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Lettres de Madame de Sévigné: Précédées d'une notice sur sa vie et du traité sur le style épistolaire de Madame de Sévigné

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14.—DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY-RABUTIN.

Paris, ce 26 juillet 1668.

Je veux commencer à répondre en deux mots à votre lettre, et puis notre procès sera fini.

Vous m'attaquez doucement, monsieur le comte, et me reprochez finement que je ne fais pas grand cas des malheureux, mais qu'en récompense je battrai des mains pour votre retour; en un mot, que je hurle avec les loups, et que je suis d'assez bonne compagnie pour ne pas dédire ceux qui blâment les absents.

Je vois bien que vous êtes mal instruit des nouvelles de ce pays-ci, mon cousin; apprenez donc de moi que ce n'est pas la mode de m'accuser de faiblesse pour mes amis. J'en ai beaucoup d'autres, comme dit madame de Bouillon[52], mais je n'ai pas celle-là; cette pensée n'est que dans votre tête, et j'ai fait mes preuves ici de générosité sur le sujet des disgraciés[53], qui m'ont mise en honneur dans beaucoup de bons lieux, que je vous dirais bien si je voulais: je ne crois donc pas mériter ce reproche, et il faut que vous rayiez cet article sur le mémoire de mes défauts. Mais venons à vous.

Nous sommes proches, et de même sang; nous nous plaisons, nous nous aimons, nous prenons intérêt dans nos fortunes. Vous me parlez de vous avancer de l'argent sur les dix mille écus que vous aurez à toucher dans la succession de M. de Châlons[54]; vous dites que je vous l'ai refusé, et moi je dis que je vous l'ai prêté; car vous savez fort bien, et notre ami Corbinelli en est témoin, que mon cœur le voulut d'abord, et que lorsque nous cherchions quelques formalités pour avoir le consentement de Neuchèse[55], afin d'entrer en votre place pour être payé, l'impatience vous prit; et, m'étant trouvée par malheur assez imparfaite de corps et d'esprit pour vous donner sujet de faire un fort joli portrait de moi, vous le fîtes, et vous préférâtes à notre ancienne amitié, à notre nom et à la justice même, le plaisir d'être loué de votre ouvrage; vous savez qu'une dame de vos amies[56] vous obligea généreusement de le brûler; elle crut que vous l'aviez fait, je le crus aussi; et quelque temps après, ayant su que vous aviez fait des merveilles sur le sujet de M. Fouquet et le mien, cette conduite acheva de me faire revenir; je me raccommodai avec vous à mon retour de Bretagne; mais avec quelle sincérité? Vous le savez. Vous savez encore notre voyage de Bourgogne, et avec quelle franchise je vous redonnai toute la part que vous aviez jamais eue dans mon amitié; je revins entêtée de votre société. Il y eut des gens qui me dirent en ce temps-là: «J'ai vu votre portrait entre les mains de madame de la Baume, je l'ai vu.» Je ne répondis que par un sourire dédaigneux, ayant pitié de ceux qui s'amusaient à croire à leurs yeux. «Je l'ai vu», me dit-on encore au bout de huit jours; et moi, de sourire encore. Je le dis en riant à Corbinelli; il reprit le même souris moqueur qui m'avait déjà servi en deux occasions, et je demeurai cinq à six mois de cette sorte, faisant pitié à ceux dont je m'étais moquée. Enfin le jour malheureux arriva où je vis moi-même, et de mes propres yeux bigarrés[57], ce que je n'avais pas voulu croire. Si les cornes me fussent venues à la tête, j'aurais été bien moins étonnée. Je le lus et je le relus, ce cruel portrait; je l'aurais trouvé très-joli, s'il eût été d'une autre que de moi et d'un autre que de vous; je le trouvai même si bien enchâssé et tenant si bien sa place dans le livre, que je n'eus pas la consolation de me pouvoir flatter qu'il fût d'un autre que de vous. Je le reconnus à plusieurs choses que j'en avais ouï dire, plutôt qu'à la peinture de mes sentiments, que je méconnus entièrement. Enfin je vous vis au Palais-Royal, où je vous dis que ce livre courait. Vous voulûtes me conter qu'il fallait qu'on eût fait ce portrait de mémoire, et qu'on l'avait mis là: je ne vous crus point du tout. Je me ressouvins alors des avis qu'on m'avait donnés, et dont je m'étais moquée. Je trouvai que la place où était ce portrait était si juste, que l'amour[58] paternelle vous avait empêché de vouloir défigurer cet ouvrage en l'ôtant d'un lieu où il tenait si bien son coin. Je vis que vous vous étiez moqué et de madame de Monglas et de moi, que j'avais été votre dupe, que vous aviez abusé de ma simplicité, et que vous aviez eu sujet de me trouver bien innocente, en voyant le retour de mon cœur pour vous, et sachant que le vôtre me trahissait: vous savez la suite.

Être dans les mains de tout le monde; se trouver imprimée; être le livre de divertissement de toutes les provinces, où ces choses-là font un tort irréparable; se rencontrer dans les bibliothèques, et recevoir cette douleur, par qui? Je ne veux point vous étaler davantage toutes mes raisons; vous avez bien de l'esprit; je suis assurée que si vous voulez faire un quart d'heure de réflexions, vous les verrez et vous les sentirez comme moi. Cependant que fais-je, quand vous êtes arrêté? Avec la douleur dans l'âme, je vous fais faire des compliments, je plains votre malheur, j'en parle même dans le monde, et je dis assez librement mon avis sur le procédé de madame de la Baume[59], pour en être brouillée avec elle. Vous sortez de prison, je vous vais voir plusieurs fois, je vous dis adieu quand je partis pour Bretagne; je vous ai écrit, depuis que vous êtes chez vous, d'un style assez libre et sans rancune; et enfin je vous écris encore, quand madame d'Époisses me dit que vous vous êtes cassé la tête[60].

Voilà ce que je voulais vous dire une fois en ma vie, en vous conjurant d'ôter de votre esprit que ce soit moi qui ait tort. Gardez ma lettre, et la relisez, si jamais la fantaisie vous prenait de le croire; et soyez juste là-dessus, comme si vous jugiez d'une chose qui se fût passée entre deux autres personnes; que votre intérêt ne vous fasse pas voir ce qui n'est pas; avouez que vous avez cruellement offensé l'amitié qui était entre nous, et je suis désarmée. Mais de croire que, si vous répondez, je puisse jamais me taire, vous auriez tort, car ce m'est une chose impossible. Je verbaliserai toujours; au lieu d'écrire en deux mots, comme je vous l'avais promis, j'écrirai en deux mille; et enfin j'en ferai tant, par des lettres d'une longueur cruelle et d'un ennui mortel, que je vous obligerai, malgré vous, à me demander pardon, c'est-à-dire à me demander la vie. Faites-le donc de bonne grâce.

Au reste, j'ai senti votre saignée; n'était-ce pas le 17 de ce mois? Justement: elle me fit tous les biens du monde, et je vous en remercie. Je suis si difficile à saigner, que c'est charité à vous de donner votre bras au lieu du mien.

Pour cette sollicitation, envoyez-moi votre homme d'affaires avec un placet, et je le ferai donner par une amie à M. Didé; car, pour moi, je ne le connais point; et j'irai même avec cette amie. Vous pouvez vous assurer que, si je pouvais vous rendre service, je le ferais, et de bon cœur et de bonne grâce. Je ne vous dis point l'intérêt extrême que j'ai toujours pris à votre fortune; vous croiriez que ce serait le Rabutinage qui en serait la cause: mais non, c'était vous, c'est vous encore, qui m'avez causé des afflictions tristes et amères, en voyant ces trois nouveaux maréchaux de France[61]. Madame de Villars, qu'on allait voir, me mettait devant les yeux les visites qu'on m'aurait rendues en pareille occasion, si vous aviez voulu.

Je vous remercie de vos lettres au roi, mon cousin; elles me feraient plaisir à lire d'un inconnu, elles m'attendrissent; il me semble qu'elles devraient faire cet effet-là sur notre maître: il est vrai qu'il ne s'appelle pas Rabutin comme moi.

La plus jolie fille de France vous fait des compliments; ce nom me paraît assez agréable; je suis pourtant lasse d'en faire les honneurs.

15.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY-RABUTIN.

A Paris, ce 4 septembre 1668.

Levez-vous, comte; je ne veux point vous tuer à terre: ou reprenez votre épée pour recommencer notre combat. Mais il vaut mieux que je vous donne la vie, et que nous vivions en paix. Vous avouerez seulement la chose comme elle s'est passée, c'est tout ce que je veux. Voilà un procédé assez honnête: vous ne me pouvez plus appeler justement une petite brutale.

Je ne trouve pas que vous ayez conservé une grande tendresse pour la belle qui vous captivait autrefois; il en faut revenir à ce que vous avez dit:

A la cour,
Quand on a perdu l'estime,
On perd l'amour.

M. de Montausier vient d'être fait gouverneur de M. le Dauphin.

Je t'ai comblé de biens, je t'en veux accabler[62].

Adieu, comte. Présentement que je vous ai battu, je dirai partout que vous êtes le plus brave homme de France, et je conterai notre combat le jour que je parlerai des combats singuliers. Ma fille vous fait ses compliments. L'opinion que vous avez de sa fortune nous console un peu.

16.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY-RABUTIN.

A Paris, ce 4 décembre 1668.

N'avez-vous pas reçu ma lettre où je vous donnais la vie, et où je ne voulais pas vous tuer à terre? J'attendais une réponse sur cette belle action: vous n'y avez pas pensé; vous vous êtes contenté de vous relever, et de reprendre votre épée, comme je vous l'ordonnais. J'espère que ce ne sera pas pour vous en servir jamais contre moi.

Il faut que je vous apprenne une nouvelle qui, sans doute, vous donnera de la joie: c'est qu'enfin la plus jolie fille de France épouse, non pas le plus joli garçon, mais un des plus honnêtes hommes du royaume: c'est M. de Grignan, que vous connaissez il y a longtemps. Toutes ses femmes sont mortes pour faire place à votre cousine, et même son père et son fils, par une bonté extraordinaire; de sorte qu'étant plus riche qu'il n'a jamais été, et se trouvant d'ailleurs, et par sa naissance, et par ses établissements, et par ses bonnes qualités, tel que nous le pouvions souhaiter, nous ne le marchandons point, comme on a accoutumé de faire: nous nous en fions bien aux deux familles qui ont passé devant nous. Il paraît fort content de notre alliance; et aussitôt que nous aurons des nouvelles de l'archevêque d'Arles son oncle, son autre oncle l'évêque d'Uzès étant ici, ce sera une affaire qui s'achèvera avant la fin de l'année. Comme je suis une dame assez régulière, je n'ai pas voulu manquer à vous en demander votre avis et votre approbation. Le public paraît content, c'est beaucoup: car on est si sot, que c'est quasi sur cela qu'on se règle.

Voici encore un autre article sur quoi je veux que vous me contentiez, s'il vous reste un brin d'amitié pour moi. Je sais que vous avez mis au bas du portrait que vous avez de moi, que j'ai été mariée à un gentilhomme breton, honoré des alliances de Vassé et de Rabutin. Cela n'est pas juste, mon cher cousin; je suis depuis peu si bien instruite de la maison de Sévigné, que j'aurais sur ma conscience de vous laisser dans cette erreur. Il a fallu montrer notre noblesse en Bretagne, et ceux qui en ont le plus ont pris plaisir de se servir de cette occasion pour étaler leur marchandise; voici la nôtre:

Quatorze contrats de mariage de père en fils; trois cent cinquante ans de chevalerie; les pères quelquefois considérables dans les guerres de Bretagne, et bien marqués dans l'histoire; quelquefois retirés chez eux comme des Bretons, quelquefois de grands biens, quelquefois de médiocres, mais toujours de bonnes et de grandes alliances; celles de 350 ans, au bout desquels on ne voit que des noms de baptême, sont du Quelnec, Montmorency, Baraton et Châteaugiron. Ces noms sont grands; ces femmes avaient pour maris des Rohan et des Clisson; depuis ces quatre, ce sont des Guesclin, des Coaquin, des Rosmadec, des Clindon, des Sévigné de leur même maison; des du Bellay, des Rieux, des Bodegal, des Plessis-Ireul, et d'autres qui ne me reviennent pas présentement, jusqu'à Vassé et jusqu'à Rabutin. Tout cela est vrai, il faut m'en croire....... Je vous conjure donc, mon cousin, si vous me voulez obliger, de changer votre écriteau; et si vous n'y voulez point mettre de bien, n'y mettez point de rabaissement. J'attends cette marque de votre justice, et du reste d'amitié que vous avez pour moi.

17.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY-RABUTIN.

A Paris, ce 7 janvier 1669.

Il est tellement vrai que je n'ai point reçu votre réponse sur la lettre où je vous donnais la vie, que j'étais en peine de vous, et je craignais qu'avec la meilleure intention du monde de vous pardonner (comme je ne suis pas accoutumée à manier une épée), je ne vous eusse tué sans y penser. Cette raison seule me paraissait bonne à vous pour ne m'avoir point fait de réponse. Cependant vous me l'aviez faite, et l'on ne peut pas avoir été mieux perdue qu'elle ne l'a été. Vous voulez bien que je la regrette encore. Tout ce que vous écrivez est agréable; et si j'eusse souhaité la perte de quelque chose, ce n'eût jamais été pour cette lettre-là. Vous me dites très-naïvement tous les écriteaux qui sont au bas de mes portraits; je suis persuadée que ceux qui en ont parlé autrement ont menti; mais celui où vous me louez sur l'amitié, qu'en dites-vous? J'entends votre ton, et je comprends que c'est une satire selon votre pensée; mais comme vous serez peut-être le seul qui la preniez pour une contre-vérité, et qu'en plusieurs endroits cette louange m'est acquise par des raisons assez fortes, je consens que ce que vous avez écrit demeure écrit à l'éternité: et pour vous, monsieur le comte, sans recommencer ni notre procès ni notre combat, je vous dirai que je n'ai pas manqué un moment à l'amitié que je vous devais. Mais n'en parlons plus: je crois que dans votre cœur vous en êtes présentement persuadé.

Pour notre chevalerie de Bretagne, vous ne la connaissez point, le Bouchet, qui connaît les maisons dont je vous ai parlé, et qui vous paraissent barbares, vous dirait qu'il faut baisser le pavillon devant elles.

Je ne vous dis pas cela pour dénigrer nos Rabutins: hélas! je ne les aime que trop, et je ne suis que trop sensiblement touchée de ne pas voir celui qui s'appelle Roger, briller ici avec tous les ornements qui lui étaient dus; mais il se faut consoler, dans la pensée que l'histoire lui fera la justice que la fortune lui a si injustement refusée. Il ne faut donc pas que vous me querelliez sur le cas que je fais de quelques maisons, au préjudice de la nôtre: je dis seulement des Sévignés ce qui en est et ce que j'en ai vu.

Je suis fort aise que vous approuviez le mariage de M. de Grignan: il est vrai que c'est un très-bon et un très-honnête homme, qui a du bien, de la qualité, une charge, de l'estime et de la considération dans le monde. Que faut-il davantage? Je trouve que nous sommes fort bien sortis d'intrigue. Puisque vous êtes de cette opinion, signez la procuration que je vous envoie, mon cher cousin, et soyez persuadé que, par mon goût, vous seriez tout le beau premier à la fête. Bon Dieu! que vous y tiendriez bien votre place! Depuis que vous êtes parti de ce pays-ci, je ne trouve plus d'esprit qui me contente pleinement, et mille fois je me dis en moi-même: Bon Dieu! quelle différence! On parle de guerre, et que le roi fera la campagne.

18.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE GRIGNAN.

A Paris, mercredi 6 août 1670.

Est-ce qu'en vérité je ne vous ai pas donné la plus jolie femme du monde? Peut-on être plus honnête, plus régulière? Peut-on vous aimer plus tendrement? Peut-on avoir des sentiments plus chrétiens? Peut-on souhaiter plus passionnément d'être avec vous? Et peut-on avoir plus d'attachement à tous ses devoirs? Cela est assez ridicule, que je dise tant de bien de ma fille; mais c'est que j'admire sa conduite comme les autres, et d'autant plus que je la vois de plus près; et qu'à vous dire vrai, quelque bonne opinion que j'eusse d'elle sur les choses principales, je ne croyais point du tout qu'elle dût être exacte sur toutes les autres au point qu'elle l'est. Je vous assure que le monde aussi lui rend bien justice, et qu'elle ne perd aucune des louanges qui lui sont dues. Voilà mon ancienne thèse qui me fera lapider un jour, c'est que le public n'est ni fou ni injuste: madame de Grignan doit être trop contente de lui pour disputer contre moi présentement. Elle a été dans des peines de votre santé qui ne sont pas concevables; je me réjouis que vous soyez guéri, pour l'amour de vous et pour l'amour d'elle. Je vous prie que si vous avez encore quelque bourrasque à essuyer de votre bile, vous en obteniez d'attendre que ma fille soit accouchée. Elle se plaint encore tous les jours de ce qu'on l'a retenue ici, et dit tout sérieusement que cela est bien cruel de l'avoir séparée de vous. Il semble que ce soit par plaisir que nous vous ayons mis à deux cents lieues d'elle. Je vous prie sur cela de calmer son esprit, et de lui témoigner la joie que vous avez d'espérer qu'elle accouchera heureusement ici. Rien n'était plus impossible que de l'emmener dans l'état où elle était; et rien ne sera si bon pour sa santé, ni même pour sa réputation, que d'y accoucher au milieu de ce qu'il y a de plus habile, et d'y être demeurée avec la conduite qu'elle a. Si elle voulait, après cela, devenir folle et coquette, elle le serait plus d'un an avant qu'on pût le croire, tant elle a donné bonne opinion de sa sagesse. Je prends à témoin tous les Grignans qui sont ici de la vérité de tout ce que je dis. La joie que j'en ai a bien du rapport à vous, car je vous aime de tout mon cœur, et suis ravie que la suite ait si bien justifié votre goût. Je ne vous dis aucune nouvelle; ce serait aller sur les droits de ma fille. Je vous conjure seulement de croire qu'on ne peut s'intéresser plus tendrement que je fais à ce qui vous touche.

