Lettres de Madame de Sévigné: Précédées d'une notice sur sa vie et du traité sur le style épistolaire de Madame de Sévigné
La fille du seigneur Alcantor n'épousera donc point le seigneur Sganarelle, qui n'a que cinquante-cinq ou cinquante-six ans[497]: j'en suis fâché, tout était dit, tous les frais étaient faits. Je crois que la difficulté de la consommation a été le plus grand obstacle; le chevalier de la Gloire[498] ne s'en trouvera pas plus mal; cela me console. Ma mère est ici pour l'amour de moi; je suis un pauvre criminel, que l'on menace tous les jours de la Bastille ou d'être cassé. J'espère pourtant que tout s'apaisera, par le retour prochain de toutes les troupes. L'état où je suis pourrait tout seul produire cet effet; mais ce n'est plus la mode. Je fais donc tout ce que je puis pour consoler ma mère, et du vilain temps, et d'avoir quitté Paris: mais elle ne veut pas m'entendre quand je lui parle là-dessus. Elle revient toujours sur les soins que j'ai pris d'elle pendant sa maladie; et, à ce que je puis juger par ses discours, elle est fort fâchée que mon rhumatisme ne soit pas universel, et que je n'aie pas la fièvre continue, afin de pouvoir me témoigner toute la tendresse et toute l'étendue de sa reconnaissance. Elle serait tout à fait contente, si elle m'avait seulement vu en état de me faire confesser; mais, par malheur, ce n'est pas pour cette fois: il faut qu'elle se réduise à me voir clopiner, comme clopinait jadis M. de la Rochefoucauld, qui va présentement comme un Basque. Nous espérons vous voir bientôt; ne nous trompez pas, et ne faites point l'impertinente: on dit que vous l'êtes beaucoup sur ce chapitre. Adieu, ma belle petite sœur, je vous embrasse mille fois du meilleur de mon cœur.
Madame de Sévigné.
Vous pouvez compter que vous aurez votre pension; j'irai la semaine qui vient à Versailles, pour parler à M. Colbert avec le grand d'Hacqueville: il nous la donna si vite pour vous faire partir; ne voudra-t-il point en faire autant pour vous faire revenir? Adieu, ma très-chère et très-parfaitement aimée; j'embrasse tout ce qui est auprès de vous. Dieu sait si je souhaite de vous voir: cependant je vous avoue que je ne veux point que ce soit contre votre gré, ni avec tout le chagrin que je crois voir dans vos lettres: il faut que vous partagiez cette joie, si vous voulez que la mienne soit entière.
180.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Livry, mercredi 4 novembre 1676.
C'est une grande vérité, ma fille, que l'incertitude ôte la liberté. Si vous étiez contrainte, vous prendriez votre parti, vous ne seriez point suspendue comme le tombeau de Mahomet[499], l'une des pierres d'aimant aurait emporté l'autre; vous ne seriez plus dragonnée, qui est un état violent. La voix qui vous crie, en passant la Durance: Ah! ma mère! ah! ma mère! se ferait entendre dès Grignan; ou celle qui conseille de la quitter ne vous troublerait point à Briare: ainsi je conclus qu'il n'y a rien de si opposé à la liberté que l'indifférence et l'indétermination. Mais le sage la Garde, qui a repris toute sa sagesse, a-t-il perdu aussi son libre arbitre? Ne sait-il plus conseiller? ne sait-il point décider? Pour moi, vous avez vu que je décide comme un concile; mais la Garde, qui revient à Paris, ne saurait-il placer son voyage utilement pour nous?
Si vous venez, ce n'est pas mal dire de descendre à Sully: la petite duchesse vous enverra sûrement jusqu'à Nemours, où certainement vous trouverez des amis, et le lendemain encore des amis; ainsi en relais d'amis vous vous trouverez dans votre chambre. On vous aurait un peu mieux reçue la dernière fois; mais votre lettre arriva si tard, que vous surprîtes tout le monde, et vous pensâtes même ne me pas trouver, qui eût été une belle chose; nous ne tomberions pas dans le même inconvénient. Il faut que je me loue du chevalier (de Grignan); il arriva vendredi au soir à Paris, il vint samedi dîner ici; cela n'est il pas joli? Je l'embrassai de fort bon cœur; nous dîmes ce que nous pensions touchant vos incertitudes. Je m'en vais faire un tour à Paris. Je veux voir M. de Louvois sur votre frère, qui est toujours ici sans congé; cela m'inquiète. Je veux voir aussi M. Colbert pour votre pension: je n'ai que ces deux petites visites à faire. Je crois que j'irai jusqu'à Versailles; je vous en rendrai compte. Il fait cependant ici le plus beau temps du monde; la campagne n'est point encore affreuse; les chasseurs ont été favorisés de saint Hubert.
Nous lisons toujours saint Augustin avec transport: il y a quelque chose de si noble et de si grand dans ses pensées, que tout le mal qui peut arriver de sa doctrine, aux esprits mal faits, est bien moindre que le bien que les autres en retirent. Vous croyez que je fais l'entendue; mais quand vous verrez comme cela s'est familiarisé, vous ne serez pas étonnée de ma capacité. Vous m'assurez que si vous ne m'aimiez pas plus que vous ne le dites, vous ne m'aimeriez guère: je suis tentée de ravauder sur cette expression, et de la tant retourner que j'en fasse une rudesse; mais non, je suis persuadée que vous m'aimez, et Dieu sait aussi bien mieux que vous de quelle manière je vous aime. Je suis fort aise que Pauline me ressemble: elle vous fera souvenir de moi. Ah! ma mère! il n'est pas besoin de cela.
Monsieur de Sévigné.
Quand je songe que M. de la Garde est avec vous, et qu'il vous voit recevoir vos lettres, je tremble qu'il n'ait vu sur votre épaule la sottise que je vous écrivais[500] il y a quelques jours. Là-dessus, je frémis et je m'écrie: Ah! ma sœur! ah! ma sœur! si j'étais aussi libre que vous l'êtes, et que j'entendisse cette voix comme vous entendez celle d'ah! ma mère! ah! ma mère! je serais bientôt en Provence. Je ne comprends pas que vous puissiez balancer; vous donnez des années entières à M. de Grignan, et à ce que vous devez à toute la famille des Grignans: y a-t-il, après cela, une loi assez austère pour vous empêcher de donner quatre mois à la vôtre? Jamais les lois de chevalerie, qui faisaient jurer Sancho Pança, n'ont été si sévères; et si don Quichotte eût eu pour lui un auteur aussi grave que M. de la Garde, il aurait assurément permis à son écuyer de changer de monture avec le chevalier de l'armet de Mambrin. Profitez donc de M. de la Garde, puisque vous l'avez; accordez ensemble votre voyage, et songez que vous avez plusieurs devoirs à remplir. On est sûr de votre cœur; mais ce n'est pas toujours assez, il faut des signifiances[501]. Partagez donc vos faveurs et votre présence entre l'un et l'autre hémisphère, à l'exemple du soleil qui nous luit: voilà une assez belle façon de parler pour n'en pas demeurer là. Adieu, ma belle petite sœur, j'ai toujours une cuisse bleue, et j'ai grand'peur de l'avoir tout l'hiver.
181.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi 6 novembre 1676.
M'y voici donc arrivée. J'ai dîné chez cette bonne Bagnols; j'ai trouvé madame de Coulanges dans cette chambre belle et brillante du soleil, où je vous ai tant vue quasi aussi brillante que lui. Cette pauvre convalescente m'a reçue agréablement: elle vous veut écrire deux mots; c'est peut-être quelque nouvelle de l'autre monde que vous serez bien aise de savoir. Elle m'a conté les transparents: avez-vous ouï parler des transparents? Ce sont des habits entiers des plus beaux brocarts d'or et d'azur qu'on puisse voir, et par-dessus des robes noires transparentes, ou de belle dentelle d'Angleterre, ou de chenilles veloutées sur un tissu, comme ces dentelles d'hiver que vous avez vues: cela compose un transparent qui est un habit noir, et un habit tout d'or, ou d'argent, ou de couleur, comme on le veut, et voilà la mode. C'est avec cela qu'on fit un bal le jour de Saint-Hubert, qui dura une demi-heure; personne n'y voulut danser. Le roi y poussa madame d'Heudicourt à vive force; elle obéit; mais enfin le combat finit, faute de combattants. Les beaux justaucorps en broderie destinés pour Villers-Coterets servent le soir aux promenades, et ont servi à la Saint-Hubert. M. le Prince a mandé de Chantilly aux dames que leurs transparents seraient mille fois plus beaux si elles voulaient les mettre à cru; je doute qu'elles fussent mieux. Les Grancey et les Monaco n'ont point été de ces plaisirs, à cause que cette dernière est malade, et que la mère des Anges[502] a été à l'agonie. On dit que la marquise de la Ferté y est, depuis dimanche, d'un travail affreux qui ne finit point, et où Bouchet perd son latin.
M. de Langlée a donné à madame de Montespan une robe d'or sur or, rebrodé d'or, rebordé d'or, et par-dessus un or frisé, rebroché d'un or mêlé avec un certain or, qui fait la plus divine étoffe qui ait jamais été imaginée: ce sont les fées qui ont fait cet ouvrage en secret; âme vivante n'en avait connaissance. On la voulut donner aussi mystérieusement qu'elle avait été fabriquée. Le tailleur de madame de Montespan lui apporta l'habit qu'elle lui avait ordonné; il en avait fait le corps sur des mesures ridicules: voilà des cris et des gronderies, comme vous pouvez le penser; le tailleur dit en tremblant: «Madame, comme le temps presse, voyez si cet autre habit que voilà ne pourrait point vous accommoder, faute d'autre.» On découvrit l'habit: Ah! la belle chose! ah! quelle étoffe! vient-elle du ciel? Il n'y en a point de pareille sur la terre. On essaye le corps; il est à peindre. Le roi arrive; le tailleur dit: Madame, il est fait pour vous. On comprend que c'est une galanterie; mais qui peut l'avoir faite? C'est Langlée, dit le roi. C'est Langlée assurément, dit madame de Montespan; personne que lui ne peut avoir imaginé une telle magnificence; c'est Langlée, c'est Langlée: tout le monde répète, C'est Langlée; les échos en demeurent d'accord, et disent, C'est Langlée: et moi, ma fille, je vous dis, pour être à la mode, C'est Langlée.
182.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Livry, mercredi 25 novembre 1676.
Je me promène dans cette avenue, je vois venir un courrier. Qui est-ce? c'est Pomier; ah, vraiment! voilà qui est admirable. Et quand viendra ma fille?—Madame, elle doit être partie présentement.—Venez donc que je vous embrasse. Et votre don de l'assemblée?—Madame, il est accordé.—A combien?—A huit cent mille francs. Voilà qui est fort bien, notre pressoir est bon, il n'y a rien à craindre, il n'y a qu'à serrer, notre corde est bonne. Enfin, j'ouvre votre lettre, et je vois un détail qui me ravit. Je reconnais aisément les deux caractères, et je vois enfin que vous partez. Je ne vous dis rien sur la parfaite joie que j'en ai. Je vais demain à Paris avec mon fils; il n'y a plus de danger pour lui. J'écris un mot à M. de Pomponne, pour lui présenter notre courrier. Vous êtes en chemin par un temps admirable, mais je crains la gelée. Je vous enverrai un carrosse où vous voudrez. Je vais renvoyer Pomier, afin qu'il aille ce soir à Versailles, c'est-à-dire à Saint-Germain. J'étrangle tout, car le temps presse. Je me porte fort bien; je vous embrasse mille fois, et le frater aussi.
183.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, dimanche au soir 15 décembre 1676.
Que ne vous dois-je point, ma chère enfant, pour tant de peines, de fatigues, d'ennuis, de froid, de gelée, de frimas, de veilles? Je crois avoir souffert toutes ces incommodités avec vous; ma pensée n'a pas été un moment séparée de vous, je vous ai suivie partout, et j'ai trouvé mille fois que je ne valais pas l'extrême peine que vous preniez pour moi, c'est-à-dire par un certain côté; car celui de la tendresse et de l'amitié relève bien mon mérite à votre égard. Quel voyage, bon Dieu! et quelle saison! vous arriverez précisément le plus court jour de l'année, et par conséquent vous nous ramènerez le soleil. J'ai vu une devise qui me conviendrait assez; c'est un arbre sec, et comme mort, et autour ces paroles: Fin che sol ritorni. Qu'en dites-vous, ma fille? Je ne vous parlerai donc point de votre voyage, nulle question là-dessus; nous tirerons le rideau sur vingt jours d'extrêmes fatigues, et nous tâcherons de donner un autre cours aux petits esprits, et d'autres idées à votre imagination. Je n'irai point à Melun; je craindrais de vous donner une mauvaise nuit, par une dissipation peu convenable au repos: mais je vous attendrai à dîner à Villeneuve-Saint-Georges; vous y trouverez votre potage tout chaud; et, sans faire tort à qui que ce puisse être, vous y trouverez la personne du monde qui vous aime le plus parfaitement. L'abbé vous attendra dans votre chambre bien éclairée, avec un bon feu. Ma chère enfant, quelle joie! puis-je en avoir jamais une plus sensible?
N. B. Madame de Grignan arriva à Paris le 22 décembre 1676, et elle ne retourna en Provence qu'au mois de juin 1677.
184.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, mardi 8 juin 1677.
