en un lieu où je vais dîner; c'est pourquoi je vous la renvoie. J'avais laissé à mon portier une lettre pour Brancas; je vois bien qu'on l'a oubliée. Adieu, ma très-chère et très-aimable enfant, vous savez que je suis à vous.
125.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Livry, lundi 27 mai 1675.
Quel jour, ma fille, que celui qui ouvre l'absence! comment vous a-t-il paru? Pour moi, je l'ai senti avec toute l'amertume et toute la douleur que j'avais imaginées, et que j'avais appréhendées depuis si longtemps. Quel moment que celui où nous nous séparâmes! quel adieu et quelle tristesse d'aller chacune de son côté, quand on se trouve si bien ensemble! Je ne veux point vous en parler davantage, ni célébrer, comme vous dites, toutes les pensées qui me pressent le cœur: je veux me représenter votre courage, et tout ce que vous m'avez dit sur ce sujet, qui fait que je vous admire. Il me parut pourtant que vous étiez un peu touchée en m'embrassant. Pour moi, je revins à Paris[363], comme vous pouvez vous l'imaginer: M. de Coulanges se conforma à mon état: j'allai descendre chez M. le cardinal de Retz, où je renouvelai tellement toute ma douleur, que je fis prier M. de la Rochefoucauld, madame de la Fayette et madame de Coulanges, qui vinrent pour me voir, de trouver bon que je n'eusse point cet honneur: il faut cacher ses faiblesses devant les forts. M. le cardinal entra dans les miennes; la sorte d'amitié qu'il a pour vous le rend fort sensible à votre départ. Il se fait peindre par un religieux de Saint-Victor; je crois que, malgré Caumartin, il vous donnera l'original. Il s'en va dans peu de jours; son secret est répandu; ses gens sont fondus en larmes: je fus avec lui jusqu'à dix heures. Ne blâmez point, mon enfant, ce que je sentis en rentrant chez moi: quelle différence! quelle solitude! quelle tristesse! votre chambre, votre cabinet, votre portrait! ne plus trouver cette aimable personne! M. de Grignan comprend bien ce que je veux dire et ce que je sentis. Le lendemain, qui était hier, je me trouvai tout éveillée à cinq heures; j'allai prendre Corbinelli pour venir ici avec l'abbé. Il y pleut sans cesse, et je crains fort que vos chemins de Bourgogne ne soient rompus. Nous lisons ici des maximes que Corbinelli m'explique; il voudrait bien m'apprendre à gouverner mon cœur; j'aurais beaucoup gagné à mon voyage, si j'en rapportais cette science. Je m'en retourne demain; j'avais besoin de ce moment de repos pour remettre un peu ma tête, et reprendre une espèce de contenance.
126.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi 7 juin 1675.
Enfin, ma fille, me voilà réduite à faire mes délices de vos lettres: il est vrai qu'elles sont d'un grand prix; mais quand je songe que c'était vous-même que j'avais, et que j'ai eue quinze mois de suite, je ne puis retourner sur ce passé sans une grande tendresse et une grande douleur. Il y a des gens qui m'ont voulu faire croire que l'excès de mon amitié vous incommodait; que cette grande attention à vouloir découvrir vos volontés, qui tout naturellement devenaient les miennes, vous faisait assurément une grande fadeur et un grand dégoût. Je ne sais, ma chère enfant, si cela est vrai; ce que je puis vous dire, c'est qu'assurément je n'ai pas eu dessein de vous donner cette sorte de peine. J'ai un peu suivi mon inclination, je l'avoue; et je vous ai vue autant que je l'ai pu, parce que je n'ai pas eu assez de pouvoir sur moi pour me retrancher ce plaisir; mais je ne crois point vous avoir été pesante. Enfin, ma fille, aimez au moins la confiance que j'ai en vous, et croyez qu'on ne peut jamais être plus dénuée ni plus touchée que je le suis en votre absence. La Providence m'a traitée bien rudement, et je me trouve fort à plaindre de n'en savoir pas faire mon salut. Vous me dites des merveilles de la conduite qu'il faut avoir pour se gouverner dans ces occasions; j'écoute vos leçons, et je tâche d'en profiter. Je suis dans le train de mes amies, je vais, je viens; mais quand je puis parler de vous, je suis contente, et quelques larmes me font un soulagement nonpareil. Je sais les lieux où je puis me donner cette liberté; vous jugez bien que, vous ayant vue partout, il m'est difficile, dans ces commencements, de n'être pas sensible à mille choses que je trouve en mon chemin. Je vis hier les Villars, dont vous êtes révérée; nous étions en solitude aux Tuileries; j'avais dîné chez M. le cardinal, où je trouvai bien mauvais de ne vous voir pas. J'y causai avec l'abbé de Saint-Mihiel, à qui nous donnons, ce me semble, comme en dépôt, la personne de Son Éminence; il me parut un fort honnête homme, un esprit droit et tout plein de raison, qui a de la passion pour lui, qui le gouvernera même sur sa santé, et l'empêchera bien de prendre le feu trop chaud sur la pénitence. Ils partiront mardi; et ce sera encore un jour douloureux pour moi, quoiqu'il ne puisse être comparé à celui de Fontainebleau. Songez, ma fille, qu'il y a déjà quinze jours, et qu'ils vont enfin, de quelque manière qu'on les passe. Tous ceux que vous m'avez nommés apprendront votre souvenir avec bien de la joie; j'en suis mieux reçue. Je verrai ce soir notre cardinal; il veut bien que je passe une heure ou deux chez lui les soirs avant qu'il se couche, et que je profite ainsi du peu de temps qui me reste. Corbinelli était ici quand j'ai reçu votre lettre; il a pris beaucoup de part au plaisir que vous avez eu de confondre un jésuite: il voudrait bien avoir été le témoin de votre victoire. Madame de la Troche a été charmée de ce que vous dites pour elle. Soyez en repos de ma santé, ma chère enfant; je sais que vous n'entendez pas de raillerie là-dessus. Le chevalier de Grignan est parfaitement guéri. Je m'en vais envoyer votre lettre chez M. de Turenne. Nos frères sont à Saint-Germain; j'ai envie de vous envoyer la lettre de la Garde; vous y verrez en gros la vie qu'on fait à la cour. Le roi a fait ses dévotions à la Pentecôte: madame de Montespan les a faites de son côté; sa vie est exemplaire; elle est très-occupée de ses ouvriers, et va à Saint-Cloud, où elle joue au hoca[364].
A propos, les cheveux me dressèrent l'autre jour à la tête, quand le coadjuteur me dit qu'en allant à Aix, il y avait trouvé M. de Grignan jouant au hoca; quelle fureur! au nom de Dieu, ne le souffrez point; il faut que ce soit là une de ces choses que vous devez obtenir, si l'on vous aime. J'espère que Pauline se porte bien, puisque vous ne m'en parlez point; aimez-la pour l'amour de son parrain (M. de la Garde). Madame de Coulanges a si bien gouverné la princesse d'Harcourt, que c'est elle qui vous fait mille excuses de ne s'être pas trouvée chez elle quand vous allâtes lui dire adieu: je vous conseille de ne la point chicaner là-dessus. Ce que vous dites des arbres qui changent est admirable; la persévérance de ceux de Provence est triste et ennuyeuse[365]; il vaut mieux reverdir que d'être toujours vert. Corbinelli dit qu'il n'y a que Dieu qui doive être immuable; toute autre immutabilité est une imperfection: il était bien en train de discourir aujourd'hui. Madame de la Troche et le prieur de Livry étaient ici: il s'est bien diverti à leur prouver tous les attributs de la Divinité. Adieu, ma très-aimable, je vous embrasse; mais quand pourrai-je vous embrasser de plus près? La vie est si courte! ah! voilà sur quoi il ne faut pas s'arrêter: c'est maintenant vos lettres que j'attends avec impatience.
127.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi 12 juillet 1675.
C'est une des plus belles chasses qu'il est possible de voir, que celle que nous faisons après M. de B... et M. de M... Ils courent, ils se relaissent, ils se forlongent, ils rusent; mais nous sommes toujours sur la voie, nous avons le nez bon, et nous les poursuivons toujours: si jamais nous les attrapons, comme je l'espère, je vous assure qu'ils seront bien bourrés; et puis je vous promets encore que, suivant le procédé noble des lévriers, nous les laisserons là pour jamais, et n'y toucherons pas. Je vous manderai la fin de tout ceci: je ne pense pas à quitter cette affaire; mais comme je vous empêche, sur l'amitié, d'être le plus grand capitaine du monde, l'abbé (de Coulanges) m'empêche d'être la personne la plus agitée et la plus occupée de vos affaires: il m'efface par son activité; il est vrai qu'étant jointe à son habileté, il doit battre plus de pays que moi; il le fait aussi, et dès sept heures du matin il sort pour consulter les mots, les points et les virgules de cette transaction. Au reste, il y a quelquefois des disputes avec mademoiselle de Méri; mais savez-vous ce qui les cause? c'est assurément l'exactitude de l'abbé, beaucoup plus que l'intérêt: mais quand l'arithmétique est offensée, et que la règle de deux et deux font quatre est blessée en quelque chose, le bon abbé est hors de lui; c'est son humeur, il le faut prendre sur ce pied-là: d'un autre côté, mademoiselle de Méri a un style tout différent; quand, par esprit ou par raison, elle soutient un parti, elle ne finit plus, elle le pousse; l'abbé se sent suffoqué par un torrent de paroles; il se met en colère, et en sort par faire l'oncle, et dire qu'on se taise: on lui dit qu'il n'a point de politesse: politesse est un nouvel outrage, et tout est perdu; on ne s'entend plus; il n'est plus question de l'affaire; ce sont les circonstances qui sont devenues le principal: en même temps je me mets en campagne, je vais à l'un, je vais à l'autre, comme le cuisinier de la comédie[366]; je finis mieux, car on en rit, et, au bout du compte, que le lendemain mademoiselle de Méri retourne au bon abbé, et lui demande son avis; bonnement il le lui donnera et la servira; il a ses humeurs: quelqu'un est-il parfait? Je vous réponds toujours d'une chose, c'est qu'il n'y aura qu'à rire de leurs disputes, tant que j'en serai témoin.
Adieu, ma très-chère enfant, je ne sais point de nouvelles. Notre cardinal se porte très-bien; écrivez-lui, et qu'il ne s'amuse point à ravauder et répliquer à Rome; il faut qu'il obéisse, et qu'il use ses vieilles calottes, comme dit le gros abbé (de Pontcarré), qui se plaint de votre silence. M. de la Rochefoucauld vous mande que sa goutte est si parfaitement revenue, qu'il croit que la pauvreté reviendra aussi; du moins il ne sent point le plaisir d'être riche avec les douleurs qui le font mourir. Je vous embrasse mille fois.
128.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi 19 juillet 1675.
Devinez d'où je vous écris, ma fille: c'est de chez M. de Pomponne; vous vous en apercevrez par le petit mot que madame de Vins vous dira ici. J'ai été avec elle, l'abbé Arnauld et d'Hacqueville, voir passer la procession de Sainte-Geneviève; nous en sommes revenus de très-bonne heure, il n'était que deux heures; bien des gens n'en reviendront que ce soir. Savez-vous que c'est une belle chose que cette procession? Tous les différents religieux, tous les prêtres des paroisses, tous les chanoines de Notre-Dame, et M. l'archevêque pontificalement, qui va à pied, bénissant à droite et à gauche jusqu'à la métropole; il n'a cependant que la main gauche; et à la droite, c'est l'abbé de Sainte-Geneviève, nu-pieds, précédé de cent cinquante religieux, nu-pieds aussi, avec sa crosse et sa mitre, comme l'archevêque, et bénissant de même, mais modestement et dévotement, et à jeun, avec un air de pénitence qui fait voir que c'est lui qui va dire la messe dans Notre-Dame.
Le parlement en robes rouges, et toutes les compagnies supérieures, suivent cette châsse, qui est brillante de pierreries, portée par vingt hommes habillés de blanc, nu-pieds. On laisse en otage à Sainte-Geneviève le prévôt des marchands et quatre conseillers, jusqu'à ce que ce précieux trésor y soit revenu. Vous allez me demander pourquoi on a descendu cette châsse: c'était pour faire cesser la pluie, et pour demander le chaud. L'un et l'autre étaient arrivés au moment qu'on a eu ce dessein, de sorte que, comme c'est en général pour nous apporter toutes sortes de biens, je crois que c'est à elle que nous devons le retour du roi: il sera ici dimanche; je vous manderai mercredi tout ce qui se peut mander. M. de la Trousse mène un détachement de six mille hommes au maréchal de Créqui, pour aller joindre M. de Turenne; la Fare et les autres demeurent avec les gendarmes-Dauphin dans l'armée de M. le Prince. Voici les dames qui attendent leurs maris, au prorata de leur impatience. L'autre jour Madame et madame de Monaco prirent d'Hacqueville à l'hôtel de Gramont, pour s'en aller courir les rues incognito, et se promener aux Tuileries: comme Madame n'est point sur le pied d'être galante, elle se joue parfaitement bien de sa dignité. On attend à toute heure madame de Toscane; c'est encore des biens de la châsse de sainte Geneviève. Je vis hier une de vos lettres entre les mains de l'abbé de Pontcarré; c'est la plus divine lettre du monde, il n'y a rien qui ne pique et qui ne soit salé; il en a envoyé une copie à l'Éminence, car l'original est gardé comme la châsse. Adieu, ma très-chère et très-parfaitement aimée; vous êtes si vraie, que je ne rabats rien sur tout ce que vous me dites de votre tendresse; vous pouvez juger si j'en suis touchée.
129.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, mercredi 24 juillet 1675.
Il fait bien chaud aujourd'hui, ma très-chère belle; et, au lieu de m'inquiéter dans mon lit, la fantaisie m'a pris de me lever, quoiqu'il ne soit que cinq heures du matin, pour causer un peu avec vous.
Le roi arriva dimanche matin à Versailles; la reine, madame de Montespan et toutes les dames étaient allées dès le samedi reprendre tous leurs appartements ordinaires: un moment après être arrivé, le roi alla faire ses visites; la seule différence, c'est qu'on joue dans ces grands appartements que vous connaissez. J'en saurai davantage ce soir avant que de fermer ma lettre: ce qui fait que je suis si mal instruite de Versailles, c'est que je revins hier au soir de Pomponne, où madame de Pomponne nous avait engagés d'aller, d'Hacqueville et moi, avec tant d'empressement, que nous n'avons pu ni voulu y manquer. M. de Pomponne, en vérité, fut aise de nous voir: vous avez été célébrée, dans ce peu de temps, avec toute l'estime et l'amitié imaginables: nous avons fort causé; une de nos folies a été de souhaiter de découvrir tous les dessous de cartes de toutes les choses que nous croyons voir et que nous ne voyons point, tout ce qui se passe dans les familles, où nous trouverions de la haine, de la jalousie, de la rage, du mépris, au lieu de toutes les belles choses qu'on met au-dessus du panier, et qui passent pour des vérités; je souhaitais un cabinet tout tapissé de dessous de cartes au lieu de tableaux. Cette folie nous mena bien loin, et nous divertit fort; nous voulions casser la tête à d'Hacqueville pour en avoir, et nous trouvions plaisant d'imaginer que, de la plupart des choses que nous croyons voir, on nous détromperait: vous pensez donc que cela est ainsi dans une telle maison; vous pensez que l'on s'adore en cet endroit-là; tenez, voyez: on s'y hait jusqu'à la fureur, et ainsi de tout le reste: vous pensez que la cause d'un tel événement, c'est une telle chose; c'est le contraire: en un mot, le petit démon qui nous tirerait les rideaux nous divertirait extrêmement. Vous voyez bien, ma très-belle, qu'il faut avoir bien du loisir pour s'amuser à vous dire de telles bagatelles; voilà ce que c'est que de s'éveiller matin: voilà comme fait M. de Marseille; j'aurais fait aujourd'hui des visites aux flambeaux, si nous étions en hiver.
Vous avez donc toujours votre bise: ah! ma fille, qu'elle est ennuyeuse! nous avons chaud nous autres, il n'y a plus qu'en Provence où l'on ait froid. Je suis très-persuadée que notre châsse (de sainte Geneviève) a fait ce changement; car, sans elle, nous apercevions comme vous que le procédé du soleil et des saisons était changé; je crois que j'eusse trouvé, comme vous, que c'était la vraie raison qui nous avait précipité tous ces jours auxquels nous avions tant de regret: pour moi, mon enfant, j'en sentais une véritable tristesse comme j'ai senti toute la joie de passer les étés et les hivers avec vous; mais quand on a le déplaisir de voir ce temps passé, et passé pour jamais, cela fait mourir: il faut mettre à la place de cette pensée l'espérance de se revoir.