19.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE GRIGNAN.

A Paris, vendredi 28 novembre 1670.

Ne parlons plus de cette femme, nous l'aimons au delà de toute raison; elle se porte très-bien, et je vous écris en mon propre et privé nom. Je veux vous parler de M. de Marseille[63], et vous conjurer, par toute la confiance que vous pouvez avoir en moi, de suivre mes conseils sur votre conduite avec lui. Je connais les manières des provinces, et je sais le plaisir qu'on y prend à nourrir les divisions; en sorte qu'à moins que d'être toujours en garde contre les discours de ces messieurs, on prend insensiblement leurs sentiments, et très-souvent c'est une injustice. Je vous assure que le temps ou d'autres raisons ont changé l'esprit de M. de Marseille: depuis quelques jours il est fort adouci, et, pourvu que vous ne vouliez pas le traiter comme un ennemi, vous trouverez qu'il ne l'est pas. Prenons-le sur ses paroles, jusqu'à ce qu'il ait fait quelque chose de contraire; rien n'est plus capable d'ôter tous les bons sentiments que de marquer de la défiance; il suffit souvent d'être soupçonné comme ennemi, pour le devenir: la dépense en est toute faite, on n'a plus rien à ménager. Au contraire, la confiance engage à bien faire; on est touché de la bonne opinion des autres, et on ne se résout pas facilement à la perdre. Au nom de Dieu, desserrez votre cœur, et vous serez peut-être surpris par un procédé que vous n'attendez pas. Je ne puis croire qu'il y ait du venin caché dans son cœur, avec toutes les démonstrations qu'il nous fait, et dont il serait honnête d'être la dupe, plutôt que d'être capable de le soupçonner injustement. Suivez mes avis, ils ne sont pas de moi seule: plusieurs bonnes têtes vous demandent cette conduite, et vous assurent que vous n'y serez pas trompé. Votre famille en est persuadée: nous voyons les choses de plus près que vous: tant de personnes qui vous aiment, et qui ont un peu de bon sens, ne peuvent guère s'y méprendre.

Madame de Coulanges[64] m'a mandé que vous m'aimiez; quoique ce ne me soit pas une nouvelle, je dois être fort aise que cette amitié résiste à l'absence et à la Provence, et qu'elle se fasse sentir dans les occasions.

20.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE COULANGES.

A Paris, lundi 15 décembre 1670.

Je m'en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante, la plus étourdissante, la plus inouïe, la plus singulière, la plus extraordinaire, la plus incroyable, la plus imprévue, la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus commune, la plus éclatante, la plus secrète jusqu'à aujourd'hui, la plus brillante, la plus digne d'envie; enfin une chose dont on ne trouve qu'un exemple dans les siècles passés: encore cet exemple n'est-il pas juste[65]; une chose que nous ne saurions croire à Paris, comment la pourrait-on croire à Lyon? une chose qui fait crier miséricorde à tout le monde; une chose qui comble de joie madame de Rohan et madame d'Hauterive[66]; une chose enfin qui se fera dimanche, où ceux qui la verront croiront avoir la berlue; une chose qui se fera dimanche, et qui ne sera peut-être pas faite lundi. Je ne puis me résoudre à la dire, devinez-la, je vous le donne en trois; jetez-vous votre langue aux chiens? Hé bien! il faut donc vous la dire: M. de Lauzun épouse dimanche au Louvre, devinez qui? Je vous le donne en quatre, je vous le donne en dix, je vous le donne en cent. Madame de Coulanges dit: Voilà qui est bien difficile à deviner! c'est madame de la Vallière. Point du tout, madame. C'est donc mademoiselle de Retz? Point du tout; vous êtes bien provinciale. Ah! vraiment, nous sommes bien bêtes, dites-vous: c'est mademoiselle Colbert. Encore moins. C'est assurément mademoiselle de Créqui. Vous n'y êtes pas. Il faut donc à la fin vous le dire: il épouse, dimanche, au Louvre, avec la permission du roi, mademoiselle, mademoiselle de....... mademoiselle, devinez le nom; il épouse Mademoiselle, ma foi! par ma foi! ma foi jurée! Mademoiselle, la grande Mademoiselle, Mademoiselle, fille de feu Monsieur[67], Mademoiselle, petite-fille de Henri IV, mademoiselle d'Eu, mademoiselle de Dombes, mademoiselle de Montpensier, mademoiselle d'Orléans, Mademoiselle, cousine germaine du roi; Mademoiselle, destinée au trône; Mademoiselle, le seul parti de France qui fût digne de Monsieur. Voilà un beau sujet de discourir. Si vous criez, si vous êtes hors de vous-mêmes, si vous dites que nous avons menti, que cela est faux, qu'on se moque de vous, que voilà une belle raillerie, que cela est bien fade à imaginer; si enfin vous nous dites des injures, nous trouverons que vous avez raison; nous en avons fait autant que vous. Adieu; les lettres qui seront portées par cet ordinaire vous feront voir si nous disons vrai ou non.

21.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE COULANGES.

A Paris, vendredi 19 décembre 1670.

Ce qui s'appelle tomber du haut des nues, c'est ce qui arriva hier au soir aux Tuileries; mais il faut reprendre les choses de plus loin. Vous en êtes à la joie, aux transports, aux ravissements de la princesse et de son bienheureux amant. Ce fut donc lundi que la chose fut déclarée, comme je vous l'ai mandé. Le mardi se passa à parler, à s'étonner, à complimenter; le mercredi, Mademoiselle fit une donation à M. de Lauzun, avec dessein de lui donner les titres, les noms et les ornements nécessaires pour être nommé dans le contrat de mariage qui fut fait le même jour. Elle lui donna donc, en attendant mieux, quatre duchés: le premier, c'est le comté d'Eu, qui est la première pairie de France et qui donne le premier rang; le duché de Montpensier, dont il porta hier le nom toute la journée; le duché de Saint-Fargeau, le duché de Châtellerault: tout cela estimé vingt-deux millions. Le contrat fut dressé ensuite, où il prit le nom de Montpensier. Le jeudi matin, qui était hier, Mademoiselle espéra que le roi signerait le contrat, comme il l'avait dit; mais, sur les sept heures du soir, la reine, Monsieur et plusieurs barbons firent entendre à Sa Majesté que cette affaire faisait tort à sa réputation; en sorte qu'après avoir fait venir Mademoiselle et M. de Lauzun, le roi leur déclara, devant M. le Prince, qu'il leur défendait absolument de songer à ce mariage. M. de Lauzun reçut cet ordre avec tout le respect, toute la soumission, toute la fermeté et tout le désespoir que méritait une si grande chute. Pour Mademoiselle, suivant son humeur, elle éclata en pleurs, en cris, en douleurs violentes, en plaintes excessives; et tout le jour elle a gardé son lit, sans rien avaler que des bouillons. Voilà un beau songe, voilà un beau sujet de roman ou de tragédie, mais surtout un beau sujet de raisonner et de parler éternellement: c'est ce que nous faisons jour et nuit, soir et matin, sans fin, sans cesse; nous espérons que vous en ferez autant: E frà tanto vi bacio le mani.

22.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE COULANGES.

A Paris, mercredi 24 décembre 1670.

Vous savez présentement l'histoire romanesque de Mademoiselle et de M. de Lauzun. C'est le juste sujet d'une tragédie dans toutes les règles du théâtre; nous en disposions les actes et les scènes l'autre jour; nous prenions quatre jours au lieu de vingt-quatre heures, et c'était une pièce parfaite. Jamais il ne s'est vu de si grands changements en si peu de temps; jamais vous n'avez vu une émotion si générale; jamais vous n'avez ouï une si extraordinaire nouvelle. M. de Lauzun a joué son personnage en perfection; il a soutenu ce malheur avec une fermeté, un courage, et pourtant une douleur mêlée d'un profond respect, qui l'ont fait admirer de tout le monde. Ce qu'il a perdu est sans prix; mais les bonnes grâces du roi, qu'il a conservées, sont sans prix aussi, et sa fortune ne paraît pas déplorée. Mademoiselle a fort bien fait aussi; elle a bien pleuré, elle a recommencé aujourd'hui à rendre ses devoirs au Louvre, dont elle avait reçu toutes les visites. Voilà qui est fini. Adieu.

23.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE COULANGES.

A Paris, mercredi 31 décembre 1670.

J'ai reçu vos réponses à mes lettres. Je comprends l'étonnement où vous avez été de tout ce qui s'est passé depuis le 15 jusqu'au 20 de ce mois: le sujet le méritait bien. J'admire aussi votre bon esprit, et combien vous avez jugé droit, en croyant que cette grande machine ne pourrait pas aller depuis le lundi jusqu'au dimanche. La modestie m'empêche de vous louer à bride abattue là-dessus, parce que j'ai dit et pensé toutes les mêmes choses que vous. Je dis à ma fille le lundi: Jamais ceci n'ira à bon port jusqu'à dimanche; et je voulus parier, quoique tout respirât la noce, qu'elle ne s'achèverait point. En effet, le jeudi le temps se brouilla, et la nuée creva le soir à dix heures, comme je vous l'ai mandé. Ce même jeudi, j'allai dès neuf heures du matin chez Mademoiselle, ayant eu avis qu'elle allait se marier à la campagne, et que le coadjuteur de Reims[68] faisait la cérémonie; cela était ainsi résolu le mercredi au soir; car, pour le Louvre, cela fut changé dès le mardi[69]. Mademoiselle écrivait; elle me fit entrer, elle acheva sa lettre; et puis, comme elle était au lit, elle me fit mettre à genoux dans sa ruelle; elle me dit à qui elle écrivait, et pourquoi, et les beaux présents qu'elle avait faits la veille, et le nom qu'elle avait donné; qu'il n'y avait point de parti pour elle en Europe, et qu'elle voulait se marier. Elle me conta une conversation mot à mot qu'elle avait eue avec le roi; elle me parut transportée de la joie de faire un homme bien heureux; elle me parla avec tendresse du mérite et de la reconnaissance de M. de Lauzun; et sur tout cela je lui dis: «Mon Dieu, Mademoiselle, vous voilà bien contente; mais que n'avez-vous donc fini promptement cette affaire dès lundi? Savez-vous bien qu'un si grand retardement donne le temps à tout le royaume de parler, et que c'est tenter Dieu et le roi que de vouloir conduire si loin une affaire si extraordinaire?» Elle me dit que j'avais raison; mais elle était si pleine de confiance, que ce discours ne lui fit alors qu'une légère impression. Elle retourna sur les bonnes qualités et sur la bonne maison de Lauzun. Je lui dis ces vers de Sévère dans Polyeucte:

Je ne la puis du moins blâmer d'un mauvais choix:
Polyeucte a du nom, et sort du sang des rois.

Elle m'embrassa fort. Cette conversation dura une heure; il est impossible de la redire toute: mais j'avais été assurément fort agréable durant ce temps, et je le puis dire sans vanité, car elle était aise de parler à quelqu'un; son cœur était trop plein. A dix heures, elle se donna au reste de la France, qui venait lui faire sur cela son compliment. Elle attendit tout le matin des nouvelles, et n'en eut point. L'après-dînée, elle s'amusa à faire ajuster elle-même l'appartement de M. de Montpensier. Le soir, vous savez ce qui arriva. Le lendemain, qui était vendredi, j'allai chez elle; je la trouvai dans son lit; elle redoubla ses cris en me voyant; elle m'appela, m'embrassa, me mouilla toute de ses larmes. Elle me dit: Hélas! vous souvient-il de ce que vous me dîtes hier? Ah! quelle cruelle prudence! ah! la prudence! Elle me fit pleurer à force de pleurer. J'y suis encore retournée deux fois; elle est fort affligée, et m'a toujours traitée comme une personne qui sentait ses douleurs; elle ne s'est pas trompée. J'ai retrouvé, dans cette occasion, des sentiments qu'on n'a guère pour des personnes d'un tel rang. Ceci entre nous deux et madame de Coulanges; car vous jugez bien que cette causerie serait entièrement ridicule avec d'autres. Adieu.

24.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.

A Paris, vendredi 6 février 1671.

Ma douleur serait bien médiocre si je pouvais vous la dépeindre; je ne l'entreprendrai pas aussi. J'ai beau chercher ma chère fille, je ne la trouve plus; et tous les pas qu'elle fait l'éloignent de moi. Je m'en allai donc à Sainte-Marie toujours pleurant et toujours mourant: il me semblait qu'on m'arrachait le cœur et l'âme; et en effet, quelle rude séparation! Je demandai la liberté d'être seule; on me mena dans la chambre de madame du Housset, on me fit du feu; Agnès me regardait sans me parler; c'était notre marché; j'y passai jusqu'à cinq heures sans cesser de sanglotter; toutes mes pensées me faisaient mourir. J'écrivis à M. de Grignan, vous pouvez penser sur quel ton; j'allai ensuite chez madame de la Fayette, qui redoubla mes douleurs par l'intérêt qu'elle y prit: elle était seule, et malade et triste de la mort d'une sœur religieuse, elle était comme je la pouvais désirer. M. de la Rochefoucauld y vint; on ne parla que de vous, de la raison que j'avais d'être touchée, et du dessein de parler comme il faut à Mellusine[70]. Je vous réponds qu'elle sera bien relancée. D'Hacqueville vous rendra un bon compte de cette affaire. Je revins enfin à huit heures de chez madame de la Fayette; mais en entrant ici, bon Dieu! comprenez-vous bien ce que je sentis en montant ce degré? Cette chambre où j'entrais toujours, hélas! j'en trouvai les portes ouvertes; mais je vis tout démeublé, tout dérangé, et votre petite fille qui me représentait la mienne. Comprenez-vous bien tout ce que je souffris? Les réveils de la nuit ont été noirs, et le matin je n'étais point avancée d'un pas pour le repos de mon esprit. L'après-dînée se passa avec madame de la Troche[71] à l'Arsenal. Le soir, je reçus votre lettre, qui me remit dans les premiers transports; et ce soir j'achèverai celle-ci chez M. de Coulanges, où j'apprendrai des nouvelles; car, pour moi, voilà ce que je sais, avec les douleurs de tous ceux que vous avez laissés ici; toute ma lettre serait pleine de compliments, si je voulais.

25.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.

A Paris, lundi 9 février 1671.

Je reçois vos lettres, comme vous avez reçu ma bague; je fonds en larmes en les lisant; il semble que mon cœur veuille se fendre par la moitié: on croirait que vous m'écrivez des injures ou que vous êtes malade, ou qu'il vous est arrivé quelque accident, et c'est tout le contraire; vous m'aimez, ma chère enfant, et vous me le dites d'une manière que je ne puis soutenir sans des pleurs en abondance. Vous continuez votre voyage sans aucune aventure fâcheuse; et lorsque j'apprends tout cela, qui est justement tout ce qui me peut être le plus agréable, voilà l'état où je suis. Vous vous amusez donc à penser à moi, vous en parlez, et vous aimez mieux m'écrire vos sentiments que vous n'aimez à me le dire; de quelque façon qu'ils me viennent, ils sont reçus avec une sensibilité qui n'est comprise que de ceux qui savent aimer comme je fais. Vous me faites sentir pour vous tout ce qu'il est possible de sentir de tendresse; mais si vous songez à moi, soyez assurée aussi que je pense continuellement à vous: c'est ce que les dévots appellent une pensée habituelle, c'est ce qu'il faudrait avoir pour Dieu, si l'on faisait son devoir: rien ne me donne de distraction; je vois ce carrosse qui avance toujours, et qui n'approchera jamais de moi: je suis toujours dans les grands chemins, il me semble que j'ai quelquefois peur que ce carrosse ne verse; les pluies qu'il fait depuis trois jours me mettent au désespoir; le Rhône me fait une peur étrange. J'ai une carte devant mes yeux; je sais tous les lieux où vous touchez: vous êtes ce soir à Nevers; vous serez dimanche à Lyon, où vous recevrez cette lettre. Je n'ai pu vous écrire qu'à Moulins par madame de Guénégaud. Je n'ai reçu que deux de vos lettres; peut-être que la troisième viendra; c'est la seule consolation que je souhaite, pour d'autres, je n'en cherche pas. Je suis entièrement incapable de voir beaucoup de monde ensemble; cela viendra peut-être, mais il n'en est pas question encore. Les duchesses de Verneuil et d'Arpajon[72] me veulent réjouir; je les en ai remerciées: je n'ai jamais vu de si belles âmes qu'il y en a dans ce pays-ci. Je fus samedi tout le jour chez madame de Villars[73] à parler de vous, et à pleurer; elle entre bien dans mes sentiments. Hier je fus au sermon de M. d'Agen[74] et au salut, et chez madame de Puisieux, et chez madame de Pui-du-Fou, qui vous fait mille amitiés. Si vous aviez un petit manteau fourré, elle aurait l'esprit en repos. Aujourd'hui je m'en vais souper au faubourg tête à tête[75]. Voilà les fêtes de mon carnaval. Je fais tous les jours dire une messe pour vous: c'est une dévotion qui n'est pas chimérique. Je n'ai vu Adhémar[76] qu'un moment; je m'en vais lui écrire, pour le remercier de son lit; je lui en suis plus obligée que vous. Si vous voulez me faire un véritable plaisir, ayez soin de votre santé, dormez dans ce joli petit lit, mangez du potage, et servez-vous de tout le courage qui me manque. Continuez à m'écrire. Tout ce que vous avez laissé d'amitiés ici est augmenté: je ne finirais point à vous faire des compliments, et à vous dire l'inquiétude où l'on est de votre santé.