Non, ma fille, je ne vous dis rien, rien du tout; vous ne savez que trop ce que mon cœur est pour vous: mais puis-je vous cacher tout à fait l'inquiétude que me donne votre santé? c'est un endroit par où je n'avais pas encore été blessée; cette première épreuve n'est pas mauvaise: je vous plains d'avoir le même mal pour moi; mais plût à Dieu que je n'eusse pas plus de sujet de craindre que vous! Ce qui me console, c'est l'assurance que M. de Grignan m'a donnée de ne point pousser à bout votre courage; il est chargé d'une vie où tient absolument la mienne: ce n'est pas une raison pour lui faire augmenter ses soins; celle de l'amitié qu'il a pour vous est la plus forte. C'est aussi dans cette confiance, mon très-cher comte, que je vous recommande encore ma fille: observez-la bien, parlez à Montgobert, entendez-vous ensemble pour une affaire si importante. Je compte fort sur vous, ma chère Montgobert. Ah! ma chère enfant, tous les soins de ceux qui sont autour de vous ne vous manqueront pas; mais ils vous seront bien inutiles, si vous ne vous gouvernez vous-même. Vous vous sentez mieux que personne; et si vous trouvez que vous ayez assez de force pour aller à Grignan, et que tout d'un coup vous trouviez que vous n'en avez pas assez pour revenir à Paris; si enfin les médecins de ce pays-là, qui ne voudront pas que l'honneur de vous guérir leur échappe, vous mettent au point d'être plus épuisée que vous ne l'êtes; ah! ne croyez pas que je puisse résister à cette douleur. Mais je veux espérer qu'à notre honte tout ira bien. Je ne me soucierai guère de l'affront que vous ferez à l'air natal, pourvu que vous soyez dans un meilleur état. Je suis chez la bonne Troche, dont l'amitié est charmante; nulle autre ne m'était propre; je vous écrirai encore demain un mot; ne m'ôtez point cette unique consolation. J'ai bien envie de savoir de vos nouvelles; pour moi, je suis en parfaite santé, les larmes ne me font point de mal. J'ai dîné, je m'en vais chercher madame de Vins et mademoiselle de Méri. Adieu, mes chers enfants: que cette calèche que j'ai vue partir est bien précisément ce qui m'occupe, et le sujet de toutes mes pensées!
185.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, lundi 14 juin 1677.
J'ai reçu votre lettre de Villeneuve-la-Guerre. Enfin, ma fille, il est donc vrai que vous vous portez mieux, et que le repos, le silence et la complaisance que vous avez pour ceux qui vous gouvernent, vous donnent un calme que vous n'aviez point ici. Vous pouvez vous représenter si je respire, d'espérer que vous allez vous rétablir! je vous avoue que nul remède au monde n'est si bon pour me soulager le cœur, que de m'ôter de l'esprit l'état où je vous ai vue ces derniers jours. Je ne soutiens point cette pensée; j'en ai même été si frappée, que je n'ai pas démêlé la part que votre absence a eue dans ce que j'ai senti. Vous ne sauriez être trop persuadée de la sensible joie que j'ai de vous voir, et de l'ennui que je trouve à passer ma vie sans vous: cependant je ne suis pas encore entrée dans ces réflexions, et je n'ai fait que penser à votre état, transir pour l'avenir, et craindre qu'il ne devienne pis. Voilà ce qui m'a possédée; quand je serai en repos là-dessus, je crois que je n'aurai pas le temps de penser à toutes ces autres choses, et que vous songerez à votre retour. Ma chère enfant, il faut que les réflexions que vous ferez encore entre ci et là vous ôtent un peu des craintes inutiles que vous avez pour ma santé: je me sens coupable d'une partie de vos dragons; quel dommage que vous prodiguiez vos inquiétudes pour une santé toute rétablie, et qui n'a plus à craindre que le mal que vous faites à la vôtre! Je suis assurée que deux ou trois mois vous ont quelquefois défiguré vos dragons d'une telle sorte, que vous ne les avez pas reconnus. Songez, ma fille, qu'ils sont toujours comme dans ce temps-là, et que c'est votre seule imagination qui leur donne un prix qui n'est pas. Vous qui avez tant de raison et de courage, faut-il que vous soyez la dupe de ces vains fantômes? Vous croyez que je suis malade, je me porte bien: vous regrettez Vichy, je n'en ai nul besoin, que par une précaution qui peut fort bien se retarder; ainsi de mille autres choses. Pour moi, je suis un peu coupable: je plaçais Vichy au printemps, pour être plus long-temps avec vous; encore est-ce quelque chose: cela n'a pas réussi, la Providence a dérangé tout cela; hé bien, ma fille, c'est peut-être parce qu'elle a réglé votre guérison, contre toute apparence, par cette conduite. Je vous tiens à mon avantage quand je vous écris; vous ne me répondez point, et je pousse mes discours tant que je veux. Ce que dit Montgobert de cette aiguillette nouée est une des plaisantes choses du monde: dénouez-la, ma fille, et ne soyez point si vive sur des riens. Quant à moi, si j'ai de l'inquiétude, elle n'est que trop bien fondée; ce n'est point une vision que l'état où je vous ai laissée. M. de Grignan et tous vos amis en ont été effrayés. Je saute aux nues quand on me vient dire: Vous vous faites mourir toutes deux, il faut vous séparer. Vraiment voilà un beau remède, et bien propre en effet à finir tous mes maux! Mais ce n'est pas comme ils l'entendent: ils lisaient dans ma pensée, et trouvaient que j'étais en peine de vous; et de quoi veulent-ils donc que je sois en peine? Je n'ai jamais vu tant d'injustice qu'on m'en a fait dans ces derniers temps. Ce n'était pas vous; au contraire, je vous conjure, ma fille, de ne point croire que vous ayez rien à vous reprocher à mon égard: tout cela roulait sur ce soin de ma santé, dont il faut vous corriger; vous n'avez point caché votre amitié, comme vous le pensez. Que voulez-vous dire? est-il possible que vous puissiez tirer un dragon de tant de douceurs, de caresses, de soins, de tendresses, de complaisances? Ne me parlez donc plus sur ce ton: il faudrait que je fusse bien déraisonnable, si je n'étais pleinement satisfaite. Ne me grondez point de trop écrire, cela me fait plaisir; je m'en vais laisser là ma lettre jusqu'à demain.
186.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, mercredi 30 juin 1677.
Vous m'apprenez enfin que vous voilà à Grignan. Les soins que vous avez de m'écrire me sont de continuelles marques de votre amitié: je vous assure au moins que vous ne vous trompez pas dans la pensée que j'ai besoin de ce secours; rien ne m'est en effet si nécessaire. Il est vrai, et j'y pense trop souvent, que votre présence me l'eût été beaucoup davantage; mais vous étiez disposée d'une manière si extraordinaire, que les mêmes pensées qui vous ont déterminée à partir m'ont fait consentir à cette douleur, sans oser faire autre chose que d'étouffer mes sentiments. C'était un crime pour moi que d'être en peine de votre santé: je vous voyais périr devant mes yeux, et il ne m'était pas permis de répandre une larme; c'était vous tuer, c'était vous assassiner; il fallait étouffer: je n'ai jamais vu une sorte de martyre plus cruel ni plus nouveau. Si, au lieu de cette contrainte, qui ne faisait qu'augmenter ma peine, vous eussiez été disposée à vous tenir pour languissante, et que votre amitié pour moi se fût tournée en complaisance, et à me témoigner un véritable désir de suivre les avis des médecins, à vous nourrir, à suivre un régime, à m'avouer que le repos et l'air de Livry vous eussent été bons; c'est cela qui m'eût véritablement consolée, et non pas d'écraser tous nos sentiments. Ah! ma fille, nous étions d'une manière sur la fin qu'il fallait faire comme nous avons fait. Dieu nous montrait sa volonté par cette conduite: mais il faut tâcher de voir s'il ne veut pas bien que nous nous corrigions, et qu'au lieu du désespoir auquel vous me condamniez par amitié, il ne serait point un peu plus naturel et plus commode de donner à nos cœurs la liberté qu'ils veulent avoir, et sans laquelle il n'est pas possible de vivre en repos. Voilà qui est une fois dit pour toutes, je n'en dirai plus rien: mais faisons nos réflexions chacune de notre côté, afin que, quand il plaira à Dieu que nous nous retrouvions ensemble, nous ne retombions pas dans de pareils inconvénients. C'est une marque du besoin que vous aviez de ne plus vous contraindre, que le soulagement que vous avez trouvé dans la fatigue d'un voyage si long. Il faut des remèdes extraordinaires aux personnes qui le sont; les médecins n'eussent jamais imaginé celui-là. Dieu veuille qu'il continue d'être bon, et que l'air de Grignan ne lui soit point contraire! Il fallait que je vous écrivisse tout ceci en une seule fois pour soulager mon cœur, et pour vous dire qu'à la première occasion nous ne nous mettions plus dans le cas qu'on vienne nous faire l'abominable compliment de nous dire, avec toute sorte d'agrément, que, pour être fort bien, il faut ne nous revoir jamais. J'admire la patience qui peut souffrir la cruauté de cette pensée.
Vous m'avez fait venir les larmes aux yeux en me parlant de votre petit[503]. Hélas! le pauvre enfant! le moyen de le regarder en cet état? Je ne me dédis point de ce que j'en ai toujours pensé: mais je crois que par tendresse on devait souhaiter qu'il fût déjà où son bonheur l'appelle. Pauline me paraît digne d'être votre jouet; sa ressemblance même ne vous déplaira point; du moins je l'espère. Ce petit nez carré[504] est une belle pièce à retrouver chez vous. Je trouve plaisant que les nez de Grignan n'aient voulu permettre que celui-là, et n'aient point voulu entendre parler du vôtre; c'eût été bien plus tôt fait: mais ils ont eu peur des extrémités, et n'ont point craint cette modification. Le petit marquis est fort joli; et, pour n'être pas changé en mieux, il ne faut pas que vous en ayez du chagrin. Parlez-moi souvent de ce petit peuple, et de l'amusement que vous y trouvez. Je revins dimanche de Livry. Je n'ai point vu le coadjuteur, ni aucun Grignan, depuis que je suis ici. Je laisse à la Garde à vous mander les nouvelles; il me semble que tout est comme auparavant. Io est dans les prairies en toute liberté, et n'est observée par aucun Argus: Junon tonnante et triomphante[505]. Corbinelli revient[506]; je m'en vais dans deux jours le recevoir à Livry. Le cardinal l'aime autant que nous; le gros abbé m'a montré des lettres plaisantes qu'ils vous écrivent. Enfin, après avoir bien tourné, notre âme est verte; ç'a été un grand jeu pour son éminence qu'un esprit neuf comme celui de notre ami. Adieu, ma très-chère, continuez de m'aimer; instruisez-moi de vous en peu de mots; car je vous recommande toujours de retrancher vos écritures. Pour moi, je n'ai que votre commerce uniquement, et j'écris une lettre à plusieurs reprises. Je crois que madame de Coulanges n'ira point à Lyon, elle a trop d'affaires ici. Oh! que je fais de poudre[507]! D'où vient que vous avez une sœur[508], et que ce n'est pas madame de Rochebonne? Je vous souhaiterais pour l'une les mêmes sentiments que pour l'autre; mais il me semble que ce n'est pas tout à fait la même chose.
187.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Livry, samedi 3 juillet 1677.
Hélas! ma chère, je suis fâchée de votre pauvre petit enfant[509]! il est impossible que cela ne touche. Ce n'est pas, comme vous savez, que j'aie compté sur sa vie. Je le trouvais, sur la peinture qu'on m'en avait faite, sans aucune espérance: mais enfin c'est une perte pour vous, en voilà trois. Dieu vous conserve le seul qui vous reste! il me paraît déjà un fort honnête homme: j'aimerais mieux son bon sens et sa droite raison, que toute la vivacité de ceux qu'on admire à cet âge, et qui sont des sots à vingt ans. Soyez contente du vôtre, ma fille, et menez-le doucement, comme un cheval qui a la bouche délicate, et souvenez-vous de ce que je vous ai dit sur sa timidité: ce conseil vient de gens qui sont plus habiles que moi; mais l'on sent qu'il est fort bon. Pour Pauline, j'ai une petite chose à vous dire: c'est que, de la façon dont vous me la représentez, elle pourrait fort bien être aussi belle que vous: voilà justement comme vous étiez; Dieu vous préserve d'une si parfaite ressemblance, et d'un cœur fait comme le mien! Enfin, je vois que vous l'aimez, qu'elle est aimable, et qu'elle vous divertit. Je voudrais bien pouvoir l'embrasser, et reconnaître ce chien de visage que j'ai vu quelque part.
Je suis ici depuis hier matin. J'avais dessein d'attendre Corbinelli au passage, et de le prendre au bout de l'avenue, pour causer avec lui jusqu'à demain. Nous avons pris toutes les précautions, nous avons envoyé à Claie, et il se trouve qu'il avait passé une demi-heure auparavant. Je vais demain le voir à Paris, et je vous manderai des nouvelles de son voyage; car je n'achèverai cette lettre que mercredi. Ah! ma très-chère, que je vous souhaiterais des nuits comme on les a ici! quel air doux et gracieux! quelle fraîcheur! quelle tranquillité! quel silence! Je voudrais pouvoir vous envoyer de tout cela, et que votre bise fût confondue. Vous me dites que je suis en peine de votre maigreur: je vous l'avoue; c'est qu'elle parle et dit votre mauvaise santé. Votre tempérament, c'est d'être grasse; si ce n'est, comme vous dites, que Dieu vous punisse d'avoir voulu détruire une si belle santé et une machine si bien composée: c'est une si grande rage que de pareils attentats, que Dieu est juste quand il les punit; mais ceux qui en sont affligés ont, ce me semble, beaucoup de raison de l'être. Vous voulez me persuader la dureté de votre cœur, pour me rassurer sur la perte de votre petit; je ne sais, mon enfant, où vous prenez cette dureté; je ne la trouve que pour vous: mais pour moi, et pour tout ce que vous devez aimer, vous n'êtes que trop sensible; c'est votre plus grand mal, vous en êtes dévorée et consumée. Eh! ma chère, prenez sur nous, et donnez-le au soin de votre personne; comptez-vous pour quelque chose, et nous vous serons obligés de toutes les marques d'amitié que vous nous donnerez par ce côté-là; vous ne sauriez rien faire pour moi qui me touche le cœur plus sensiblement. Je suis étonnée que le petit marquis et sa sœur n'aient point été fâchés du petit frère: cherchons un peu où ils auraient pris ce cœur tranquille; ce n'est pas chez vous assurément.