J'attends un peu de frais pour me purger, et un peu de paix en Bretagne pour partir. Madame de Lavardin, madame de la Troche, M. d'Harouïs et moi, nous consultons notre voyage, et nous ne voulons pas nous aller jeter dans la fureur qui agite notre province; elle augmente tous les jours: ces démons sont venus piller et brûler jusqu'auprès de Fougères; c'est un peu trop près des Rochers. On a recommencé à piller un bureau à Rennes; madame de Chaulnes est à demi morte des menaces qu'on lui fait tous les jours; on me dit hier qu'elle était arrêtée, et que même les plus sages l'ont retenue, et ont mandé à M. de Chaulnes, qui est au Fort-Louis, que si les troupes qu'il a demandées font un pas dans la province, madame de Chaulnes court risque d'être mise en pièces. Il n'est cependant que trop vrai qu'on doit envoyer des troupes, et on a raison de le faire; car, dans l'état où sont les choses, il ne faut pas des remèdes anodins: mais ce ne serait pas une sagesse de partir avant que de voir ce qui arrivera de cet extrême désordre. On croit que la récolte pourra séparer toute cette belle assemblée; car enfin il faut bien qu'ils ramassent leurs blés: ils sont six ou sept mille, dont le plus habile n'entend pas un mot de français. M. Boucherat me contait l'autre jour qu'un curé avait reçu devant ses paroissiens une pendule qu'on lui envoyait de France; car c'est ainsi qu'ils disent: ils se mirent tous à crier en leur langage, que c'était la gabelle, et qu'ils le voyaient fort bien. Le curé habile leur dit sur le même ton: Point du tout, mes enfants, ce n'est point la gabelle, vous ne vous y connaissez pas, c'est le jubilé; en même temps les voilà à genoux: que dites-vous de l'esprit fin de ces messieurs? Quoi qu'il en soit, il faut un peu voir ce que deviendra ce tourbillon: ce n'est pas sans déplaisir que je retarde mon voyage; il est placé et rangé comme je le désire; il ne peut être remis dans un autre temps, sans me déranger beaucoup de desseins; mais vous savez ma dévotion pour la Providence; il faut toujours en revenir là, et vivre au jour la journée: mes paroles sont sages, comme vous voyez; mais très-souvent mes pensées ne le sont pas. Vous devinez aisément qu'il y a un point où je ne puis me servir de la résignation que je prêche aux autres.
Mademoiselle d'Eaubonne fut mariée avant-hier[367]. Votre frère voudrait bien donner son guidon pour être colonel du régiment de Champagne; M. de Grignan l'a été; mais toutes nos bonnes têtes ne sont pas trop d'avis qu'il augmente sa dépense de quinze ou seize mille francs dans le temps où nous sommes. Il est revenu une grande quantité de monde avec le roi: le grand maître, messieurs de Soubise, Termes, Brancas, la Garde, Villars, le comte de Fiesque; pour ce dernier, on est tenté de dire: di cortesia più che di guerra amico: il n'y avait pas un mois qu'il était arrivé à l'armée. M. de Pomponne dit qu'on ne peut jamais souhaiter la bataille de meilleur cœur, ni vouloir être plus résolument que le roi au premier rang, lorsqu'on crut qu'on serait obligé de la donner à Limbourg. Il nous conta des choses admirables de la manière dont Sa Majesté vivait avec tout le monde, et surtout avec M. le Prince et M. le Duc: tous ces détails sont fort agréables à entendre.
Au reste, ma fille, cette cassolette est venue; elle ressemble assez à un jubilé[368]: elle pèse plus, et est beaucoup moins belle que nous ne pensions: c'est une antique qui s'appelle donc une cassolette, mais rien n'est plus mal travaillé; cependant c'est une vraie pièce à mettre à Grignan, et nullement à Paris: notre bon cardinal a fait de cela comme de sa musique, qu'il loue, sans s'y connaître; ce qu'il y a à faire, c'est de l'en remercier tout bonnement, et ne pas lui donner la mortification de croire que l'on n'est pas charmé de son présent: il ne faut pas aussi vous figurer que ce présent soit autre chose, selon lui, qu'une pure bagatelle, dont le refus serait une très-grande rudesse. Je m'en vais l'en remercier en attendant votre lettre. Quand je vous ai proposé de lui conseiller de s'amuser à écrire son histoire, c'est qu'on m'avait dit de le lui conseiller de mon côté, et que tous ses amis ont voulu être soutenus, afin qu'il parût que tous ceux qui l'aiment sont dans le même sentiment.
Madame la grande duchesse et madame de Sainte-Même[369] ont fort parlé ici de votre beauté. J'aurais vu cette princesse, sans notre voyage de Pomponne: tout le monde la trouve comme vous l'avez représentée, c'est-à-dire d'une tristesse effroyable. Madame de Montmartre[370] alla s'emparer d'elle à Fontainebleau: on lui prépare une affreuse prison.
Madame de Montlouet a la petite vérole; les regrets de sa fille sont infinis; et la mère est au désespoir de ce que sa fille ne veut point la quitter pour aller prendre l'air, comme on lui ordonne: pour de l'esprit, je pense qu'elles n'en ont pas du plus fin; mais pour des sentiments, ma belle, c'est tout comme chez nous, et aussi tendres et aussi naturels. Vous me dites des choses si extrêmement bonnes sur votre amitié pour moi, et à quel rang vous la mettez, qu'en vérité je n'ose entreprendre de vous dire combien j'en suis touchée, et de joie, et de tendresse, et de reconnaissance; mais vous le comprendrez aisément, puisque vous croyez savoir à quel point je vous aime: le dessous de vos cartes est agréable pour moi. M. de Pomponne disait, en demeurant d'accord que rien n'est général: «Il paraît que madame de Sévigné aime passionnément madame de Grignan? Savez-vous le dessous des cartes? voulez-vous que je vous le dise? c'est qu'elle l'aime passionnément.» Il pourrait y ajouter, à mon éternelle gloire, et qu'elle en est aimée.
J'ai le paquet de vos soies; je voudrais bien trouver quelqu'un qui vous le portât; il est trop petit pour les voitures, et trop gros pour la poste: je crois que j'en pourrais dire autant de cette lettre. Adieu, ma très-aimable et très-chère enfant; je ne puis jamais vous trop aimer: quelques peines qui soient attachées à cette tendresse, celle que vous avez pour moi mériterait encore plus, s'il était possible.
130.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE GRIGNAN.
A Paris, ce 31 juillet 1675.
C'est à vous que je m'adresse, mon cher comte, pour vous écrire une des plus fâcheuses pertes qui pût arriver en France; c'est la mort de M. de Turenne, dont je suis assurée que vous serez aussi touché et aussi désolé que nous le sommes ici. Cette nouvelle arriva lundi à Versailles: le roi en a été affligé, comme on doit l'être de la mort du plus grand capitaine et du plus honnête homme du monde; toute la cour fut en larmes, et M. de Condom pensa s'évanouir. On était près d'aller se divertir à Fontainebleau, tout a été rompu; jamais un homme n'a été regretté si sincèrement: tout ce quartier où il a logé[371], et tout Paris, et tout le peuple, était dans le trouble et dans l'émotion; chacun parlait et s'attroupait pour regretter ce héros. Je vous envoie une très-bonne relation de ce qu'il a fait quelques jours avant sa mort. C'est après trois mois d'une conduite toute miraculeuse, et que les gens du métier ne se lassent point d'admirer, qu'arrive le dernier jour de sa gloire et de sa vie. Il avait le plaisir de voir décamper l'armée des ennemis devant lui; et le 27, qui était samedi, il alla sur une petite hauteur pour observer leur marche: son dessein était de donner sur l'arrière-garde, et il mandait au roi à midi que, dans cette pensée, il avait envoyé dire à Brissac qu'on fit les prières de quarante heures. Il mande la mort du jeune d'Hocquincourt, et qu'il enverra un courrier pour apprendre au roi la suite de cette entreprise: il cachette sa lettre, et l'envoie à deux heures. Il va sur cette petite colline avec huit ou dix personnes: on tire de loin à l'aventure un malheureux coup de canon, qui le coupe par le milieu du corps, et vous pouvez penser les cris et les pleurs de cette armée: le courrier part à l'instant, il arriva lundi, comme je vous ai dit; de sorte qu'à une heure l'une de l'autre, le roi eut une lettre de M. de Turenne, et la nouvelle de sa mort. Il est arrivé depuis un gentilhomme de M. de Turenne, qui dit que les armées sont assez près l'une de l'autre; que M. de Lorges commande à la place de son oncle, et que rien ne peut être comparable à la violente affliction de toute cette armée. Le roi a ordonné en même temps à M. le Duc d'y courir en poste, en attendant M. le Prince, qui doit y aller; mais comme sa santé est assez mauvaise, et que le chemin est long, tout est à craindre dans cet entre-temps: c'est une cruelle chose que cette fatigue pour M. le Prince; Dieu veuille qu'il en revienne! M. de Luxembourg demeure en Flandre pour y commander en chef: les lieutenants généraux de M. le Prince sont MM. de Duras et de la Feuillade. Le maréchal de Créqui demeure où il est. Dès le lendemain de cette nouvelle, M. de Louvois proposa au roi de réparer cette perte en faisant huit généraux au lieu d'un, c'est y gagner[372]. En même temps on fit huit maréchaux de France, savoir: M. de Rochefort[373], à qui les autres doivent un remercîment; MM. de Luxembourg, Duras, la Feuillade, d'Estrades, Navailles, Schomberg et Vivonne; en voilà huit bien comptés: je vous laisse méditer sur cet endroit. Le grand maître[374] était au désespoir, on l'a fait duc; mais que lui donne cette dignité? Il a les honneurs du Louvre par sa charge, il ne passera point au parlement à cause des conséquences; et sa femme ne veut de tabouret qu'à Bouillé[375]: cependant c'est une grâce; et s'il était veuf, il pourrait épouser quelque jeune veuve. Vous savez la haine du comte de Gramont pour Rochefort; je le vis hier, il est enragé; il lui a écrit, et l'a dit au roi. Voici la lettre:
Monseigneur,
C'est pourquoi je ne vous en dirai pas davantage.
Le comte de Gramont.
Adieu, Rochefort.
Je crois que vous trouverez ce compliment comme on l'a trouvé ici. Il y a un almanach que j'ai vu, c'est de Milan; on y lit au mois de juillet: Mort subite d'un grand; et au mois d'août: Ah! que vois-je? On est ici dans des craintes continuelles: cependant nos six mille hommes sont partis pour abîmer notre Bretagne; ce sont deux Provençaux[377] qui ont cette commission. M. de Pomponne a recommandé nos pauvres terres. M. de Chaulnes et M. de Lavardin sont au désespoir: voilà ce qui s'appelle des dégoûts. Si jamais vous faites les fous, je ne souhaite pas qu'on vous envoie des Bretons pour vous corriger: admirez combien mon cœur est éloigné de toute vengeance. Voilà, mon cher comte, tout ce que nous savons jusqu'à l'heure qu'il est: en récompense d'une très-aimable lettre, je vous en écris une qui vous donnera du déplaisir; j'en suis en vérité aussi fâchée que vous. Nous avons passé tout l'hiver à entendre conter les divines perfections de ce héros: jamais un homme n'a été si près d'être parfait; et plus on le connaissait, plus on l'aimait, et plus on le regrette. Adieu, monsieur et madame, je vous embrasse mille fois. Je vous plains de n'avoir personne à qui parler de cette grande nouvelle; il est naturel de communiquer tout ce qu'on pense là-dessus. Si vous êtes fâchés, vous êtes comme nous sommes ici.
131.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi 2 août 1675.
Je pense toujours, ma fille, à l'étonnement et à la douleur que vous aurez de la mort de M. de Turenne. Le cardinal de Bouillon est inconsolable: il apprit cette nouvelle par un gentilhomme de M. de Louvigny, qui voulut être le premier à lui faire son compliment; il arrêta son carrosse, comme il revenait de Pontoise à Versailles: le cardinal ne comprit rien à ce discours; comme le gentilhomme s'aperçut de son ignorance, il s'enfuit; le cardinal fit courir après, et sut ainsi cette terrible mort; il s'évanouit; on le ramena à Pontoise, où il a été deux jours sans manger, dans des pleurs et dans des cris continuels. Madame de Guénégaud et Cavoye l'ont été voir; ils ne sont pas moins affligés que lui. Je viens de lui écrire un billet qui m'a paru bon: je lui dis par avance votre affliction, et par l'intérêt que vous prenez à ce qui le touche, et par l'admiration que vous aviez pour le héros. N'oubliez pas de lui écrire: il me paraît que vous écrivez très-bien sur toutes sortes de sujets: pour celui-ci, il n'y a qu'à laisser aller sa plume. On paraît fort touché dans Paris de cette grande mort. Nous attendons avec transissement le courrier d'Allemagne; Montecuculli, qui s'en allait, sera bien revenu sur ses pas, et prétendra bien profiter de cette conjoncture. On dit que les soldats faisaient des cris qui s'entendaient de deux lieues; nulle considération ne les pouvait retenir; ils criaient qu'on les menât au combat; qu'ils voulaient venger la mort de leur père, de leur général, de leur protecteur, de leur défenseur; qu'avec lui ils ne craignaient rien, mais qu'ils vengeraient bien sa mort; qu'on les laissât faire, qu'ils étaient furieux, et qu'on les menât au combat. Ceci est d'un gentilhomme qui était à M. de Turenne, et qui est venu parler au roi; il a toujours été baigné de larmes en racontant ce que je vous dis, et les détails de la mort de son maître. M. de Turenne reçut le coup au travers du corps; vous pouvez penser s'il tomba de cheval et s'il mourut! cependant le reste des esprits fit qu'il se traîna la longueur d'un pas, et que même il serra la main par convulsion; et puis on jeta un manteau sur son corps. Ce Boisguyot (c'est ce gentilhomme) ne le quitta point qu'on ne l'eût porté sans bruit dans la plus prochaine maison. M. de Lorges était à près d'une demi-lieue de là; jugez de son désespoir, c'est lui qui perd tout, et qui demeure chargé de l'armée et de tous les événements jusqu'à l'arrivée de M. le Prince, qui a vingt-deux jours de marche. Pour moi, je pense mille fois le jour au chevalier de Grignan, et je ne m'imagine pas qu'il puisse soutenir cette perte sans perdre la raison: tous ceux qu'aimait M. de Turenne sont fort à plaindre.
Le roi disait hier en parlant des huit nouveaux maréchaux: Si Gadagne avait eu patience, il serait du nombre; mais il s'est retiré, il s'est impatienté, c'est bien fait. On dit que le comte d'Estrées cherche à vendre sa charge; il est du nombre des désespérés de n'avoir point le bâton. Devinez ce que fait Coulanges; il copie mot à mot, et sans s'incommoder, toutes les nouvelles que je vous écris. Je vous ai mandé comme le grand maître[378] est duc; il n'ose se plaindre; il sera maréchal de France à la première voiture; et la manière dont le roi lui a parlé passe de bien loin l'honneur qu'il a reçu. Sa Majesté lui dit de donner à Pomponne son nom et ses qualités; il répondit: Sire, je lui donnerai le brevet de mon grand-père: il n'aura qu'à le faire copier. Il faut lui faire un compliment. M. de Grignan en a beaucoup à faire, et peut-être des ennemis; car ils prétendent du monseigneur, et c'est une injustice qu'on ne peut leur faire comprendre.