Mademoiselle d'Harcourt fut mariée avant-hier; il y eut un grand souper maigre à toute la famille; hier, un grand bal et un grand souper au roi, à la reine, à toutes les dames parées: c'était une des plus belles fêtes qu'on puisse voir.

Madame d'Heudicourt est partie avec un désespoir inconcevable, ayant perdu toutes ses amies, convaincue de tout ce que madame Scarron avait toujours défendu, et de toutes les trahisons du monde[77]. Mandez-moi quand vous aurez reçu mes lettres. Je fermerai tantôt celle-ci.

Lundi au soir.

Avant que d'aller au faubourg je fais mon paquet, et je l'adresse à M. l'intendant à Lyon. La distinction de vos lettres m'a charmée: hélas! je la méritais bien par la distinction de mon amitié pour vous.

Madame de Fontevrault[78] fut bénite hier; MM. les prélats furent un peu fâchés de n'y avoir que des tabourets.

Voici ce que j'ai su de la fête d'hier: toutes les cours de l'hôtel de Guise étaient éclairées de deux mille lanternes. La reine entra d'abord dans l'appartement de mademoiselle de Guise[79], fort éclairé, fort paré; toutes les dames se mirent à genoux autour de la reine, sans distinction de tabourets: on soupa dans cet appartement. Il y avait quarante dames à table; le souper fut magnifique; le roi vint, et fort gravement regarda tout sans se mettre à table; on monta plus haut, où tout était préparé pour le bal. Le roi mena la reine, et honora l'assemblée de trois ou quatre courantes, et puis s'en alla au Louvre avec sa compagnie ordinaire. Mademoiselle ne voulut point venir à l'hôtel de Guise. Voilà tout ce que je sais.

Je veux voir le paysan de Sully, qui m'apporta hier votre lettre; je lui donnerai de quoi boire: je le trouve bien heureux de vous avoir vue. Hélas! comme un moment me paraîtrait, et que j'ai de regret à tous ceux que j'ai perdus! Je me fais des dragons[80] aussi bien que les autres. Adieu, ma chère enfant, l'unique passion de mon cœur, le plaisir et la douleur de ma vie. Aimez-moi toujours, c'est la seule chose qui me peut donner de la consolation.

26.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.

A Paris, mercredi 11 février 1671.

Je n'en ai reçu que trois de ces aimables lettres qui me pénètrent le cœur; il y en a une qui ne revient point: sans que je les aime toutes, et que je n'aime point à perdre ce qui me vient de vous, je croirais n'avoir rien perdu. Je trouve qu'on ne peut rien souhaiter qui ne soit dans celles que j'ai reçues: elles sont, premièrement, très-bien écrites; et, de plus, si tendres et si naturelles, qu'il est impossible de ne les pas croire; la défiance même en serait convaincue: elles ont ce caractère de vérité qui se maintient toujours, qui se fait voir avec autorité, pendant que la fausseté et la menterie demeurent accablées sous les paroles, sans pouvoir persuader; plus leurs sentiments s'efforcent de paraître, plus ils sont enveloppés. Les vôtres sont vrais et le paraissent; vos paroles ne servent, tout au plus, qu'à vous expliquer; et, dans cette noble simplicité, elles ont une force à quoi l'on ne peut résister. Voilà, ma fille, comme vos lettres m'ont paru; jugez quel effet elles me font, et quelle sorte de larmes je répands, en me trouvant persuadée de la vérité que je souhaite le plus. Vous pourrez juger par là de ce que m'ont fait les choses qui m'ont donné autrefois des sentiments contraires. Si mes paroles ont la même puissance que les vôtres, il ne faut pas vous en dire davantage: je suis assurée que mes vérités ont fait en vous leur effet ordinaire; mais je ne veux pas que vous disiez que j'étais un rideau qui vous cachait: tant pis si je vous cachais, vous êtes encore plus aimable quand on a tiré le rideau; il faut que vous soyez à découvert pour être dans votre perfection: nous l'avons dit mille fois. Pour moi, il me semble que je suis toute nue, qu'on m'a dépouillée de tout ce qui me rendait aimable; je n'ose plus voir le monde, et, quoi qu'on ait fait pour m'y remettre, j'ai passé tous ces jours-ci comme un loup-garou, ne pouvant faire autrement. Peu de gens sont dignes de comprendre ce que je sens; j'ai cherché ceux qui sont de ce petit nombre, et j'ai évité les autres. J'ai vu Guitaud et sa femme; ils vous aiment, mandez-moi un petit mot pour eux. Deux ou trois Grignans me vinrent voir hier matin. J'ai remercié mille fois Adhémar de vous avoir prêté son lit: nous ne voulûmes point examiner s'il n'eût pas été meilleur pour lui de troubler votre repos, que d'en être cause; nous n'eûmes pas la force de pousser cette folie, et nous fûmes ravis de ce que le lit était bon. Il nous semble que vous êtes à Moulins aujourd'hui; vous y recevrez une de mes lettres: je ne vous ai point écrit à Briare; c'était ce cruel mercredi qu'il fallait écrire; c'était le propre jour de votre départ: j'étais si affligée et si accablée, que j'étais même incapable de chercher de la consolation en vous écrivant. Voici donc ma troisième et ma seconde à Lyon; ayez soin de me mander si vous les avez reçues: quand on est fort éloigné, on ne se moque plus des lettres qui commencent par j'ai reçu la vôtre, etc. La pensée que vous avez de vous éloigner toujours, et de voir que ce carrosse va toujours en delà, est une de celles qui me tourmentent le plus. Vous allez toujours, et enfin, comme vous dites, vous vous trouverez à deux cents lieues de moi; alors, ne pouvant plus souffrir les injustices sans en faire à mon tour, je me mettrai à m'éloigner aussi de mon côté, et j'en ferai tant, que je me trouverai à trois cents: ce sera une belle distance, et ce sera aussi une chose digne de mon amitié, que d'entreprendre de traverser la France pour vous aller trouver. Je suis touchée du retour de vos cœurs entre le coadjuteur et vous: vous savez combien j'ai toujours trouvé que cela était nécessaire au bonheur de votre vie; conservez bien ce trésor; vous êtes vous-même charmée de sa bonté, faites-lui voir que vous n'êtes pas ingrate. Je finirai tantôt ma lettre. Peut-être qu'à Lyon vous serez si étourdie de tous les honneurs qu'on vous y fera, que vous n'aurez pas le temps de lire tout ceci; ayez au moins celui de me mander toujours de vos nouvelles, comme vous vous portez, et votre aimable visage que j'aime tant, et si vous vous embarquez sur ce diable de Rhône. Je crois que vous aurez M. de Marseille[81] à Lyon.

Mercredi au soir.

Je viens de recevoir tout présentement votre lettre de Nogent; elle m'a été donnée par un fort honnête homme que j'ai questionné tant que j'ai pu; mais votre lettre vaut mieux que tout ce qui se peut dire. Il était bien juste, ma fille, que ce fût vous la première qui me fissiez rire, après m'avoir tant fait pleurer. Ce que vous me mandez de M. Busche est original, cela s'appelle des traits dans le style de l'éloquence; j'en ai donc ri, je vous l'avoue; et j'en serais honteuse, si, depuis huit jours, j'avais fait autre chose que pleurer. Hélas! je le rencontrai dans la rue ce M. Busche, qui amenait vos chevaux: je l'arrêtai, et, tout en pleurs, je lui demandai son nom; il me le dit; je lui dis en sanglottant: M. Busche, je vous recommande ma fille, ne la versez point; et, quand vous l'aurez menée heureusement à Lyon, venez me voir pour me dire de ses nouvelles; je vous donnerai de quoi boire. Je le ferai assurément: ce que vous me mandez sur son sujet augmente beaucoup le respect que j'avais déjà pour lui. Mais vous ne vous portez point bien, vous n'avez point dormi; le chocolat vous remettra: mais vous n'avez point de chocolatière, j'y ai pensé mille fois: comment ferez-vous? Hélas! mon enfant, vous ne vous trompez point, quand vous croyez que je suis occupée de vous encore plus que vous ne l'êtes de moi, quoique vous me le paraissiez plus que je ne vaux. Si vous me voyez, vous me voyez chercher ceux qui en veulent bien parler; si vous m'écoutez, vous entendez bien que j'en parle. C'est assez vous dire que j'ai fait une visite à l'abbé Guêton, pour parler des chemins et de la route de Lyon. Je n'ai encore vu aucun de ceux qui veulent me divertir; en paroles couvertes, c'est qu'ils veulent m'empêcher de penser à vous, et cela m'offense. Adieu, ma très-aimable, continuez à m'écrire et à m'aimer; pour moi, je suis tout entière à vous, j'ai des soins extrêmes de votre enfant. Je n'ai point de lettres de M. de Grignan, et je ne laisse pas de lui écrire.

27.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.

Vendredi 13 février 1671, chez M. de Coulanges.

Monsieur de Coulanges veut que je vous écrive encore à Lyon: je vous conjure, ma chère enfant, si vous vous embarquez, de descendre au Pont-Saint-Esprit. Ayez pitié de moi; conservez-vous, si vous voulez que je vive. Vous m'avez si bien persuadée que vous m'aimez, qu'il me semble que, dans la vue de me plaire, vous ne vous hasarderez point. Mandez-moi bien comme vous conduirez votre barque. Hélas! qu'elle m'est chère et précieuse cette petite barque que le Rhône m'emporte si cruellement! J'ai ouï dire qu'il y avait eu un dimanche gras, mais ce n'est que par ouï dire; et je ne l'ai point vu. J'ai été farouche au point de ne pouvoir pas souffrir quatre personnes ensemble. J'étais au coin du feu de madame de la Fayette. L'affaire de Mellusine est entre les mains de Langlade[82], après avoir passé par celles de M. de la Rochefoucauld et de d'Hacqueville. Je vous assure qu'elle est bien confondue et bien méprisée par ceux qui ont l'honneur de la connaître. Je n'ai pas encore vu madame d'Arpajon[83]; elle a une mine satisfaite qui m'importune. Le bal du mardi gras pensa être renvoyé; jamais il ne fut une telle tristesse[84]; je crois que c'était votre absence qui en était cause. Bon Dieu! que de compliments j'ai à vous faire! que d'amitiés! que de soins de savoir de vos nouvelles! que de louanges l'on vous donne! Je n'aurais jamais fait, si je voulais nommer tous ceux et celles dont vous êtes aimée, estimée, adorée; mais, quand vous aurez mis tout cela ensemble, soyez assurée, ma fille, que ce n'est rien en comparaison de ce que je suis pour vous. Je ne vous quitte pas un moment; je pense à vous sans relâche, et de quelle façon! J'ai embrassé votre fille, et elle m'a baisée et très-bien baisée de votre part. Savez-vous bien que je l'aime cette petite, quand je songe de qui elle vient?

28.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.

A Paris, mercredi 18 février 1671.

Je vous conjure, ma fille, de conserver vos yeux: pour les miens, vous savez qu'ils doivent finir à votre service. Vous comprenez bien, ma belle, que, de la manière dont vous m'écrivez, il faut bien que je pleure en lisant vos lettres. Pour comprendre quelque chose de l'état où je suis, joignez, ma bonne, à la tendresse et à l'inclination naturelle que j'ai pour votre personne, la petite circonstance d'être persuadée que vous m'aimez, et jugez de l'excès de mes sentiments. Méchante! pourquoi me cachez-vous quelquefois de si précieux trésors? Vous avez peur que je ne meure de joie; mais ne craignez-vous pas aussi que je ne meure du déplaisir de croire voir le contraire? Je prends d'Hacqueville à témoin de l'état où il m'a vue autrefois; mais quittons ces tristes souvenirs, et laissez-moi jouir d'un bien sans lequel la vie m'est dure et fâcheuse. Ce ne sont point des paroles, ce sont des vérités. Madame de Guénégaud m'a mandé de quelle manière elle vous a vue pour moi: je vous conjure d'en garder le fond; mais plus de larmes, je vous en prie: elles ne vous sont pas si saines qu'à moi. Je suis présentement assez raisonnable; je me soutiens au besoin, et quelquefois je suis quatre ou cinq heures tout comme une autre; mais peu de chose me remet à mon premier état: un souvenir, un lieu, une parole, une pensée un peu trop arrêtée, vos lettres surtout, les miennes même en les écrivant, quelqu'un qui me parle de vous; voilà des écueils à ma constance, et ces écueils se rencontrent souvent. J'ai vu Raymond chez la comtesse du Lude; elle me chanta un nouveau récit du ballet; mais si vous voulez qu'on le chante, chantez-le. Je vois madame de Villars; je me plais avec elle, parce qu'elle entre dans mes sentiments; elles vous dit mille amitiés. Madame de la Fayette comprend fort bien aussi les tendresses que j'ai pour vous; elle est touchée de l'amitié que vous me témoignez. Je suis assez souvent dans ma famille, quelquefois ici le soir par lassitude, mais rarement. J'ai vu cette pauvre madame Amelot; elle pleure bien, je m'y connais. Faites quelque mention de certaines gens dans vos lettres, afin que je le leur puisse dire. Je vais aux sermons des Mascaron et des Bourdaloue; ils se surpassent à l'envi. Voilà bien de mes nouvelles; j'ai fort envie de savoir des vôtres, et comment vous vous serez trouvée à Lyon: pour vous dire le vrai, je ne pense à nulle autre chose. Je sais votre route, et où vous avez couché tous les jours: vous étiez dimanche à Lyon; vous auriez bien fait de vous y reposer quelques jours. Vous m'avez donné envie de m'informer de la mascarade du mardi gras: j'ai su qu'un grand homme plus grand de trois doigts qu'un autre, avait fait faire un habit admirable; il ne voulut point le mettre, et il se trouva par hasard qu'une dame qu'il ne connaît point du tout, à qui il n'a jamais parlé, n'était point à l'assemblée[85]. Du reste, il faut que je dise comme Voiture: Personne n'est encore mort de votre absence, hormis moi. Ce n'est pas que le carnaval n'ait été d'une tristesse excessive, vous pouvez vous en faire honneur: pour moi, j'ai cru que c'était à cause de vous; mais ce n'est point assez pour une absence comme la vôtre. J'envoie pour cette fois cette lettre en Provence; j'embrasse M. de Grignan, et je meurs d'envie de savoir de vos nouvelles. Dès que j'ai reçu une lettre, j'en voudrais tout à l'heure une autre: je ne respire que d'en recevoir.

Vous me dites des merveilles du tombeau de M. de Montmorency[86], et de la beauté de mesdemoiselles de Valençai. Vous écrivez extrêmement bien, personne n'écrit mieux: ne quittez jamais le naturel, votre tour s'y est formé, et cela compose un style parfait. J'ai fait vos compliments à madame de la Fayette et à M. de la Rochefoucauld et à Langlade: tout cela vous aime, vous estime et vous sert en toute occasion. Vos chansons m'ont paru jolies; j'en ai reconnu les styles. Ah! mon enfant, que je voudrais bien vous voir un peu, vous entendre, vous embrasser, vous voir passer, si c'est trop demander que le reste! Hé bien! par exemple, voilà de ces pensées à quoi je ne résiste pas. Je sens qu'il m'ennuie de ne vous plus avoir: cette séparation me fait une douleur au cœur et à l'âme, que je sens comme un mal du corps. Je ne vous puis assez remercier de toutes les lettres que vous m'avez écrites sur le chemin: ces soins sont trop aimables, et font bien leur effet aussi; rien n'est perdu avec moi; vous m'avez écrit de partout: j'ai admiré votre bonté; cela ne se fait point sans beaucoup d'amitié; autrement on serait plus aise de se reposer et de se coucher. L'impatience que j'ai d'avoir encore de vos nouvelles et de Roanne et de Lyon n'est pas médiocre; je suis en peine de votre embarquement, et de savoir ce que vous a paru ce furieux Rhône en comparaison de notre pauvre Loire, à laquelle vous avez tant fait de civilités. Que vous êtes honnête de vous en être souvenue comme d'une de vos anciennes amies! Hélas! de quoi ne me souviens-je point? Les moindres choses me sont chères; j'ai mille dragons. Quelle différence! je ne revenais jamais ici sans impatience et sans plaisir: présentement j'ai beau chercher, je ne vous trouve plus; et comment peut-on vivre quand on sait que, quoi qu'on fasse, on ne trouvera plus une si chère enfant? Je vous ferai bien voir si je la souhaite, par le chemin que je ferai pour l'aller chercher. J'ai reçu une lettre de M. de Grignan; il n'y en a point pour vous. Il me mande qu'il reviendra cet hiver; vous quittera-t-il? ou le suivrez-vous? Faites-moi réponse.