Vous voyez bien que la longueur de cette lettre vient proprement de ce que j'abuse de la permission de causer à Livry, où je suis seule, et sans aucune affaire. Je devrais bien faire un compliment à M. de Grignan sur la mort de ce petit; mais quand on songe que c'est un ange devant Dieu, le mot de douleur et d'affliction ne se peut prononcer: il faut que des chrétiens se réjouissent, s'ils ont le moindre principe de la religion qu'ils professent.
188.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Livry, vendredi 16 juillet 1677.
J'arrivai hier au soir ici, ma très-chère: il y fait parfaitement beau; j'y suis seule, et dans une paix, un silence, un loisir, dont je suis ravie. Ne voulez-vous pas bien que je me divertisse à causer un peu avec vous? Songez que je n'ai nul commerce qu'avec vous; quand j'ai écrit en Provence, j'ai tout écrit. Je ne crois pas en effet que vous eussiez la cruauté de nommer un commerce une lettre en huit jours à madame de Lavardin. Les lettres d'affaires ne sont ni fréquentes, ni longues. Mais vous, mon enfant, vous êtes en butte à dix ou douze personnes qui sont à peu près ces cœurs dont vous êtes uniquement adorée, et que je vous ai vue compter sur vos doigts. Ils n'ont tous qu'une lettre à écrire, et il en faut douze pour y faire réponse; voyez ce que c'est par semaine, et si vous n'êtes pas tuée, assassinée; chacun en disant: Pour moi, je ne veux point de réponse, seulement trois lignes pour savoir comme elle se porte. Voilà le langage; et de moi la première: enfin nous vous assommons; mais c'est avec toute l'honnêteté et la politesse de l'homme de la comédie, qui donne des coups de bâton avec un visage gracieux, en demandant pardon, et disant, avec une grande révérence: «Monsieur, vous le voulez donc, j'en suis au désespoir[510].» Cette application est juste et trop aisée à faire, je n'en dirai pas davantage.
Mercredi au soir, après vous avoir écrit, je fus priée, avec toutes sortes d'amitiés, d'aller souper chez Gourville avec mesdames de Schomberg, de Frontenac, de Coulanges, M. le Duc, MM. de la Rochefoucauld, Barillon, Briole, Coulanges, Sévigné. Le maître du logis nous reçut dans un lieu nouvellement rebâti, le jardin de plain-pied de l'hôtel de Condé[511], des jets d'eau, des cabinets, des allées en terrasses, six hautbois dans un coin, six violons dans un autre, des flûtes douces un peu plus près, un soupé enchanté, une basse de viole admirable, une lune qui fut témoin de tout. Si vous ne haïssiez point à vous divertir, vous regretteriez de n'avoir point été avec nous. Il est vrai que le même inconvénient du jour que vous y étiez arriva et arrivera toujours, c'est-à-dire qu'on assemble une très-bonne compagnie pour se taire, et à condition de ne pas dire un mot: Barillon, Sévigné et moi nous en rîmes, et nous pensâmes à vous. Le lendemain, qui était jeudi, j'allai au palais, et je fis si bien (le bon abbé le dit ainsi) que j'obtins une petite injustice, après en avoir souffert beaucoup de grandes, par laquelle je toucherai deux cents louis, en attendant sept cents autres que je devrais avoir il y a huit mois, et qu'on dit que j'aurai cet hiver. Après cette misérable petite expédition, je vins le soir ici me reposer; et me voilà résolue d'y demeurer jusqu'au 8 du mois prochain, qu'il faudra m'aller préparer pour aller en Bourgogne et à Vichy. J'irai peut-être dîner quelquefois à Paris: madame de la Fayette se porte mieux. J'irai à Pomponne demain; le grand d'Hacqueville y est dès hier, je le ramènerai ici. Le frater va chez la belle, et la réjouit fort; elle est gaie naturellement; les mères lui font aussi une très-bonne mine.
Corbinelli me viendra voir ici; il a fort approuvé et admiré ce que vous mandez de cette métaphysique, et de l'esprit que vous avez eu de la comprendre. Il est vrai qu'ils se jettent dans de grands embarras, aussi bien que sur la prédestination et sur la liberté. Corbinelli tranche plus hardiment que personne; mais les plus sages se tirent d'affaire par un altitudo, ou par imposer silence, comme notre cardinal. Il y a le plus beau galimatias que j'aie encore vu au vingt-sixième article du dernier tome des Essais de morale, dans le Traité de tenter Dieu. Cela divertit fort; et quand d'ailleurs on est soumise, que les mœurs n'en sont pas dérangées, et que ce n'est que pour confondre les faux raisonnements, il n'y a pas grand mal; car s'ils voulaient se taire, nous ne dirions rien; mais de vouloir à toute force établir leurs maximes, nous traduire saint Augustin, de peur que nous ne l'ignorions, mettre au jour tout ce qu'il y a de plus sévère, et puis conclure, comme le père Bauni[512], de peur de perdre le droit de gronder; il est vrai que cela impatiente, et pour moi, je sens que je fais comme Corbinelli. Je veux mourir si je n'aime mille fois mieux les jésuites, ils sont au moins tout d'une pièce, uniformes dans la doctrine et dans la morale. Nos frères disent bien et concluent mal; ils ne sont point sincères; me voilà dans Escobar. Ma fille, vous voyez bien que je me joue et que je me divertis.
J'ai laissé Beaulieu avec le copiste de M. de la Garde; il ne quitte point mon original. Je n'ai eu cette complaisance pour M. de la Garde qu'avec des peines extrêmes; vous verrez, vous verrez ce que c'est que ce barbouillage. Je souhaite que les derniers traits soient plus heureux; mais hier c'était quelque chose d'horrible. Voilà ce qui s'appelle vouloir avoir une copie de ce beau portrait de madame de Grignan, et je suis barbare quand je le refuse. Oh bien! je ne l'ai pas refusé; mais je suis bien aise de ne jamais rencontrer une telle profanation du visage de ma fille. Ce peintre est un jeune homme de Tournay, à qui M. de la Garde donne trois louis par mois; son dessein a été d'abord de lui faire peindre des paravents, et finalement c'est Mignard qu'il s'agit de copier. Il y a un peu du veau de Poissy à la plupart de ces sortes de pensées là: mais chut! car j'aime très-fort celui dont je parle.
Je voudrais, ma fille, que vous eussiez un précepteur pour votre enfant; c'est dommage de laisser son esprit inculto. Je ne sais s'il n'est pas encore trop jeune pour le laisser manger de tout; il faut examiner si les enfants sont des charretiers, avant que de les traiter comme des charretiers: on court risque autrement de leur faire de pernicieux estomacs, et cela tire à conséquence.
189.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Livry, vendredi 23 juillet 1677.
Le baron est ici, et ne me laisse pas mettre le pied à terre, tant il me mène rapidement dans les lectures que nous entreprenons: ce n'est qu'après avoir fait honneur à la conversation. Don Quichotte, Lucien, les petites Lettres[513], voilà ce qui nous occupe. Je voudrais de tout mon cœur, ma fille, que vous eussiez vu de quel air et de quel ton il s'acquitte de cette dernière lecture; elles ont un prix tout particulier quand elles passent par ses mains; c'est une chose divine, et pour le sérieux, et pour la parfaite raillerie. Elles me sont toujours nouvelles, et je crois que cette sorte d'amusement vous divertirait bien autant que l'indéfectibilité de la matière. Je travaille pendant que l'on lit; et la promenade est si fort à la main, comme vous savez, que l'on est dix fois dans le jardin, et dix fois on en revient. Je crois faire un voyage d'un instant à Paris; nous ramènerons Corbinelli: mais je quitterai ce joli et paisible désert, et partirai le 16 d'août pour la Bourgogne et pour Vichy. Ne soyez en nulle peine de ma conduite pour les eaux: comme Dieu ne veut pas que j'y sois avec vous, il ne faut penser qu'à se soumettre à ce qu'il ordonne. Je tâche de me consoler, dans la pensée que vous dormez, que vous mangez, que vous êtes en repos, que vous n'êtes plus dévorée de mille dragons, que votre joli visage reprend son agréable figure, que votre gorge n'est plus comme celle d'une personne étique: c'est dans ces changements que je veux trouver un adoucissement à notre séparation; quand l'espérance voudra se mêler à ces pensées, elle sera la très-bien venue, et y tiendra sa place admirablement. Je crois M. de Grignan avec vous; je lui fais mille compliments sur toutes ses prospérités: je sais comme on le reçoit en Provence, et je ne suis jamais étonnée qu'on l'aime beaucoup. Je lui recommande Pauline, et le prie de la défendre contre votre philosophie. Ne vous ôtez point tous deux ce joli amusement: hélas! a-t-on si souvent des plaisirs à choisir? Quand il s'en trouve quelqu'un d'innocent et de naturel sous notre main, il me semble qu'il ne faut point se faire la cruauté de s'en priver. Je chante donc encore une fois: Aimez, aimez Pauline; aimez sa grâce extrême[514].
Nous attendrons jusqu'à la Saint-Remy ce que pourra faire madame de Guénégaud pour sa maison: si elle n'a rien fait alors, nous prendrons notre résolution, et nous en chercherons une pour Noël; ce ne sera pas sans beaucoup de peine que je perdrai l'espérance d'être sous un même toit avec vous; peut-être que tout cela se démêlera à l'heure que nous y penserons le moins. Je crois que M. de la Garde s'en ira bientôt: je lui dirai adieu à Paris; ce vous sera une augmentation de bonne compagnie. M. de Charost m'a écrit pour me parler de vous; il vous fait mille compliments.
J'aurais tout l'air, ma fille, de penser comme vous sur le poëme épique; le clinquant[515] du Tasse m'a charmée. Je crois pourtant que vous vous accommoderez de Virgile: Corbinelli me l'a fait admirer; il faudrait quelqu'un comme lui pour vous accompagner dans ce voyage. Je m'en vais tâter du Schisme des Grecs; on en dit du bien; je conseillerai à la Garde de vous le porter. Je ne sais aucune sorte de nouvelle.
Monsieur de Sévigné.
Ah! pauvre esprit, vous n'aimez point Homère! Les ouvrages les plus parfaits vous paraissent dignes de mépris, les beautés naturelles ne vous touchent point: il vous faut du clinquant, ou des petits corps[516]. Si vous voulez avoir quelque repos avec moi, ne lisez point Virgile; je ne vous pardonnerais jamais les injures que vous pourriez lui dire. Si vous vouliez cependant vous faire expliquer le sixième livre et le neuvième où est l'aventure de Nisus et d'Euryalus, et le onze et le douze, je suis sûr que vous y trouveriez du plaisir: Turnus vous paraîtrait digne de votre estime et de votre amitié; et en un mot, comme je vous connais, je craindrais fort pour M. de Grignan qu'un pareil personnage ne vînt aborder en Provence. Mais moi qui suis bon frère, je vous souhaiterais du meilleur de mon cœur une telle aventure; puisqu'il est écrit que vous devez avoir la tête tournée, il vaudrait mieux que ce fût de cette sorte que par l'indéfectibilité de la matière, et par les négations non conversibles. Il est triste de n'être occupée que d'atomes, et de raisonnements si subtils que l'on n'y puisse atteindre.
Au reste, ce serait une chose curieuse que je vous dusse mon mariage; il ne vous manque plus que cela, pour être une sœur bien différente des autres; et il n'y a que cette suite qui puisse répondre à tout ce que vous avez fait jusqu'ici sur mon sujet. Quoi qu'il puisse arriver, je vous assure que cela n'augmentera point ma tendresse ni ma reconnaissance pour vous, ma belle petite sœur.
Madame de Sévigné.
Le bon abbé vous assure de son éternelle amitié. Adieu, ma chère enfant. La Mouche[517] est à la cour, c'est une fatigue; mais que faire? M. de Schomberg est toujours vers la Meuse, avec son train, c'est-à-dire tout seul tête à tête[518]. Madame de Coulanges disait l'autre jour qu'il fallait donner à M. de Coulanges l'intendance de cette armée. Quand je verrai la maréchale (de Schomberg), je lui dirai des douceurs pour vous. M. le Prince est dans son apothéose de Chantilly; il vaut mieux là que tous vos héros d'Homère. Vous nous les ridiculisez extrêmement: nous trouvons, comme vous dites, qu'il y a de la feuille qui chante à tout ce mélange des dieux et des hommes; cependant il faut respecter le père le Bossu. Madame de la Fayette commence à prendre des bouillons, sans en être malade; c'est ce qui faisait craindre le dessèchement.
190.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Livry, mardi, en attendant mercredi, 4 août 1677.
Je vins ici samedi matin, comme je vous l'avais mandé. La comédie[519] du vendredi nous réjouit beaucoup: nous trouvâmes que c'était la représentation de tout le monde; chacun a ses visions plus ou moins marquées. Une des miennes présentement, c'est de ne me point encore accoutumer à cette jolie abbaye, de l'admirer toujours comme si je ne l'avais jamais vue, et de trouver que vous m'êtes bien obligée de la quitter pour aller à Vichy. Ce sont de ces obligations que je reproche au bon abbé, quand j'ai écrit deux ou trois lettres en Bretagne pour mes affaires: sur le même ton, vous êtes bien ingrate de dire que vous voyez toujours cette écritoire en l'air, et que j'écris trop. Vous ne me parlez point de votre santé, c'est pourtant un petit article que je ne trouve pas à négliger: tant que vous serez maigre, vous ne serez point guérie; et soit par le sang échauffé et subtilisé, soit par la poitrine, vous devez toujours craindre le dessèchement. Je souhaite donc qu'on ait un peu de peine à vous lacer, pourvu que la crainte d'engraisser ne vous jette pas dans la pénitence, comme l'année dernière; car il faut songer à tout: mais cette crainte ne peut pas entrer deux fois dans une tête raisonnable.