Je reviens à M. de Turenne, qui, en disant adieu à M. le cardinal de Retz, lui dit: «Monsieur, je ne suis point un diseur; mais je vous prie de croire sérieusement que, sans ces affaires-ci, où peut-être on a besoin de moi, je me retirerais comme vous; et je vous donne ma parole que, si j'en reviens, je ne mourrai pas sur le coffre, et je mettrai, à votre exemple, quelque temps entre la vie et la mort.» Je tiens cela de d'Hacqueville, qui ne l'a dit que depuis deux jours. Notre cardinal sera sensiblement touché de cette perte. Il me semble, ma fille, que vous ne vous lassez point d'en entendre parler: nous sommes convenus qu'il y a des choses dont on ne peut trop savoir de détails. J'embrasse M. de Grignan: je vous souhaiterais quelqu'un à tous deux avec qui vous puissiez parler de M. de Turenne: les Villars vous adorent; Villars est revenu; mais Saint-Géran et sa tête sont demeurés: sa femme espérait qu'on aurait quelque pitié de lui, et qu'on le ramènerait. Je crois que la Garde vous mande le dessein qu'il a de vous aller voir: j'ai bien envie de lui dire adieu pour ce voyage; le mien, comme vous savez, est un peu différé: il faut voir l'effet que fera dans notre pays la marche de six mille hommes commandés par deux Provençaux. Il est bien dur à M. de Lavardin d'avoir acheté une charge quatre cent mille francs, pour obéir à M. de Forbin; car encore M. de Chaulnes conserve l'ombre du commandement. Madame de Lavardin et M. d'Harouïs sont mes boussoles: ne soyez point en peine de moi, ma très-chère, ni de ma santé; je me purgerai après le plein de la lune, et quand on aura des nouvelles d'Allemagne. Adieu, ma chère enfant; je vous aime si passionnément, que je ne pense pas qu'on puisse aller plus loin; si quelqu'un souhaitait mon amitié, il devrait être content que je l'aimasse seulement autant que j'aime votre portrait.
132.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.
A Paris, le 6 août 1675.
Je ne vous parle plus du départ de ma fille, quoique j'y pense toujours, et que je ne puisse jamais bien m'accoutumer à vivre sans elle: mais ce chagrin ne doit être que pour moi. Vous me demandez où je suis, comment je me porte, et à quoi je m'amuse. Je suis à Paris, je me porte bien, et je m'amuse à des bagatelles. Mais ce style est un peu laconique, je veux l'étendre. Je serais en Bretagne, où j'ai mille affaires, sans les mouvements de cette province, qui la rendent peu sûre. Il y va six mille hommes commandés par M. de Forbin. La question est de savoir l'effet de cette punition. Je l'attends; et si le repentir prend à ces mutins, et qu'ils rentrent dans leur devoir, je reprendrai le fil de mon voyage, et j'y passerai une partie de l'hiver.
J'ai bien eu des vapeurs; et cette belle santé, que vous avez vue si triomphante, a reçu quelques attaques dont je me suis trouvée humiliée, comme si j'avais reçu un affront.
Pour ma vie, vous la connaissez aussi. On la passe avec cinq ou six amies dont la société plaît, et à mille devoirs à quoi on est obligée, et ce n'est pas une petite affaire. Mais ce qui me fâche, c'est qu'en ne faisant rien les jours se passent, et l'on vieillit, et l'on meurt. Je trouve cela bien mauvais. La vie est trop courte: à peine avons-nous passé la jeunesse, que nous nous trouvons dans la vieillesse. Je voudrais qu'on eût cent ans d'assurés, et le reste dans l'incertitude. Ne le voulez-vous pas aussi, mon cousin? Mais comment pourrions-nous faire? Ma nièce sera de mon avis, selon le bonheur ou le malheur qu'elle trouvera dans son mariage: elle nous en dira des nouvelles, ou elle ne nous en dira pas. Quoi qu'il en soit, je sais bien qu'il n'y a point de douceur, de commodité, ni d'agrément, que je ne lui souhaite dans ce changement de condition. J'en parle quelquefois avec ma nièce la religieuse; je la trouve très-agréable, et d'une sorte d'esprit qui fait fort bien souvenir de vous. Selon moi, je ne puis la louer davantage.
Au reste, vous êtes un très-bon almanach: vous avez prévu en homme du métier tout ce qui est arrivé du côté de l'Allemagne; mais vous n'avez pas vu la mort de M. de Turenne, ni ce coup de canon tiré au hasard, qui le prend seul entre dix ou douze. Pour moi, qui vois en tout la Providence, je vois ce canon chargé de toute éternité[379]. Je vois que tout y conduit M. de Turenne, et je n'y trouve rien de funeste pour lui, en supposant sa conscience en bon état. Que lui faut-il? Il meurt au milieu de sa gloire. Sa réputation ne pouvait plus augmenter; il jouissait même en ce moment du plaisir de voir retirer les ennemis, et voyait le fruit de sa conduite depuis trois mois. Quelquefois, à force de vivre, l'étoile pâlit. Il est plus sûr de couper dans le vif, principalement pour les héros, dont toutes les actions sont si observées. Si le comte d'Harcourt fût mort après la prise des îles Sainte-Marguerite ou le secours de Casal, et le maréchal du Plessis-Praslin après la bataille de Rhetel, n'auraient-ils pas été plus glorieux? M. de Turenne n'a point senti la mort; comptez-vous encore cela pour rien? Vous savez la douleur générale pour cette perte, et les huit maréchaux de France nouveaux.
Vaubrun a été tué à ce dernier combat, qui comble M. de Lorges de gloire; il en faut voir la fin. Nous sommes toujours transis de peur, jusqu'à ce que nous sachions si nos troupes ont repassé le Rhin. Alors, comme disent les soldats, nous serons pêle-mêle, la rivière entre deux. La pauvre Madelonne[380] est dans son château de Provence. Quelle destinée! Providence! Providence! Adieu, mon cher comte; adieu, ma très-chère nièce. Je fais mille amitiés à M. et à madame de Toulongeon. Je l'aime fort, cette petite comtesse. Je ne fus pas un quart d'heure à Montelon, que nous étions comme si nous nous fussions connues toute notre vie; c'est qu'elle a de la facilité dans l'esprit, et que nous n'avions point de temps à perdre. Mon fils est demeuré en Flandre; il n'ira point en Allemagne. J'ai pensé à vous mille fois depuis tout ceci; adieu.
133.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi 9 août 1675.
Comme je ne vous écrivis qu'un petit billet mercredi, j'oubliai plusieurs choses que j'avais à vous dire. M. Boucherat me manda lundi au soir que M. le coadjuteur avait fait merveilles à une conférence à Saint-Germain, pour les affaires du clergé. M. de Condom et M. d'Agen me dirent la même chose à Versailles: je suis persuadée qu'il fera aussi bien à sa harangue au roi: ainsi il faudra toujours le louer.
Voilà donc nos pauvres amis qui ont repassé le Rhin fort heureusement, fort à loisir, et après avoir battu les ennemis; c'est une gloire bien complète pour M. de Lorges. Nous avions tous bien envie que le roi lui envoyât le bâton après une si belle action, et si utile, dont il a seul tout l'honneur. Il a eu un cheval tué sous lui d'un coup de canon, qui lui passa entre les jambes: il était à cheval sur un coup de canon: la Providence avait bien donné sa commission à celui-là, aussi bien qu'aux autres. Nous avons perdu Vaubrun dans cette action, et peut-être M. de Montlaur, frère du prince d'Harcourt, votre cousin germain. La perte des ennemis a été grande; ils ont eu, de leur aveu, quatre mille hommes de tués; nous n'en avons perdu que sept ou huit cents. Le duc de Sault et le chevalier de Grignan se sont distingués à la tête de leur cavalerie: les Anglais surtout ont fait des choses romanesques: enfin voilà un grand bonheur. On dit que Montecuculli[381], après avoir envoyé témoigner à M. de Lorges la douleur qu'il avait de la perte d'un si grand capitaine, lui manda qu'il lui laisserait repasser le Rhin, et qu'il ne voulait point exposer sa réputation à la rage d'une armée furieuse, et à la valeur des jeunes Français, à qui rien ne peut résister dans leur première impétuosité. En effet, le combat n'a point été général, et les troupes qui nous ont attaqués ont été défaites. Plusieurs courtisans, que je n'ose nommer par prudence, se sont signalés pour parler au roi de M. de Lorges, et des raisons sans conséquence qui devaient le faire maréchal de France tout à l'heure; mais elles ont été inutiles. Il a seulement le commandement d'Alsace, et vingt-cinq mille livres de pension qu'avait Vaubrun. Ha! ce n'était point cela qu'il voulait. M. le comte d'Auvergne[382] a la charge de colonel général de la cavalerie, et le gouvernement du Limousin. Le cardinal de Bouillon est très-affligé.
Notre bon cardinal a encore écrit au pape, disant qu'il ne peut s'empêcher d'espérer que quand Sa Sainteté aura vu les raisons qui sont dans sa lettre, elle se rendra à ses très-humbles prières: mais nous croyons que le pape infaillible, et qui ne fait rien d'inutile, ne lira seulement pas ses lettres, ayant fait sa réponse par avance, comme notre petit ami que vous connaissez.
Parlons un peu de M. de Turenne; il y a longtemps que nous n'en avons parlé. N'admirez-vous point que nous nous trouvions heureux d'avoir repassé le Rhin, et que ce qui aurait été un dégoût, s'il était au monde, nous paraisse une prospérité, parce que nous ne l'avons plus? Voyez ce que fait la perte d'un seul homme. Écoutez, je vous prie, une chose qui est à mon sens fort belle: il me semble que je lis l'histoire romaine. Saint-Hilaire, lieutenant général de l'artillerie, fit donc arrêter M. de Turenne qui avait toujours galopé, pour lui faire voir une batterie; c'était comme s'il eût dit: Monsieur, arrêtez-vous un peu, car c'est ici que vous devez être tué. Le coup de canon vient donc, et emporte le bras de Saint-Hilaire qui montrait cette batterie, et tue M. de Turenne: le fils de Saint-Hilaire se jette à son père, et se met à crier et à pleurer. Taisez-vous, mon enfant, lui dit-il; voyez, en lui montrant M. de Turenne roide mort, voilà ce qu'il faut pleurer éternellement, voilà ce qui est irréparable. Et, sans faire nulle attention sur lui, se met à crier et à pleurer cette grande perte. M. de la Rochefoucauld pleure lui-même, en admirant la noblesse de ce sentiment.
Le gentilhomme de M. de Turenne, qui était retourné et qui est revenu, dit qu'il a vu faire des actions héroïques au chevalier de Grignan; qu'il a été jusqu'à cinq fois à la charge, et que sa cavalerie a si bien repoussé les ennemis, que ce fut cette vigueur extraordinaire qui décida du combat. M. de Boufflers et le duc de Sault ont fort bien fait aussi; mais surtout M. de Lorges, qui parut neveu du héros dans cette occasion. Je reviens au chevalier de Grignan, et j'admire qu'il n'ait pas été blessé, à se mêler comme il a fait, et à essuyer tant de fois le feu des ennemis. Le duc de Villeroi ne se peut consoler de M. de Turenne; il écrit que la fortune ne peut plus lui faire de mal, après lui avoir fait celui de lui ôter le plaisir d'être aimé et estimé d'un tel homme; il venait de rhabiller à ses dépens tout un régiment anglais, et l'on n'a trouvé que neuf cents francs dans sa cassette. Son corps est porté à Turenne: plusieurs de ses gens et même de ses amis l'ont suivi. M. le duc de Bouillon est revenu; le chevalier de Coislin, parce qu'il est malade; mais le chevalier de Vendôme, à la veille du combat: voilà sur quoi on crie; et toute la beauté de madame de Ludres ne l'excuse point.
134.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, lundi 12 août 1675.
Je vous envoie la plus belle et la meilleure relation qu'on ait eue ici depuis la mort de M. de Turenne; elle est du jeune marquis de Feuquières à madame de Vins, pour M. de Pomponne. Ce ministre me dit qu'elle était meilleure et plus exacte que celle du roi: il est vrai que ce petit Feuquières[383] a un coin d'Arnauld dans sa tête, qui le fait mieux écrire que les autres courtisans.
Je viens de voir le cardinal de Bouillon; il est changé à n'être pas connaissable: il m'a fort parlé de vous; il ne doutait pas de vos sentiments: il m'a conté mille choses de M. de Turenne qui font mourir; son oncle apparemment était en état de paraître devant Dieu, car sa vie était parfaitement innocente. Il demandait au cardinal, à la Pentecôte, s'il ne pourrait pas bien communier sans se confesser: son neveu lui dit que non, et que depuis Pâques il ne pouvait guère s'assurer de n'avoir point offensé Dieu. M. de Turenne lui conta son état; il était à mille lieues d'un péché mortel. Il alla pourtant à confesse pour la coutume; il disait: Mais faut-il dire à ce récollet comme à M. de Saint-Gervais? est-ce tout de même? En vérité, une telle âme est bien digne du ciel; elle venait trop droit de Dieu pour n'y pas retourner, s'étant si bien préservée de la corruption du monde. Il aimait tendrement le fils de M. d'Elbeuf[384]; c'est un prodige de valeur à quatorze ans. Il l'envoya l'année passée saluer M. de Lorraine, qui lui dit: «Mon petit cousin, vous êtes trop heureux de voir et d'entendre tous les jours M. de Turenne; vous n'avez que lui de parent et de père: baisez les pas par où il passe, et faites-vous tuer à ses pieds.» Ce pauvre enfant se meurt de douleur; c'est une affliction de raison et d'enfance, à quoi l'on craint qu'il ne résiste pas. M. le comte d'Auvergne l'a pris avec lui, car il n'a rien à attendre de son père. Cavoye est affligé par les formes. Le duc de Villeroi a écrit ici des lettres, dans le transport de sa douleur, qui sont d'une telle force qu'il les faut cacher. Il ne voit rien dans sa fortune au-dessus d'avoir été aimé de ce héros, et déclare qu'il méprise toute autre sorte d'estime après celle-là: sauve qui peut! M. de Marsillac s'est signalé en parlant de M. de Lorges comme d'un sujet digne d'une autre récompense que celle de la dépouille de M. de Vaubrun. Jamais rien n'aurait été d'une si grande édification, ni d'un si bon exemple, que de l'honorer du bâton, après un si grand succès.
On vint éveiller M. de Reims à cinq heures du matin, pour lui dire que M. de Turenne avait été tué. Il demanda si l'armée était défaite; on lui dit que non: il gronda qu'on l'eût éveillé, appela son valet de chambre coquin, fit retirer le rideau, et se rendormit. Adieu, mon enfant; que voulez-vous que je vous dise?
Je vous envoie cette relation à cinq heures du soir: je fais mon paquet toute seule; M. de Coulanges viendrait ce soir, et voudrait la copier; je hais cela comme la mort. J'ai fait toutes vos amitiés et dit toutes vos douceurs à M. de Pomponne et à madame de Vins: en vérité, elles sont très-bien reçues. Je lui dis la joie que vous aviez de n'être plus mêlée dans les sottes querelles de Provence: il en rit, et de la raison de votre sagesse: il souhaiterait que les Bretons s'amusassent à se haïr, plutôt qu'à se révolter. J'ai vu madame de Rouillé chez elle; je la trouvai toujours aimable; je croyais être à Aix; je voudrais fort sa fille[385], mais elle a de plus grandes idées. Adieu, ma très-chère et très-aimée. Madame de Verneuil et la maréchale de Castelnau viennent d'admirer votre portrait; on l'aime tendrement, et il n'est pas si beau que vous. C'est à M. de Grignan, que j'embrasse, à qui j'envoie la relation aussi bien qu'à vous.
135.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi 16 août 1675.