M. le Dauphin était malade, il se porte mieux. On sera à Versailles jusqu'à lundi. Madame de la Vallière est toute rétablie à la cour. Le roi la reçut avec des larmes de joie; et Mme de Montespan avec des larmes... Devinez de quoi. L'on a eu avec l'une et l'autre des conversations tendres. Tout cela est difficile à comprendre, il faut se taire.

29.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.

Vendredi, 20 février 1671.

Je vous avoue que j'ai une extraordinaire envie de savoir de vos nouvelles: songez, ma chère fille, que je n'en ai point eu depuis la Palice; je ne sais rien du reste de votre voyage jusqu'à Lyon, ni de votre route jusqu'en Provence; je suis bien assurée qu'il me viendra des lettres; je ne doute point que vous ne m'ayez écrit; mais je les attends, et je ne les ai pas: il faut se consoler, et s'amuser en vous écrivant. Vous saurez, ma petite, qu'avant-hier au soir, mercredi, après être revenue de chez M. de Coulanges, où nous faisons nos paquets les jours d'ordinaire, je songeai à me coucher; cela n'est pas extraordinaire; mais ce qui l'est beaucoup, c'est qu'à trois heures après minuit j'entendis crier au voleur, au feu; et ces cris si près de moi, si redoublés, que je ne doutai point que ce ne fût ici; je crus même entendre qu'on parlait de ma pauvre petite-fille; je ne doutai point qu'elle ne fût brûlée: je me levai dans cette crainte, sans lumière, avec un tremblement qui m'empêchait quasi de me soutenir. Je courus à son appartement qui est le vôtre, je trouvai tout dans une grande tranquillité; mais je vis la maison de Guitaud tout en feu; les flammes passaient par-dessus la maison de madame de Vauvineux: on voyait dans nos cours, et surtout chez M. de Guitaud, une clarté qui faisait horreur: c'étaient des cris, c'était une confusion, c'était un bruit épouvantable des poutres et des solives qui tombaient. Je fis ouvrir ma porte, j'envoyai mes gens au secours: M. de Guitaud m'envoya une cassette de ce qu'il a de plus précieux; je la mis dans mon cabinet, et puis je voulus aller dans la rue pour béer comme les autres: j'y trouvai M. et madame de Guitaud quasi nus, l'ambassadeur de Venise, tous ses gens, la petite de Vauvineux qu'on portait tout endormie chez l'ambassadeur, plusieurs meubles et vaisselles d'argent qu'on sauvait chez lui. Madame de Vauvineux faisait démeubler: pour moi, j'étais comme dans une île, mais j'avais grande pitié de mes pauvres voisins. Madame Guêton et son frère donnaient de très-bons conseils; nous étions dans la consternation: le feu était si allumé qu'on n'osait en approcher, et l'on n'espérait la fin de cet embrasement qu'avec la fin de la maison de ce pauvre Guitaud. Il faisait pitié; il voulait aller sauver sa mère qui brûlait au troisième étage; sa femme s'attachait à lui, et le retenait avec violence; il était entre la douleur de ne pas secourir sa mère, et la crainte de blesser sa femme, grosse de cinq mois; enfin il me pria de tenir sa femme, je le fis: il trouva que sa mère avait passé au travers de la flamme, et qu'elle était sauvée. Il voulut aller retirer quelques papiers; il ne put approcher du lieu où ils étaient: enfin il revint à nous dans cette rue où j'avais fait asseoir sa femme: des capucins, pleins de charité et d'adresse, travaillèrent si bien qu'ils coupèrent le feu[87]. On jeta de l'eau sur le reste de l'embrasement, et enfin le combat finit faute de combattants, c'est-à-dire après que le premier et le second étage de l'antichambre et de la petite chambre et du cabinet, qui sont à main droite du salon, eurent été entièrement consumés. On appela bonheur ce qui restait de la maison, quoiqu'il y ait pour Guitaud pour plus de dix mille écus de perte; car on compte de faire rebâtir cet appartement, qui était peint et doré. Il y avait plusieurs beaux tableaux à M. le Blanc, à qui est la maison: il y avait aussi plusieurs tables, miroirs, miniatures, meubles, tapisseries. Ils ont un grand regret à des lettres; je me suis imaginé que c'étaient des lettres de M. le Prince. Cependant, vers les cinq heures du matin, il fallut songer à madame de Guitaud; je lui offris mon lit; mais madame Guêton la mit dans le sien, parce qu'elle a plusieurs chambres meublées. Nous la fîmes saigner; nous envoyâmes querir Boucher: il craint bien que cette grande émotion ne la fasse accoucher devant les neuf jours. Elle est donc chez cette pauvre madame Guêton; tout le monde la vient voir, et moi je continue mes soins, parce que j'ai trop bien commencé pour ne pas achever. Vous m'allez demander comment le feu s'était mis à cette maison; on n'en sait rien, il n'y en avait point dans l'appartement où il a pris: mais si on avait pu rire dans une si triste occasion, quels portraits n'aurait-on pas faits de l'état où nous étions tous? Guitaud était nu en chemise avec des chausses; madame de Guitaud était nu-jambes, et avait perdu une de ses mules de chambre; madame de Vauvineux était en petite jupe sans robe de chambre; tous les valets, tous les voisins, en bonnets de nuit: l'ambassadeur était en robe de chambre et en perruque, et conserva fort bien la gravité de la sérénissime; mais son secrétaire était admirable. Vous parlez de la poitrine d'Hercule; vraiment celle-ci était bien autre chose; on la voyait tout entière: elle est blanche, grasse, potelée, et surtout sans aucune chemise, car le cordon qui la devait attacher avait été perdu à la bataille. Voilà les tristes nouvelles de notre quartier. Je prie Deville[88] de faire tous les soirs une ronde pour voir si le feu est éteint partout; on ne saurait trop avoir de précaution pour éviter ce malheur. Je souhaite que l'eau vous ait été favorable; en un mot, je vous souhaite tous les biens, et je prie Dieu qu'il vous garantisse de tous les maux.

30.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.

A Paris, vendredi au soir, 27 février 1671.

Le Rhône, ma chère fille, me tient fort au cœur; je crois que vous êtes arrivée heureusement; mais j'aimerais bien à le savoir par vous: j'attends cette nouvelle avec une impatience digne de tout le reste. Il nous semble que vous arrivâtes samedi à Arles; il nous semble que M. de Grignan est venu au-devant de vous au Saint-Esprit; il nous semble qu'il a été ravi de vous revoir et de vous ravoir; il nous semble que vous avez fait comme mercredi votre entrée à Aix; et puis il nous semble que vous êtes bien lasse. Ma chère enfant, reposez-vous, au nom de Dieu; tenez-vous au lit, restaurez-vous, et contez-moi bien l'état où vous êtes. Savez-vous que votre souvenir fait ici la fortune de ceux que vous en favorisez? Les autres languissent après. Le petit mot pour ma tante ne se peut payer; on est encore fort loin de vous oublier. On m'a tantôt dit mille horreurs de cette montagne de Tarare: que je la hais! Il y a un autre certain chemin où la roue est en l'air, et l'on tient le carrosse par l'impériale; je ne soutiens pas cette idée; mais il n'est plus question de tout cela.

Réponse à la lettre de Vienne.

Je la reçois présentement cette aimable lettre; ne voyez-vous point comme je la reçois, et avec quelle tendresse je la lis? Je crois que vous ne me demandez pas que je puisse être de sang-froid en cette occasion. Il est vrai que la dignité de beauté où vous avez été élevée n'est pas d'une petite fatigue; si vous n'étiez point belle, vous vous reposeriez: il faut choisir. Votre paresse me fait peur, ne la croyez pas sur ce choix; il n'y a rien de si aimable que d'être belle; c'est un présent de Dieu qu'il faut conserver. Vous savez comme j'aime votre beauté; mon amour-propre m'y fait prendre intérêt: je vous la recommande pour l'amour de moi. Il me semble qu'on me va trouver bien habile en Provence d'avoir fait un si joli visage, si doux et si régulier. Vous êtes fâchée que votre nez ne soit pas de travers; et moi, qui suis rangée, j'en suis ravie: je ne comprends pas ce que peuvent faire avec moi mes paupières bigarrées[89]. Mais ne croyez-vous point que M. de Coulanges et moi nous sommes sorciers de deviner tout ce que vous faites? Vous n'êtes point surprise des bords de votre Rhône; vous les trouvez beaux, et ce fleuve n'est composé que d'eau comme les autres: pour moi, j'en ai une idée extraordinaire; il me semble qu'on devrait dire:

Mille sources de sang forment cette rivière,
Qui, traînant des corps morts et de vieux ossements,
Au lieu de murmurer, fait des gémissements[90].

Langlade vous rendra compte de sa visite chez Mellusine: en attendant, je puis vous dire que ce qu'il avait à faire n'était autre chose que d'avoir le plaisir de lui laver sa cornette; il l'a fait plus volontiers qu'un autre. Elle est, je vous assure, bien mortifiée et bien décontenancée: je la vis l'autre jour, elle n'a pas le mot à dire. Votre absence a renouvelé la tendresse de tous vos amis; mais il faut que cette absence ne soit pas infinie; et, quelque aversion que vous ayez pour les fatigues d'un long voyage, vous ne devez songer qu'à vous mettre en état de les recommencer. J'ai dit à M. de la Rochefoucauld ce que vous trouvez des fatigues des autres, et l'application que vous en faites: il m'a chargée de mille amitiés pour vous, mais d'un si bon ton, et accompagnées de si agréables louanges, qu'il mérite d'être aimé de vous.

Je ferai vos compliments à madame de Villars. Il y a presse à être nommé dans mes lettres: je vous remercie d'avoir fait mention de Brancas. Vous aurez vu votre tante[91] au Saint-Esprit, et vous aurez été reçue comme une reine. Ma fille, je vous conjure de me bien mander tout cela, et de me parler de M. de Grignan et de M. d'Arles[92]. Vous savez que nous avons réglé que l'on hait autant les détails des personnes qui sont indifférentes, qu'on les aime de celles qui ne le sont pas; c'est à vous à deviner de quel nombre vous êtes auprès de moi. Mascaron, Bourdaloue, me donnent tour à tour des plaisirs et des satisfactions qui doivent, pour le moins, me rendre sainte: dès que j'entends quelque chose de beau, je vous souhaite; vous avez part à tout ce que je pense: j'admire en moi, tous les jours, les effets naturels d'une extrême amitié. Je vous embrasse tendrement, embrassez-moi aussi. Une petite amitié à mon coadjuteur: pour M. de Grignan, il me semble qu'il est si glorieux de vous avoir, qu'il n'écoute plus personne.

31.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.

A Paris, mardi 3 mars 1671.

Si vous étiez ici, ma chère enfant, vous vous moqueriez de moi; j'écris de provision, mais c'est par une raison bien différente de celle que je vous donnais un jour, pour m'excuser d'avoir écrit à quelqu'un une lettre qui ne devait partir que dans deux jours: c'était parce que je ne me souciais guère de lui, et que dans deux jours je n'aurais pas autre chose à lui dire. Voici tout le contraire: c'est que je me soucie beaucoup de vous, que j'aime à vous entretenir à toute heure, et que c'est la seule consolation que je puisse avoir présentement. Je suis aujourd'hui toute seule dans ma chambre, par l'excès de ma mauvaise humeur. Je suis lasse de tout; je me suis fait un plaisir de dîner ici, et je m'en fais un de vous écrire hors de propos: mais, hélas! vous n'avez pas de ces sortes de loisirs. J'écris tranquillement, et je ne comprends pas que vous puissiez lire de même: je ne vois pas un moment où vous soyez à vous; je vois un mari qui vous adore, qui ne peut se lasser d'être auprès de vous, et qui peut à peine comprendre son bonheur. Je vois des harangues, des infinités de compliments, de civilités, de visites; on vous fait des honneurs extrêmes, il faut répondre à tout cela, vous êtes accablée. Que fait votre paresse pendant tout ce fracas? Elle souffre, elle se retire dans quelque petit cabinet, elle meurt de peur de ne plus retrouver sa place; elle vous attend dans quelque moment perdu pour vous faire au moins souvenir d'elle, et vous dire un mot en passant. Hélas! dit-elle, m'avez-vous oubliée? Songez que je suis votre plus ancienne amie, celle qui ne vous a jamais abandonnée, la fidèle compagne de vos plus beaux jours; que c'est moi qui vous consolais de tous les plaisirs, et qui même quelquefois vous les faisais haïr; qui vous ai empêchée de mourir d'ennui, et en Bretagne et dans votre grossesse: quelquefois votre mère troublait nos plaisirs, mais je savais bien où vous reprendre; présentement je ne sais plus où j'en suis; les honneurs et les représentations me feront périr, si vous n'avez soin de moi. Il me semble que vous lui dites en passant un petit mot d'amitié, vous lui donnez quelque espérance de vous posséder à Grignan; mais vous passez vite, et vous n'avez pas le loisir d'en dire davantage. Le devoir et la raison sont autour de vous, et ne vous donnent pas un moment de repos; moi-même, qui les ai toujours tant honorés, je leur suis contraire, et ils me le sont; le moyen qu'ils vous laissent le temps de lire de telles lanterneries? Je vous assure, ma chère enfant, que je songe à vous continuellement, et je sens tous les jours ce que vous me dîtes une fois, qu'il ne fallait point appuyer sur certaines pensées; si l'on ne glissait pas dessus, on serait toujours en larmes, c'est-à-dire moi. Il n'y a lieu dans cette maison qui ne me blesse le cœur; toute votre chambre me tue: j'y ai fait mettre un paravent tout au milieu, pour rompre un peu la vue; une fenêtre de ce degré par où je vous vis monter dans le carrosse de d'Hacqueville, et par où je vous rappelai, me fait peur à moi-même, quand je pense combien alors j'étais capable de me jeter par la fenêtre, car je suis folle quelquefois; ce cabinet, où je vous embrassai sans savoir ce que je faisais; ces Capucins[93], où j'allai entendre la messe; ces larmes qui tombaient de mes yeux à terre, comme si c'eût été de l'eau qu'on eût répandue; Sainte-Marie, madame de la Fayette, mon retour dans cette maison, votre appartement, la nuit, le lendemain; et votre première lettre, et toutes les autres, et encore tous les jours, et tous les entretiens de ceux qui entrent dans mes sentiments: ce pauvre d'Hacqueville est le premier; je n'oublierai jamais la pitié qu'il eut de moi. Voilà donc où j'en reviens, il faut glisser sur tout cela, et se bien garder de s'abandonner à ses pensées et aux mouvements de son cœur: j'aime mieux m'occuper de la vie que vous faites maintenant; cela me fait une diversion, sans m'éloigner pourtant de mon sujet et de mon objet, qui est ce qui s'appelle poétiquement l'objet aimé. Je songe donc à vous, et je souhaite toujours de vos lettres; quand je viens d'en recevoir, j'en voudrais bien encore. J'en attends présentement, et je reprendrai ma lettre quand j'aurai reçu de vos nouvelles. J'abuse de vous, ma très-chère; j'ai voulu aujourd'hui me permettre cette lettre d'avance; mon cœur en avait besoin, je n'en ferai pas une coutume.

32.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.

A Paris, mercredi 4 mars 1671.