Au reste, vous avez des lunettes meilleures que celles de l'abbé; vous voyez assurément tout le manége que je fais quand j'attends vos lettres; je tourne autour du petit pont: je sors de l'Humeur de ma fille, et je regarde par l'Humeur de ma mère[520] si la Beauce[521] ne revient point; et puis je remonte, et reviens mettre mon nez au bout de l'allée qui donne sur le petit pont; et, à force de faire ce chemin, je vois venir cette chère lettre; je la reçois, et la lis avec tous les sentiments que vous devinez; car vous avez des lunettes pour tout. J'attends ce soir la seconde, et j'y ferai réponse demain. Le bon abbé est étonné que les voyages d'Aix et de Marseille, et le payement des gardes, vous aient jetés dans une si excessive dépense. Vous disiez, il y a quinze jours, que vous étiez bien: c'est que vous aviez compté sans votre hôte, qui fait toujours ses parties bien hautes, sans qu'on en puisse rien rabattre. Vous dites que votre château est une grande ressource, j'en suis d'accord; mais j'aimerais mieux y demeurer par choix, que d'y être forcée par la nécessité. Vous savez ce que dit l'abbé d'Effiat[522]; il a épousé sa maîtresse; il aimait Véret quand il n'était pas obligé d'y demeurer; il ne peut plus y durer, parce qu'il n'ose en sortir. Enfin, ma fille, je vous conseille de suivre toutes vos bonnes résolutions de règle et d'économie: cela ne rajuste pas une maison, mais cela rend la vie moins sèche et moins ennuyeuse.
Mercredi matin.
Je reçois votre lettre du 28 juillet: il me semble que vous étiez gaie, votre gaieté marque de la santé; voilà, ma très-chère, comme je tire ma conséquence. Vous me priez d'aller à Grignan, vous me parlez de vos melons, de vos figues, de vos muscats; ah! j'en mangerais bien: mais Dieu ne veut pas que je fasse cette année un si agréable voyage; vous ne ferez pas non plus celui de Vichy. Vous dites, ma chère enfant, que votre amitié n'est pas trop visible en certains endroits; la mienne ne l'est pas trop aussi: il faut nous faire crédit l'une à l'autre: je vois fort bien la vôtre, et j'en suis contente; soyez de même pour moi; ce sont de ces choses que l'on croit parce qu'elles sont vraies, et de ces vérités qui s'établissent parce qu'elles sont des vérités.
J'avais ouï parler confusément de cette lettre de M. de Montausier; je trouve, comme vous, son procédé digne de lui; vous savez à quel point il me paraît orné de toutes sortes de vertus. On avait cherché à le tromper, on avait corrompu son langage; on s'est enfin redressé, et lui aussi; il l'avoue: c'est une sincérité et une honnêteté de l'ancienne chevalerie. Voilà qui est donc fait, ma fille, vous êtes assurée d'avoir ces jeunes demoiselles[523]. Vous êtes une si grande quantité de bonnes têtes, qu'il ne faut pas douter que vous ne preniez le meilleur parti et le plus conforme à vos intérêts; peut-être que les miens s'y rencontreront: j'en profiterai avec bien du plaisir.
Je sens la joie du bel abbé de se voir dans le château de ses pères, qui ne fait que devenir tous les jours plus beau et plus ajusté. M. de la Garde, dont je parle volontiers parce que je l'aime, est cause encore de ces copies[524], dont je suis vraiment au désespoir. Je vous assure que sans lui j'eusse continué ma brutalité; j'avais résisté à la faveur, j'ai succombé à l'amitié: si je n'avais que vingt ans, je ne lui découvrirais pas ces faiblesses. Je me suis donc trouvée en presse, tout le monde criant contre moi. «Elle est folle, disait-on, elle est jalouse. M. de Saint-Géran n'aime-t-il point sa femme? Il a permis qu'on prît des copies de son portrait. Hé bien! on en aura un original; il ne me sera pas refusé. Cela est plaisant qu'elle croie qu'il n'y a qu'elle qui doive avoir le portrait de sa fille! Je l'aurai plus beau que le sien.» Je ne me serais guère souciée de toute cette clameur, si M. de la Garde ne s'en était point mêlé: mais voilà la première pinte; il n'y a que celle-là de chère..... c'est donc de l'aversion qu'on a pour les autres. Oh bien! faites donc, que le diantre vous emporte! le voilà, faites-en tout ce que vous voudrez. Vous ririez bien, si vous saviez tout le chagrin que cela me donne, et combien j'en ai sué. Vous qui n'aimez pas les portraits, j'ai compris que vous seriez la première à me ridiculiser. Ce qu'il y a de plaisant, c'est que cet original ne me paraît plus entier ni précieux: cela me blesse le cœur: allons, allons, il faut être mortifiée sur toutes choses; voilà qui est fait, n'en parlons plus: cet article est long et assez inutile, mais je n'en ai pas été la maîtresse, non plus que de mon pauvre portrait.
191.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi 13 août 1677.
Je ne veux plus parler du chagrin que vous m'avez donné, en me disant que vous ne me causiez que des inquiétudes et des douleurs par votre présence: voudrait-on être capable de ne les avoir pas, quand on aime aussi véritablement que je vous aime? c'est une belle idée, et bien ressemblante aux sentiments que j'ai pour vous! Je dirais beaucoup de choses sur ce sujet, que je coupe court par mille raisons; mais pour y penser souvent, c'est de quoi je ne vous demanderai pas congé.
Mon fils partit hier; il est fort loué de cette petite équipée; tel l'en blâme, qui l'aurait accablé, s'il n'était point parti: c'est dans ces occasions que le monde est plaisant. Il est plus aisé de le justifier d'être allé à cette échauffourée, que d'être demeuré ici seul et tranquille: pour moi, j'ai fort approuvé son dessein, je l'avoue: vous voyez que je laisse assez bien partir mes enfants.
Il y a long temps que je suis de votre avis pour préférer les mauvaises compagnies aux bonnes: quelle tristesse de se séparer de ce qui est bon! et quelle joie de voir partir une troupe de Provençaux tels que vous me les nommez! Ne vous souvient-il point de la couvée de Fouesnel, et comme nous tirions agréablement le jour et le moment de leur bienheureuse sortie? Nous nous mettions à couleur dès la veille, et nous trouvions que nous avions le plus beau jeu du monde le lendemain. Soutenons donc, ma fille, que rien n'est si bon dans les châteaux qu'une chienne de compagnie, et rien de si mauvais qu'une bonne. Si l'on veut l'explication de cette énigme, qu'on vienne parler à nous.
Je pars lundi pour aller voir notre ami Guitaut; je souhaite qu'il me mette au rang de ces compagnies que l'on craint: pour moi, je le trouve en tout temps digne d'être évité. Sa femme accouche ici, elle en est au désespoir: elle s'y trouve engagée par un procès. Le bon abbé vient avec moi: je ne suis pas fort gaie, comme vous pouvez penser; mais qu'importe?
On tient le siége de Charleroi tout assuré; s'il y a quelque nouvelle entre ci et minuit, je vous la manderai. M. de Lavardin, et tous ceux qui n'ont point de place à l'armée, sont partis pour y aller; c'est une folie. Pour moi, j'espère toujours que ces grandes montagnes n'enfanteront que des souris; Dieu le veuille!
Le voyage de la Bagnols est assuré; vous serez témoin de ses langueurs, de ses rêveries, qui sont des applications à rêver: elle se redresse comme en sursaut, et madame de Coulanges lui dit: Ma pauvre sœur, vous ne rêvez point du tout. Pour son style, il m'est insupportable, et me jette dans des grossièretés, de peur d'être comme elle. Elle me fait renoncer à la délicatesse, à la finesse, à la politesse, de crainte de donner dans les tours de passe-passe, comme vous dites: cela est triste de devenir une paysanne. On sent qu'on serait digne de ne pas vous déplaire, par l'envie qu'on en a; et cent autres babioles que je sais quelquefois par cœur, et que j'oublie tout d'un coup. Nous appelons cela des chiens du Bassan; ils sont enragés à force d'être devenus méchants.
Adieu, ma très-chère enfant; ne vous faites aucun dragon, si vous ne voulez m'en faire mille. N'est-ce pas déjà trop de m'avoir dit, que vous ne valiez rien pour moi? quel discours! ah! qu'est-ce qui m'est donc bon? et à quoi puis-je être bonne sans vous? bonjour, M. le comte.
192.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Villeneuve-le-Roi, mercredi 18 août 1677.
Hé bien! ma fille, êtes-vous contente? me voilà en chemin, comme vous voyez. Je partis lundi, et il était question ce jour-là d'une nouvelle qui était encore dans la nue. J'avais une grande impatience de savoir si on ne s'était point battu, car on nous avait ôté entièrement la levée du siége de Charleroi, qui s'était faussement répandue, on ne sait comment. Je priai donc M. de Coulanges de m'envoyer à Melun, où j'allais coucher, ce qu'il apprendrait de madame de Louvois. En effet, je vis arriver un laquais, qui m'apprit que le siége de Charleroi était levé tout de bon, et qu'il avait vu le billet que M. de Louvois écrit à sa femme; en sorte que je pouvais continuer mon voyage tranquillement: il est vrai que c'est un grand plaisir de n'avoir plus à digérer les inquiétudes de la guerre. Que dites-vous du bon prince d'Orange? Ne diriez-vous point qu'il ne songe qu'à rendre mes eaux salutaires, et à faire trouver nos lettres ridicules, comme il y a quatre ans, lorsque nous faisions des raisonnements sur un avenir qui n'était point? Il ne nous attrapera pas une troisième fois.
Je reprends donc mon voyage, où je marche sur vos pas: j'eus le cœur un peu embarrassé à Villeneuve-Saint-Georges, en revoyant ce lieu où nous pleurâmes de si bon cœur. L'hôtesse me paraît une personne de bonne conversation: je lui demandai fort comme vous étiez la dernière fois; elle me dit que vous étiez triste, que vous étiez maigre, et que M. de Grignan tâchait de vous donner courage, et de vous faire manger: voilà comme j'ai cru que cela était. Elle me dit qu'elle entrait bien dans nos sentiments; qu'elle avait marié aussi sa fille, loin d'elle, et que le jour de leur séparation elles demeurirent toutes deux pâmées; je crus qu'elle était pour le moins à Lyon. Je lui demandai pourquoi elle l'avait envoyée si loin; elle me dit que c'est qu'elle avait trouvé un bon parti, un honnête homme, Dieu marci. Je la priai de me dire le nom de la ville: elle me dit que c'était à Paris, qu'il était boucher, logeant vis-à-vis du palais Mazarin, et qu'il avait l'honneur de servir M. du Maine, madame de Montespan, et le roi, fort souvent. Je vous laisse méditer sur la justesse de la comparaison, et sur la naïveté de la bonne hôtesse. J'entrai dans sa douleur, comme elle était entrée dans la mienne; et j'ai toujours marché depuis par le plus beau temps, le plus beau pays et le plus beau chemin du monde. Vous me disiez qu'il était d'hiver quand vous y passâtes; il est devenu d'été, et d'un été le plus tempéré qu'on puisse imaginer. Je demande partout de vos nouvelles, et l'on m'en dit partout; si je n'en avais point reçu depuis, je serais un peu en peine, car je vous trouve maigre; mais je me flatte que la princesse Olympie aura fait place à la princesse Cléopâtre. Le bon abbé a des soins de moi incroyables; il s'est engagé dans des complaisances, des douceurs, des bontés, des facilités dont il me paraît que vous devez lui tenir compte, ayant envie, dit-il, de vous plaire en me conduisant si bien: je lui ai promis de ne vous rien laisser ignorer là-dessus.
Nous lisons une histoire des empereurs d'Orient, écrite par une jeune princesse, fille de l'empereur Alexis[525]. Cette histoire est divertissante, mais c'est sans préjudice de Lucien, que je continue: je n'en avais jamais vu que trois ou quatre pièces célèbres; les autres sont tout aussi belles. Mais ce que je mets encore au-dessus, ce sont vos lettres: ce n'est point parce que je vous aime: demandez à ceux qui sont auprès de vous. M. le comte, répondez; M. de la Garde, M. l'abbé, n'est-il pas vrai que personne n'écrit comme elle? Je me divertis donc de deux ou trois que j'ai apportées; vraiment ce que vous dites d'une certaine femme est digne de l'impression. Au reste, je ne m'en dédis point; j'ai vu passer la diligence; je suis plus persuadée que jamais qu'on ne peut point languir dans une telle voiture; et pour une rêverie de suite, hélas! il vient un cahot qui vous culbute, et l'on ne sait plus où l'on en est. A propos, la B.......[526] s'est signalée en cruauté et barbarie sur la mort de sa mère[527]; c'était elle qui devait pleurer par son seul intérêt; elle est généreuse autant que dénaturée; elle a scandalisé tout le monde; elle causait et lavait ses dents pendant que la pauvre femme rendait l'âme. Je vous entends crier d'ici. Ah, ma fille! que vous êtes bien dans l'autre extrémité! J'ai médité sur cette mort. Madame de Guénégaud avait fait un grand rôle, la fortune de bien des gens, la joie et le plaisir de bien d'autres; elle avait eu part à de grandes affaires; elle avait eu la confiance de deux ministres (M. de Chavigny, M. Fouquet), dont elle avait honoré le bon goût. Elle avait un grand esprit, de grandes vues, un grand art de posséder noblement une grande fortune; elle n'a point su en supporter la perte: sa déroute avait aigri son esprit; elle était irritée de son malheur; cela se répandait sur tout, et servait peut-être de prétexte au refroidissement de ses amis. En cela toute contraire au pauvre M. Fouquet, qui était ivre de sa faveur, et qui a soutenu héroïquement sa disgrâce; cette comparaison m'a toujours frappée. Voilà les réflexions de Villeneuve-le-Roi; vous jugez bien qu'on n'en aurait pas le loisir, à moins que d'être paisiblement dans son carrosse. J'y ajoute que le monde est un peu trop tôt consolé de la perte d'une telle personne, qui avait bien plus de bonnes qualités que de mauvaises.