Je voudrais mettre tout ce que vous m'écrivez de M. de Turenne dans une oraison funèbre: vraiment votre style est d'une énergie et d'une beauté extraordinaire; vous étiez dans les bouffées d'éloquence que donne l'émotion de la douleur. Ne croyez point, ma fille, que son souvenir soit déjà fini dans ce pays-ci; ce fleuve qui entraîne tout, n'entraîne pas sitôt une telle mémoire, elle est consacrée à l'immortalité. J'étais l'autre jour chez M. de la Rochefoucauld avec madame de Lavardin, madame de la Fayette et M. de Marsillac. M. le Premier y vint: la conversation dura deux heures sur les divines qualités de ce véritable héros: tous les yeux étaient baignés de larmes, et vous ne sauriez croire comme la douleur de sa perte était profondément gravée dans les cœurs: vous n'avez rien par-dessus nous que le soulagement de soupirer tout haut et d'écrire son panégyrique. Nous remarquions une chose, c'est que ce n'est pas depuis sa mort que l'on admire la grandeur de son cœur, l'étendue de ses lumières et l'élévation de son âme; tout le monde en était plein pendant sa vie; et vous pouvez penser ce que fait sa perte par-dessus ce qu'on était déjà; enfin ne croyez point que cette mort soit ici comme celle des autres. Vous pouvez en parler tant qu'il vous plaira, sans croire que la dose de votre douleur l'emporte sur la nôtre. Pour son âme, c'est encore un miracle qui vient de l'estime parfaite qu'on avait pour lui; il n'est pas tombé dans la tête d'aucun dévot qu'elle ne fût pas en bon état: on ne saurait comprendre que le mal et le péché pussent être dans son cœur; sa conversion si sincère nous a paru comme un baptême; chacun conte l'innocence de ses mœurs, la pureté de ses intentions, son humilité éloignée de toute sorte d'affectation, la solide gloire dont il était plein sans faste et sans ostentation, aimant la vertu pour elle-même, sans se soucier de l'approbation des hommes; une charité généreuse et chrétienne. Vous ai-je dit comme il rhabilla ce régiment anglais? il lui en coûta quatorze mille francs, et il resta sans argent. Les Anglais ont dit à M. de Lorges qu'ils achèveraient de servir cette campagne, pour venger la mort de M. de Turenne; mais qu'après cela ils se retireraient, ne pouvant obéir à d'autres que lui. Il y avait de jeunes soldats qui s'impatientaient un peu dans les marais, où ils étaient dans l'eau jusqu'aux genoux; et les vieux soldats leur disaient: «Quoi! vous vous plaignez! on voit bien que vous ne connaissez pas M. de Turenne. Il est plus fâché que nous quand nous sommes mal; il ne songe, à l'heure qu'il est, qu'à nous tirer d'ici; il veille quand nous dormons; c'est notre père; on voit bien que vous êtes jeunes:» et ils les rassuraient ainsi. Tout ce que je vous mande est vrai: je ne me charge point des fadaises dont on croit faire plaisir aux gens éloignés; c'est abuser d'eux, et je choisis bien plus ce que je vous écris que ce que je vous dirais, si vous étiez ici. Je reviens à son âme: c'est donc une chose à remarquer que nul dévot ne s'est avisé de douter que Dieu ne l'eût reçue à bras ouverts, comme une des plus belles et des meilleures qui soient jamais sorties de ses mains. Méditez sur cette confiance générale de son salut, et vous trouverez que c'est une espèce de miracle qui n'est que pour lui; enfin personne n'a osé douter de son repos éternel. Vous verrez dans les nouvelles les effets de cette grande perte.
Le roi a dit d'un certain homme dont vous aimiez assez l'absence cet hiver, qu'il n'avait ni cœur, ni esprit; rien que cela. Mme de Rohan, avec une poignée de gens, a dissipé et fait fuir les mutins qui s'étaient attroupés dans son duché de Rohan. Les troupes sont à Nantes, commandées par Forbin; car de Vins est toujours subalterne. L'ordre de Forbin est d'obéir à M. de Chaulnes; mais comme ce dernier est dans son Fort-Louis, Forbin avance et commande toujours. Vous entendez bien ce que c'est que ces sortes d'honneurs en idée, que l'on laisse sans action à ceux qui commandent. M. de Lavardin avait fort demandé le commandement; il a été à la tête d'un vieux régiment[386], et prétendait que cet honneur lui était dû; mais il n'a pas eu contentement. On dit que nos mutins demandent pardon; je crois qu'on leur pardonnera moyennant quelques pendus. On a ôté M. de Chamillard, qui était odieux à la province, et l'on a donné pour intendant de ces troupes M. de Marillac, qui est fort honnête homme. Ce ne sont plus ces désordres qui m'empêchent de partir, c'est autre chose que je ne veux pas quitter; je n'ai pu même aller à Livry, quelque envie que j'en aie; il faut prendre le temps comme il vient: on est assez aise d'être au milieu des nouvelles, dans ces terribles temps.
Écoutez, je vous prie, encore un mot de M. de Turenne. Il avait fait connaissance avec un berger qui savait très-bien les chemins et le pays; il allait seul avec lui, et faisait poster ses troupes selon la connaissance que cet homme lui donnait: il aimait ce berger, et le trouvait d'un sens admirable; il disait que le colonel Bec était venu comme cela, et qu'il croyait que ce berger ferait sa fortune comme lui. Quand il eut fait passer ses troupes à loisir, il se trouva content, et dit à M. de Roye (son beau-frère): «Tout de bon, il me semble que cela n'est pas trop mal; et je crois que M. de Montecuculli trouverait assez bien ce que l'on vient de faire.» Il est vrai que c'était un chef-d'œuvre d'habileté. Madame de Villars a vu une autre relation depuis le jour du combat, où l'on dit que, dans le passage du Rhin, le chevalier de Grignan fit encore des merveilles de valeur et de prudence: Dieu le conserve! car le courage de M. de Turenne semble être passé à nos ennemis: ils ne trouvent plus rien d'impossible.
Depuis la défaite du maréchal de Créqui, M. de la Feuillade a pris la poste, et s'en est venu droit à Versailles, où il surprit le roi, et lui dit: «Sire, les uns font venir leurs femmes (c'est Rochefort), les autres les viennent voir: pour moi, je viens voir une heure Votre Majesté, et la remercier mille et mille fois; je ne verrai que Votre Majesté, car ce n'est qu'à elle que je dois tout.» Il causa assez longtemps, et puis prit congé, et dit: «Sire, je m'en vais; je vous supplie de faire mes compliments à la reine, à M. le Dauphin, à ma femme et à mes enfants,» et s'en alla remonter à cheval; et, en effet, il n'a vu âme vivante. Cette petite équipée a fort plu au roi, qui a raconté, en riant, comme il était chargé des compliments de M. de la Feuillade. Il n'y a qu'à être heureux, tout réussit.
136.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Livry, mercredi 21 août 1675.
En vérité, ma fille, vous devriez bien être ici avec moi; j'y suis venue ce matin toute seule, fatiguée et lasse de Paris, au point de n'y pouvoir pas durer. Notre abbé est demeuré pour quelques affaires; pour moi, je n'en ai point jusqu'à samedi. Me voilà donc pour ces trois jours en paix et en repos; je prends demain ma troisième médecine; je marcherai beaucoup: je m'imagine que j'en ai besoin. Je penserai extrêmement à vous, pour ne pas dire continuellement; il n'y a ni lieu ni place qui ne me fasse souvenir que nous y étions ensemble il y a un an. Quelle différence, bon Dieu! Il m'est doux de penser à vous; mais l'absence jette une certaine amertume qui serre le cœur: ce sera pour ce soir la noirceur des pensées. Je me fais un plaisir de vous entretenir dans ce petit cabinet que vous connaissez; rien ne m'interrompt.
J'ai laissé M. de Coulanges bien en peine de M. de Sanzei. Pour M. de la Trousse, depuis mes chers romans, je n'ai rien vu de si parfaitement heureux que lui. N'avez-vous point vu un prince qui se bat jusqu'à l'extrémité? Un autre s'avance pour voir qui peut faire une si grande résistance: il voit l'inégalité du combat, il en est honteux; il écarte ses gens: il demande pardon à ce vaillant homme, qui lui rend son épée, à cause de son honnêteté, et qui sans lui ne l'eût jamais rendue; il le fait son prisonnier; il le reconnaît pour un de ses amis, du temps qu'ils étaient tous deux à la cour d'Auguste; il traite son prisonnier comme son propre frère, il le loue de son extrême valeur; mais il me semble que le prisonnier soupire; je ne sais s'il n'est point amoureux: je crois qu'on lui permettra de revenir sur sa parole; je ne vois pas bien où la princesse l'attend; et voilà toute l'histoire.
Quand je vous mande des nouvelles, comptez que je les tiens de gens bien informés; mais ils ne veulent jamais être cités pour les moindres bagatelles. Il y en a d'autres dont je ne prends jamais les nouvelles. Voulez-vous savoir ce que les valets de chambre ont écrit? Vous devinerez d'abord que ceci vient de l'endroit où vous savez qu'on s'amuse des lettres ridicules. L'un fait inventaire de ce qu'il a perdu, comme son étui, sa tasse, son buffle, son caudebec. «C'était, dit-il, un désordre du diable; ma foi, si j'avais été général, cela ne serait pas arrivé.» Un autre dit: «Nous avons été joliment téméraires; nous n'étions que sept mille hommes, nous en avons attaqué vingt-six-mille; aussi faut voir comme nous avons été frottés.» Un autre dit: «Nous nous sommes sauvés le plus diligemment que nous avons pu; et si nous n'avons pas laissé d'avoir grand'peur.» Il faut avoir, mon enfant, un étrange loisir pour vous conter toutes ces sottises.
Vous parlez si dignement du cardinal de Retz et de sa retraite, que pour cela seul vous seriez digne de son estime et de son amitié. Je vois des gens qui disent qu'il devrait venir à Saint-Denis, et ce sont ceux-là même qui trouveraient le plus à redire, s'il y venait. On voudrait, à quelque prix que ce fût, ternir la beauté de son action; mais j'en défie la plus fine jalousie. Ce que vous dites de M. de Turenne mérite d'entrer dans son panégyrique: le cardinal de Bouillon en aura le plaisir ou le déplaisir, car je suis bien sûre qu'il ne lira point cet endroit de votre lettre sans pleurer. Depuis la mort du héros de la guerre, celui du bréviaire s'est retiré à Commerci; il n'y avait plus de sûreté à Saint-Mihiel. Le premier président de la cour des aides a une terre en Champagne; son fermier lui vint signifier l'autre jour, ou de la rabaisser considérablement, ou de rompre le bail qui en fut fait il y a deux ans: on lui demande pourquoi, on dit que ce n'est point la coutume; il répond que, du temps de M. de Turenne, on pouvait recueillir avec sûreté, et compter sur les terres de ce pays-là; mais que, depuis sa mort, tout le monde quittait, croyant que les ennemis vont entrer en Champagne. Voilà des choses simples et naturelles qui font son éloge aussi magnifiquement que les Fléchier et les Mascaron.
Ne me parlez point tant de vous aller voir; vous me détournez de la pensée de tous mes tristes devoirs: si j'en croyais mon cœur, j'enverrais paître toutes mes petites affaires, et je m'en irais à Grignan. Oh! avec quelle joie je planterais tout là! et pour quatre jours qu'on a à vivre, je vivrais à ma mode, et je suivrais mon inclination: quelle folie de se contraindre pour des routines de devoirs et d'affaires! Eh, bon Dieu! qui en sait gré? Je ne suis que trop dans toutes ces pensées; la règle n'est plus, à mon grand regret, que dans toutes mes actions; car, pour mes discours, ils ont pris l'essor, et je me tire au moins de la contrainte d'approuver tout ce que je fais. Vos affaires règlent ma vie présentement, c'est tout ce qui me console. Je m'en vais courir en Bretagne pendant les vacances, et je serai de retour au mois de novembre, pour m'abandonner à toute la chicane que me prépare l'infidélité de M. de Mirepoix.
137.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, lundi 26 août 1675.
Je revins samedi matin de Livry; j'allai l'après-dîner chez madame de Lavardin, qui vous a écrit un billet en vous envoyant une relation: cette marquise vous aime beaucoup, et vous lui répondrez sans doute, comme vous savez si bien faire; elle s'en va de son côté, et d'Harouïs et moi du nôtre: les vacances de la chicane font partir bien des gens. La cour est partie ce matin pour Fontainebleau; ce mot-là me fait encore trembler; mais enfin on y va pour se divertir: Dieu veuille que nous ne soyons point assommés pendant ce temps-là! Le siége de Trèves se pousse vivement: s'il y a quelque balle qui ait reçu la commission de tuer le maréchal de Créqui, elle n'aura pas de peine à le trouver, car on dit qu'il s'expose comme un désespéré.
M. le Prince est à l'armée d'Allemagne; il a dit à un homme qui l'a vu depuis peu: «Je voudrais bien avoir causé seulement deux heures avec l'ombre de M. de Turenne, pour prendre la suite de ses desseins, pour entrer dans ses vues, et me mettre au fait des connaissances qu'il avait de ce pays, et des manières de peindre du Montecuculli.» Et quand cet homme-là lui dit: «Monseigneur, vous vous portez bien, Dieu vous conserve, pour l'amour de vous et de la France!» M. le Prince ne répondit qu'en haussant les épaules.
Mon fils me mande que le prince d'Orange fait mine de vouloir assiéger le Quesnoy, et que si cela est, ils sont à la veille d'une action. M. de Luxembourg a bien envie de faire parler de lui; il est bien heureux, car il a bien entretenu l'ombre de M. le Prince: enfin on tremble de tous côtés. J'ai demandé à M. de Louvois le régiment de Sanzei à pur et à plein, avec la permission de vendre le guidon, bien entendu que le pauvre Sanzei serait mort, dont on n'a encore aucune nouvelle. Le vicomte de Marsilly est mon résident auprès du ministre, et s'est chargé de m'apprendre la réponse; je voudrais qu'elle fût apportée par M. de Sanzei. Vous croyez bien que si madame de Sanzei y pouvait avoir la moindre prétention, je ne l'aurais pas barrée, moi qui respecte Saint-Hérem pour le régiment Royal; mais le roi, qui avait donné ce petit régiment à Sanzei, le donnera à quelque autre. Pour celui de Picardie, il n'y faut pas penser, à moins que de vouloir être abîmé dans deux ans; mais c'est mal dit abîmé, c'est déshonoré; car comme il n'est plus permis de se ruiner ni d'emprunter, comme autrefois, on demeure tout court, avec infamie. Ce second Chénoise, neveu de Saint-Hérem, est ressuscité depuis deux jours; il était prisonnier des Allemands; c'est là où nous devrions trouver M. de Sanzei. Pour le pauvre petit Froulai, il a fallu remuer et retourner, et regarder quinze cents hommes morts en un endroit du combat, pour trouver ce pauvre garçon, qu'on a enfin reconnu, percé de dix ou douze coups: sa pauvre mère demande sa charge de grand maréchal des logis (de la maison du roi), qu'elle a achetée; elle crie et pleure, et ne parle qu'à genoux: on lui répond qu'on verra; et vingt-deux ou vingt-trois personnes demandent cette charge. Pour dire le vrai, on reconnaît tous les jours que jamais une défaite n'a été si remplie de désordre et de confusion, que celle du maréchal de Créqui. Je vis samedi la maréchale chez M. de Pomponne, elle n'est pas reconnaissable; les yeux ne lui sèchent pas.
Ne croyez pas, ma fille, que la mort de M. de Turenne ait passé ici aussi vite que les autres nouvelles; on en parle et on le pleure encore tous les jours:
On peut dire ce vers pour lui. Heureux ceux, comme vous dites, qui n'ont pas fait la moindre attention sur cette perte! La déroute qui est arrivée depuis a bien renouvelé les éloges du héros. Vous m'avez fait grand plaisir d'avoir frissonné de ce qu'a dit Saint-Hilaire; il n'est pas mort, il vivra avec son bras gauche, et jouira de la beauté et de la fermeté de son âme. Je crois que vous aurez été bien étonnée de voir une petite défaite de notre côté; vous n'en avez jamais vu depuis que vous êtes au monde. Il n'y a que le coadjuteur qui en ait profité, en donnant un air si nouveau et si spirituel à sa harangue, que cet endroit en a fait tout le prix, au moins pour les courtisans; car toutes les bonnes têtes l'ont loué depuis le commencement jusqu'à la fin. Je dînai samedi avec le coadjuteur et le bel abbé: je suis ravie quand je vois quelque Grignan.
138.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, mercredi 28 août 1675.
Si l'on pouvait écrire tous les jours, je m'en accommoderais fort bien; je trouve même quelquefois le moyen de le faire, quoique mes lettres ne partent pas, mais le plaisir d'écrire est uniquement pour vous; car, à tout le reste du monde, on voudrait avoir écrit, et c'est parce qu'on le doit. Vraiment, ma fille, je m'en vais bien encore vous parler de M. de Turenne. Madame d'Elbeuf[387], qui demeure pour quelques jours chez le cardinal de Bouillon, me pria hier de dîner avec eux deux, pour parler de leur affliction: madame de la Fayette y vint: nous fîmes bien précisément ce que nous avions résolu; les yeux ne nous séchèrent pas. Madame d'Elbeuf avait un portrait divinement bien fait de ce héros, dont tout le train était arrivé à onze heures: tous ces pauvres gens étaient en larmes, et déjà tout habillés de deuil; il vint trois gentilshommes qui pensèrent mourir en voyant ce portrait; c'étaient des cris qui faisaient fendre le cœur; ils ne pouvaient prononcer une parole; ses valets de chambre, ses laquais, ses pages, ses trompettes, tout était fondu en larmes, et faisait fondre les autres. Le premier qui fut en état de parler répondit à nos tristes questions: nous nous fîmes raconter sa mort. Il voulait se confesser, et en se cachottant il avait donné ses ordres pour le soir, et devait communier le lendemain dimanche, qui était le jour qu'il croyait donner la bataille.