Ah! ma fille, quelle lettre! quelle peinture de l'état où vous avez été! et que je vous aurais mal tenu ma parole, si je vous avais promis de n'être point effrayée d'un si grand péril! Je sais bien qu'il est passé: mais il est impossible de se représenter votre vie si proche de sa fin, sans frémir d'horreur, et M. de Grignan vous laisse embarquer pendant un orage; et quand vous êtes téméraire, il trouve plaisant de l'être encore plus que vous; au lieu de vous faire attendre que l'orage soit passé, il veut bien vous exposer. Ah! mon Dieu! qu'il eût été bien mieux d'être timide, et de vous dire que, si vous n'aviez point de peur, il en avait lui, et ne souffrirait point que vous traversassiez le Rhône par un temps comme celui qu'il faisait! Que j'ai de peine à comprendre sa tendresse en cette occasion! ce Rhône qui fait peur à tout le monde, ce pont d'Avignon où l'on aurait tort de passer en prenant de loin toutes ses mesures, un tourbillon de vent vous jette violemment sous une arche; et quel miracle que vous n'ayez pas été brisés et noyés dans un moment! Je ne soutiens pas cette pensée, j'en frissonne, et je m'en suis réveillée avec des sursauts dont je ne suis pas la maîtresse. Trouvez-vous toujours que le Rhône ne soit que de l'eau? De bonne foi, n'avez-vous point été effrayée d'une mort si proche et si inévitable? Une autre fois ne serez-vous point un peu moins hasardeuse? Une aventure comme celle-là ne vous fera-t-elle point voir les dangers aussi terribles qu'ils le sont? Je vous prie de m'avouer ce qui vous en est resté; je crois du moins que vous avez rendu grâces à Dieu de vous avoir sauvée; pour moi, je suis persuadée que les messes que j'ai fait dire tous les jours pour vous ont fait ce miracle, et je suis plus obligée à Dieu de vous avoir conservée dans cette occasion, que de m'avoir fait naître. C'est à M. de Grignan que je m'en prends; le coadjuteur a bon temps; il n'a été grondé que pour la montagne de Tarare; elle me paraît présentement comme les pentes de Nemours. M. Busche[94] m'est venu voir tantôt; j'ai pensé l'embrasser en songeant comme il vous a bien menée: je l'ai fort entretenu de vos faits et gestes, et puis je lui ai donné de quoi boire un peu à ma santé. Cette lettre vous paraîtra bien ridicule; vous la recevrez dans un temps où vous ne songerez plus au pont d'Avignon. Faut-il que j'y pense, moi, présentement? C'est le malheur des commerces si éloignés; il faut s'y résoudre, et ne pas même se révolter contre cet inconvénient: cela est naturel, et la contrainte serait trop grande d'étouffer toutes ses pensées; il faut entrer dans l'état naturel où l'on est, en répondant à une chose qui tient au cœur: vous serez donc obligée de m'excuser souvent. J'attends les relations de votre séjour à Arles; je sais que vous y aurez trouvé bien du monde. Ne m'aimez-vous point de vous avoir appris l'italien? Voyez comme vous vous en êtes bien trouvée avec ce vice-légat: ce que vous dites de cette scène est excellent; mais que j'ai peu goûté le reste de votre lettre! Je vous épargne mes éternels recommencements sur ce pont d'Avignon, je ne l'oublierai de ma vie.

33.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.

A Paris, mercredi 11 mars 1671.

Je n'ai point encore reçu vos lettres; j'en aurai peut-être avant que de fermer celle-ci: songez, ma chère enfant, qu'il y a huit jours que je n'ai eu de vos nouvelles; c'est un siècle pour moi. Vous étiez à Arles; mais je ne sais rien par vous de votre arrivée à Aix. Il me vint hier un gentilhomme[95] de ce pays-là, qui était présent à cette arrivée, et qui vous a vue jouer à petite prime avec Vardes[96], Bandol, et un autre; je voudrais pouvoir vous dire comme je l'ai reçu, et ce qu'il m'a paru, de vous avoir vue jeudi dernier. Vous admiriez tant l'abbé de Vins d'avoir pu quitter M. de Grignan, j'admire bien plus celui-ci de vous avoir quittée: il m'a trouvée avec le père Mascaron, à qui je donnais un très-beau dîner: comme il prêche à ma paroisse, et qu'il vint me voir l'autre jour, j'ai pensé que cela était d'une vraie petite dévote de lui donner un repas; il est de Marseille, et a trouvé fort bon d'entendre parler de Provence. J'ai su encore, par d'autres voies, que vous avez eu trois ou quatre démêlés à votre avénement: ma fille, on ne parvient point à ne pas avoir de ces malheurs en province, mais, comme il n'y a peut-être rien de vrai dans ce qu'on m'a conté, j'attendrai que vous m'en parliez, avant que de vous dire mon avis sur ce sujet. J'ai demandé à ce gentilhomme si vous n'étiez point bien fatiguée; il m'a dit que vous étiez très-belle; mais vous savez que mes yeux pour vous sont plus justes que ceux des autres: je pourrais bien vous trouver abattue et fatiguée, au travers de leurs approbations. J'ai été enrhumée ces jours-ci, et j'ai gardé ma chambre; presque tous vos amis ont pris ce temps-là pour me venir voir: l'abbé Têtu[97] m'a fort priée de le distinguer en vous écrivant. Je n'ai jamais vu une personne absente être si vive dans tous les cœurs; c'était à vous qu'était réservé ce miracle: vous savez comme nous avons toujours trouvé qu'on se passait bien des gens; on ne se passe point de vous: ma vie est employée à parler de vous; ceux qui m'écoutent le mieux sont ceux que je cherche le plus. N'allez point craindre que je sois ridicule; car, outre que le sujet ne l'est pas, c'est que je connais parfaitement bien et les gens et le lieu, et ce qu'il faut dire et ce qu'il faut taire. Je dis un peu de bien de moi en passant, j'en demande pardon au Bourdaloue et au Mascaron: j'entends tous les matins ou l'un ou l'autre; un demi-quart des merveilles qu'ils disent devrait faire une sainte.

Je vous avoue de bonne foi, ma petite, que je ne puis du tout m'accoutumer à vous savoir à deux cents lieues de moi; je suis plus touchée que je ne l'étais lorsque vous étiez en chemin, je repleure sur nouveaux frais, je ne vois goutte dans votre cœur, je me représente cent choses désagréables que je ne puis dire, je ne vois pas même ce que pense M. de Grignan; et tout est brouillé, je ne sais comment, dans ma tête. Je vous vois accablée d'honneurs, et d'honneurs qui tiennent fort au nom que vous portez; rien n'est plus grand ni plus considéré; nulle famille ne peut être plus aimable: vous y êtes adorée, à ce que je crois, car le coadjuteur ne m'écrit plus; mais j'ignore comment vous vous portez dans tout ce tracas; c'est une sorte de vie étrange que celle des provinces; on fait des affaires de tout. Je m'imagine que vous faites des merveilles, et je voudrais bien savoir ce que ces merveilles vous coûtent, soit pour vous plaindre, soit pour ne vous plaindre pas.

Je reçois votre lettre, ma chère enfant, et j'y fais réponse avec précipitation parce qu'il est tard: cela me fait approuver les avances de provision. Je vois bien que tout ce qu'on m'a dit de vos aventures à votre arrivée n'est pas vrai; j'en suis très-aise; ces sortes de petits procès dans les villes de province, où l'on n'a rien autre chose dans la tête, font une éternité d'éclaircissements, et c'est assez pour mourir d'ennui. Mais vous êtes bien plaisante, madame la comtesse, de montrer mes lettres: où est donc ce principe de cachotterie pour ce que vous aimez? Vous souvient-il avec quelle peine nous attrapions les dates de celles de M. de Grignan? Vous pensez m'apaiser par vos louanges, et me traiter toujours comme la Gazette de Hollande; je m'en vengerai. Vous cachez les tendresses que je vous mande, friponne; et moi je montre quelquefois, et à certaines gens, celles que vous m'écrivez. Je ne veux pas qu'on croie que j'ai pensé mourir, et que je pleure tous les jours, pour qui? pour une ingrate. Je veux qu'on voie que vous m'aimez, et que, si vous avez mon cœur tout entier, j'ai une place dans le vôtre. Je ferai tous vos compliments. Chacun me demande: Ne suis-je point nommé? Et je dis: Non, pas encore, mais vous le serez. Par exemple, nommez-moi un peu M. d'Ormesson, et les Mesmes[98]; il y a presse à votre souvenir; ce que vous envoyez ici est tout aussitôt enlevé: ils ont raison, ma fille, vous êtes aimable, et rien n'est comme vous. Voilà, du moins, ce que vous cacherez, car, depuis Niobé, jamais une mère n'a parlé comme je fais. Pour M. de Grignan, il peut bien s'assurer que, si je puis quelque jour avoir sa femme, je ne la lui rendrai pas. Comment! ne me pas remercier d'un tel présent! ne me point dire qu'il est transporté! Il m'écrit pour me la demander, et ne me remercie point quand je la lui donne. Je comprends pourtant qu'il peut fort bien être accablé ainsi que vous; ma colère ne tient à guère, et ma tendresse pour vous deux tient à beaucoup. Tout ce que vous me mandez est très-plaisant; c'est dommage que vous n'ayez eu le temps d'en dire davantage. Mon Dieu! que j'ai d'envie de recevoir de vos lettres! Il y a déjà près d'une demi-heure que je n'en ai reçu. Je ne sais aucune nouvelle: le roi se porte fort bien; il va de Versailles à Saint-Germain, de Saint-Germain à Versailles; tout est comme il était. La reine fait souvent ses dévotions, et va au salut du saint sacrement. Le père Bourdaloue prêche: bon Dieu! tout est au-dessous des louanges qu'il mérite. L'autre jour notre abbé eut un démêlé avant le sermon avec M. de Noyon[99], qui lui fit entendre qu'il devait bien quitter sa place à un homme de la maison de Clermont: on a fort ri de ce titre, pour avoir la place d'un abbé à l'église; on a bien reconté là-dessus toutes les clefs de la maison de Tonnerre, et toute la science du prélat sur la pairie. Je dîne tous les vendredis chez le Mans[100] avec M. de la Rochefoucauld, madame de Brissac et Benserade, qui toujours y fait la joie de la compagnie. Si la Provence m'aime, je suis fort sa servante aussi; conservez-moi l'honneur de ses bonnes grâces; je lui ferai mes compliments quand vous voudrez. Je vous ai donné un voyage, c'est à vous de le placer. Je ne dis rien à M. de Vardes ni à mon ami Corbinelli; je les crois retournés en Languedoc. J'aime votre fille à cause de vous; mes entrailles n'ont point encore pris le train des tendresses d'une grand'mère.

34.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.

A Paris, vendredi 13 mars 1671.

Me voici à la joie de mon cœur, toute seule dans ma chambre à vous écrire paisiblement; rien ne m'est si agréable que cet état. J'ai dîné aujourd'hui chez madame de Lavardin[101], après avoir été en Bourdaloue, où étaient les mères de l'Église; c'est ainsi que j'appelle les princesses de Conti et de Longueville. Tout ce qui était au monde était à ce sermon, et ce sermon était digne de tout ce qui l'écoutait. J'ai songé vingt fois à vous, et vous ai souhaitée autant de fois auprès de moi; vous auriez été ravie de l'entendre, et moi encore plus ravie de vous le voir entendre. M. de la Rochefoucauld a reçu très-plaisamment, chez madame de Lavardin, le compliment que vous lui faites; on a fort parlé de vous. M. d'Ambres y était avec sa cousine de Brissac; il a paru s'intéresser beaucoup à votre prétendu naufrage; on a parlé de votre hardiesse: M. de la Rochefoucauld a dit que vous aviez voulu paraître brave, dans l'espérance que quelque charitable personne vous en empêcherait; et que, n'en ayant point trouvé, vous aviez dû être dans le même embarras que Scaramouche. Nous avons été voir à la foire une grande diablesse de femme, plus grande que Riberpré de toute la tête; elle accoucha l'autre jour de deux gros enfants qui vinrent de front, les bras aux côtés: c'est une grande femme tout à fait. J'ai été faire des compliments pour vous à l'hôtel de Rambouillet; on vous en rend mille. Madame de Montausier est au désespoir de ne vous point voir. J'ai été chez madame du Puy-du-Fou; j'ai été, pour la troisième fois, chez madame de Maillanes; je me fais rire moi-même en observant le plaisir que j'ai de faire toutes ces choses. Au reste, si vous croyez les filles de la reine enragées, vous croyez bien. Il y a huit jours que madame de Ludres, Coëtlogon et la petite de Rouvroi furent mordues d'une petite chienne qui était à Théobon[102]; cette petite chienne est morte enragée; de sorte que Ludres, Coëtlogon et Rouvroy sont parties ce matin pour aller à Dieppe, et se faire jeter trois fois dans la mer. Ce voyage est triste; Benserade en était au désespoir; Théobon n'a pas voulu y aller, quoiqu'elle ait été mordillée. La reine ne veut pas qu'elle la serve, qu'on ne sache ce qui arrivera de toute cette aventure. Ne trouvez-vous point que Ludres ressemble à Andromède? Pour moi, je la vois attachée au rocher, et Tréville[103] sur un cheval ailé, qui tue le monstre. Ah! Zézu! matame te Grignan, l'étranze sose t'être zetée toute nue tans la mer[104].

Voilà bien des lanternes, et je ne sais rien de vous: vous croyez que je devine ce que vous faites; mais j'y prends trop d'intérêt, et à votre santé, et à l'état de votre esprit, pour vouloir me borner à ce que j'en imagine: les moindres circonstances sont chères de ceux qu'on aime parfaitement, autant qu'elles sont ennuyeuses des autres: nous l'avons dit mille fois, et cela est vrai. La Vauvineux vous fait cent compliments; sa fille a été bien malade; madame d'Arpajon l'a été aussi: nommez-moi tout cela avec madame de Verneuil[105], à votre loisir. Voilà une lettre de M. de Condom[106], qu'il m'a envoyée avec un billet fort joli. Votre frère entre sous les lois de Ninon[107], je doute qu'elles lui soient bonnes; il y a des esprits à qui elles ne valent rien; elle avait gâté son père; il faut le recommander à Dieu: quand on est chrétienne, ou du moins quand on le veut être, on ne peut voir les dérèglements sans chagrin. Ah! Bourdaloue! quelles divines vérités vous nous avez dites aujourd'hui sur la mort! madame de la Fayette y était pour la première fois de sa vie, elle était transportée d'admiration; elle est ravie de votre souvenir et vous embrasse de tout son cœur. Je lui ai donné une belle copie de votre portrait; il pare sa chambre, où vous n'êtes jamais oubliée. Si vous êtes encore de l'humeur dont vous étiez à Sainte-Marie, et que vous gardiez mes lettres, voyez si vous n'avez pas reçu celle du 18 février. Adieu, ma très-aimable enfant; vous dirai-je que je vous aime? c'est se moquer d'en être encore là; cependant, comme je suis ravie quand vous m'assurez de votre tendresse, je vous assure de la mienne, afin de vous donner de la joie, si vous êtes de mon humeur: et ce Grignan mérite-t-il que je lui dise un mot?

Je crois que M. d'Hacqueville vous mande toutes les nouvelles: pour moi je n'en sais point, je serais toute propre à vous dire que le chancelier[108] a pris un lavement.

Je vis une chose hier chez Mademoiselle, qui me fit plaisir. Madame de Gêvres[109] arrive, belle, charmante et de bonne grâce; madame d'Arpajon était au-dessus de moi; je pense que la duchesse s'attendait que je lui dusse offrir ma place; ma foi, je lui devais une incivilité de l'autre jour, je la lui payai comptant, et ne branlai pas. Mademoiselle était au lit, madame de Gêvres a donc été contrainte de se mettre au-dessous de l'estrade; cela est fâcheux. On apporte à boire à Mademoiselle, il faut donner la serviette; je vois madame de Gêvres qui dégante sa main maigre; je pousse madame d'Arpajon; elle m'entend, et se dégante; et, d'une très-bonne grâce, avance un pas, coupe la duchesse, et prend et donne la serviette. La duchesse de Gêvres en a eu toute la honte; elle était montée sur l'estrade et elle avait ôté ses gants, et tout cela, pour voir donner la serviette de plus près par madame d'Arpajon. Ma fille, je suis méchante, cela m'a réjouie, c'est bien employé: a-t-on jamais vu accourir pour ôter à madame d'Arpajon, qui est dans la ruelle, un petit honneur qui lui vient tout naturellement? Madame de Puisieux s'en est épanoui la rate. Mademoiselle n'osait lever les yeux, et moi j'avais une mine qui ne valait rien. Après cela on m'a dit cent mille biens de vous, et Mademoiselle m'a commandé de vous dire qu'elle était fort aise que vous ne fussiez point noyée, et que vous fussiez en bonne santé. Nous fûmes chez madame Colbert, qui me demanda de vos nouvelles: voilà de terribles bagatelles; mais je ne sais rien; vous voyez que je ne suis plus dévote: hélas! j'aurais bien besoin des matines et de la solitude de Livry; si est-ce que je vous donnerai les deux livres de la Fontaine, quand vous devriez être en colère; il y a des endroits jolis, et d'autres ennuyeux: on ne veut jamais se contenter d'avoir bien fait, et en voulant mieux faire on fait plus mal.

35.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.

A Paris, mercredi 18 mars 1671.

Je reçois deux paquets ensemble qui ont été retardés considérablement. J'apprends enfin par vous-même votre entrée à Aix: mais vous ne me dites pas si votre mari était avec vous, ni de quelle manière Vardes honorait votre triomphe; du reste, vous me le représentez très-plaisamment, aussi bien que votre embarras et vos civilités déplacées. Bon Dieu! que n'étais-je avec vous! ce n'est pas que j'eusse mieux fait que vous, car je n'ai pas le don de placer si juste les noms sur les visages; au contraire, je fais tous les jours mille sottises là-dessus: mais il me semble que je vous aurais aidée, et que j'aurais fait du moins bien des révérences. Il est vrai que c'est un métier tuant que cet excès de cérémonies et de civilités; cependant ne vous relâchez sur rien; tâchez, mon enfant, de vous ajuster aux mœurs et aux manières des gens avec qui vous avez à vivre; accommodez-vous un peu de ce qui n'est pas mauvais; ne vous dégoûtez point de ce qui n'est que médiocre; faites-vous un plaisir de ce qui n'est pas ridicule.