193.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Vichy, samedi au soir 4 septembre 1677.
J'ai reçu deux de vos lettres en arrivant, ma très-chère; j'en avais grand besoin: mon cœur était triste, me voilà bien: je les relirai, ce m'est une consolation. Ma fille, passé aujourd'hui, je vous promets de ne plus écrire qu'un mot, c'est-à-dire, la feuille qui chante et chantera; mais faites-en donc de même: vous êtes excédée d'écriture, et c'est être malade à votre âge, que d'être maigre au point que vous l'êtes; je hais, il est vrai, de voir si visiblement la côte d'Adam en votre personne. Ma fille, ne me grondez pas ce soir, je veux un peu parler: j'arrive; je me repose demain; rien ne m'oblige à me taire. M. de Champlâtreux est déjà venu me voir; le bon abbé le trouve d'une bonne société; il lui donnera souvent à dîner. Savez-vous qui m'a déjà envoyé faire un compliment? M. le marquis de Termes, qui arriva hier tout malade de goutte et de colique: on dit qu'il a la barbe longue comme un capucin: ah! c'est fort bien fait. Le chevalier de Flamarens est avec lui, M. et madame d'Albon y sont aussi, M. de Jussac: on attend encore bien du monde. J'oublie le meilleur, c'est Vincent qui sort déjà d'ici, et qui prendra des soins de moi extrêmes. Je me porte très-bien; je ne sais que souhaiter de mieux, sinon déclouer ce bienheureux état. Je vous écrivis hier de la Palice; j'y vis un petit garçon que je trouvai joli: il a sept ans; je suis sûre qu'il ressemble au vôtre: son père, qui est un gentilhomme de M. de Saint-Géran, lui a appris l'exercice du mousquet et de la pique; c'est la plus jolie chose du monde; vous aimeriez ce petit enfant; cela lui dénoue le corps; il est délibéré, adroit, résolu. Son père passe sa vie à la guerre; il est convalescent à la Palice, et se divertit à rendre son fils un vrai petit soldat; j'aimerais mieux cela qu'un maître à danser: si le hasard vous envoyait un tel homme, prenez le même plaisir sur ma parole. M. l'archevêque a écrit au bon abbé tout ce qui peut se mander d'obligeant et de tendre pour l'engager au voyage de Grignan; mais je ne vois pas que cela l'ébranle, quoiqu'il en soit touché. J'aurais bien à causer sur vos deux lettres que voilà; mais, quoique je ne sois pas encore initiée à la fontaine, je veux vous donner l'exemple. Un homme de la cour disait l'autre jour à madame de Ludres: «Madame, vous êtes, ma foi, plus belle que jamais.»—«Tout de bon? dit-elle; j'en suis bien aise, c'est un ridicule de moins.» J'ai trouvé cela plaisant. Madame de Coulanges a des soins de moi admirables; je regarde autour de moi; est-ce que je suis en fortune? Elle me rend le tambourinage qu'elle reçoit de beaucoup d'autres. La Bagnols m'écrit aussi mille douceurs tortillonnées. Adieu, ma chère enfant; évitez sur toute chose le cœur de l'hiver pour revenir, et le détour de Reims. Croyez-moi; il n'y a point de santé qui puisse résister à ces fatigues; les voyages usent le corps comme les équipages.
194.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Vichy, mercredi au soir 22 septembre 1677.
Il me revient une lettre du 15. Je crois qu'elle est allée faire un tour à Paris. Le chevalier en a reçu une du bel abbé de cette même date, qui me fait voir au moins que vous vous portiez bien ce jour-là. Il est vrai que si Vardes m'eût parlé de votre maladie un peu plus au temps présent, nulle considération n'aurait pu me retenir; mais il fit si bien que je ne pus tourner mon inquiétude que sur le passé. Ma très-chère, au nom de Dieu, rapportez-moi votre bonne santé et votre joli visage; il est certain que je ne puis m'en passer, ni vous permettre d'être changée à l'âge où vous êtes. N'espérez donc point que je sois traitable sur cette maigreur qui marque visiblement votre mauvaise santé; la mienne est admirable. Je finis demain jeudi toutes mes affaires, je prends ma dernière médecine: je n'ai bu que seize jours: je n'ai pris que deux douches et deux bains chauds: je n'ai pu soutenir la douche; j'en suis fâchée, car j'aime à suer; mais j'en étais trop étouffée et trop étourdie: en un mot, c'est que je n'en ai plus de besoin, et que la boisson m'a suffi et fait des merveilles. Je m'en vais vendredi à Langlar; mes commensaux, Termes, Flamarens, Jussac, m'y suivront; le chevalier viendra m'y voir samedi, et reviendra lundi commencer sa douche. Il ne sera plus que huit jours sans moi; je le laisse en bon train, les eaux lui font beaucoup de bien: il recevra en mon absence mille présents de mes amis; il est fort content de moi. Pour mes mains, elles sont mieux; et cette incommodité est si petite, que le temps est le seul remède que je veuille souffrir. Je suis au désespoir, ma fille, de la tristesse de vos songes: hé! mon Dieu, faut-il que dans l'état où je suis je vous fasse du mal? C'est bien, je vous assure, contre mon intention. Je ne sais si vous avez celle de m'écrire des endroits admirables, vous y réussiriez; mais aussi ils ne tombent pas à terre: vous ne sentez pas l'agrément de ce que vous dites, et c'est tant mieux. Vous avez un peu d'envie de vous moquer de votre petite servante, et du corps de jupe, et du toupet: mais vous m'aimeriez si vous saviez le bon air que j'avais à la fontaine. Je crois que la Carnavalette nous sera meilleure que l'autre maison qu'on nous avait indiquée, mais qui est fort petite, et où pas un de vos gens ne pourrait loger. Nous verrons ce que fera le grand d'Hacqueville; je meurs de peur que madame de Lillebonne ne veuille pas déloger. Je suis toujours fort en peine de Corbinelli; il a été rudement traité de la fièvre tierce, le délire, et tout ce qui peut effrayer: il a pris de l'or potable, nous en attendons l'effet. Parlez-moi toujours de vous et de votre santé: ne faites-vous rien du tout pour vous remettre de vos deux saignées? Quelle maladie, bon Dieu! et quelle frayeur cela ne doit-il point donner à ceux qui vous aiment! Voilà le chevalier auprès de moi, et la compagnie ordinaire, avec un homme qui assurément joue mieux du violon que Baptiste. Nous voudrions vous envoyer, et à M. de Grignan, une chaconne et un écho dont il nous charme, et dont vous serez charmée: vous l'entendrez cet hiver.
195.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Gien, vendredi 1er octobre 1677.
J'ai pris votre lettre, ma très-chère, en passant par Briare; mon ami Roujoux[528] est un homme admirable; j'espère que j'en pourrai recevoir encore une avant que de partir d'Autri, où nous allons demain dîner. Nous avons fait cette après-dînée un tour que vous auriez bien aimé: nous devions quitter notre bonne compagnie dès midi, et prendre chacun notre parti, les uns vers Paris, les autres à Autri. Cette bonne compagnie n'ayant pas été préparée assez tôt à cette triste séparation, n'a pas eu la force de la supporter, et a voulu nous suivre à Autri: nous avons représenté les inconvénients, enfin nous avons cédé. Nous avons donc passé la rivière de Loire à Châtillon tous ensemble; le temps était admirable, et nous étions ravis de voir qu'il fallait que le bac retournât pour aller prendre l'autre carrosse. Comme nous étions à bord, nous avons discouru du chemin d'Autri; on nous a dit qu'il y avait deux mortelles lieues, des rochers, des bois, des précipices: nous qui sommes accoutumés depuis Moulins à courir la bague, nous avons eu peur de cette idée, et toute la bonne compagnie, et nous conjointement, nous avons repassé la rivière, en pâmant de rire de ce petit dérangement; tous nos gens en faisaient autant, et dans cette belle humeur nous avons repris le chemin de Gien, où nous voilà tous; et après que la nuit nous aura donné conseil, qui sera apparemment de nous séparer courageusement, nous irons, la bonne compagnie de son côté, et nous du nôtre.
Hier au soir à Cône nous allâmes dans un véritable enfer, ce sont des forges de Vulcain: nous y trouvâmes huit ou dix cyclopes forgeant, non pas les armes d'Énée, mais des ancres pour les vaisseaux: jamais vous n'avez vu redoubler des coups si justes, ni d'une si admirable cadence. Nous étions au milieu de quatre fourneaux; de temps en temps ces démons venaient autour de nous, tous fondus de sueur, avec des visages pâles, des yeux farouches, des moustaches brutes, des cheveux longs et noirs; cette vue pouvait effrayer des gens moins polis que nous. Pour moi, je ne comprenais pas qu'il fût possible de résister à nulle des volontés de ces messieurs-là dans leur enfer. Enfin, nous en sortîmes avec une pluie de pièces de quatre sous, dont nous eûmes soin de les rafraîchir pour faciliter notre sortie.
Nous avions vu la veille, à Nevers, une course la plus hardie qu'on puisse s'imaginer: quatre belles dans un carrosse nous ayant vus passer dans les nôtres, eurent une telle envie de nous revoir, qu'elles voulurent gagner les devants lorsque nous étions sur une chaussée qui n'a jamais été faite que pour un carrosse. Ma fille, leur cocher nous passa témérairement sur la moustache: elles étaient à deux doigts de tomber dans la rivière, nous criions tous miséricorde, elles pâmaient de rire et coururent de cette sorte, et par-dessus nous et devant nous, d'une si surprenante manière, que nous en sommes encore effrayés.
Voilà, ma très-chère, nos plus grandes aventures; car de vous dire que tout est plein de vendanges et de vendangeurs, cette nouvelle ne vous étonnerait pas au mois de septembre. Si vous aviez été Noé, comme vous disiez l'autre jour, nous n'aurions pas trouvé tant d'embarras. Je veux vous dire un mot de ma santé; elle est parfaite, les eaux m'ont fait des merveilles, et je trouve que vous vous êtes fait un dragon de cette douche: si j'avais pu le prévoir, je me serais bien gardée de vous en parler; je n'eus aucun mal de tête; je me trouvai un peu de chaleur à la gorge; et comme je ne suai pas beaucoup la première fois, je me tins pour dit que je n'avais pas besoin de transpirer comme l'année passée: ainsi, je me suis contentée de boire à longs traits, dont je me porte très-bien: il n'y a rien de si bon que ces eaux.
196.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, jeudi 7 octobre 1677.
On ne peut pas avoir pris des mesures plus justes que les vôtres pour me faire recevoir votre lettre en sortant de carrosse. La voilà, je l'ai lue, et l'ai préférée à toutes les embrassades de l'arrivée. M. le coadjuteur, M. d'Hacqueville, le gros abbé[529], M. de Coulanges, madame de la Troche, ont très-bien fait leur devoir d'amis. Le coadjuteur et le d'Hacqueville m'ont déjà fait entendre l'aigreur de Sa Majesté sur ce pauvre curé[530], et que le roi avait dit à M. de Paris: «C'est un homme très-dangereux, qui enseignait une doctrine pernicieuse: on m'a déjà parlé pour lui; mais plus il a d'amis, plus je serai ferme à ne le point rétablir.» Voilà ce qu'ils m'ont dit d'abord, qui fait toujours voir une aversion horrible contre nos pauvres frères. Vous m'attendrissez pour la petite; je la crois jolie comme un ange, j'en serais folle; je crains, comme vous dites, qu'elle ne perde tous ses bons airs et tous ses bons tons avant que je la voie: ce sera dommage; vos filles (de Sainte-Marie) d'Aix vous la gâteront entièrement: du jour qu'elle y sera, il faut dire adieu à tous ses charmes. Ne pourriez-vous point l'amener? Hélas! on n'a que sa pauvre vie en ce monde; pourquoi s'ôter ces petits plaisirs-là? Je sais bien tout ce qu'il y a à répondre là-dessus, mais je n'en veux pas remplir ma lettre: vous auriez du moins de quoi loger cette jolie enfant; car, Dieu merci, nous avons l'hôtel de Carnavalet[531]. C'est une affaire admirable, nous y tiendrons tous, et nous aurons le bel air; comme on ne peut pas tout avoir, il faut se passer des parquets et des petites cheminées à la mode; mais nous aurons une belle cour, un beau jardin, un beau quartier, et de bonnes petites filles bleues qui sont fort commodes, et nous serons ensemble, et vous m'aimez, ma chère enfant: je voudrais pouvoir retrancher, de ce trésor qui m'est si cher, toute l'inquiétude que vous avez pour ma santé. Demandez à tous ces hommes comme je suis belle; il ne me fallait point de douches; la nature parle, elle en voulait l'année passée, elle en avait besoin; elle n'en voulait plus celle-ci, j'ai obéi à sa voix. Pour les eaux, ma chère enfant, si vous êtes cause de mon voyage, j'ai bien des remercîments à vous faire, puisque je m'en porte parfaitement bien. Vous me dites mille douceurs sur l'envie que vous avez de faire un voyage avec moi, et de causer, et de lire; ah! plût à Dieu que vous pussiez, par quelque hasard, me donner ces sortes de marques de votre amitié! Il y a une personne qui me disait l'autre jour qu'avec toute la tendre amitié que vous avez pour moi, vous n'en faites point le profit que vous auriez pu en faire; que vous ne connaissez pas ce que je vaux, même à votre égard. Mais c'est une folie que je vous dis là, et je ne voudrais être aimable que pour être autant dans votre goût que je suis dans votre cœur: c'est une belle chose que de faire cette sorte de séparation; cependant elle ne serait peut-être pas impossible. Sérieusement, ma fille, pour finir cette causerie, je suis plus touchée de vos sentiments pour moi que de ceux de tout le reste du monde; je suis assurée que vous le croyez.