Il monta à cheval le samedi à deux heures, après avoir mangé; et comme il avait bien des gens avec lui, il les laissa tous à trente pas de la hauteur où il voulait aller, et dit au petit d'Elbeuf: «Mon neveu, demeurez là; vous ne faites que tourner autour de moi, vous me feriez reconnaître.» M. d'Hamilton, qui se trouva près de l'endroit où il allait, lui dit: «Monsieur, venez par ici; on tire du côté où vous allez.—Monsieur, lui dit-il, vous avez raison; je ne veux point du tout être tué aujourd'hui; cela sera le mieux du monde.» Il eut à peine tourné son cheval, qu'il aperçut Saint-Hilaire, le chapeau à la main, qui lui dit: «Monsieur, jetez les yeux sur cette batterie que je viens de faire placer là.» M. de Turenne revint; et dans l'instant, sans être arrêté, il eut le bras et le corps fracassé du même coup qui emporta le bras et la main qui tenaient le chapeau de Saint-Hilaire. Ce gentilhomme, qui le regardait toujours, ne le voit point tomber; le cheval l'emporte où il avait laissé le petit d'Elbeuf; il n'était point encore tombé; mais il était penché le nez sur l'arçon: dans ce moment, le cheval s'arrête; le héros tombe entre les bras de ses gens; il ouvre deux fois deux grands yeux et la bouche, et demeure tranquille pour jamais: songez qu'il était mort, et qu'il avait une partie du cœur emportée. On crie, on pleure; M. d'Hamilton fait cesser le bruit et ôter le petit d'Elbeuf, qui s'était jeté sur le corps, qui ne voulait pas le quitter, et se pâmait de crier. On couvre le corps d'un manteau, on le porte dans une haie; on le garde à petit bruit; un carrosse vient, on l'emporte dans sa tente: ce fut là où M. de Lorges, M. de Roye et beaucoup d'autres, pensèrent mourir de douleur; mais il fallut se faire violence, et songer aux grandes affaires qu'on avait sur les bras. On lui a fait un service militaire dans le camp, où les larmes et les cris faisaient le véritable deuil: tous les officiers avaient pourtant des écharpes de crêpe; tous les tambours en étaient couverts; ils ne battaient qu'un coup; les piques traînantes et les mousquets renversés: mais ces cris de toute une armée ne se peuvent pas représenter, sans que l'on en soit tout ému. Ses deux neveux étaient à cette pompe, dans l'état que vous pouvez penser. M. de Roye tout blessé s'y fit porter; car cette messe ne fut dite que quand ils eurent repassé le Rhin. Je pense que le pauvre chevalier (de Grignan) était bien abîmé de douleur. Quand ce corps a quitté son armée, ç'a été encore une autre désolation: et partout où il a passé on n'entendait que des clameurs: mais à Langres ils se sont surpassés; ils allèrent au-devant de lui en habits de deuil au nombre de plus de deux cents, suivis du peuple; tout le clergé en cérémonie; il y eut un service solennel dans la ville, et en un moment ils se cotisèrent tous pour cette dépense, qui monta à cinq mille francs, parce qu'ils reconduisirent le corps jusqu'à la première ville, et voulurent défrayer tout le train. Que dites-vous de ces marques naturelles d'une affection fondée sur un mérite extraordinaire? Il arrive à Saint-Denis ce soir ou demain; tous ses gens l'allaient reprendre à deux lieues d'ici; il sera dans une chapelle en dépôt, on lui fera un service à Saint-Denis, en attendant celui de Notre-Dame, qui sera solennel. Voilà quel fut le divertissement que nous eûmes. Nous dînâmes comme vous pouvez penser, et jusqu'à quatre heures nous ne fîmes que soupirer. Le cardinal de Bouillon parla de vous, et répondit que vous n'auriez point évité cette triste partie si vous aviez été ici: je l'assurai fort de votre douleur; il vous fera réponse et à M. de Grignan; il me pria de vous dire mille amitiés, et la bonne d'Elbeuf, qui perd tout, aussi bien que son fils. Voilà une belle chose de m'être embarquée à vous conter ce que vous saviez déjà; mais ces originaux m'ont frappée, et j'ai été bien aise de vous faire voir que voilà comme on oublie M. de Turenne en ce pays-ci.
M. de la Garde me dit l'autre jour que, dans l'enthousiasme des merveilles que l'on disait du chevalier, il exhorta ses frères[388] à faire un effort pour lui dans cette occasion, afin de soutenir sa fortune, au moins le reste de cette année; et qu'il les trouva tous deux fort disposés à faire des choses extraordinaires. Ce bon la Garde est à Fontainebleau, d'où il doit revenir dans trois jours pour partir enfin, car il en meurt d'envie, à ce qu'il dit; mais les courtisans ont bien de la glu autour d'eux. Vraiment l'état de madame de Sanzei est déplorable; nous ne savons rien de son mari; il n'est ni vivant, ni mort, ni blessé, ni prisonnier; ses gens n'écrivent point. M. de la Trousse, après avoir mandé le jour de l'affaire qu'on venait de lui dire qu'il avait été tué, n'en a plus écrit un mot ni à la pauvre Sanzei, ni à Coulanges[389]. Nous ne savons donc que mander à cette femme désolée; il est cruel de la laisser dans cet état: pour moi, je suis très-persuadée que son mari est mort; la poussière mêlée avec son sang l'aura défiguré; on ne l'aura pas reconnu, on l'aura dépouillé; peut-être qu'il aura été tué loin des autres, par ceux qui l'ont pris, ou par des paysans, et sera demeuré au coin de quelque haie: je trouve plus d'apparence à cette triste destinée qu'à croire qu'il soit prisonnier, et qu'on n'entende pas parler de lui.
Au reste, ma fille, l'abbé croit mon voyage si nécessaire, que je ne puis m'y opposer; je ne l'aurai pas toujours; ainsi je dois profiter de sa bonne volonté; c'est une course de deux mois, car le bon abbé ne se porte pas assez bien pour aimer à passer là l'hiver; il m'en parle d'un air sincère, dont je fais vœu d'être toujours la dupe; tant pis pour ceux qui me trompent. Je comprends que l'ennui serait grand pendant l'hiver; les longues soirées peuvent être comparées aux longues marches pour être fastidieuses. Je ne m'ennuyais point cet hiver que je vous avais; vous pouviez fort bien vous ennuyer, vous qui êtes jeune; mais vous souvient-il de nos lectures? Il est vrai qu'en retranchant tout ce qui était autour de cette petite table, et le livre même, il ne serait pas impossible de ne savoir que devenir; la Providence en ordonnera. Je retiens toujours ce que vous m'avez mandé; on se tire de l'ennui comme des mauvais chemins; on ne voit personne demeurer au milieu d'un mois, pour n'avoir pas le courage de l'achever; c'est comme de mourir, vous ne voyez personne qui ne sache se tirer de ce dernier rôle. Il y a des choses dans vos lettres qu'on ne peut ni qu'on ne veut oublier. Avez-vous mon ami Corbinelli et M. de Vardes? Je le souhaite; vous aurez bien raisonné, et si vous parlez sans cesse des affaires présentes et de M. de Turenne, et que vous ne pussiez comprendre ce que tout ceci deviendra; en vérité, vous êtes comme nous, et ce n'est point du tout que vous soyez en province. M. de Barillon soupa hier ici: on ne parla que de M. de Turenne; il en est véritablement très-affligé. Il nous contait la solidité de ses vertus, combien il était vrai, combien il aimait la vertu pour elle-même, combien par elle seule il se trouvait récompensé; et puis finit par dire qu'on ne pouvait pas l'aimer, ni être touché de son mérite, sans en être plus honnête homme. Sa société communiquait une horreur pour la friponnerie et pour la duplicité, qui mettait tous ses amis au-dessus des autres hommes: dans ce nombre on distingua fort le chevalier comme un de ceux que ce grand homme aimait et estimait le plus, et aussi comme un de ses adorateurs. Bien des siècles n'en donneront pas un pareil: je ne trouve pas qu'on soit tout à fait aveugle en celui-ci, au moins les gens que je vois: je crois que c'est se vanter d'être en bonne compagnie. Je viens de regarder mes dates; il est certain que je vous ai écrit le vendredi 16; je vous avais écrit le mercredi 14, et le lundi 12. Il faut que Pacolet ou la bénédiction de Montélimart ait porté très-diaboliquement cette lettre; examinez ce prodige. Mais disons encore un mot de M. de Turenne: voici ce qui me fut conté hier. Vous connaissez bien Pertuis[390], et son adoration et son attachement pour M. de Turenne; dès qu'il eut appris sa mort, il écrivit au roi, et lui manda: «Sire, j'ai perdu M. de Turenne; je sens que mon esprit n'est point capable de soutenir ce malheur: ainsi, n'étant plus en état de servir Votre Majesté, je lui demande la permission de me démettre du gouvernement de Courtrai.» Le cardinal de Bouillon empêcha qu'on ne rendît cette lettre; mais, craignant qu'il ne vînt lui-même, il dit au roi l'effet du désespoir de Pertuis. Le roi entra fort bien dans cette douleur, et dit au cardinal de Bouillon qu'il en estimait davantage Pertuis, et qu'il ne voulait pas que Pertuis songeât à se retirer, le croyant trop honnête homme pour ne pas toujours faire son devoir, en quelque état qu'il pût être. Voilà comme sont ceux qui regrettent ce héros. Au reste, il avait quarante mille livres de rente de partage; et M. Boucherat a trouvé que, toutes ses dettes et ses legs payés, il ne lui restait que dix mille livres de rente; c'est deux cent mille francs pour tous ses héritiers, pourvu que la chicane n'y mette pas le nez. Voilà comme il s'est enrichi en cinquante années de service. Adieu, ma chère enfant, je vous embrasse mille fois avec une tendresse qui ne peut se représenter.
139.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi 6 septembre 1675.
Je vous regrette, ma chère enfant; et cette rage de m'éloigner encore de vous, et de voir pour quelques jours notre commerce dégingandé, me donne une véritable tristesse. Pour achever l'agrément de mon voyage, Hélène ne vient pas avec moi; j'ai tant tardé, qu'elle est dans son neuf; j'ai Marie qui jette sa gourme, comme vous savez; mais ne soyez point en peine de moi, je m'en vais un peu essayer de n'être pas servie si fort à ma mode, et d'être un peu dans la solitude; j'aimerai à connaître la docilité de mon esprit, et je suivrai les exemples de courage et de raison que vous me donnez. Madame de Coulanges ne fait-elle pas aussi des merveilles de s'ennuyer à Lyon? Ce serait une belle chose que je ne susse vivre qu'avec les gens qui me sont agréables: je me souviendrai de vos sermons; je m'amuserai à payer mes dettes et à manger mes provisions: je penserai beaucoup à vous, ma très-belle; je lirai, je marcherai, j'écrirai, je recevrai de vos lettres; hélas! la vie ne se passe que trop: elle s'use partout. Je porte une infinité de remèdes bons ou mauvais; je les aime tous, mais surtout il n'y en a pas un qui n'ait son patron, et qui ne soit la médecine de mes voisins: j'espère que cette boutique me sera fort inutile, car je me porte extrêmement bien.
Je fus avant-hier toute seule à Livry, me promener délicieusement avec la lune; il n'y avait aucun serein; j'y fus depuis six heures du soir jusqu'à minuit, et je me suis fort bien trouvée de cette petite équipée; je devais bien cette honnêteté à la belle Diane et à l'aimable abbaye. Il n'a tenu qu'à moi d'aller à Chantilly en très-bonne compagnie; mais je ne me suis pas trouvée assez libre pour faire un si délicieux voyage; ce sera pour le printemps qui vient. J'ai été tantôt chez Mignard, pour voir le portrait de Louvigny: il est parlant; mais je n'ai pas vu Mignard; il peignait madame de Fontevrault, que j'ai regardée par le trou de la porte; je ne l'ai pas trouvée jolie: l'abbé Têtu était auprès d'elle, dans un charmant badinage; les Villars étaient à ce trou avec moi: nous étions plaisantes.
M. le Prince, qui a fait lever le siége d'Haguenau, est un peu étonné d'être sur la défensive, et de se reculer et se retrancher vers Schelestadt: la goutte et le mois d'octobre ne diminueront pas son chagrin. Pour moi, j'emporte l'inquiétude de mon fils; il me semble que je vais avoir la tête dans un sac pendant dix ou douze jours; et vous jugez bien que, sans de bonnes raisons, je ne quitterais pas Paris dans ce temps de nouvelles. Saint-Thou avait songé, la veille qu'il a été tué, qu'il avait eu un démêlé avec le prince d'Orange, et qu'il lui avait dit de si bonnes injures, que ce prince l'avait fait maltraiter par ses gardes: il conta ce songe, et ce fut par ses gardes qu'il fut tué follement; car il ne voulut jamais de quartier, quoiqu'il fût seul contre deux cents: c'est une belle pensée; tout le monde se moque de lui, quoique Voiture nous ait appris que c'est fort mal fait de se moquer des trépassés. La pauvre Sanzei est tiraillée par de ridicules espérances que son mari n'est point mort, et veut attendre la fin du siége de Trèves pour prendre son deuil. Adieu, ma très-aimable, je ne puis vous dire combien je suis à vous; quoique je dise un peu plus que vous ce que je sens, mes démonstrations n'égalent pas mes sentiments.
140.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, lundi 9 septembre 1675.
Adieu, ma très-chère, je m'en vais monter en carrosse. Je quitte Paris pour quelque temps, avec la douleur de ne recevoir plus si réglément vos lettres, ni celles de mon fils, dont l'armée n'est point tant composée de pâtissiers, que je ne sois fort en peine de lui, non pas quand je pense au prince d'Orange, mais à M. de Luxembourg, qui est dans l'armée de mon fils, et à qui les mains démangent furieusement. Hélas! vous souvient-il de notre folie, que M. de Turenne était dans l'armée de votre frère? Enfin, voilà tous mes commerces dérangés: je n'espère pas même que je puisse encore être bonne à votre divertissement: tout le fagotage de bagatelles que je vous mandais va être réduit à rien; et si vous ne m'aimiez, vous feriez fort bien de ne pas ouvrir mes lettres. Je m'en vais donc, ma très-chère, avec le bon abbé et Marie; j'ai deux hommes à cheval et six chevaux: je m'en vais par Orléans et par Nantes: je vous écrirai par les chemins; c'est une de mes tendresses, comme dit Monceaux.
Je n'ai jamais vu un homme adorable comme d'Hacqueville; je ne sais pas comme sont les autres; mais, pour celui que nous connaissons, je croirais qu'il n'a point son pareil, sans la notoriété qui dit les d'Hacqueville[391]. Je lui ai recommandé une affaire du sénéchal de Rennes; ne le connaît-on point dans votre voisinage? Elle était épineuse, et il fallait de l'habileté pour l'entendre; je priai d'Hacqueville d'y entrer; il en a fait la sienne, il y a travaillé, il a disputé contre Parère[392], qui était contraire; il l'a rapportée devant M. de Pomponne, pour empêcher qu'il ne la comprît mal; enfin il n'y a qu'à baiser les pas par où il passe. Le sénéchal est si étonné de trouver un cœur comme celui-là sur la terre, et d'avoir gagné son affaire, qu'il me croit la plus riche femme de France d'avoir un tel ami; il a raison: servez-vous-en donc, sans crainte de le fatiguer; et du gros abbé (de Pontcarré), si vous avez quelque lettre de change à envoyer; car il faut connaître les talents. Vous ne manquerez pas de nouvelles; la bonne Troche vous mandera les grandes; mais, comme vous dites, tout va bien; il n'y aura que douceur et agrément dans le reste de cette année: comprenez un peu ce que c'est que ce grand prince de Condé, qui se retire, qui se retranche, et qui envisage le mois d'octobre et la goutte. M. de Lorraine ne voulait point qu'on s'amusât au siége de Trèves, et disait: «Vous y périrez, messieurs; songez qu'il y a quatre mille hommes dans Trèves, et un maréchal de France en colère.» En effet, ce maréchal fait des miracles; il nettoie la tranchée tous les deux ou trois jours avec une propreté extraordinaire: mais enfin, mes belles, rien n'est imprenable, il faudra se rendre. La maréchale (de Créqui) dit toujours que M. de Sanzei est dans Trèves; je ne le crois point du tout: ce serait une belle chose si, pendant que sa femme le pleure d'un côté, et refuse l'espérance de le trouver dans cette place assiégée, elle allait apprendre qu'il y eût été tué!