Il y a présentement une nouvelle qui fait l'unique entretien de Paris. Le roi a commandé à M. de S... de se défaire de sa charge, et tout de suite de sortir de Paris. Savez-vous pourquoi? Pour avoir trompé au jeu, et avoir gagné cinq cent mille écus avec des cartes ajustées. Le cartier fut interrogé par le roi même: il nia d'abord; enfin, sur le pardon que Sa Majesté lui promit, il avoua qu'il faisait ce métier depuis longtemps; on dit même que cela se répandra plus loin, car il y a plusieurs maisons où il fournissait de ces bonnes cartes rangées. Le roi a eu beaucoup de peine à se résoudre à déshonorer un homme de la qualité de S.....; mais voyant que depuis deux mois tous ceux qui jouaient avec lui étaient ruinés, Sa Majesté a cru qu'il y allait de sa conscience à faire éclater cette friponnerie. S... savait si bien le jeu des autres, que toujours il faisait va-tout sur la dame de pique, parce que tous les piques étaient dans les autres jeux. Le roi perdait toujours à trente-un de trèfle, et disait: Le trèfle ne gagne point contre le pique en ce pays-ci. S.... avait donné trente pistoles aux valets de chambre de madame de la Vallière, pour leur faire jeter dans la rivière toutes les cartes qu'ils avaient, sous prétexte qu'elles n'étaient point bonnes, et avait introduit son cartier. Celui qui le conduisait dans cette belle vie s'appelle Pradier, et s'est éclipsé aussitôt que le roi défendit à S.... de se trouver devant lui. S.... aurait dû, s'il avait été innocent, se mettre en prison, et demander qu'on lui fît son procès; mais il n'a pas pris ce chemin, et a trouvé celui du Languedoc plus sûr: bien des gens lui conseillaient celui de la Trappe, après un malheur comme celui-là. Voilà de quoi on parle uniquement.

Madame d'Humières[110] m'a chargée de mille amitiés pour vous; elle s'en va à Lille, où elle sera honorée, comme vous l'êtes à Aix. Le maréchal de Bellefonds, par un pur sentiment de piété, s'est accommodé avec ses créanciers; il leur a cédé le fonds de son bien, et donné plus de la moitié du revenu de sa charge[111], pour achever de payer les arrérages. Cette exécution est belle, et fait bien voir que ses voyages à la Trappe ne sont pas inutiles. J'allai voir l'autre jour cette duchesse de Ventadour; elle était belle comme un ange. Madame la duchesse de Nevers y vint coiffée à faire rire: il faut m'en croire, car vous savez comme j'aime la mode excessive. La Martin[112] l'avait brétaudée par plaisir comme un patron de mode: elle avait donc tous les cheveux coupés sur la tête, et frisés naturellement et par cent papillotes qui lui font souffrir mort passion toute la nuit. Cela fait une petite tête de chou ronde, sans que rien accompagne les côtés. Ma fille, c'était la plus ridicule chose que l'on pût imaginer: elle n'avait point de coiffe; mais encore passe, elle est jeune et jolie; mais toutes ces femmes de Saint-Germain, et cette la Mothe surtout, se font testonner par la Martin; cela est au point que le roi et toutes les dames sensées en pâment de rire: elles en sont encore à cette jolie coiffure que Montgobert[113] sait si bien; je veux dire ces boucles renversées. Voilà tout; on se divertit extrêmement à voir outrer cette nouvelle mode jusqu'à la folie.

36.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.

Du même jour 18 mars 1671.

Avant que d'envoyer mon paquet, je fais réponse à votre lettre du 11, que je reçois. Je suis plus désespérée que vous des retardements de la poste.

Monsieur de Barillon[114].

J'interromps la plus aimable mère du monde pour vous dire trois mots, qui ne seront guère bien arrangés, mais qui seront vrais. Sachez donc, madame, que je vous ai toujours plus aimée que je ne vous l'ai dit; et que si jamais je gouverne, la Provence n'aura plus de gouvernante. En attendant, gouvernez-vous bien, et régnez doucement sur les peuples que Dieu a soumis à vos lois. Adieu, madame, je quitte Paris sans regret.

Madame de Sévigné.

C'est ce pauvre Barillon qui m'a interrompue, et qui ne me trouve guère avancée de ne pouvoir pas encore recevoir de vos lettres sans pleurer. Je ne le puis, ma fille: mais ne souhaitez point que je le puisse; aimez mes tendresses, aimez mes faiblesses: pour moi je m'en accommode fort bien. Je les aime bien mieux que des sentiments de Sénèque et d'Epictète. Je suis douce, tendre, ma chère enfant, jusques à la folie; vous m'êtes toutes choses; je ne connais que vous. Hélas! je suis bien précisément comme vous pensez, c'est-à-dire, d'aimer ceux qui vous aiment et qui se souviennent de vous; je le sens tous les jours. Quand je trouvai Mellusine[115], le cœur me battit de colère et d'émotion, elle s'approcha; comme vous savez, et me dit: Hé bien! madame, êtes-vous bien fâchée?—Oui, madame, lui dis-je; on ne peut pas plus.—Ah! vraiment je le crois; il faudra vous aller consoler.—Madame, n'en prenez pas la peine, ce serait une chose inutile.—Mais, me dit-elle, n'êtes-vous pas chez vous?—Non, madame, on ne m'y trouve jamais. Voilà notre dialogue. Je vous assure qu'elle est débellée, comme dit Coulanges: il ne me semble pas qu'elle ait une langue présentement. Mais je veux revenir à mes lettres qu'on ne vous envoie point; j'en suis au désespoir. Croyez-vous qu'on les ouvre? croyez-vous qu'on les garde? Hélas! je conjure ceux qui prennent cette peine de considérer le peu de plaisir qu'ils ont à cette lecture, et le chagrin qu'ils nous donnent. Messieurs, du moins ayez soin de les faire recacheter, afin qu'elles arrivent tôt ou tard. Vous parlez de peinture: vraiment vous m'en faites une de l'habit de vos dames, qui vaut tout ce qu'une description peut valoir. Vous dites que vous voudriez bien me voir entrer dans votre chambre, et m'entendre discourir. Hélas! c'est ma folie que de vous voir, de vous parler, de vous entendre; je me dévore de cette envie, et du déplaisir de ne vous avoir pas assez écoutée, pas assez regardée: il me semble pourtant que je n'en perdais guère les moments; mais enfin, je n'en suis pas contente, je suis folle; il n'y a rien de plus vrai; mais vous êtes obligée d'aimer ma folie. Je ne comprends pas comme on peut tant penser à une personne: n'aurai-je jamais tout pensé? Non, que quand je ne penserai plus. Le billet de M. de Grignan est très-joli. Je lui ferai réponse, et je le prie de m'aimer toujours; pour votre fille, je l'aime; vous savez pourquoi et pour qui.

37.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.

A Paris, lundi 23 mars 1671.

Cela n'est-il pas cruel de n'avoir pas encore reçu vos lettres? Voilà M. de Coulanges qui a reçu les siennes, et qui me vient insulter. Il m'a montré votre réponse à l'ex-voto, qui est tellement à mon gré, que je l'ai lue deux fois avec plaisir. Ah! que vous écrivez à ma fantaisie! Cet ex-voto, qui fut fait au bout de la table où je vous écrivais, me réjouit fort, et me fit souvenir du jour que je fus si malheureusement pendue: vous souvient-il combien vous me fûtes cruelle ce jour-là? Vous me condamnâtes sans miséricorde, et toute la sollicitation de d'Hacqueville ne put pas même vous obliger à revoir mon procès. Il est vrai que je fis une grande faute; mais aussi d'être pendue haut et court, comme je le fus, c'était une grande punition. La chanson de M. de Coulanges était bonne aussi; il y a plaisir de vous envoyer des folies, vous y répondez délicieusement. Vous savez que rien n'attrape tant que quand on croit avoir écrit pour divertir ses amis, et qu'il arrive qu'ils n'y prennent pas garde, ou qu'ils n'en disent pas un mot. Vous n'avez pas cette cruauté; vous êtes aimable en tout et partout: hélas! combien vous êtes aimée aussi! combien de cœurs où vous êtes la première! Il y a peu de gens qui puissent se vanter d'une telle chose. M. de Coulanges vous écrit la plus folle lettre du monde, et d'après le naturel; elle m'a fort divertie. Enfin, les femmes sont folles; il semble qu'elles aient toutes la tête cassée: on leur met le premier appareil, et elles se reposent comme d'une opération: cette folie vous réjouirait fort, si vous étiez ici. Je fus hier chez M. de la Rochefoucauld; je le trouvai criant les hauts cris; ses douleurs étaient à un tel point, que toute sa constance était vaincue, sans qu'il en restât un seul bien; l'excès de ces douleurs l'agitait de telle sorte qu'il était en l'air dans sa chaise avec une fièvre violente. Il me fit une pitié extrême; je ne l'avais jamais vu en cet état; il me pria de vous le mander, et de vous assurer que les roués ne souffrent point en un moment ce qu'il souffre la moitié de sa vie, et qu'aussi il souhaite la mort comme le coup de grâce: sa nuit n'a pas été meilleure.

Je reçois présentement votre lettre, et me voilà toute seule dans ma chambre pour vous écrire et vous faire réponse. Au sortir d'un lieu où j'ai dîné, je reviens fort bien chez moi; et quand j'y trouve une de vos lettres, j'entre et j'écris: rien n'est préféré à ce plaisir, et je languis après les jours de poste. Ah! ma fille, qu'il y a de différence de ce que j'ai pour vous, et de ce que l'on a pour quelqu'un qu'on n'aime point! Vous voulez que je lise de sang-froid le récit du péril que vous avez couru; j'en ai été encore plus effrayée par les lettres qu'on m'a montrées d'Avignon et d'ailleurs, que par les vôtres. Je comprends bien le dépit qui fit dire à M. de Grignan: Vogue la galère. En vérité, vous êtes quelquefois capable de mettre au désespoir; si vous m'aviez caché cette aventure, je l'aurais apprise d'ailleurs, et je vous en aurais su très-mauvais gré. Je vous assure que je serai très-mal-contente de M. de Marseille, s'il ne fait ce que nous souhaitons. Il a beau dire, je ne tâte point de son amour pour la Provence: quand je vois qu'il ne dit rien pour empêcher les quatre cent cinquante mille francs, et qu'il ne s'écrie que sur une bagatelle, je suis sa très-humble servante. J'ai une extrême impatience de savoir ce qui sera enfin résolu. Madame d'Angoulême m'a dit qu'on lui avait mandé que vous étiez la personne du monde la plus polie; elle vous fait mille compliments. Je crains plus que vous mon voyage de Bretagne; il me semble que ce sera encore une autre séparation, une douleur sur une douleur, et une absence sur une absence: enfin je commence à m'affliger tout de bon; ce sera vers le commencement de mai. Pour mon autre voyage, dont vous m'assurez que le chemin est libre, vous savez qu'il dépend de vous; je vous l'ai donné: vous manderez à d'Hacqueville en quel temps vous voulez qu'il soit placé. M. de Vivonne a bonne mémoire de me faire un compliment si vieux, faites-lui mes compliments, je lui écrirai dans deux ans. N'êtes-vous pas à merveille avec Bandol[116]? Dites-lui mille amitiés pour moi: il a écrit une lettre à M. de Coulanges, une lettre qui lui ressemble, et qui est aimable. Prenez garde, au reste, que votre paresse ne vous fasse perdre votre argent au jeu; ces petites pertes fréquentes sont comme les petites pluies qui gâtent bien les chemins. Je vous embrasse, ma chère fille. Si vous pouvez aimez-moi toujours, puisque c'est la seule chose que je souhaite en ce monde pour la tranquillité de mon âme. Je fais bien d'autres souhaits pour ce qui vous regarde: enfin, tout tourne ou sur vous, ou de vous, ou par vous.

38.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.

A Livry, mardi saint 24 mars 1671.

Voici une terrible causerie, ma chère enfant; il y a trois heures que je suis ici. Je suis partie de Paris avec l'abbé, Hélène, Hébert et Marphise[117], dans le dessein de me retirer du monde et du bruit pour jusqu'à jeudi au soir: je prétends être en solitude; je fais de ceci une petite Trappe, je veux y prier Dieu, y faire mille réflexions: j'ai résolu d'y jeûner beaucoup pour toutes sortes de raisons, de marcher pour tout le temps que j'ai été dans ma chambre, et surtout de m'ennuyer pour l'amour de Dieu. Mais ce que je ferai beaucoup mieux que tout cela, c'est de penser à vous, ma fille; je n'ai pas encore cessé depuis que je suis arrivée, et, ne pouvant contenir tous mes sentiments, je me suis mise à vous écrire au bout de cette petite allée sombre que vous aimez, assise sur ce siége de mousse où je vous ai vue quelquefois couchée. Mais, mon Dieu, où ne vous ai-je point vue ici? et de quelle façon toutes ces pensées me traversent-elles le cœur! Il n'y a point d'endroit, point de lieu, ni dans la maison, ni dans l'église, ni dans le pays, ni dans le jardin, où je ne vous aie vue; il n'y en a point qui ne me fasse souvenir de quelque chose; de quelque manière que ce soit, cela me perce le cœur: je vous vois, vous m'êtes présente; je pense et repense à tout; ma tête et mon esprit se creusent: mais j'ai beau tourner, j'ai beau chercher; cette chère enfant que j'aime avec tant de passion est à deux cents lieues de moi, je ne l'ai plus. Sur cela je pleure sans pouvoir m'en empêcher. Ma chère bonne, voilà qui est bien faible: mais pour moi, je ne sais point être forte contre une tendresse si juste et si naturelle. Je ne sais en quelle disposition vous serez en lisant cette lettre; le hasard fera qu'elle viendra mal à propos, et qu'elle ne sera peut-être pas lue de la manière qu'elle est écrite. A cela je ne sais point de remède: elle sert toujours à me soulager présentement; c'est au moins ce que je lui demande: l'état où ce lieu m'a mise est une chose incroyable. Je vous prie de ne point parler de mes faiblesses; mais vous devez les aimer, et respecter mes larmes, puisqu'elles viennent d'un cœur tout à vous.

39.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.

A Paris, vendredi saint 27 mars 1671.

J'ai trouvé ici un gros paquet de vos lettres; je ferai réponse aux messieurs quand je ne serai pas si dévote: en attendant, embrassez votre cher mari pour moi; je suis touchée de son amitié et de sa lettre. Je suis bien aise de savoir que le pont d'Avignon est encore sur le dos du coadjuteur; c'est donc lui qui vous y a fait passer, car, pour le pauvre Grignan, il se noyait par dépit contre vous; il aimait autant mourir que d'être avec des gens si déraisonnables: le coadjuteur est perdu d'avoir ce crime avec tant d'autres. Je suis très-obligée à Bandol de m'avoir fait une si agréable relation. Mais d'où vient, mon enfant, que vous craignez qu'une autre lettre n'efface la vôtre? vous ne l'avez donc pas relue? car pour moi, qui l'ai lue avec attention, elle m'a fait un plaisir sensible, un plaisir à n'être effacé par rien, un plaisir trop agréable pour un jour comme aujourd'hui. Vous contentez ma curiosité sur mille choses que je voulais savoir: je me doutais bien que les prophéties auraient été entièrement fausses à l'égard de Vardes; je me doutais bien aussi que vous n'auriez fait aucune incivilité; je me doutais bien encore de l'ennui que vous avez; et ce qui vous surprendra, c'est que, quelque aversion que je vous aie toujours vue pour les narrations, j'ai cru que vous aviez trop d'esprit pour ne pas voir qu'elles sont quelquefois agréables et nécessaires. Je crois qu'il n'y a rien qu'il faille entièrement bannir de la conversation, et que le jugement et les occasions doivent y faire entrer tour à tour tout ce qui est le plus à propos. Je ne sais pourquoi vous dites que vous ne contez pas bien; je ne connais personne qui attache plus que vous: ce ne serait pas une sorte de chose à souhaiter uniquement; mais quand cela tient à l'esprit et à la nécessité de ne rien dire qui ne soit agréable, je pense qu'on doit être bien aise de s'en acquitter comme vous faites.

J'ai entendu la Passion du Mascaron, qui en vérité a été très-belle et très-touchante. J'avais grande envie de me jeter dans le Bourdaloue; mais l'impossibilité m'en a ôté le goût: les laquais y étaient dès mercredi; et la presse était à mourir. Je savais qu'il devait redire celle que M. de Grignan et moi nous entendîmes l'année passée aux Jésuites; et c'était pour cela que j'en avais envie: elle était parfaitement belle, et je ne m'en souviens que comme d'un songe. Que je vous plains d'avoir eu un méchant prédicateur! Mais pourquoi cela vous fait-il rire? J'ai envie de vous dire encore ce que je vous dis une fois: Ennuyez-vous, cela est si méchant! Je n'ai jamais pensé que vous ne fussiez pas très-bien avec M. de Grignan; je ne crois pas avoir témoigné que j'en doutasse; tout au plus, je souhaiterais en entendre un mot de lui ou de vous, non point par manière de nouvelle, mais pour me confirmer une chose que je désire avec tant de passion. La Provence ne serait pas supportable sans cela, et je comprends bien aisément tous les soins de M. de Grignan pour vous empêcher d'y mourir d'ennui; nous avons, lui et moi, les mêmes symptômes.