J'ai envoyé chez Corbinelli; il se porte bien, et viendra me voir demain. Pour le pauvre abbé Bayard, je ne m'en puis remettre; j'en ai parlé tout le soir: je vous manderai comme en est madame de la Fayette; elle est à Saint-Maur. Madame de Coulanges est à Livry; j'y veux aller pendant qu'on fera notre remue-ménage. Madame de Guitaut avait fait un fils, qui mourut le lendemain; il fut question de lui en montrer un autre, et de lui faire croire qu'on l'envoyait à Époisses. Enfin c'est une étrange affaire; son mari est venu pour voir comme on pourra lui faire avaler cette affliction. La maréchale d'Albret[532] est morte, le courrier vient d'arriver. Voilà Coulanges qui vient causer avec vous.
Monsieur de Coulanges.
Nous la tenons enfin cette incomparable mère-beauté, plus incomparable et plus mère-beauté que jamais: car croyez-vous qu'elle soit arrivée fatiguée? croyez-vous qu'elle ait gardé le lit? Rien de tout cela: elle me fit l'honneur de débarquer chez moi, plus belle, plus fraîche, plus rayonnante qu'on ne peut dire, et depuis ce jour-là elle a été dans une agitation continuelle, dont elle se porte très-bien, quant au corps s'entend; et pour son esprit, il est, ma foi, avec vous; et s'il vient faire un tour dans son beau corps, c'est pour parler encore de cette rare comtesse qui est en Provence. Que n'en avons-nous point dit jusqu'à présent, et que n'en dirons-nous point encore? Quel gros livre ne ferait-on pas de ses perfections, et combien grosse en serait la table des chapitres!
Au reste, madame la comtesse, croyez-vous être faite seulement pour des Provençaux? Vous devez être l'ornement de la cour; il le faut pour les affaires que vous y avez; il le faut, afin que je vous remercie moi-même en personne des portraits que vous m'avez envoyés; et il le faut aussi pour nous rendre madame votre mère tout entière. En vérité, ma belle comtesse, tous vos amis et vos serviteurs opinent à votre retour: préparez-vous donc pour ce grand voyage, dormez bien, mangez bien; nous vous pardonnerons de n'être pas emmaigrie de notre absence; songez donc très-sérieusement à votre santé, et croyez que personne ne peut être plus à vous, ni plus dans vos intérêts, que j'y suis.
197.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, mercredi 20 octobre 1677.
Le chevalier radote et ne sait ce qu'il veut dire. Je n'ai point mangé de fruits à Vichy, parce qu'il n'y en avait point; j'ai dîné sainement, et pour souper; quand les sottes gens veulent qu'on soupe sur son dîner, à six heures, je me moque d'eux; je soupe à huit: mais quoi? une caille, ou une aile de perdrix uniquement. Je me promène, il est vrai; mais il faut que l'on défende le beau temps, si l'on veut que je ne prenne pas l'air. Je n'ai point pris le serein, ce sont des médisances; et enfin M. Ferrand était dans tous mes sentiments, souvent à mes promenades, et ne m'a jamais dédite de rien. Que voulez-vous donc conter, monsieur le chevalier? Mais vous, avec votre sagesse, votre bras vous fait-il toujours boiter? Ce serait une chose cruelle d'être obligé de porter un bâton tout l'hiver. Et vous, madame la comtesse, pensez-vous que je n'aie point à vous gronder? Vardes me mande que vous ne vous nourrissez pas assez, que vous mangez en récompense les plus mauvaises choses du monde, et qu'avec cette conduite il ne faut pas que vous espériez retrouver votre santé: voilà ses propres mots; il ajoute que M. de la Garde s'en tourmente assez, mais que tout le reste n'ose vous contredire. Belle Rochebonne, grondez-la: j'aimerais mieux qu'elle coquetât avec M. de Vardes, comme vous me le mandez, que de profaner une santé qui fait notre vie à tous; car vous voulez bien, madame, que je parle en commun sur ce chapitre. Que vous êtes bien tous ensemble! que vous êtes heureux de trouver dans votre famille ce que l'on cherche inutilement ailleurs, c'est-à-dire la meilleure compagnie du monde, et toute l'amitié et la sûreté imaginable! Je le pense et je le dis souvent, il n'y en a point une pareille. Je vous embrasse de tout mon cœur, et vous demande la grâce de m'aimer toujours; je donne à ma fille le soin de vous dire comme je suis pour vous, et comme je vous trouve digne de toute la tendresse qu'elle a pour vous.
Il faut un peu que je vous parle, ma fille, de notre hôtel de Carnavalet. J'y serai dans un jour ou deux: mais comme nous sommes très-bien chez M. et madame de Coulanges, et que nous voyons clairement qu'ils en sont fort aises, nous nous rangeons, nous nous établissons, nous meublons votre chambre; et ces jours de loisir nous ôtent tout l'embarras et tout le désordre du délogement. Nous irons coucher paisiblement, comme on va dans une maison où l'on demeure depuis trois mois. N'apportez point de tapisserie, nous trouverons ici ce qu'il vous faut: je me divertis extrêmement à vous donner le plaisir de n'avoir aucun chagrin, au moins en arrivant[533]. Notre bon abbé m'a fait peur; son rhume était grand; une petite fièvre: je me figurais que si tout cela eût augmenté, c'eût été une fièvre continue, avec une fluxion sur la poitrine; mais, Dieu merci, il est considérablement mieux, et je n'ai plus aucune inquiétude.
Je reçois mille amitiés de madame de Vins. Je reçois des visites en l'air des Rochefoucauld, des Tarente; c'est quelquefois dans la cour de Carnavalet, sur le timon de mon carrosse. Je suis dans le chaos; vous trouverez le démêlement du monde et des éléments: vous recevrez ma lettre d'Autri: je serais plus fâchée que vous, si je passais un ordinaire sans vous entretenir. J'admire comme je vous écris avec vivacité, et comme je hais d'écrire à tout le reste du monde. Je trouve, en écrivant ceci, que rien n'est moins tendre que ce que je dis; comment! j'aime à vous écrire: c'est donc signe que j'aime votre absence; voilà qui est épouvantable. Ajustez tout cela, et faites si bien que vous soyez persuadée que je vous aime de tout mon cœur.
J'ai reçu une lettre de notre cardinal; j'étais dans une véritable inquiétude de sa santé; il me mande qu'elle est bien meilleure; j'en remercie la Providence. Corbinelli vous remerciera lui-même de vos bontés; il n'est point bien encore, l'or potable l'a desséché; il a trop pris sur lui, je crois qu'on le mettra au lait. Bonsoir, ma très-belle et très-aimable, et très-parfaitement aimée.
198.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.
A Livry, ce 3 novembre 1677.
Je suis venue ici achever les beaux jours, et dire adieu aux feuilles; elles sont encore toutes aux arbres, elles n'ont fait que changer de couleur: au lieu d'être vertes elles sont aurore, et de tant de sortes d'aurore, que cela compose un brocard d'or riche et magnifique, que nous voulons trouver plus beau que du vert, quand ce ne serait que pour changer. Je suis logée à l'hôtel de Carnavalet. C'est une belle et grande maison; je souhaite d'y être longtemps, car le déménagement m'a beaucoup fatiguée. J'y attends la belle comtesse, qui sera fort aise de savoir que vous l'aimez toujours. J'ai reçu ici votre lettre de Bussy. Vous me parlez fort bien, en vérité, de Racine et de Despréaux. Le roi leur dit il y a quatre jours: Je suis fâché que vous ne soyez venus à cette dernière campagne, vous auriez vu la guerre, et votre voyage n'eût pas été long. Racine lui répondit: Sire, nous sommes deux bourgeois qui n'avons que des habits de ville, nous en commandâmes de campagne; mais les places que vous attaquiez furent plus tôt prises que nos habits ne furent faits. Cela fut reçu agréablement. Ah! que je connais un homme de qualité à qui j'aurais bien plus tôt fait écrire mon histoire qu'à ces bourgeois-là, si j'étais son maître. C'est cela qui serait digne de la postérité?
Vous savez que le roi a fait M. le Tellier chancelier, et que cela a plu à tout le monde. Il ne manque rien à ce ministre pour être digne de cette place. L'autre jour Berryer lui vint faire compliment à la tête des secrétaires du roi[534]; M. le chancelier lui répondit: M. Berryer, je vous remercie, et votre compagnie; mais, M. Berryer, point de finesses, point de friponneries; adieu, M. Berryer. Cette réponse donne de grandes espérances de l'exacte justice; cela fait plaisir aux gens de bien. Voilà une famille bien heureuse; ma nièce de Coligny en devrait être. Cependant voici un peu de fièvre quarte qui fait voir qu'elle est encore des nôtres. Ce que vous dites de la vieille Puisieux, qu'elle n'en devait pas faire à deux fois quand elle fut si malade, un peu avant la maladie dont elle est morte, me donne le paroli[535]. Je ne suis pas encore bien consolée de cette après-dînée que nous passâmes sur le bord de cette jolie rivière, sans y lire vos Mémoires. J'aurai de la peine à m'en passer jusqu'à l'année qui vient. Si je meurs entre-ci et ce temps-là, je mettrai ce déplaisir au rang des pénitences que je devrais faire. Nous parlons souvent, le bon abbé et moi, de votre bonne chère, de l'admirable situation de Chaseu, et enfin de votre bonne compagnie; et nous disons qu'il est fâcheux d'en être séparés quasi pour jamais.
199.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.
A Livry, ce 23 août 1678.
Où est donc votre fils, mon cousin? pour le mien il ne mourra jamais, puisqu'il n'a pas été tué dix ou douze fois auprès de Mons. La paix étant faite et signée le 9 août[536], M. le prince d'Orange a voulu se donner le divertissement de ce tournoi. Vous savez qu'il n'y a pas eu moins de sang répandu qu'à Senef. Le lendemain du combat, il envoya faire ses excuses à M. de Luxembourg, et lui manda que s'il lui avait fait savoir que la paix était signée, il se serait bien gardé de le combattre. Cela ne vous paraît-il pas ressembler à l'homme qui se bat en duel à la comédie, et qui demande pardon à tous les coups qu'il donne dans le corps de son ennemi?
Les principaux officiers des deux partis prirent donc dans une conférence un air de paix, et convinrent de faire entrer du secours dans Mons. Mon fils était à cette entrevue romanesque. Le marquis de Grana demanda à M. de Luxembourg qui était un escadron qui avait soutenu, deux heures durant, le feu de neuf de ses canons, qui tiraient sans cesse pour se rendre maîtres de la batterie que mon fils soutenait. M. de Luxembourg lui dit que c'étaient les gendarmes-Dauphin, et que M. de Sévigné, qu'il lui montra là présent, était à leur tête. Vous comprenez tout ce qui lui fut dit d'agréable, et combien, en pareille rencontre, on se trouve payé de sa patience. Il est vrai qu'elle fut grande; il eut quarante de ses gendarmes tués derrière lui. Je ne comprends pas comment on peut revenir de ces occasions si chaudes et si longues, où l'on n'a qu'une immutabilité qui nous fait voir la mort mille fois plus horrible que quand on est dans l'action, et qu'on s'occupe à battre et à se défendre.
Voilà l'aventure de mon pauvre fils; et c'est ainsi que l'on en usa le propre jour que la paix commença. C'est comme cela qu'on pourrait dire de lui plus justement qu'on ne disait de Dangeau: Si la paix dure dix ans, il sera maréchal de France.
200.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.
A Paris, ce 12 octobre 1678.
J'ai reçu deux de vos lettres, mon cousin. Dans l'une vous me contez votre vie, et de quelle manière vous vous divertissez. Je trouve que vous avez une très-bonne compagnie, et que vous faites un très-bon usage de tout ce qui peut contribuer à vous faire une société agréable; et si nous étions dans un règne moins juste que celui-ci, on pourrait bien vous changer un exil que vous rendez trop agréable, comme on fit à un Romain. On apprit qu'il passait la plus douce vie du monde dans une île où il était exilé; on le rappela à Rome, et on le condamna à y vivre avec sa femme. Je suis charmée que vous me promettiez de m'aimer, ma nièce de Coligny et vous. Je suis ravie de vous plaire, et d'être estimée de vous deux. Nous nous mîmes l'autre jour à parler d'elle, ma fille, M. de Corbinelli et moi; en vérité, elle fut célébrée dignement; et l'un des plus beaux endroits que nous trouvassions en elle fut la tendresse et l'attachement qu'elle a pour vous, et le plaisir qu'elle prend à adoucir votre exil; cela vient d'un fonds héroïque. Mademoiselle de Scudéri dit que la vraie mesure du mérite se doit prendre sur l'étendue de la capacité qu'on a d'aimer. Jugez par là du prix de votre fille. Il faut louer aussi ceux qui sont dignes d'être aimés. Ceci vous regarde, mon cousin.
Au reste, je vous réponds de votre incorruptibilité tant que vous serez ensemble.
L'armée de M. de Luxembourg n'est point encore séparée; les goujats parlent même du siége de Trèves ou de Juliers. Je serai au désespoir, s'il faut que je reprenne encore les pensées de la guerre. Je voudrais fort que mon fils et mon bien ne fussent plus exposés à leurs glorieuses souffrances. Il est triste de s'avancer dans le pays de la misère; c'est ce qui est indubitable dans votre métier: vous sauriez bien m'en dire des nouvelles.