Je dis hier adieu à M. de la Garde; s'il vous embrasse, laissez-le faire, c'est pour moi: je l'aime beaucoup; profitez bien de son bon esprit. Je vous exhorte, ma chère enfant, à conserver votre santé, si vous m'aimez. J'entends que vous me dites la même chose, et je vous assure que je le ferai dans la vue de vous plaire: ne vous amusez point à vous inquiéter en l'air, cela n'est point de votre bon esprit; conservez bien votre courage, et m'en envoyez un peu dans vos lettres: c'est une bonne provision dans cette vie; parlez-moi beaucoup de vous: tous les détails sont admirables, quand l'amitié est à un certain point.
Écrivez à notre cher cardinal: savez-vous bien que vous n'avez pas pensé droit sur la cassolette, et qu'il a été piqué de la hauteur dont vous avez traité cette dernière marque de son amitié? Assurément, vous avez outré les beaux sentiments; ce n'est pas là, ma fille, où vous devez sentir l'horreur d'un présent d'argenterie: vous ne trouverez personne de votre sentiment, et vous devez vous défier de vous, quand vous êtes seule de votre avis.
Hier au soir je dis adieu au plus beau de tous les prélats[393]; il me pria de lui prêter mon portrait, c'est-à-dire le vôtre, pour le porter chez madame de Fontevrault; je le refusai rabutinement, et lui dis que je l'avais refusé à Mademoiselle: et en même temps je le portai moi-même dans une petite chambre, où il fut placé et reçu avec tendresse et envie de me plaire: je suis sûre qu'on ne l'en tirera pas; on sait trop bien ce que c'est pour moi que cette charmante peinture; et si on vient le demander ici, on dira que je l'ai emporté: M. de Coulanges vous apprendra où il est. M. de Pomponne le voulut voir l'autre jour; il lui parlait, et croyait que vous deviez répondre, et qu'il y avait de la gloire[394] à votre fait: votre absence a augmenté la ressemblance; et ce n'est pas ce qui m'a le moins coûté à quitter.
Nous avons ri aux larmes de votre madame de la Charce et de Philis, sa fille aînée, âgée de trente-neuf ans; je la vois d'ici. Que voulez-vous dire, que vous ne narrez point bien? Il n'y a chose au monde si plaisamment contée, et personne n'écrit si agréablement; mais il faut pleurer d'être dans un pays où l'on porte le deuil si burlesquement. Je vous remercie de la peine que vous avez prise de narrer cette folie: c'est un style que vous n'aimez pas, mais il m'a bien réjouie: M. de Coulanges vous en parlera. Il lut cet endroit en perfection. Il me semble que je n'ai plus rien à dire: qu'on me mène aux Rochers, je ne veux plus écrire; allons, l'abbé, c'est fait[395]: je vais partir, belle comtesse; adieu donc ma très-chère comtesse:
C'est pour dire une folie; car notre province est plus calme que la Saône.
On fait présentement à Notre-Dame le service de M. de Turenne en grande pompe. Le cardinal de Bouillon et madame d'Elbeuf vinrent hier me le proposer; mais je me contente de celui de Saint-Denis, je n'en ai jamais vu un si bon. N'admirez-vous point ce que fait la mort de ce héros, et la face que prennent les affaires, depuis que nous ne l'avons plus? Ah! ma chère enfant, qu'il y a longtemps que je suis de votre avis! rien n'est bon que d'avoir une belle et bonne âme: on la voit en toute chose comme au travers d'un cœur de cristal: on ne se cache point; vous n'avez point vu de dupes là-dessus: on n'a jamais pris longtemps l'ombre pour le corps; il faut être, si l'on veut paraître: le monde n'a point de longues injustices; vous devez être de cet avis pour vos propres intérêts. Adieu ma chère enfant, je vous embrasse de tout mon cœur.
141.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Mardi 17 septembre 1675.
Voici une bizarre date. Je suis dans un bateau, dans le courant de l'eau, fort loin de mon château: je pense même que je puis achever, ah! quelle folie! car les eaux sont si basses, et je suis si souvent engravée, que je regrette mon équipage qui ne s'arrête point et qui va son train. On s'ennuie sur l'eau quand on y est seule; il faut un petit comte des Chapelles et une mademoiselle de Sévigné. Mais enfin c'est une folie de s'embarquer quand on est à Orléans, et peut-être même à Paris; c'est pour dire une gentillesse: il est vrai cependant qu'on se croit obligé de prendre des bateliers à Orléans, comme à Chartres d'acheter des chapelets.
Je vous ai mandé comme j'avais vu l'abbé d'Effiat dans sa belle maison: je vous écrivis de Tours; je vins à Saumur, où nous vîmes Vineuil; nous repleurâmes M. de Turenne; il en a été vivement touché; vous le plaindrez, quand vous saurez qu'il est dans une ville où personne n'a vu le héros. Vineuil est bien vieilli, bien toussant, bien crachant et dévot, mais toujours de l'esprit; il vous fait mille et mille compliments. Il y a trente lieues de Saumur à Nantes; nous avons résolu de les faire en deux jours, et d'arriver aujourd'hui à Nantes: dans ce dessein, nous allâmes hier deux heures de nuit; nous nous engravâmes, et nous demeurâmes à deux cents pas de notre hôtellerie sans pouvoir aborder. Nous revînmes au bruit d'un chien, et nous arrivâmes à minuit dans un tugurio plus pauvre, plus misérable qu'on ne peut vous le représenter: nous n'y avons trouvé que deux ou trois vieilles femmes qui filaient, et de la paille fraîche, sur quoi nous avons tous couché sans nous déshabiller; j'aurais bien ri, sans l'abbé, que je meurs de honte d'exposer ainsi à la fatigue d'un voyage. Nous nous sommes rembarqués à la pointe du jour, et nous étions si parfaitement bien établis dans notre gravier, que nous avons été près d'une heure avant que de reprendre le fil de notre discours: nous voulons, contre vent et marée, arriver à Nantes; nous ramons tous. J'y trouverai de vos lettres, ma fille; mais j'ai si bonne opinion de votre amitié, que je suis persuadée que vous serez bien aise de savoir des nouvelles de mon voyage; et, comme on m'a dit que la poste va passer à Ingrande, je vais y laisser cette lettre chemin faisant. Je me porte très-bien, il ne me faudrait qu'un peu de causerie. Je vous écrirai de Nantes, comme vous pouvez penser. Je suis impatiente de savoir de vos nouvelles, et de l'armée de M. de Luxembourg; cela me tient fort au cœur; il y a neuf jours que j'ai ma tête dans ce sac. L'histoire des Croisades est très-belle, surtout pour ceux qui ont lu le Tasse, et qui revoient leurs vieux amis en prose et en histoire; mais je suis servante du style du jésuite. La vie d'Origène est divine. Adieu, ma très-chère, très-aimable, et très-parfaitement aimée; vous êtes ma chère enfant.
142.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 29 septembre 1675.
Je vous ai écrit, ma fille, de tous les lieux où je l'ai pu; et comme je n'ai pas eu un soin si exact pour notre cher d'Hacqueville, ni pour mes autres amis, ils ont été dans des peines de moi, dont je leur suis trop obligée: ils ont fait l'honneur à la Loire de croire qu'elle m'avait abîmée: hélas, la pauvre créature! je serais la première à qui elle eût fait ce mauvais tour; je n'ai eu d'incommodité que parce qu'il n'y avait pas assez d'eau dans cette rivière. D'Hacqueville me mande qu'il ne sait que vous dire de moi, et qu'il craint que son silence sur mon sujet ne vous inquiète. N'êtes-vous pas trop aimable, ma chère enfant, d'avoir bien voulu paraître assez tendre à mon égard pour qu'on vous épargne sur les moindres choses? Vous m'avez si bien persuadée la première, que je n'ai eu d'attention qu'à vous écrire très-exactement. Je partis donc de la Silleraye le lendemain du jour que je vous écrivis, qui fut le mercredi; M. de Lavardin me mit en carrosse, et M. d'Harouïs m'accabla de provisions. Nous arrivâmes ici jeudi; je trouvai d'abord mademoiselle du Plessis plus affreuse, plus folle et plus impertinente que jamais: son goût pour moi me déshonore; je jure sur ce fer de n'y contribuer d'aucune douceur, d'aucune amitié, d'aucune approbation; je lui dis des rudesses abominables, mais j'ai le malheur qu'elle tourne tout en raillerie: vous devez en être persuadée, après le soufflet dont l'histoire a pensé faire mourir Pomenars de rire. Elle est donc toujours autour de moi; mais elle fait la grosse besogne; je ne m'en incommode point; la voilà qui me coupe des serviettes. J'ai trouvé ces bois d'une beauté et d'une tristesse extraordinaires; tous les arbres que vous avez vus petits sont devenus grands et droits, et beaux en perfection; ils sont élagués, et font une ombre agréable; ils ont quarante ou cinquante pieds de hauteur: il y a un petit air d'amour maternel dans ce détail; songez que je les ai tous plantés, et que je les ai vus, comme disait M. de Montbazon de ses enfants, pas plus grands que cela. C'est ici une solitude faite exprès pour y bien rêver; vous en feriez bien votre profit, et je n'en use pas mal: si les pensées n'y sont pas tout à fait noires, elles y sont tout au moins gris-brun; j'y pense à vous à tout moment: je vous regrette, je vous souhaite: votre santé, vos affaires, votre éloignement, que pensez-vous que tout cela fasse entre chien et loup? J'ai ces vers dans la tête:
Il faut regarder la volonté de Dieu bien fixement, pour envisager sans désespoir tout ce que je vois, dont assurément je ne vous entretiendrai pas.
Ne soyez point en peine de l'absence d'Hélène; Marie me fait fort bien; je ne m'impatiente point, ma santé est comme il y a six ans: je ne sais d'où me revient cette fontaine de Jouvence: mon tempérament fait précisément ce qui m'est nécessaire: je lis et je m'amuse; j'ai des affaires que je fais devant l'abbé, comme s'il était derrière la tapisserie; tout cela, avec cette jolie espérance, empêche, comme vous dites, qu'on ne fasse la dépense d'une corde pour se pendre. Je trouvai l'autre jour une lettre de vous, où vous m'appelez ma bonne maman; vous aviez dix ans, vous étiez à Sainte-Marie, et vous me contiez la culbute de madame Amelot, qui de la salle se trouva dans une cave; il y a déjà du bon style à cette lettre. J'en ai trouvé mille autres qu'on écrivait autrefois à mademoiselle de Sévigné: toutes ces circonstances sont bien heureuses pour me faire souvenir de vous; car sans cela, où pourrais-je prendre cette idée? Je n'ai point reçu de vos lettres le dernier ordinaire, j'en suis toute triste. Je ne sais non plus des nouvelles du coadjuteur, de la Garde, du Mirepoix, du Bellièvre, que si tout était fondu; je m'en vais un peu les réveiller.
N'admirez-vous point le bonheur du roi? On me mande la mort de Son Altesse, mon père[397], qui était un bon ennemi; et que les Impériaux ont repassé le Rhin, pour aller défendre l'empereur du Turc, qui le presse en Hongrie: voilà ce qui s'appelle des étoiles heureuses; cela nous fait craindre en Bretagne de rudes punitions. Je m'en vais voir la bonne Tarente[398]; elle m'a déjà envoyé deux compliments, et me demande toujours de vos nouvelles; si elle le prend par là, elle me fera fort bien sa cour. Vous dites des merveilles sur Saint-Thou; au moins on ne l'accusera pas de n'avoir conté son songe qu'après son malheur; cela est plaisant. Je vous plains de ne pas lire toutes vos lettres: mais quoiqu'elles fassent toutes ma chère et unique consolation, et que j'en connaisse tout le prix, je suis bien fâchée d'en tant recevoir. Le bon abbé est fort en colère contre M. de Grignan; il espérait qu'il lui manderait si le voyage de Jacob[399] a été heureux, s'il est arrivé à bon port dans la terre promise; s'il y est bien placé, bien établi, lui et ses femmes, ses enfants, ses moutons, ses chameaux; cela méritait bien un petit mot. Il a dessein de le reprendre quand il ira à Grignan. Comment se portent vos enfants? Adieu, ma très-aimable et très-chère: je reçois fort souvent des lettres de mon fils; il est bien affligé de ne pouvoir sortir de ce malheureux guidonnage; mais il doit comprendre qu'il y a des gens présents et pressants qu'on a sur les bras, à qui on doit des récompenses, qu'on préférera toujours à un absent qu'on croit placé, et qui ne fait simplement que s'ennuyer dans une longue subalternité dont on ne se soucie guère. Ha, que c'est bien précisément ce que nous disions, après une longue navigation, se trouver à neuf cents lieues d'un cap, et le reste!
143.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 6 octobre 1675.
Vraiment, ma fille, vous me contez une histoire bien lamentable de vos pauvres lettres perdues; est-ce Baro qui a fait cette sottise? On est gaie, gaillarde, on croit avoir entretenu tous ses bons amis: pour M. l'archevêque, je le plains encore davantage, car il n'écrit que pour des choses importantes; et il se trouve que toute la peine qu'on a prise, c'est pour être dans un bourbier, dans un précipice. Voilà M. de Grignan rebuté d'écrire pour le reste de sa vie: quelle aventure pour un paresseux! vous verrez que désormais il n'écrira plus, et ne voudra point hasarder de perdre sa peine. Si vous mandez ce malheur au coadjuteur, il en fera bien son profit. Je comprends ce chagrin le plus aisément du monde; mais j'entre bien aussi dans celui que vous allez avoir de quitter Grignan pour aller dans la contrainte des villes: la liberté est un bien inestimable; vous le sentez mieux que personne, et je vous plains, ma très-chère, plus que je ne vous le puis dire. Vous n'aurez ni Vardes, ni Corbinelli; c'eût été pourtant une bonne compagnie. Vous deviez bien me nommer les quatre dames qui vous venaient assassiner: pour moi, j'ai le temps de me fortifier contre ma méchante compagnie; je les sens venir par un côté, et je m'égare par l'autre; c'est un tour que je fis hier à une sénéchale de Vitré; et puis je gronde qu'on ne m'ait pas avertie: demandez-moi ce que je veux dire; ce sont des friponneries qu'on est tenté de faire dans ce parc. Vous souvient-il d'un jour que nous évitâmes les Fouesnels? Je me promène fort; ces allées sont admirables: je travaille comme vous, mais, Dieu merci, je n'ai point une friponne de Montgobert qui me réduise aux traînées; c'est une humiliation que je ne comprends pas que vous puissiez souffrir: je ne noircis point ma soie avec ma laine, je me trouve fort bien d'aller mon grand chemin; il me semble que je n'ai que dix ans; et qu'on me donne un petit bout de canevas pour me jouer, il faudrait que vos chaises fussent bien laides pour n'être pas aussi belles que votre lit. J'aime fort tout ce que me mande Montgobert; elle me plaît toujours, je la trouve salée, et tous ses tons me font plaisir: c'est un bonheur d'avoir dans sa maison une compagnie comme celle-là; j'en avais une autrefois dont je faisais bien mon profit; M. d'Angers (Henri Arnauld) me mandait l'autre jour que c'était une sainte.
J'ai trouvé la réponse du maréchal d'Albret très-plaisante, il y a plus d'esprit que dans son style ordinaire; elle m'a paru d'une grande hauteur; l'affectionné serviteur est d'une dure digestion: voilà le monseigneur bien établi. Vous avez donc ri, ma fille, de tout ce que je vous mandais d'Orléans? je le trouvai plaisant aussi, c'était le reste de mon sac, qui me paraissait assez bon. N'êtes-vous point trop aimable d'aimer les nouvelles de mes bois et de ma santé? C'est bien précisément pour l'amour de moi: je me relève un peu par les affaires de Danemark. On menace Rennes de transférer le parlement à Dinan; ce serait la ruine entière de cette province: la punition qu'on veut faire à cette ville ne se passera pas sans beaucoup de bruit.
J'ai reçu des lettres de Nantes: si le marquis de Lavardin et d'Harouïs faisaient l'article de cette ville dans la gazette, vous y auriez vu assurément mon arrivée et mon départ. Je vous rends bien, ma très-chère, l'attention que vous avez à la Bretagne; tout ce qui vous entoure à vingt lieues à la ronde m'est considérable. Il vint ici l'autre jour un augustin; c'est une manière de frater; il a été par toute la province; il me nomma cinq ou six fois M. de Grignan et M. d'Arles; je le trouvais fort habile homme; je suis assurée qu'à Aix je ne l'aurais pas regardé.