Le maréchal d'Albret a gagné un procès de quarante mille livres de rente en fonds de terre; il rentre dans tout le bien de ses grands-pères; il ruine tout le Béarn: vingt familles avaient acheté et revendu; il faut rendre tout cela avec les fruits depuis cent ans: c'est une épouvantable affaire pour les conséquences. Adieu, ma très-chère; je voudrais bien savoir quand je ne penserai plus tant à vous; il faut répondre:

Comment pourrais-je vous le dire?
Rien n'est plus incertain que l'heure de la mort[118].

Mon cher Grignan, je vous embrasse. Je ferai réponse à votre jolie lettre. Adieu, petit démon qui me détournez; je devrais être à Ténèbres il y a plus d'une heure.

40.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.

A Livry, jeudi saint 26 mars 1671.

Si j'avais autant pleuré mes péchés que j'ai pleuré pour vous depuis que je suis ici, je serais très-bien disposée pour faire mes pâques et mon jubilé. J'ai passé ici le temps que j'avais résolu, de la manière dont je l'avais imaginé, à la réserve de votre souvenir, qui m'a plus tourmentée que je ne l'avais prévu. C'est une chose étrange qu'une imagination vive, qui représente toutes choses comme si elles étaient encore: sur cela on songe au présent; et quand on a le cœur comme je l'ai, on se meurt. Je ne sais où me sauver de vous; notre maison de Paris m'assomme encore tous les jours, et Livry m'achève. Pour vous, c'est par un effort de mémoire que vous pensez à moi: la Provence n'est point obligée de me rendre à vous, comme ces lieux-ci doivent vous rendre à moi. J'ai trouvé de la douceur dans la tristesse que j'ai eue ici; une grande solitude, un grand silence, un office triste, des Ténèbres chantées avec dévotion, un jeûne canonique, et une beauté dans ces jardins, dont vous seriez charmée: tout cela m'a plu. Je n'avais jamais été à Livry la semaine sainte: hélas! que je vous y ai souhaitée! Mais je m'en retourne à Paris par nécessité; j'y trouverai de vos lettres, et je veux demain aller à la passion du père Bourdaloue, ou du père Mascaron; j'ai toujours honoré les belles passions. Adieu, ma chère petite: voilà ce que vous aurez de Livry. Si j'avais eu la force de ne vous y point écrire, et de faire un sacrifice à Dieu de tout ce que j'y ai senti, cela vaudrait mieux que toutes les pénitences du monde; mais, au lieu d'en faire un bon usage, j'ai cherché de la consolation à vous en parler. Ah! ma fille, que cela est faible et misérable!

41.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.

A Paris, mercredi 1er avril 1671.

Je revins hier de Saint-Germain: j'étais avec madame d'Arpajon. Le nombre de ceux qui me demandèrent de vos nouvelles est aussi grand que celui de tous ceux qui composent la cour. Je pense qu'il est bon de distinguer la reine, qui fit un pas vers moi, et me demanda des nouvelles de ma fille, sur son aventure du Rhône. Je la remerciai de l'honneur qu'elle vous faisait de se souvenir de vous. Elle reprit la parole, et me dit: Contez-moi comme elle a pensé périr. Je me mis à lui conter votre belle hardiesse de vouloir traverser le Rhône par un grand vent, et que ce vent vous avait jetée rapidement sous une arche à deux doigts du pilier, où vous auriez péri mille fois, si vous l'aviez touché. La reine me dit: Et son mari était-il avec elle?—Oui, madame; et M. le coadjuteur aussi.—Vraiment ils ont grand tort, reprit-elle; et fit des hélas, et dit des choses très-obligeantes pour vous. Il vint ensuite bien des duchesses, entre autres la jeune Ventadour, très-belle et très-jolie. On fut quelques moments sans lui apporter ce divin tabouret; je me tournai vers le grand maître[119], et je dis: Hélas! qu'on le lui donne: il lui coûte assez cher[120]. Il fut de mon avis. Au milieu du silence du cercle, la reine se tourne, et me dit: A qui ressemble votre petite-fille? Madame, lui dis-je, elle ressemble à M. de Grignan. Sa Majesté fit un cri, j'en suis fâchée, et me dit doucement: Elle aurait bien mieux fait de ressembler à sa mère ou à sa grand'mère. Voilà ce que vous me valez de faire ma cour. Le maréchal de Bellefonds m'a fait promettre de le tirer de la presse; M. et madame de Duras, à qui j'ai fait vos compliments; MM. de Charost et de Montausier, et tutti quanti, vous les rendent au centuple. Je ne dois pas oublier M. le Dauphin et Mademoiselle, qui m'ont fort parlé de vous. J'ai vu madame de Ludres; elle vint m'aborder avec une surabondance d'amitié qui me surprit; elle me parla de vous sur le même ton; et puis tout d'un coup, comme je pensais lui répondre, je trouvai qu'elle ne m'écoutait plus, et que ses beaux yeux trottaient par la chambre: je le vis promptement, et ceux qui virent que je le voyais me surent bon gré de l'avoir vu, et se mirent à rire. Elle a été plongée dans la mer[121], la mer l'a vue toute nue, et sa fierté en est augmentée; j'entends la fierté de la mer; car pour la belle, elle en est fort humiliée.

Les coiffures hurluberlu m'ont fort divertie; il y en a que l'on voudrait souffleter. La Choiseul ressemblait, comme dit Ninon, à un printemps d'hôtellerie comme deux gouttes d'eau: cette comparaison est excellente. Mais qu'elle est dangereuse, cette Ninon! Si vous saviez comme elle dogmatise sur la religion, cela vous ferait horreur. Son zèle pour pervertir les jeunes gens est pareil à celui d'un certain M. de Saint-Germain que nous avons vu une fois à Livry. Elle trouve que votre frère a la simplicité de la colombe; elle ressemble à sa mère; c'est madame de Grignan qui a tout le sel de la maison, et qui n'est pas si sotte que d'être dans cette docilité. Quelqu'un pensa prendre votre parti, et voulut lui ôter l'estime qu'elle a pour vous; elle le fit taire, et dit qu'elle en savait plus que lui. Quelle corruption! quoi! parce qu'elle vous trouve belle et spirituelle, elle veut joindre à cela cette autre bonne qualité, sans laquelle, selon ses maximes, on ne peut être parfaite! Je suis vivement touchée du mal qu'elle fait à mon fils sur ce chapitre: ne lui en mandez rien; nous faisons nos efforts, madame de la Fayette et moi, pour le dépêtrer d'un engagement si dangereux. Il a de plus une petite comédienne[122], et tous les Despréaux et les Racine, et paye les soupers: enfin, c'est une vraie diablerie. Il se moque des Mascaron, comme vous avez vu; vraiment il lui faudrait votre minime[123]. Je n'ai jamais rien vu de si plaisant que ce que vous m'écrivez là-dessus; je l'ai lu à M. de la Rochefoucauld; il en a ri de tout son cœur. Il vous mande qu'il y a un certain apôtre qui court après sa côte, et qui voudrait bien se l'approprier comme son bien; mais il n'a pas l'art de suivre les grandes entreprises. Je pense que Mellusine est dans un trou; nous n'en entendons pas dire un seul mot. M. de la Rochefoucauld vous dit encore que s'il avait seulement trente ans de moins, il en voudrait fort à la troisième côte[124] de M. de Grignan. L'endroit où vous dites qu'il a deux côtes rompues le fit éclater: nous vous souhaitons toujours quelque sorte de folie qui vous divertisse, mais nous craignons bien que celle-là n'ait été meilleure pour nous que pour vous. Après tout, nous vous plaignons bien de n'entendre parler de Dieu que de cette sorte. Ah! Bourdaloue! il fit, à ce qu'on m'a dit, une passion plus parfaite que tout ce qu'on peut imaginer: c'était celle de l'année passée qu'il avait rajustée, selon ce que ses amis lui avaient conseillé, afin qu'elle fût inimitable. Comment peut-on aimer Dieu, quand on n'entend jamais bien parler de lui? Il vous faut des grâces plus particulières qu'aux autres. Nous entendîmes l'autre jour l'abbé de Montmort[125]; je n'ai jamais ouï un si beau jeune sermon; je vous en souhaiterais autant à la place de votre minime. Il fit le signe de la croix, il dit son texte; il ne nous gronda point, il ne nous dit point d'injures; il nous pria de ne point craindre la mort, puisqu'elle était le seul passage que nous eussions pour ressusciter avec Jésus-Christ. Nous le lui accordâmes, nous fûmes tous contents. Il n'a rien qui choque: il imite M. d'Agen sans le copier; il est hardi, il est modeste, il est savant, il est dévot: enfin, j'en fus contente au dernier point.

Madame de Vauvineux vous rend mille grâces; sa fille a été très-mal. Madame d'Arpajon vous embrasse mille fois, et surtout M. le Camus vous adore: et moi, ma chère enfant, que pensez-vous que je fasse? Vous aimer, penser à vous, m'attendrir à tout moment plus que je ne voudrais, m'occuper de vos affaires, m'inquiéter de ce que vous pensez, sentir vos ennuis et vos peines, les vouloir souffrir pour vous, s'il était possible; écumer votre cœur comme j'écumais votre chambre des fâcheux dont je la voyais remplie; en un mot, comprendre vivement ce que c'est d'aimer quelqu'un plus que soi-même, voilà comme je suis: c'est une chose qu'on dit souvent en l'air; on abuse de cette expression; moi, je la répète, et sans la profaner jamais, je la sens tout entière en moi, et cela est vrai.

42.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.

A Paris, samedi 4 avril 1671.

Je vous mandai l'autre jour[126] la coiffure de madame de Nevers, et dans quel excès la Martin avait poussé cette mode; mais il y a une certaine médiocrité qui m'a charmée, et qu'il faut vous apprendre, afin que vous ne vous amusiez plus à faire cent petites boucles sur vos oreilles, qui sont défrisées en un moment, qui siéent mal, et qui ne sont non plus à la mode présentement, que la coiffure de la reine Catherine de Médicis. Je vis hier la duchesse de Sully et la comtesse de Guiche; leurs têtes sont charmantes; je suis rendue, cette coiffure est faite justement pour votre visage; vous serez comme un ange, et cela est fait en un moment. Tout ce qui me fait de la peine, c'est que cette mode, qui laisse la tête découverte, me fait craindre pour les dents. Voici ce que Trochanire[127], qui vient de Saint-Germain, et moi, nous allons vous faire entendre, si nous pouvons. Imaginez-vous une tête partagée à la paysanne jusqu'à deux doigts du bourrelet; on coupe les cheveux de chaque côté, d'étage en étage, dont on fait deux grosses boucles rondes et négligées, qui ne viennent pas plus bas qu'un doigt au-dessous de l'oreille; cela fait quelque chose de fort jeune et de fort joli, et comme deux gros bouquets de cheveux de chaque côté. Il ne faut pas couper les cheveux trop courts; car comme il faut les friser naturellement, les boucles, qui en emportent beaucoup, ont attrapé plusieurs dames, dont l'exemple doit faire trembler les autres. On met les rubans comme à l'ordinaire, et une grosse boucle nouée entre le bourrelet et la coiffure; quelquefois on la laisse traîner jusque sur la gorge. Je ne sais si nous vous avons bien représenté cette mode; je ferai coiffer une poupée pour vous l'envoyer; et puis, au bout de tout cela, je meurs de peur que vous ne vouliez point prendre toute cette peine. Ce qui est vrai, c'est que la coiffure que fait Montgobert n'est plus supportable. Du reste, consultez votre paresse et vos dents; mais ne m'empêchez pas de souhaiter que je puisse vous voir coiffée ici comme les autres. Je vous vois, vous m'apparaissez, et cette coiffure est faite pour vous: mais qu'elle est ridicule à certaines dames, dont l'âge ou la beauté ne conviennent pas!

Madame de la Troche.

Madame de Sévigné a voulu avoir l'avantage de vous décrire cette coiffure; mais, ma belle, c'est moi qui lui dictais. Madame, vous serez ravissante; tout ce que je crains, c'est que vous n'ayez regret à vos cheveux. Pour vous fortifier, je vous apprends que la reine, et tout ce qu'il y a de filles et de femmes qui se coiffent à Saint-Germain, achevèrent hier de les faire couper par la Vienne; car c'est lui et mademoiselle de la Borde qui ont fait toutes les exécutions. Madame de Crussol vint lundi à Saint-Germain, coiffée à la mode; elle alla au coucher de la reine, et lui dit: Ah! madame, Votre Majesté a donc pris notre coiffure? Votre coiffure! lui répondit la reine; je vous assure que je n'ai point voulu prendre votre coiffure; je me suis fait couper les cheveux, parce que le roi les trouve mieux ainsi: mais ce n'est point pour prendre votre coiffure. On fut un peu surpris du ton avec lequel la reine lui parla. Mais voyez un peu aussi où madame de Crussol allait prendre que c'était sa coiffure, parce que c'est celle de madame de Montespan, de madame de Nevers, de la petite de Thianges, et de deux ou trois autres beautés charmantes qui l'ont hasardée les premières! Je vous ai vue vingt fois prête à l'inventer; cela me fait croire que vous n'aurez point de peine à comprendre ce que nous vous en écrivons. Madame de Soubise, qui craint pour ses dents, parce qu'elle a déjà été une fois attrapée aux coiffures à la paysanne, ne s'est point fait couper les cheveux; et mademoiselle de la Borde lui a fait une coiffure qui est tout aussi bien que les autres par les côtés: mais le dessus de sa tête n'a garde d'être galant, comme celles dont on voit la racine des cheveux. Enfin, madame, il n'est question d'autre chose à Saint-Germain; et moi, qui ne veux point me faire couper les cheveux, je suis ennuyée à la mort d'en entendre parler.

Madame de Sévigné.

Cette lettre est écrite hors d'œuvre chez Trochanire. La comtesse (de Fiesque) vous embrasse mille fois; le comte, que j'ai vu tantôt, voudrait bien en faire autant: je lui ai dit votre souvenir, et le dirai à tous ceux que je trouverai en chemin.

Après tout, nous ne vous conseillons point de faire couper vos beaux cheveux; et pour qui, bon Dieu? Cette mode durera peu; elle est mortelle pour les dents: taponnez-vous seulement par grosses boucles, comme vous faisiez quelquefois; car les petites boucles rangées de Montgobert sont justement du temps du roi Guillemot.

43.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.

A Paris, vendredi 10 avril 1671.

Je vous écrivis mercredi par la poste, hier matin par Magalotti, aujourd'hui encore par la poste; mais hier au soir je perdis une belle occasion. J'allai me promener à Vincennes, en famille et en Troche[128]; je rencontrai la chaîne des galériens, qui partait pour Marseille; ils arriveront dans un mois. Rien n'eût été plus sûr que cette voie: mais j'eus une autre pensée, c'était de m'en aller avec eux. Il y a un certain Duval, qui me parut homme de bonne conversation: vous le verrez arriver, et vous auriez été fort agréablement surprise de me voir pêle-mêle avec une troupe de femmes qui vont avec eux. Je voudrais que vous sussiez ce que m'est devenu le mot de Provence, de Marseille, d'Aix; le Rhône seulement, ce diantre de Rhône, et Lyon, me sont de quelque chose. La Bretagne et la Bourgogne me paraissent des pays sous le pôle, où je ne prends aucun intérêt: il faut dire comme Coulanges: O grande puissance de mon orviétan! Vous êtes admirable, ma fille, de demander à l'abbé[129] de m'empêcher de vous faire des présents: quelle folie! Hélas! vous en fais-je? Vous appelez des présents les gazettes que je vous envoie: vous ne m'ôterez jamais de l'esprit l'envie de vous donner; c'est un plaisir qui m'est sensible, et dont vous feriez très-bien de vous réjouir avec moi, si je me donnais souvent cette joie: cette manière de me remercier m'a extrêmement plu.

Vos lettres sont admirables; on jurerait qu'elles ne vous sont pas dictées par les dames du pays où vous êtes. Je trouve que M. de Grignan, avec tout ce qu'il vous est déjà, est encore votre vraie bonne compagnie; c'est lui, ce me semble, qui vous entend: conservez bien la joie de son cœur par la tendresse du vôtre, et faites votre compte que si vous ne m'aimiez pas tous deux, chacun selon votre degré de gloire, en vérité vous seriez des ingrats. La nouvelle opinion, qu'il n'y a point d'ingratitude dans le monde, par les raisons que nous avons tant discutées, me paraît la philosophie de Descartes, et l'autre est celle d'Aristote: vous savez l'autorité que je donne à cette dernière; j'en suis de même pour l'opinion de l'ingratitude. Vous seriez donc une petite ingrate, ma fille: mais, par un bonheur qui fait ma joie, je vous en trouve éloignée; et cela fait aussi que, sans aucune retenue, je m'abandonne d'une étrange façon à m'approuver dans les sentiments que j'ai pour vous. Adieu, ma très-aimable; je m'en vais fermer cette lettre; je vous en écrirai encore une ce soir, où je vous rendrai compte de ma journée. Nous espérons tous les jours louer votre maison; vous croyez bien que je n'oublie rien de ce qui vous touche; je suis sur cela comme les gens les plus intéressés sont pour eux-mêmes.