Vous savez, je crois, que madame de Meckelbourg, s'en allant en Allemagne, a passé par l'armée de son frère[537]. Elle y a été trois jours comme Armide, au milieu de tous ces honneurs militaires qui ne se rendent pas à petit bruit. Je ne puis comprendre comment elle put songer à moi en cet état. Elle fit plus, elle m'écrivit une lettre fort honnête qui me surprit extrêmement; car je n'ai aucun commerce avec elle. Elle pourrait faire dix campagnes et dix voyages en Allemagne sans penser à moi, que je ne serais pas en droit de m'en plaindre. Je lui mandai que j'avais bien lu des princesses dans les armées, se faisant adorer et admirer de tous les princes, qui étaient autant d'amants: mais que je n'en avais jamais vu une qui, dans ce triomphe, s'avisât d'écrire à une ancienne amie qui n'avait point la qualité de confidente de la princesse.
M. de Brandebourg et les Danois ont si bien chassé les Suédois de l'Allemagne, que cet électeur n'a plus rien à faire qu'à venir joindre nos ennemis. On craint que cela ne retarde la paix des Allemands.
La cour est à Saint-Cloud; le roi veut aller à Versailles: mais il semble que Dieu ne le veuille pas, par l'impossibilité de faire que les bâtiments puissent le recevoir, et par la mortalité prodigieuse des ouvriers, dont on emporte toutes les nuits, comme de l'Hôtel-Dieu, des chariots pleins de morts: on cache cette triste marche pour ne pas effrayer les ateliers; et ne pas décrier l'air de ce favori sans mérite. Vous savez ce bon mot sur Versailles.
Nous sommes revenus de Livry plus tôt que nous ne voulions, à cause d'une fièvre qui prit fortement à l'une de mesdemoiselles de Grignan. Nous nous raccoutumons à la bonne ville insensiblement. Nous pleurions quasi quand nous quittâmes notre forêt. Le bon Corbinelli est enrhumé et garde la chambre. La santé de ma fille, qui nous donnait quelque espérance de se rétablir, est redevenue maladie, c'est-à-dire une extrême délicatesse: cela ne l'empêche pas de vous aimer et de vous honorer.
201.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.
A Paris, ce 18 décembre 1678.
O gens heureux! ô demi-dieux! si vous êtes au-dessus de la rage de la bassette, si vous vous possédez vous-mêmes, si vous prenez le temps comme Dieu l'envoie, si vous regardez votre exil comme une pièce attachée à l'ordre de la Providence, si vous ne retournez point sur le passé pour vous repentir de ce que vous fîtes il y a trente ans, si vous êtes au-dessus de l'ambition et de l'avarice; enfin, ô gens heureux! ô demi-dieux! si vous êtes toujours comme je vous ai vus, et si vous passez paisiblement votre hiver à Autun avec la bonne compagnie que vous me marquez. Notre ami Corbinelli vous écrit dans ma lettre. M. le cardinal de Retz, le plus généreux et le plus noble prélat du monde, a voulu lui donner une marque de son amitié et de son estime. Il le reconnaît pour son allié[538]; mais bien plus pour un homme aimable et fort malheureux. Il a trouvé du plaisir à le tirer d'un état où M. de Vardes l'a laissé, après tant de souffrances pour lui, et tant de services importants; et enfin il lui porta avant-hier deux cents pistoles pour une année de la pension qu'il lui veut donner. Il y a longtemps que je n'ai eu une joie si sensible. La sienne est beaucoup moindre; il n'y a que sa reconnaissance qui soit infinie; sa philosophie n'en est pas ébranlée; et comme je sais que vous l'aimez, je suis assurée que vous serez aussi aise que moi.
Pour revenir à la bassette, c'est une chose qui ne se peut représenter. On y perd fort bien cent mille pistoles en un soir. Pour moi, je trouve que passé ce qui se peut jouer d'argent comptant, le reste est dans les idées, et se joue au racquit, comme font les petits enfants. Le Roi paraît fâché de cet excès. Monsieur a mis toutes ses pierreries en gage. Vous aurez appris que la paix d'Espagne est ratifiée; je crois que celle d'Allemagne suivra bientôt.
La pauvre belle comtesse est si pénétrée de ce grand froid, qu'elle m'a priée de vous faire ses excuses, et de vous assurer de ses véritables et sincères amitiés, et à madame de Coligny. Sa poitrine, son encre, sa plume, ses pensées, tout est gelé. Elle vous assure que son cœur ne l'est pas; je vous en dis autant du mien, mes chers enfants. Quand je veux penser à quelque chose qui me plaise, je songe à vous deux. Je vis l'autre jour ma nièce de Sainte-Marie; au travers de cette sainteté, on voit bien qu'elle est votre fille.
Mais, hélas! que dites-vous de l'affliction de M. de Navailles, qui perd son fils d'une légère maladie, après l'avoir vu exposé mille fois aux dangers de la guerre? La prudence humaine qui faisait amasser tant de trésors, et faire de si grands projets pour l'établissement de ce garçon, me fait bien rire quand elle est confondue à ce point-là. Je vous demande beaucoup d'amitié pour M. Jeannin de ma part.
Monsieur de Corbinelli.
J'ai vu un mot de vous, monsieur, qui m'a fait un grand plaisir. Si j'écoutais mon enthousiasme, je vous écrirais une grosse lettre de remercîments; c'est-à-dire que, par l'emportement de ma reconnaissance, je tomberais dans l'ingratitude; car c'est ainsi qu'on doit appeler une grosse lettre de moi. Mon Dieu! que je conçois bien le plaisir qu'il y aurait d'être en tiers avec vous et madame de Coligny, et d'y parler à cœur ouvert auprès d'un grand feu à Chaseu! J'irai un jour, et je me promets à moi-même cette satisfaction: car vous savez que c'est toujours soi qu'on cherche à satisfaire sur toutes choses, et qu'il n'y a véritablement qu'une passion, qui est l'amour-propre. Je me propose d'examiner avec vous deux bien des choses, et de vous inspirer un sentiment de mépris pour l'approbation du public sur bien des gens qui ne la méritent pas. J'aime à examiner même les choses qui me plaisent, afin de voir si je ne me suis point trompé. Je vous demande que nous fassions ensemble la même démarche. Nous parlerons de la cour, de la guerre, de la politique, des vertus, des passions et des vices, en honnêtes gens.
Au reste, je me suis avisé de faire des remarques sur cent maximes de M. de la Rochefoucauld. J'en suis à examiner celle-ci:
La bonne grâce est au corps ce que le bon sens est à l'esprit[539].
Je demande à votre tribunal si elle est facile à entendre, et quel rapport ou proportion il y a entre bonne grâce et bon sens?
Je trouve qu'on se sert de mots dans la conversation qui, étant examinés, sont ordinairement équivoques, et qui, à force de les sasser, ne signifient point, dans la plupart des expressions, ce qu'il semble à tout le monde qu'ils doivent signifier. Par exemple, je demande à madame de Coligny qu'elle me définisse la bonne grâce, et qu'elle me marque bien la différence avec le bon air; qu'elle me dise celle de bon sens et de jugement, celle de raison et de bon sens, celle de bon esprit et de bon sens, celle de génie et de talent, celle de l'humeur, du caprice et de la bizarrerie; de l'ingénuité et de la naïveté; de l'honnêteté, de la politesse et de la civilité; du plaisant, de l'agréable et du badin. Ne vous amusez pas à me dire que ce sont la plupart des synonymes; c'est le langage ou des paresseux ou des ignorants. Je suis après à définir tout, bien ou mal, il n'importe. Faites la même chose, je vous en prie. Que dites-vous de la vente de notre charge? c'est le roi qui l'achète; il n'en veut donner que six cent mille francs; on dit cependant que Tilladet l'aura, et que le chevalier Colbert aura celle de Tilladet. O gens heureux! ô demi-dieux!
202.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
(Livry), samedi au soir (27 mai 1679).
Vous qui savez, ma bonne, comme je suis frappée des illusions et des fantômes, vous deviez bien m'épargner la vilaine idée des dernières paroles que vous m'avez dites. Si je ne vous aime pas, si je ne suis point aise de vous voir, si j'aime mieux Livry que vous, je vous avoue, ma belle, que je suis la plus trompée de toutes les personnes du monde. J'ai fait mon possible pour oublier vos reproches, et je n'ai pas eu beaucoup de peine à les trouver injustes. Demeurez à Paris, et vous verrez si je n'y courrai pas avec bien plus de joie que je ne suis venue ici. Je me suis un peu remise en pensant à tout ce que vous allez faire où je ne serai point, et vous savez bien qu'il n'y a guère d'heures où vous puissiez me regretter; mais je ne suis pas de même, et j'aime à vous regarder et à n'être pas loin de vous, pendant que vous êtes en ces pays où les jours vous paraissent si longs; ils me paraîtraient tout de même, si j'étais longtemps comme je suis présentement. Je voudrais bien que votre poumon fût rafraîchi de l'air que j'ai respiré ce soir; pendant que nous mourions à Paris, il faisait ici un orage jeudi qui rend encore l'air tout gracieux. Bonsoir, ma très-chère; j'attends de vos nouvelles, et vous souhaite une santé comme la mienne; je voudrais avoir la vôtre à rétablir. Voilà mes chevaux dont vous ferez tout ce qu'il vous plaira.
203.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.
A Paris, ce 29 mai 1679.
Que dit-on quand on a tort? Pour moi, je n'ai pas le mot à dire; les paroles me sèchent à la gorge: enfin, je ne vous écris point, le voulant tous les jours, et vous aimant plus que vous ne m'aimez: quelle sottise de faire si mal valoir sa marchandise! car c'en est une très-bonne que l'amitié, et j'ai de quoi m'en parer quand je voudrai mettre à profit tous mes sentiments. Il y a dix jours que nous sommes tous à la campagne par le plus beau temps du monde; ma fille s'y porte assez bien: je voudrais bien qu'elle me demeurât tout l'été; je crois que sa santé le voudrait aussi; mais elle a une raison austère, qui lui fait préférer son devoir à sa vie. Nous l'arrêtâmes l'année passée, et parce qu'elle croit se porter mieux à présent, je crains qu'elle ne nous échappe celle-ci. Je vis l'autre jour le bon père Rapin, je l'aime, il me paraît un bon homme et un bon religieux; il a fait un discours sur l'histoire et sur la manière de l'écrire, qui m'a paru admirable. Le père Bouhours était avec lui; l'esprit lui sort de tous côtés. Je fus bien aise de les voir tous deux. Nous fîmes commémoration de vous, comme d'une personne que l'absence ne fait point oublier. Tout ce que nous connaissons de courtisans nous parurent indignes de vous être comparés, et nous mîmes votre esprit dans le rang qu'il mérite. Il n'y a rien de quoi je parle avec tant de plaisir.
Avez-vous lu la Vie du grand Théodose, par l'abbé Fléchier. Je la trouve belle.
Vous savez toutes les nouvelles, mon cher cousin; que vous dirai-je? Le moyen de raisonner sur ce qui est arrivé, non plus que sur les difficultés du Brandebourg, qui fait faire encore à bien des officiers un voyage en Allemagne?
Mais que dites-vous de notre pauvre Corbinelli? Sa destinée le force à soutenir un procès par pure générosité pour une de ses parentes. Sa philosophie en est entièrement dérangée. Il est dans une agitation perpétuelle. Il y épuise sa santé et sa poitrine. Enfin, c'est un malheur pour lui, dont tous ses amis sont au désespoir.
204.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.
A Paris, ce 27 juin 1679.
Je n'ai pas le mot à dire à tout le premier article de votre lettre, sinon que Livry c'est mon lieu favori pour écrire. Mon esprit et mon corps y sont en paix; et quand j'ai une réponse à faire, je la remets à mon premier voyage. Mais j'ai tort, cela fait des retardements dont je veux me corriger. Je dis toujours que si je pouvais vivre seulement deux cents ans, je deviendrais la plus admirable personne du monde. Je me corrige assez aisément, et je trouve qu'en vieillissant même j'y ai plus de facilité. Je sais qu'on pardonne mille choses aux charmes de la jeunesse, qu'on ne pardonne point quand ils sont passés. On y regarde de plus près; on n'excuse plus rien; on a perdu les dispositions favorables de prendre tout en bonne part; enfin, il n'est plus permis d'avoir tort; et dans cette pensée, l'amour-propre nous fait courir à ce qui nous peut soutenir contre cette cruelle décadence, qui, malgré nous, gagne tous les jours quelque terrain.
Voilà les réflexions qui me font croire que dans l'âge où je suis on se doit moins négliger que dans la fleur de l'âge. Mais la vie est trop courte; et la mort nous prend, que nous sommes encore tout pleins de nos misères et de nos bonnes intentions.
Je loue fort la lettre que vous avez écrite au roi; je la trouve d'un style noble, libre et galant qui me plaît fort. Je ne crois pas qu'autre que vous ait jamais conseillé à son maître de laisser dans l'exil son petit serviteur, afin de donner créance au bien qu'on a à dire de lui, et d'ôter tout soupçon de flatterie à son histoire.
Ce que ma chère nièce m'a écrit me paraît si droit et si bon, que je n'en veux rien rabattre: il est impossible qu'elle ne m'aime pas à le dire comme elle le dit.
A madame de Coligny.
Je vous en remercie, ma chère nièce, et je voudrais, pour toute réponse, que vous eussiez entendu ce que je disais de vous l'autre jour à madame de Vins, belle-sœur de M. de Pomponne très-aimable aussi: je vous peignis au naturel, et bien. Il y a très-peu de personnes qui puissent se vanter d'avoir autant de vrai mérite que vous.
Notre pauvre ami est abîmé dans son procès. Il le veut traiter dans les règles de la raison et du bon sens; et quand il voit qu'à tous moments la chicane s'en éloigne, il est au désespoir. Il voudrait que sa rhétorique persuadât toujours, comme elle le devrait en bonne justice; mais elle est inutile contre la routine et le désordre qui règnent dans le palais. Ce n'est point façon d'amour que le zèle qu'il a pour sa cousine, c'est pure générosité: mais c'est façon de mort que la fatigue qu'il se donne pour cette malheureuse affaire. J'en suis affligée; car je le perds, et je crains de le perdre encore davantage.