A propos, vous ai-je parlé d'une lunette admirable, qui faisait notre amusement dans le bateau? C'est un chef-d'œuvre; elle est encore plus parfaite que celle que l'abbé vous a laissée à Grignan; cette lunette rapproche fort bien les objets de trois lieues: que ne les rapproche-t-elle de deux cents! Vous pouvez penser l'usage que nous en faisons sur ces bords de Loire; mais voici celui que j'en fais ici: vous savez que par l'autre bout elle éloigne, et je la tourne sur mademoiselle du Plessis, et je la trouve tout d'un coup à deux lieues de moi: je fis l'autre jour cette sottise sur elle et sur mes voisins; cela fut plaisant, mais personne ne m'entendit: s'il y avait eu quelqu'un que j'eusse pu regarder seulement, cette folie m'aurait bien réjouie. Quand on se trouve bien oppressé de méchante compagnie, il n'y a qu'à faire venir sa lunette et la tourner du côté qui éloigne: demandez à Montgobert si elle n'aurait pas ri; voilà un beau sujet pour dire des sottises. Si vous avez Corbinelli, je vous recommande la lunette. Adieu, ma chère enfant; Dieu merci, comme vous dites, nous ne sommes pas des montagnes, et j'espère vous embrasser autrement que de deux cents lieues: vous allez vous éloigner encore, j'ai envie d'aller à Brest. Je trouve bien rude que madame la grande duchesse ait une dame d'honneur, et que ce ne soit pas la bonne Rarai; les Guisardes lui ont donné la Sainte-Même. On me mande que la bonne mine de la Trousse est augmentée de la moitié, et qu'il aura la charge de Froulai.
144.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 13 octobre 1675.
Vous avez raison de dire que les dates ne font rien pour rendre agréables les lettres de ceux que nous aimons. Eh, mon Dieu! les affaires publiques nous doivent-elles être si chères? Votre santé, votre famille, vos moindres actions, vos sentiments, vos pétoffes de Lambesc, c'est là ce qui me touche; et je crois si bien que vous êtes de même, que je ne fais aucune difficulté de vous parler des Rochers, de mademoiselle du Plessis, de mes allées, de mes bois, de nos affaires, du Bien bon et de Copenhague, quand l'occasion s'en présente. Croyez donc que tout ce qui vient de vous m'est très-considérable, et que, jusqu'à vos traînées de tapisseries, je suis aise de tout savoir. Si voulez encore des aiguilles pour en faire, j'en ai d'admirables: pour moi, j'en fis hier d'infinies, elles étaient aussi ennuyeuses que ma compagnie: je ne travaille que quand elle entre; et, dès que je suis seule, je me promène, je lis, ou j'écris. La Plessis ne m'incommode pas plus que Marie. Dieu me fait la grâce de ne point écouter ce qu'elle dit; je suis, à son égard, comme vous êtes pour beaucoup d'autres: elle a vraiment les meilleurs sentiments du monde: j'admire que cela puisse être gâté par l'impertinence de son esprit et la ridiculité de ses manières; il faudrait voir l'usage qu'elle fait de ma tolérance, et comme elle l'explique, et les chaînes qu'elle en fait pour s'attacher à moi, et comme je lui sers d'excuse pour ne plus voir ses amies de Vitré, et les adresses qu'elle a pour satisfaire sa sotte gloire, car la sotte gloire est de tout pays, et la crainte qu'elle a que je ne sois jalouse d'une religieuse de Vitré: cela ferait une assez méchante farce de campagne.
Je dois vous dire des nouvelles de cette province. M. de Chaulnes est à Rennes avec beaucoup de troupes; il a mandé que si on en sortait, ou si l'on faisait le moindre bruit, il ôterait, pour dix ans, le parlement de cette ville. Cette crainte fait tout souffrir: je ne sais point encore comme ces gens de guerre en usent à l'égard des pauvres bourgeois. Nous attendons madame de Chaulnes à Vitré, qui vient voir la princesse (de Tarente); nous sommes en sûreté sous ses auspices; mais je puis vous assurer que, quand il n'y aurait que moi, M. de Chaulnes prendrait plaisir à me marquer des égards; c'est la seule occasion où je pourrais répondre de lui: n'ayez donc aucune inquiétude; je suis ici comme dans cette Provence que vous dites qui est à moi.
Vous n'avez pas peur de Ruyter[400]. Ruyter pourtant est le dieu des combats; Guitaut ne lui résiste pas: mais, en vérité, l'étoile du roi lui résiste: jamais il n'en fut une si fixe. Elle dissipa, l'année passée, cette grande flotte; elle fait mourir le prince de Lorraine; elle renvoie Montecuculli chez ses parents, et fera la paix par le mariage du prince Charles. Je disais l'autre jour cette dernière chose à madame de Tarente; elle me dit qu'il était marié à l'impératrice douairière: quoique cette noce n'ait pas éclaté, elle ne laisserait pas d'empêcher l'autre; vous verrez que cette impératrice mourra, si sa vie fait un inconvénient. Votre raisonnement est d'une telle justesse sur les affaires d'État, qu'on voit bien que vous êtes devenue politique dans la place où vous êtes. J'ai écrit à la belle princesse de Vaudemont; elle est infortunée, et j'en suis triste, car elle est très-aimable. Je n'osais écrire à madame de Lillebonne; mais vous m'avez donné courage. Je crains que vous n'ayez pas le petit Coulanges; sa femme m'écrit tristement de Lyon, et croit y passer l'hiver: c'est une vraie trahison pour elle, que de n'être pas à Paris: elle me mande que vous avez eu un assez grand commerce. La Trousse est à Paris et à la cour, accablé d'agréments et de louanges; il les reçoit d'une manière à les augmenter: on dit qu'il aura la charge de Froulai; si cela était, il y aurait un mouvement dans la compagnie, et je prie notre d'Hacqueville d'y avoir quelque attention pour notre pauvre guidon, qui se meurt d'ennui dans le guidonnage; je lui mande de venir ici, je voudrais le marier à une petite fille qui est un peu juive de son estoc, mais les millions nous paraissent de bonne maison: cela est fort en l'air; je ne crois plus rien après avoir manqué la petite d'Eaubonne[401]. Madame de Villars me mande encore des merveilles du chevalier (de Grignan); je crois que ce sont les premières qu'on a renouvelées; mais enfin c'est un petit garçon qui a bien le meilleur bruit qu'on puisse jamais souhaiter. Je prie Dieu que les lueurs d'espérance pour une de vos filles[402] puissent réussir; ce serait une grande affaire. La paresse du coadjuteur devrait bien cesser dans de pareilles occasions.
Écoutez une belle action du procureur général[403]. Il avait une terre, de la maison de Bellièvre, qu'on lui avait fort bien donnée; il l'a remise dans la masse des biens des créanciers, disant qu'il ne saurait aimer ce présent, quand il songe qu'il fait tort à des créanciers qui ont donné leur argent de bonne foi: cela est héroïque. Jugez s'il est pour nous contre M. de Mirepoix[404]; je ne connais point une plus belle ni une plus vilaine âme que celle de ces deux hommes. Le Bien bon est toujours le Bien bon; ce sont des armes parlantes: les obligations que je lui ai sont innombrables; ce qui me les rend sensibles, c'est l'amitié qu'il a pour vous, et le zèle pour vos affaires, et comme il se prépare à confondre le Mirepoix.
Je n'ose penser à vous voir; quand cette espérance entre trop avant dans mon cœur, et qu'elle est encore éloignée, elle me fait trop de mal: je me souviens de ce que je souffris à la maladie de ma pauvre tante, et comme vous me fîtes expédier cette douleur; je ne suis pas encore à portée de recevoir cette joie. Vous m'assurez que vous vous portez bien; Dieu le veuille, ma bonne! cet article me tient extrêmement au cœur: pour moi, je suis dans la parfaite santé. Vous aimeriez bien ma sobriété et l'exercice que je fais, et sept heures au lit, comme une carmélite. Cette vie dure me plaît; elle ressemble au pays; je n'engraisse point, et l'air est si épais et si humain, que ce teint, qu'il y a si longtemps que l'on loue, n'en est point changé: je vous souhaite quelquefois une de nos soirées, en qualité de pommade de pieds de mouton. J'ai dix ouvriers qui me divertissent fort. Rahuel et Pilois, tout est à sa place. Vous devez être persuadée de ma confiance par les pauvretés dont je remplis ma lettre. Depuis que je me suis plainte, en vers, de la pluie, il fait un temps charmant; de sorte que je m'en loue en prose. Toute notre province est si occupée de ces punitions, que l'on ne fait point de visites; et, sans vouloir contrefaire la dédaigneuse, j'en suis extrêmement aise. Vous souvient-il quand nous trouvions qu'il n'y avait rien de si bon, en province, qu'une méchante compagnie, par la joie du départ? c'est un plaisir que je n'aurai point cette année.
Ma bonne, quand je vous écrirais encore quatre heures, je ne pourrais pas vous dire à quel point je vous aime, et de quelle manière vous m'êtes chère. Je suis persuadée du soin de la Providence sur vous, puisque vous payez tous vos arrérages, et que vous voyez une année de subsistance; Dieu prendra soin des autres; continuez votre attention sur votre dépense; cela ne remplit point les grandes brèches, mais cela aide à la douceur présente, et c'est beaucoup. M. de Grignan est-il sage? Je l'embrasse dans cette espérance, ma très-bonne, et je suis entièrement à vous.
145.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, mercredi 16 octobre 1675.
Je ne suis point entêtée, ma fille, de M. de Lavardin; je le vois tel qu'il est: ses plaisanteries et ses manières ne me charment point du tout; je les vois, comme j'ai toujours fait: mais je suis assez juste pour rendre au vrai mérite ce qui lui appartient, quoique je le trouve pêle-mêle avec quelques désagréments; c'est à ses bonnes qualités que je me suis solidement attachée, et, par bonheur, je vous en avais parlé à Paris; car, sans cela, vous croiriez que l'enthousiasme d'une bonne réception m'aurait enivrée; enfin je souhaiterai toujours à ceux que j'aimerai plus de charmes; mais je me contenterai qu'ils aient autant de vertus. C'est le moins lâche et le moins bas courtisan que j'aie jamais vu; vous aimeriez bien son style dans de certains endroits, vous qui parlez: tant y a, ma fille, voilà ma justification, dont vous ferez part au gros abbé, si jamais, par hasard, il a mal au gras des jambes[405] sur ce sujet.
Je suis fort aise que vous ayez remarqué, comme moi, la diligence admirable de nos lettres, et le beau procédé de Riaux[406], et de ces autres messieurs si obligeants, qui viennent prendre nos lettres, et les portent nuit et jour, en courant de toutes leurs forces, pour les faire aller plus promptement: je vous dis que nous sommes ingrats envers les postillons, et même envers M. de Louvois[407], qui les établit partout avec tant de soin. Mais quoi! ma très-chère, nous nous éloignons encore; et toutes nos admirations vont cesser: quand je songe que, dans votre dernière lettre, vous répondez encore à celle que je vous écrivis de la Silleraye, et qu'il y aura demain trois semaines que je suis aux Rochers, je comprends que nous étions déjà assez loin, sans cette augmentation.
D'Hacqueville me dit qu'une fois la semaine, c'est assez écrire pour des affaires; mais que ce n'est pas assez pour son amitié, et qu'il augmenterait plutôt d'une lettre que d'en retrancher une. Vous jugez bien que, puisque le régime que je lui avais ordonné ne lui plaît pas, je lâche la bride à toutes ses bontés, et lui laisse la liberté de son écritoire: songez qu'il écrit de cette furie à tout ce qui est hors de Paris, et voit tous les jours tout ce qui y reste; ce sont les d'Hacqueville; adressez-vous à eux, ma fille, en toute confiance: leurs bons cœurs suffisent à tout. Je me veux donc ôter de l'esprit de les ménager; j'en veux abuser; aussi bien, si ce n'est moi qui le tue, ce sera un autre: il n'aime que ceux dont il est accablé: accablons-le donc sans ménagement.
Je voudrais que vous vissiez de quelle beauté ces bois sont présentement. Madame de Tarente y fut hier tout le jour; il faisait un temps admirable: elle me parla fort de vous: elle vous trouve bien plus jolie que le petit ami[408]: sa fille est malade; elle en était triste; je la mis en carrosse au bout de la grande allée; et comme elle me priait fort de me retirer, elle me dit: Madame, vous me prenez pour une Allemande. Je lui dis: «Oui, madame, assurément, je vous prends pour une Allemande[409]: j'aurais plutôt obéi à madame votre belle-fille[410].» Elle entendit cela comme une Française. Il est vrai que sa naissance doit, ce me semble, donner une dose de respect à ceux qui savent vivre. Elle a un style romanesque dans ce qu'elle conte, et je suis étonnée que cela déplaise à ceux même qui aiment les romans: elle attend madame de Chaulnes. M. de Chaulnes est à Rennes avec les Forbin et les Vins, et quatre mille hommes: on croit qu'il y aura bien de la penderie. M. de Chaulnes y a été reçu comme le roi; mais comme c'est la crainte qui a fait changer leur langage, M. de Chaulnes n'oublie pas toutes les injures qu'on lui a dites, dont la plus douce et la plus familière était gros cochon, sans compter les pierres dans sa maison et dans son jardin, et des menaces dont il paraissait que Dieu seul empêchait l'exécution; c'est cela qu'on va punir. D'Hacqueville, de sa propre main (car ce n'est point dans son billet de nouvelles qu'on pourrait avoir copié), me mande que M. de Chaulnes, suivi de ses troupes, est arrivé à Rennes le samedi 12 octobre: je l'ai remercié de ce soin, et je lui apprends que M. de Pomponne se fait peindre par Mignard: mais tout ceci entre nous; car savez-vous bien qu'il est délicat et blond? Je reçois des lettres de votre frère, toutes pleines de lamentations de Jérémie sur son guidonnage; il dit justement tout ce que nous disions quand il l'acheta; c'est ce cap dont il est encore à neuf cents lieues: mais il y avait des gens qui lui mettaient dans la tête que, puisque je venais de vous marier, il fallait aussi l'établir; et par cette raison, qui devait produire, au moins pour quelque temps, un effet contraire, il fallut céder à son empressement et il s'en désespère: il y a des cœurs plaisamment bâtis en ce monde. Enfin, ma fille, soyons bien persuadées que c'est une vilaine chose que les charges subalternes.
Vous savez bien que notre cardinal l'est à fer et à clou. Nous devons tous en être ravis à telle fin que de raison: c'est toujours une chose triste qu'une dégradation. Au nom de Dieu, ne négligez point de lui écrire: il aime mes billets, jugez des vôtres. Vous ne m'aviez point dit que votre premier président (M. Marin) a battu sa femme; j'aime les coups de plat d'épée, cela est brave et nouveau. On sait bien qu'il faut les battre, disait l'autre jour un paysan; mais le plat d'épée me réjouit. Je m'en vais parier que la petite d'Oppède n'est point morte: je connais ceux qui doivent mourir. Il est vrai que le bonheur des Français surpasse toute croyance en tout pays: j'ai ajouté ce remercîment à ma prière du soir; ce sont les ennemis qui font toutes nos affaires: ils se reculent quand ils voient qu'ils nous pourraient embarrasser. Vous verrez ce que deviendra Ruyter sur votre Méditerranée: le prince d'Orange songe à s'aller coucher, et j'espère votre frère. Je vous réponds de cette province, et même de la paix: il me semble qu'elle est si nécessaire, que, malgré la conduite de ceux qui ne la veulent pas, elle se fera toute seule. Je suivrai votre avis, ma chère enfant, je vais m'entretenir de l'espérance de vous revoir: je ne puis commencer trop tôt, pour me récompenser des larmes que notre séparation et même la crainte m'ont fait répandre si souvent.
J'embrasse M. de Grignan, car je crois qu'il est revenu de la chasse: mandez-moi bien de vos nouvelles, vous voyez que je vous accable des miennes. La Saint-Géran s'est mêlée de m'écrire sérieusement sur l'ambassade de madame de Villars, qui, à ce qu'elle dit, ira à Turin; je le crois, puisqu'il n'y a qu'une régente: je lui ai fait réponse dans son même style; mais ce n'a pas été sans peine. Ne vous ont-elles pas remerciée de votre eau de la reine de Hongrie? Elle est divine: pour moi, je vous en remercie encore; je m'en enivre tous les jours: j'en ai dans ma poche; c'est une folie comme du tabac: quand on y est accoutumé, on ne peut plus s'en passer: je la trouve excellente contre la tristesse; j'en mets le soir, plus pour me réjouir que pour le serein, dont mes bois me garantissent. Vous êtes trop bonne de craindre que les loups, les cochons et les châtaignes ne m'y fassent une insulte. Adieu, mon enfant, je vous aime de tout mon cœur; mais c'est au pied de la lettre, et sans en rien rabattre.