44.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.

Vendredi au soir, 10 avril 1671.

Je fais mon paquet chez M. de la Rochefoucauld, qui vous embrasse de tout son cœur. Il est ravi de la réponse que vous faites aux chanoines et au père Desmares: il y a plaisir à vous mander des bagatelles, vous y répondez très-bien. Il vous prie de croire que vous êtes encore toute vive dans son souvenir; s'il apprend quelques nouvelles dignes de vous, il vous les fera savoir. Il est dans son hôtel de la Rochefoucauld, n'ayant plus d'espérance de marcher; son château en Espagne, c'est de se faire porter dans les maisons, ou dans son carrosse pour prendre l'air: il parle d'aller aux eaux; je tâche de l'envoyer à Digne, et d'autres à Bourbon. J'ai été chez Mademoiselle, qui est toujours malade; j'ai dîné en bavardin[130], mais si purement que j'en ai pensé mourir: tous nos commensaux nous ont fait faux bond; nous n'avons fait que bavardiner, et nous n'avons point causé comme les autres jours.

Brancas versa, il y a trois ou quatre jours, dans un fossé; il s'y établit si bien, qu'il demandait à ceux qui allèrent le secourir ce qu'ils désiraient de son service: toutes ses glaces étaient cassées, et sa tête l'aurait été, s'il n'était plus heureux que sage: toute cette aventure n'a fait aucune distraction à sa rêverie. Je lui ai mandé ce matin que je lui apprenais qu'il avait versé, qu'il avait pensé se rompre le cou, qu'il était le seul dans Paris qui ne sût point cette nouvelle, et que je lui en voulais marquer mon inquiétude: j'attends sa réponse. Voilà madame la comtesse (de Fiesque) et Briole, qui vous font trois cents compliments. Adieu, ma très-chère enfant, je m'en vais fermer mon paquet. Comme je suis assurée que vous ne doutez point de mon amitié, je ne vous en dirai rien ce soir.

45.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.

A Paris, mercredi 15 avril 1671.

Je viens de recevoir la lettre que vous m'avez écrite par Gacé[131]. Vous me parlez de la Provence comme de la Norwége: je pensais qu'il y fait chaud, et je le pensais si bien, que l'autre jour, que nous eûmes ici une bouffée d'été, je mourais de chaud, et j'étais triste: on devina que c'était parce que je croyais que vous aviez encore plus chaud que moi, et je ne pouvais, en effet, me l'imaginer sans chagrin. Je veux vous dire, ma chère enfant que le chocolat n'est plus avec moi comme il était: la mode m'a entraînée, comme elle fait toujours: tous ceux qui m'en disaient du bien m'en disent du mal; on le maudit, on l'accuse de tous les maux qu'on a; il est la source des vapeurs et des palpitations; il vous flatte pour un temps, et puis vous allume tout d'un coup une fièvre continue, qui vous conduit à la mort. Enfin, ma fille, le grand maître[132], qui en vivait, est son ennemi déclaré: vous pouvez penser si je puis être d'un autre sentiment[133]. Au nom de Dieu, ne vous engagez point à le soutenir, et songez que ce n'est plus la mode du bel air. Je n'ai point encore vu Gacé; je crois que je l'embrasserai: bon Dieu! un homme qui vous a vue, qui vient de vous quitter, qui vous a parlé, comme cela me paraît!

Je suis bien aise que vous ayez compris la coiffure, c'est justement ce que vous aviez toujours envie de faire; ce taponnage vous est naturel, il est au bout de vos doigts: vous avez cent fois pensé l'inventer, mais vous avez bien fait de ne point prendre cette mode à la rigueur. Le bel air est de se peigner, pour contrefaire la tête naissante; cela est fait dans un moment. Vos dames sont bien loin de là, avec leurs coiffures glissantes de pommade, et leurs cheveux de deux paroisses: cela est bien vieux. Votre peinture du cardinal Grimaldi[134] est excellente: cela mord-il? est plaisant au dernier point, et m'a bien fait rire; je vous souhaite de pareilles visions pour vous divertir. Enfin Montgobert sait rire; elle entend votre langage: qu'elle est heureuse d'avoir de l'esprit, et d'être auprès de vous! Les esprits où il n'y a point de remède font bouillir le sang. Je vous remercie de vous souvenir du reversis, et de jouer au mail; c'est un aimable jeu pour les personnes bien faites et adroites comme vous: je m'en vais y jouer dans mon désert. A propos de désert, je crois qu'Adhémar vous aura mandé comme le laquais du coadjuteur, qui était à la Trappe, en est revenu à demi fou, n'ayant pu supporter ces austérités: on cherche un couvent de coton pour l'y mettre, et le remettre de l'état où il est. Je crains que cette Trappe[135] qui veut, surpasser l'humanité, ne devienne les Petites-Maisons.

Je pleurais amèrement en vous écrivant à Livry, et je pleure encore en voyant de quelle manière tendre vous avez reçu ma lettre, et l'effet qu'elle a produit dans votre cœur. Les petits esprits se sont bien communiqués, et sont passés bien fidèlement de Livry en Provence: si vous avez les mêmes sentiments toutes les fois que je suis sensiblement touchée de vous, je vous plains, et vous conseille de renoncer à la sympathie. Je n'ai jamais rien vu de si aisé à trouver que la tendresse que j'ai pour vous: mille choses, mille pensées, mille souvenirs, me traversent le cœur; mais c'est toujours de la manière que vous pouvez le souhaiter: ma mémoire ne me représente rien que de doux et d'aimable; j'espère que la vôtre fait de même. La lettre que vous écrivez à votre frère est admirable. Vous avez très-bien deviné; il est dans le bel air par-dessus les yeux: point de pâques, point de jubilé. Je n'ai rien trouvé de bon en lui, que la crainte de faire un sacrilége; c'était mon soin aussi que de lui en donner de l'horreur: mais la maladie de son âme est tombée sur son corps, et ses maîtresses sont d'une manière à ne pas supporter cette incommodité avec patience: Dieu fait tout pour le mieux. J'espère qu'un voyage en Lorraine rompra toutes ces vilaines chaînes-là. Il est plaisant, il dit qu'il est comme le bonhomme Éson, il veut se faire bouillir dans une chaudière avec des herbes fines, pour se ravigoter un peu; il me conte toutes ses folies, je le gronde, et je fais scrupule de les écouter; et pourtant je les écoute. Il me réjouit, il cherche à me plaire; je connais la sorte d'amitié qu'il a pour moi; il est ravi, à ce qu'il dit, de celle que vous me témoignez; il me donne mille attaques en riant sur l'attachement que j'ai pour vous: je vous avoue, ma fille, qu'il est grand, lors même que je le cache. Je vous avoue encore une autre chose, c'est que je crois que vous m'aimez: vous me paraissez solide; il me semble qu'on peut se fier à vos paroles, et cela fait aussi que je vous estime fort. Vos messieurs commencent à s'accoutumer à vous; les pauvres gens! Et les dames ne vous ont pas encore bien goûtée.

46.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.

Vendredi au soir, 24 avril 1671, chez M. de la Rochefoucauld.

Je fais donc ici mon paquet. J'avais dessein de vous conter que le roi arriva hier au soir à Chantilly; il courut un cerf au clair de la lune; les lanternes firent des merveilles, le feu d'artifice fut un peu effacé par la clarté de notre amie; mais enfin, le soir, le souper, le jeu, tout alla à merveille. Le temps qu'il a fait aujourd'hui nous faisait espérer une suite digne d'un si agréable commencement. Mais voici ce que j'apprends en entrant ici, dont je ne puis me remettre, et qui fait que je ne sais plus ce que je vous mande: c'est qu'enfin Vatel, le grand Vatel, maître d'hôtel de M. Fouquet, qui l'était présentement de M. le Prince, cet homme d'une capacité distinguée de toutes les autres, dont la bonne tête était capable de contenir tout le soin d'un État; cet homme donc que je connaissais, voyant que ce matin à huit heures la marée n'était pas arrivée, n'a pu soutenir l'affront dont il a cru qu'il allait être accablé, et, en un mot, il s'est poignardé. Vous pouvez penser l'horrible désordre qu'un si terrible accident a causé dans cette fête. Songez que la marée est peut-être arrivée comme il expirait. Je n'en sais pas davantage présentement: je pense que vous trouvez que c'est assez. Je ne doute pas que la confusion n'ait été grande; c'est une chose fâcheuse à une fête de cinquante mille écus.

47.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.

A Paris, dimanche 26 avril 1671.

Il est dimanche 26 avril; cette lettre ne partira que mercredi; mais ce n'est pas une lettre, c'est une relation que Moreuil vient de me faire, à votre intention, de ce qui s'est passé à Chantilly touchant Vatel. Je vous écrivis vendredi qu'il s'était poignardé; voici l'affaire en détail: Le roi arriva le jeudi au soir; la promenade, la collation dans un lieu tapissé de jonquilles, tout cela fut à souhait. On soupa, il y eut quelques tables où le rôti manqua, à cause de plusieurs dîners à quoi l'on ne s'était point attendu; cela saisit Vatel, il dit plusieurs fois: Je suis perdu d'honneur; voici un affront que je ne supporterai pas. Il dit à Gourville: La tête me tourne, il y a douze nuits que je n'ai dormi; aidez-moi à donner des ordres. Gourville le soulagea en ce qu'il put. Le rôti qui avait manqué, non pas à la table du roi, mais aux vingt-cinquièmes, lui revenait toujours à l'esprit. Gourville le dit à M. le Prince. M. le Prince alla jusque dans la chambre de Vatel, et lui dit: «Vatel, tout va bien; rien n'était si beau que le souper du roi.» Il répondit: «Monseigneur, votre bonté m'achève; je sais que le rôti a manqué à deux tables.» «Point du tout, dit M. le Prince; ne vous fâchez point: tout va bien.» Minuit vint, le feu d'artifice ne réussit pas, il fut couvert d'un nuage; il coûtait seize mille francs. A quatre heures du matin, Vatel s'en va partout, il trouve tout endormi, il rencontre un petit pourvoyeur qui lui apportait seulement deux charges de marée; il lui demande: Est-ce là tout? Oui, monsieur. Il ne savait pas que Vatel avait envoyé à tous les ports de mer. Vatel attend quelque temps; les autres pourvoyeurs ne vinrent point; sa tête s'échauffait, il crut qu'il n'aurait point d'autre marée; il trouva Gourville, il lui dit: Monsieur, je ne survivrai point à cet affront-ci. Gourville se moqua de lui. Vatel monte à sa chambre, met son épée contre la porte, et se la passe au travers du cœur; mais ce ne fut qu'au troisième coup, car il s'en donna deux qui n'étaient point mortels; il tombe mort. La marée cependant arrive de tous côtés: on cherche Vatel pour la distribuer, on va à sa chambre, on heurte, on enfonce la porte, on le trouve noyé dans son sang; on court à M. le Prince, qui fut au désespoir. M. le Duc pleura; c'était sur Vatel que tournait tout son voyage de Bourgogne. M. le Prince le dit au roi fort tristement: on dit que c'était à force d'avoir de l'honneur à sa manière; on le loua fort, on loua et l'on blâma son courage. Le roi dit qu'il y avait cinq ans qu'il retardait de venir à Chantilly, parce qu'il comprenait l'excès de cet embarras. Il dit à M. le Prince qu'il ne devait avoir que deux tables, et ne point se charger de tout; il jura qu'il ne souffrirait plus que M. le Prince en usât ainsi; mais c'était trop tard pour le pauvre Vatel. Cependant Gourville tâcha de réparer la perte de Vatel; elle fut réparée: on dîna très-bien, on fit collation, on soupa, on se promena, on joua, on fut à la chasse; tout était parfumé de jonquilles, tout était enchanté[136]. Hier, qui était samedi, on fit encore de même; et le soir, le roi alla à Liancourt, où il avait commandé media noche; il y doit demeurer aujourd'hui. Voilà ce que Moreuil m'a dit, espérant que je vous le manderais. Je jette mon bonnet par-dessus les moulins, et je ne sais rien du reste. M. d'Hacqueville, qui était à tout cela, vous fera des relations sans doute; mais comme son écriture n'est pas si lisible que la mienne, j'écris toujours; et si je vous mande cette infinité de détails, c'est que je les aimerais en pareille occasion.

48.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.

Commencée à Paris le lundi 27 avril 1671.

Monsieur, madame de Villars et la petite Saint-Gerand sortent d'ici, et vous font mille et mille amitiés; ils veulent la copie de votre portrait qui est sur ma cheminée, pour la porter en Espagne[137]. Ma petite enfant a été tout le jour dans ma chambre, parée de ses belles dentelles, et faisant l'honneur du logis; ce logis qui me fait tant songer à vous, où vous étiez il y a un an comme prisonnière; ce logis que tout le monde vient voir, que tout le monde admire, et que personne ne veut louer. Je soupai l'autre jour chez le marquis d'Uxelles, avec madame la maréchale d'Humières, mesdames d'Arpajon, de Beringhen, de Frontenac, d'Outrelaise, Raimond et Martin; vous n'y fûtes point oubliée. Je vous conjure, ma fille, de me mander sincèrement des nouvelles de votre santé, de vos desseins, de ce que vous souhaitez de moi. Je suis triste de votre état, je crains que vous ne le soyez aussi; je vois mille chagrins, et j'ai une suite de pensées dans ma tête, qui ne sont bonnes ni pour la nuit ni pour le jour.

A Livry, mercredi 29 avril.

Depuis que j'ai écrit ce commencement de lettre, j'ai fait un fort joli voyage. Je partis hier assez matin de Paris; j'allai dîner à Pomponne; j'y trouvai notre bonhomme[138] qui m'attendait; je n'aurais pas voulu manquer à lui dire adieu. Je le trouvai dans une augmentation de sainteté qui m'étonna: plus il approche de la mort, plus il s'épure. Il me gronda très-sérieusement; et, transporté de zèle et d'amitié pour moi, il me dit que j'étais folle de ne point songer à me convertir; que j'étais une jolie païenne; que je faisais de vous une idole dans mon cœur; que cette sorte d'idolâtrie était aussi dangereuse qu'une autre, quoiqu'elle me parût moins criminelle; qu'enfin je songeasse à moi: il me dit tout cela si fortement, que je n'avais pas le mot à dire. Enfin, après six heures de conversation très-agréable, quoique très-sérieuse, je le quittai, et vins ici, où je trouvai tout le triomphe du mois de mai: le rossignol, le coucou, la fauvette, ont ouvert le printemps dans nos forêts; je m'y suis promenée tout le soir toute seule; j'y ai trouvé toutes mes tristes pensées: mais je ne veux plus vous en parler. J'ai destiné une partie de cette après-dînée à vous écrire dans le jardin, où je suis étourdie de trois ou quatre rossignols qui sont sur ma tête. Ce soir je m'en retourne à Paris, pour faire mon paquet et vous l'envoyer.

Il est vrai, ma fille, qu'il manqua un degré de chaleur à mon amitié, quand je rencontrai la chaîne des galériens; je devais aller avec eux, au lieu de ne songer qu'à vous écrire. Que vous eussiez été agréablement surprise à Marseille, de me trouver en si bonne compagnie! Mais vous y allez donc en litière: quelle fantaisie! J'ai vu que vous n'aimiez les litières que quand elles étaient arrêtées: vous êtes bien changée. Je suis entièrement du parti des médisants: tout l'honneur que je vous puis faire, c'est de croire que jamais vous ne vous seriez servie de cette voiture, si vous ne m'aviez point quittée, et que M. de Grignan fût resté dans sa Provence. Madame de la Fayette craint toujours pour votre vie: elle vous cède sans difficulté la première place auprès de moi, à cause de vos perfections; et quand elle est douce, elle dit que ce n'est pas sans peine; mais enfin cela est réglé et approuvé: cette justice la rend digne de la seconde, elle l'a aussi; la Troche s'en meurt. Je vais toujours mon train, et mon train aussi pour la Bretagne; il est vrai que nous ferons des vies bien différentes: je serai troublée dans la mienne par les états, qui me viendront tourmenter à Vitré sur la fin du mois de juillet; cela me déplaît fort. Votre frère n'y sera plus en ce temps-là. Ma fille, vous souhaitez que le temps marche, pour nous revoir; vous ne savez ce que vous faites, vous y serez attrapée: il vous obéira trop exactement, et quand vous voudrez le retenir, vous n'en serez plus la maîtresse. J'ai fait autrefois les mêmes fautes que vous, je m'en suis repentie; et, quoique le temps ne m'ait pas fait tout le mal qu'il fait aux autres, il ne laisse pas de m'avoir ôté mille petits agréments, qui ne laissent que trop de marques de son passage. Vous trouvez donc que vos comédiens ont bien de l'esprit de dire des vers de Corneille. En vérité, il y en a de bien transportants; j'en ai apporté ici un tome qui m'amusa fort hier au soir. Mais n'avez-vous point trouvé jolies les cinq ou six fables de la Fontaine, qui sont dans un des tomes que je vous ai envoyés? Nous en étions ravis l'autre jour chez M. de la Rochefoucauld; nous apprîmes par cœur celle du Singe et du Chat.

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