146.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 3 novembre 1675.
Je suis fort occupée de toutes vos affaires de Provence; et si vous prenez intérêt à celles de Danemark, j'en prends bien davantage à celles de Lambesc. J'attends l'effet de cette défense qu'on devait faire au parlement d'envoyer à la maison de ville: j'attends la nomination du procureur du pays, et le succès du voyage du consul, qui veut être noble par ordre du roi. J'ai fort ri de ce premier président, et des effets de sa jalousie: on lui faisait une grande injustice de croire qu'un homme élevé à Paris ne sût pas vivre, et ne donnât pas plutôt une bonne couple de soufflets que des coups de plat d'épée: je suis bien étonnée qu'il soit jaloux de ce petit garçon qui sentait le tabac; il n'y a personne qui ne soit dangereux pour quelqu'un: il me semble que le vin des Bretons figure avec le tabac des Provençaux.
J'admire toujours qu'on puisse prononcer une harangue sans manquer et sans se troubler, quand tout le monde a les yeux sur vous, et qu'il se fait un grand silence. Ceci est pour vous, M. le comte, je me réjouis que vous possédiez cette hardiesse, qui est si fort au-dessus de mes forces: mais, ma fille, c'est du bien perdu, que de parler si agréablement, puisqu'il n'y a personne. Je suis piquée, comme vous, que l'intendant et les évêques ne soient point à l'ouverture de cette assemblée: je ne trouve rien de plus indigne ni de moins respectueux pour le roi, et pour celui qui a l'honneur de le représenter[411]. Si l'on attend que M. de Marseille soit revenu de ses ambassades, on attendra longtemps; car apparemment il n'en fera pas pour une. Je me suis plainte à d'Hacqueville; c'est tout ce que je puis faire d'ici, et puis voilà qui est fait pour cette année. N'en direz-vous rien à madame de Vins? Elle m'a écrit une lettre fort vive et fort jolie; elle se plaint de mon silence, elle est jalouse de ce que j'écris à d'autres, elle veut désabuser M. de Pomponne de ma tendresse; il n'y a plus que pour elle: je n'ai jamais vu un fagot d'épines si révolté. Je lui fais réponse, et me réjouis qu'elle se soit mise à être tendre, et à parler de la jalousie, autrement qu'en interligne: je ne croyais pas qu'elle écrivît si bien; elle me parle de vous, et m'attaque fort joliment. J'eus ici, le jour de la Toussaint, M. Boucherat et M. de Harlay, son gendre, à dîner; ils s'en vont à nos états, que l'on ouvre quand tout le monde y est: ils me dirent leur harangue, elle est fort belle; la présence de M. Boucherat sera salutaire à la province et à M. d'Harouïs. M. et madame de Chaulnes ne sont plus à Rennes: les rigueurs s'adoucissent; à force d'avoir pendu, on ne pendra plus: il ne reste que deux mille hommes à Rennes; je crois que Forbin et Vins s'en vont par Nantes; Molac y est retourné. C'est M. de Pomponne qui a protégé le malheureux dont je vous ai parlé. Si vous m'envoyez le roman de votre premier président, je vous enverrai, en récompense, l'histoire lamentable, avec la chanson du violon qui fut roué à Rennes. M. Boucherat but à votre santé; c'est un homme aimable, et d'un très-bon sens: il a passé par Veret; il a vu à Blois madame de Maintenon, et M. du Maine qui marche: cette joie est grande. Madame de Montespan fut au-devant de ce joli prince, avec la bonne abbesse de Fontevrault et madame de Thianges; je crois qu'un si heureux voyage réchauffera les cœurs des deux amies.
Vous me faites un grand plaisir, ma très-chère, de prendre soin de ma petite: je suis persuadée du bon air que vous avez à faire toutes les choses qui sont pour l'amour de moi. Je ne sais pourquoi vous dites que l'absence dérange toutes les amitiés: je trouve qu'elle ne fait point d'autre mal que de faire souffrir: j'ignore entièrement les délices de l'inconstance, et je crois pouvoir vous répondre, et porter la parole pour tous les cœurs où vous régnez uniquement, qu'il n'y en a pas un qui ne soit comme vous l'avez laissé. N'est-ce pas être bien généreuse, de me mêler de répondre pour d'autres cœurs que le mien? Celui-là, du moins, vous est-il bien assuré? Je ne vous trouve plus si entêtée de votre fils; je crois que c'est votre faute, car il avait trop d'esprit pour n'être pas toujours fort joli: vous ne comprenez point encore trop bien l'amour maternel; tant mieux, ma fille, il est violent; mais, à moins que d'avoir des raisons comme moi, ce qui ne se rencontre pas souvent, on peut à merveille se dispenser de cet excès. Quand je serai à Paris, nous parlerons de nous revoir; c'est un désir et une espérance qui me soutiennent la vie.
Adieu, ma très-chère; je serai ravie, aussi bien que vous, que nous puissions nous allier peut-être aux Machabées: mais cela ne va pas bien, je souhaite que votre lecture aille mieux: ce serait une honte dont vous ne pourriez pas vous laver, de ne pas finir Josèphe. Hélas! si vous saviez ce que j'achève, et ce que je souffre du style du jésuite (Maimbourg), vous vous trouveriez bien heureuse d'avoir à finir un si beau livre!
147.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, mercredi 13 novembre 1675.
Les voilà toutes deux, ma très-chère; il me paraît que je les aurais reçues réglément comme à l'ordinaire, sans que Ripert m'a retardé d'un jour par son voyage de Versailles. Quelque goût que vous ayez pour mes lettres, elles ne peuvent jamais vous être ce que les vôtres me sont; et puisque Dieu veut qu'elles soient présentement ma seule consolation, je suis heureuse d'y être très-sensible: mais en vérité, ma fille, il est douloureux d'en recevoir si longtemps, et cependant la vie se passe sans jouir d'une présence si chère: je ne puis m'accoutumer à cette dureté; toutes mes pensées et toutes mes rêveries en sont noircies; il me faudrait un courage que je n'ai pas, pour m'accommoder d'une si extraordinaire destinée: j'ai regret à tous mes jours qui s'en vont, et qui m'entraînent sans que j'aie le temps d'être avec vous; je regrette ma vie, et je sens pourtant que je la quitterais avec moins de peine, puisque tout est si mal rangé pour me la rendre agréable: dans ces pensées, ma très-chère, on pleure quelquefois sans vous le dire, et je mériterai vos sermons malgré moi, et plus souvent que je ne voudrai; car ce n'est jamais volontairement que je me jette dans ces tristes méditations: elles se trouvent tout naturellement dans mon cœur, et je n'ai pas l'esprit de m'en tirer. Je suis au désespoir, ma fille, de n'avoir pas été maîtresse aujourd'hui d'un sentiment si vif; je n'ai pas accoutumé de m'y abandonner. Parlons d'autre chose: c'est un de mes tristes amusements que de penser à la différence des jours de l'année passée et de celle-ci: quelle compagnie les soirs! quelle joie de vous voir, et de vous rencontrer, et de vous parler à toute heure! que de retours agréables pour moi! Rien ne m'échappe de tous ces heureux jours, que les jours mêmes qui sont échappés. Je n'ai pas au moins le déplaisir de n'avoir pas senti mon bonheur; c'est un reproche que je ne me ferai point; mais, par cette raison, je sens bien vivement le contraire d'un état si heureux.
Vous ne me dites point si vous avez été assez bien traités dans votre assemblée, pour ne donner au roi que le don ordinaire; on augmente le nôtre; je pensai battre le bonhomme Boucherat[412], quand je vis cette augmentation; je ne crois pas qu'on en puisse payer la moitié. Les états s'ouvriront demain, c'est à Dinan; tout ce pauvre parlement est malade à Vannes. Rennes est une ville comme déserte; les punitions et les taxes ont été cruelles; il y aurait des histoires tragiques à vous conter d'ici à demain. La Marbeuf ne reviendra plus ici; elle démêle ses affaires pour s'aller établir à Paris. J'avais pensé que mademoiselle de Méri[413] ferait très-bien de louer une maison avec elle; c'est une femme très-raisonnable, qui veut mettre sept ou huit cents francs à une maison; elles pourront ensemble en avoir une de onze à douze cents livres; elle a un bon carrosse, elle ne serait nullement incommode, et on n'aurait de société avec elle qu'autant que l'on voudrait; elle serait ravie de me plaire, et d'être dans un lieu où elle me pourrait voir, car c'est une passion qui pourtant ne la rend point incommode. Il faudrait que, d'ici à Pâques, mademoiselle de Méri demandât une chambre à l'abbé d'Effiat: j'ai jeté tout cela dans la tête de la Troche.
Je trouve, ma très-chère, que je vous réponds assez souvent par avance, comme Trivelin, et sur ma santé, et sur M. de Vins: vous n'attendez point trois semaines. La réflexion est admirable, qu'avec tous nos étonnements de nos lettres que nous recevons du trois au onze, c'est neuf jours; il nous faut pourtant trois semaines, avant que de dire, Je me porte bien, à votre service.
Vous êtes étonnée que j'aie un petit chien; voici l'aventure. J'appelais, par contenance, une chienne courante d'une madame qui demeure au bout de ce parc. Madame de Tarente me dit: Quoi! vous savez appeler un chien? je veux vous en envoyer un le plus joli du monde. Je la remerciai, et lui dis la résolution que j'avais prise de ne me plus engager dans cette sottise: cela se passe, on n'y pense plus; deux jours après je vois entrer un valet de chambre avec une petite maison de chien, toute pleine de rubans, et sortir de cette jolie maison un petit chien tout parfumé, d'une beauté extraordinaire, des oreilles, des soies, une haleine douce, petit comme Sylphide, blondin comme un blondin; jamais je ne fus plus étonnée, ni plus embarrassée: je voulus le renvoyer, on ne voulut jamais le reporter: la femme de chambre qui l'avait élevé en a pensé mourir de douleur. C'est Marie[414] qu'aime le petit chien; il couche dans sa maison et dans la chambre de Beaulieu; il ne mange que du pain; je ne m'y attache point, mais il commence à m'aimer; je crains de succomber. Voilà l'histoire que je vous prie de ne point mander à Marphise[415], car je crains ses reproches: au reste, une propreté extraordinaire; il s'appelle Fidèle; c'est un nom que les amants de la princesse n'ont jamais mérité de porter; ils ont été pourtant d'un assez bel air; je vous conterai quelque jour ses aventures. Il est vrai que son style est tout plein d'évanouissements, et je ne crois pas qu'elle ait eu assez de loisir pour aimer sa fille, au point d'oser se comparer à moi. Il faudrait plus d'un cœur pour aimer tant de choses à la fois; pour moi, je m'aperçois tous les jours que les gros poissons mangent les petits: si vous êtes mon préservatif, comme vous le dites, je vous suis trop obligée, et je ne puis trop aimer l'amitié que j'ai pour vous: je ne sais de quoi elle m'a gardée; mais quand ce serait de feu et d'eau, elle ne me serait pas plus chère. Il y a des temps où j'admire qu'on veuille seulement laisser entrevoir qu'on ait été capable d'approcher à neuf cents lieues d'un cap. La bonne princesse en fait toute sa gloire au grand mépris de son miroir, qui lui dit tous les jours qu'avec un tel visage il faut perdre même le souvenir. Elle m'aime beaucoup: on en médirait à Paris; mais ici c'est une faveur qui me fait honorer de mes paysans. Ses chevaux sont malades; elle ne peut venir aux Rochers, et je ne l'accoutume point à recevoir de mes visites plus souvent que tous les huit ou dix jours: je lui dis en moi-même, comme M. de Bouillon à sa femme: Si je voulais aller en carrosse rendre des devoirs, et n'être pas aux Rochers, je serais à Paris.
L'été de Saint-Martin continue, et mes promenades sont fort longues: comme je ne sais point l'usage d'un grand fauteuil, je repose mia corporea salma tout du long de ces allées; j'y passe des jours toute seule avec un laquais, et je n'en reviens point que la nuit soit bien déclarée, et que le feu et les flambeaux ne rendent ma chambre d'un bon air: je crains l'entre-chien et loup quand on ne cause point, et je me trouve mieux dans ces bois que toute seule dans une chambre; c'est ce qui s'appelle se mettre dans l'eau, de peur de la pluie; mais je m'accommode mieux de cette grande tristesse que de l'ennui d'un fauteuil. Ne craignez point le serein, ma fille, il n'y en a point dans les vieilles allées, ce sont des galeries; ne craignez que la pluie extrême, car, en ce cas, il faut revenir, et je ne puis rien faire qui ne me fasse mal aux yeux: c'est pour conserver ma vue que je vais à ce que vous appelez le serein; ne soyez en aucune peine de ma santé, je suis dans la très-parfaite.
Je vous remercie du goût que vous avez pour Joseph; n'est-il pas vrai que c'est la plus belle histoire du monde? Je vous envoie par Ripert une troisième partie des Essais de morale, que je trouve admirable: vous direz que c'est la seconde, mais ils font la seconde de l'éducation d'un prince, et voici la troisième. Il y a un traité De la connaissance de soi-même, dont vous serez fort contente; il y en a un De l'usage qu'on peut faire des mauvais sermons, qui vous eût été bon le jour de la Toussaint. Vous faites bien, ma fille, de ne vouloir point oublier l'italien; je fais comme vous, j'en lis toujours un peu.
Ce que vous dites de M. de Chaulnes est admirable. Il fut hier roué vif un homme à Rennes (c'est le dixième), qui confessa d'avoir eu dessein de tuer ce gouverneur: pour celui-là, il méritait bien la mort. Les médecins de ce pays ne seront pas si complaisants que ceux de Provence, qui accordent par respect à M. de Grignan qu'il a la fièvre; ceux-ci compteraient pour rien la fièvre pourprée à M. de Chaulnes, et nulle considération ne pourrait leur faire avouer que son mal fût dangereux. On voulait, en exilant le parlement, le faire consentir, pour se racheter, qu'on bâtit une citadelle à Rennes; mais cette noble compagnie voulut obéir fièrement, et partit plus vite qu'on ne voulait; car tout se tournerait en négociation; mais on aime mieux les maux que les remèdes.
Notre cardinal est à Commerci comme à l'ordinaire; le pape ne lui laisse pas la liberté de suivre son goût. L'intendante est-elle avec vous? Vous me direz oui ou non dans trois semaines. Ah! ma fille, vous avez eu trop bonne opinion de moi à la Toussaint; ce fut le jour que M. Boucherat et son gendre vinrent dîner ici, de sorte que je ne fis point mes dévotions. La princesse était à l'oraison funèbre de Scaramouche, faisant honte aux catholiques: cette vision est fort plaisante. Je souhaite fort que M. l'archevêque fasse le mariage qui vous est si bon. Je crois que mon fils s'en va dans les quartiers de fourrages, qui signifient bientôt après ceux d'hiver.
Je veux qu'en mon absence M. de Coulanges vous mande de certaines choses qu'on aime à savoir. Vous me proposez pour régime une nourriture bien précieuse; je ne vous réponds pas tout à fait de vous obéir; mais, en vérité, je ne mange pas beaucoup, je ne regarde pas les châtaignes, je ne suis point du tout engraissée; mes promenades de toutes façons m'empêchent de profiter de mon oisiveté. Mademoiselle de Noirmoutiers s'appellera madame de Royan; vous dites vrai, le nom d'Olonne est trop difficile à purifier. Adieu, ma chère enfant; vous êtes donc persuadée que j'aime ma fille plus que les autres mères: vous avez raison, vous êtes la chère occupation de mon cœur, et je vous promets de n'en avoir jamais d'autre, quand même je trouverais en mon chemin une fontaine de Jouvence. Pour vous, ma fille, quand je songe comme vous avez aimé le chocolat, je ne sais si je ne dois point trembler; puis-je espérer d'être plus aimable, et plus parfaite, et plus toutes sortes de choses? Il vous faisait battre le cœur; peut-on se vanter de quelque fortune pareille? vous devriez me cacher ces sortes d'inconstances. Adieu, ma très-chère comtesse; mandez-moi si vous dormez, si vous n'êtes point bresillée, si vous mangez, si vous avez le teint beau, si vous n'avez point mal à vos belles dents: mon Dieu! que je voudrais bien vous voir et vous embrasser!