Ma fille ne s'en ira qu'au mois de septembre. Elle se porte mieux; elle vous fait mille amitiés, à vous, madame, et à vous, monsieur. Si vous la connaissiez davantage, vous l'aimeriez encore mieux.
205.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.
A Paris, ce 20 juillet 1679.
J'ai vu et entretenu M. l'évêque d'Autun, et je comprends bien aisément l'attachement de ses amis pour lui. Il m'a conté qu'il passa une fois à Langeron, et qu'il ne voulait pas s'y débotter seulement. Il y fut six semaines. Cet endroit est tout propre à persuader l'agrément, la douceur et la facilité de son esprit. Je crois que j'en serais encore plus persuadée, si je le connaissais davantage. Nous avons fort parlé de vous sur ce ton-là. Je parlai au prélat de la lettre que vous avez écrite au roi; il me dit qu'il l'avait vue, et qu'il l'avait trouvée belle. Je vous trouve fort heureux de l'avoir. Ce bonheur est réciproque, et vous êtes l'un à l'autre une très-bonne compagnie. Il vous dira les nouvelles et les préparatifs du mariage du roi d'Espagne, et du choix du prince et de la princesse d'Harcourt pour la conduite de la reine d'Espagne[540] à son époux, et de la belle charge que le roi a donnée à M. de Marsillac, sans préjudice de la première, et du démêlé du cardinal de Bouillon avec M. de Montausier, et comme M. de la Feuillade, courtisan passant tous les courtisans passés, a fait venir un bloc de marbre qui tenait toute la rue Saint-Honoré: et comme les soldats qui le conduisaient ne voulaient point faire place au carrosse de M. le Prince, qui était dedans, il y eut un combat entre les soldats et les valets de pied: le peuple s'en mêla, le marbre se rangea, et le prince passa. Ce prélat vous pourra conter encore que ce marbre est chez M. de la Feuillade, qui fait ressusciter Phidias ou Praxitèle pour tailler la figure du roi à cheval dans ce marbre, et comme cette statue lui coûtera plus de trente mille écus.
Il me semble que cette lettre ressemble assez aux chapitres de l'Amadis. Je suis tellement libertine quand j'écris, que le premier tour que je prends règne tout du long de ma lettre. Il serait à souhaiter que ma pauvre plume, galopant comme elle fait, galopât au moins sur le bon pied. Vous en seriez moins ennuyés, monsieur et madame; car c'est toujours à vous deux que je parle, et vous deux que j'embrasse de tout mon cœur. Ma fille me prie de vous dire bien des amitiés à l'un et à l'autre. Elle se porte mieux; mais comme un bien n'est jamais pur en ce monde, elle pense à s'en aller en Provence, et je ne pourrais acheter le plaisir de la voir que par sa mauvaise santé. Il faut choisir, et se résoudre à l'absence; elle est amère et dure à supporter. Vous êtes bien heureux de ne point sentir la douleur des séparations; celle de mon fils, qui s'en va camper à la plaine d'Ouilles, n'est pas si triste que celles des autres années; mais il ne s'en faut guère qu'elle ne coûte autant, l'or et l'argent, les beaux chevaux et les justaucorps étant la vraie représentation des troupes du roi de Perse. Faites-vous envoyer promptement les Fables de la Fontaine; elles sont divines. On croit d'abord en distinguer quelques-unes; et à force de les relire, on les trouve toutes bonnes. C'est une manière de narrer, et un style à quoi l'on ne s'accoutume point. Mandez-m'en votre avis, et le nom de celles qui vous auront sauté aux yeux les premières.
Notre ami Corbinelli est dans l'espérance de l'accommodement de l'affaire de sa cousine. Si vous êtes à Chaseu, faites mes compliments à monsieur et à madame de Toulongeon. J'aime cette petite femme: ne la trouvez-vous pas toujours jolie?
206.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi au soir 15 septembre 1679.
Je suis dans une grande tristesse de n'avoir point de vos nouvelles. Je trouve mille choses en mon chemin qui me frappent les yeux et le cœur. Je fus hier chez mademoiselle de Méri; j'en viens encore: elle est sans fièvre, mais si accablée de ses maux ordinaires et de ses vapeurs, si épuisée et si fâchée de votre départ, qu'elle fait pitié: on n'ose lui parler de rien, tout lui fait mal et la fait suer: elle m'a priée de vous dire son état et sa tristesse. Mon Dieu! que j'ai d'envie de savoir comment vous vous trouvez de ce bateau! et toujours ce bateau, c'est toujours là que je vous vois, et presque point dans l'hôtellerie: je crois qu'après cette allure si lente, vous souhaiterez des cahots, comme vous vouliez du fumier après la fleur d'orange. Enfin, ma fille, j'attends de vos nouvelles et de celles de toute votre troupe, que j'embrasse du meilleur de mon cœur: il me semble que tous les soins et tous les yeux sont tournés de votre côté: outre que vous êtes la personne qualifiée, vous êtes la personne si délicate, qu'il ne faut être occupé que de vous. J'ai vu la marquise d'Uxelles[541], qui vous fera dignement recevoir à Châlons: j'y adresse cette lettre.
Nous revoilà maintenant dans les écritures par-dessus les yeux: je n'ai pas au moins sur mon cœur de n'avoir pas senti le bonheur de vous avoir; je n'ai pas à regretter un seul moment du temps que j'ai pu être avec vous, pour ne l'avoir pas su ménager. Enfin il est passé, ce temps si cher; ma vie passait trop vite, je ne la sentais pas; je m'en plaignais tous les jours, ils ne duraient qu'un moment. Je dois à votre absence le plaisir de sentir la durée de ma vie et toute sa longueur. Je ne sais point de nouvelles: quiconque ne voit guère, n'a guère à dire aussi[542]. Le roi d'Angleterre est bien malade. La reine d'Espagne crie et pleure: c'est l'étoile de ce mois. J'aimerais assez à vous entretenir davantage, mais il est tard, et je vous laisse dans votre repos: je vous souhaite une très-bonne nuit. Est-il possible que j'ignore ce qui est arrivé de cette barque que j'ai vue avec tant de regret s'éloigner de moi! Ce n'est pas aussi sans beaucoup de chagrin que je l'ignore. Mais si vous n'avez point écrit, j'ai au moins la consolation de croire que ce n'est pas votre faute, et que j'aurai demain une de vos lettres. Voilà sur quoi tout va rouler, au lieu d'être avec vous tous les jours et tous les soirs.
207.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, lundi 18 septembre 1679.
J'attendais votre lettre avec impatience, et j'avais besoin d'être instruite de l'état où vous êtes; mais je n'ai jamais pu voir sans fondre en larmes tout ce que vous me dites de vos réflexions et de votre repentir sur mon sujet. Ah! ma très-chère, que me voulez-vous dire de pénitence et de pardon? Je ne vois plus rien que tout ce que vous avez d'aimable, et mon cœur est fait d'une manière pour vous, qu'encore que je sois sensible jusqu'à l'excès à tout ce qui vient de vous, un mot, une douceur, un retour, une caresse, une tendresse me désarme, me guérit en un moment, comme par une puissance miraculeuse; et mon cœur retrouve toute sa tendresse, qui, sans se diminuer, change seulement de nom, selon les différents mouvements qu'elle me donne. Je vous ai dit ceci plusieurs fois, je vous le dis encore, et c'est une vérité; je suis persuadée que vous ne voulez pas en abuser, mais il est certain que vous faites toujours, en quelque façon que ce puisse être, la seule agitation de mon âme: jugez si je suis sensiblement touchée de ce que vous me mandez. Plût à Dieu, ma fille, que je pusse vous revoir à l'hôtel de Carnavalet, non pas pour huit jours, ni pour y faire pénitence; mais pour vous embrasser, et vous faire voir clairement que je ne puis être heureuse sans vous, et que les chagrins que l'amitié que j'ai pour vous m'a pu donner me sont plus agréables que toute la fausse paix d'une ennuyeuse absence. Si votre cœur était un peu plus ouvert, vous ne seriez pas si injuste: par exemple, n'est-ce pas un assassinat que d'avoir cru qu'on voulait vous ôter de mon cœur, et sur cela me dire des choses dures? Et le moyen que je pusse deviner la cause de ces chagrins? Vous dites qu'ils étaient fondés: c'était dans votre imagination, ma fille; et sur cela, vous aviez une conduite qui était plus capable de faire ce que vous craigniez (si c'était une chose faisable) que tous les discours que vous supposiez qu'on me faisait: ils étaient sur un autre ton; et puisque vous voyiez bien que je vous aimais toujours, pourquoi suiviez-vous votre injuste pensée, et que ne tâchiez-vous plutôt, à tout hasard, de me faire connaître que vous m'aimiez? Je perdais beaucoup à me taire; j'étais digne de louanges dans tout ce que je croyais ménager; et je me souviens que, deux ou trois fois, vous m'avez dit le soir des mots que je n'entendais point du tout alors. Ne retombez donc plus dans de pareilles injustices; parlez, éclaircissez-vous, on ne devine pas; ne faites point, comme disait le maréchal de Gramont, ne laissez point vivre ni rire des gens qui ont la gorge coupée, et qui ne le sentent pas. Il faut parler aux gens raisonnables, c'est par là qu'on s'entend; et l'on se trouve toujours bien d'avoir de la sincérité: le temps vous persuadera peut-être de cette vérité. Je ne sais comme je me suis insensiblement engagée dans ce discours; il est peut-être mal à propos.
Vous me dépeignez fort bien la vie du bateau; vous avez couché dans votre lit: mais je crains que vous n'ayez pas si bien dormi que ceux qui étaient sur la paille. Je me réjouis avec le petit marquis du sot petit garçon qui était auprès de lui; ce méchant exemple lui servira plus que toutes les leçons: on a fort envie, ce me semble, d'être le contraire de ce qui est si mauvais. Je n'ai point de nouvelles de votre frère; que dites-vous de cet oubli? Je ne doute point qu'il ne brillotte fort à nos états. Je fais tous vos adieux, et j'en avais déjà deviné une partie: je n'ai pas manqué d'écrire à madame de Vins, j'ai trouvé de la douceur à lui parler de vous: elle m'a écrit dans le même temps sur le même sujet, fort tendrement pour vous, et très-fâchée de ne vous avoir point dit adieu. Je lui ai mandé qu'elle était bien heureuse d'avoir épargné cette sorte de douleur. Quand nous nous reverrons, nous recommencerons nos plaintes. Je me suis repentie de ne vous avoir pas menée jusqu'à Melun en carrosse; vous auriez épargné la fatigue d'être une nuit sans dormir. Quand je songe que c'est ainsi que vous vous êtes reposée des derniers jours de fatigue que vous avez eus ici, et que vous voilà à Lyon, où il me semble, ma fille, que vous parlez bien haut[543]; et que tout cela vous achemine à la bise des Grignans, et que ce pauvre sang, déjà si subtil, est agité de cette sorte; ma très-chère, il me faut un peu pardonner, si je crains et si je suis troublée pour votre santé. Tâchez d'apaiser et d'adoucir ce sang, qui doit être bien en colère de tout ce tourment: pour moi, je me porte très-bien, j'aurai soin de mon régime à la fin de cette lune; ayons pitié l'une de l'autre en prenant soin de notre vie. Je vis hier mademoiselle de Méri, je la trouvai assez tranquille. Il y a toujours un peu de difficulté à l'entretenir; elle se révolte aisément contre les moindres choses, lors même qu'on croit avoir pris les meilleurs tons: mais enfin elle est mieux; je reviendrai la voir de Livry, où je m'en vais présentement avec le bon abbé et Corbinelli. Je puis vous dire une vérité, ma très-chère: c'est que je ne me suis point assez accoutumée à votre vue, pour vous avoir jamais trouvée ou rencontrée sans une joie et une sensibilité qui me fait plus sentir qu'à une autre l'ennui de notre séparation: je m'en vais encore vous redemander à Livry, que vous m'avez gâté; je ne me reproche aucune grossièreté dans mes sentiments, ma très-chère, et je n'ai que trop senti le bonheur d'être avec vous. Je vis hier madame de Lavardin et M. de la Rochefoucauld, dont le petit-fils est encore assez mal pour l'inquiéter. M. de Toulongeon[544] est mort en Béarn; le comte de Gramont a sa lieutenance de roi, à condition de la rendre dans quelque temps au second fils de M. de Feuquières pour cent mille francs. La reine d'Espagne crie toujours miséricorde, et se jette aux pieds de tout le monde; je ne sais comme l'orgueil d'Espagne s'accommode de ces désespoirs. Elle arrêta l'autre jour le roi par delà l'heure de la messe; le roi lui dit: «Madame, ce serait une belle chose que la reine catholique empêchât le roi très-chrétien d'aller à la messe.» On dit qu'ils seront tous fort aises d'être défaits de cette catholique. Je vous conjure de faire mille amitiés pour moi à la belle Rochebonne. Adieu, ma très-chère et très-aimable, je vous jure que je ne puis envisager en gros le temps de votre absence; vous m'avez bien fait de petites injustices, et vous en ferez toujours quand vous oublierez comme je suis pour vous; mais soyez-en mieux persuadée, et je le serai aussi de la bonté et de la tendresse de votre cœur pour moi.
Madame de la Fayette vous embrasse, et vous prie de conserver l'amitié nouvelle que vous lui avez promise.
208.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Livry, vendredi 22 septembre 1679.
Je pense toujours à vous; et comme j'ai peu de distractions, je me trouve bien des pensées. Je suis seule ici; Corbinelli est à Paris: mes matinées seront solitaires. Il me semble toujours, ma fille, que je ne saurais continuer de vivre sans vous: je me trouve peu avancée dans cette carrière; et c'est pour moi un si grand mal de ne vous avoir plus, que j'en tire cette conséquence, qu'il n'y a rien tel que le bien présent, et qu'il est fort dangereux de s'accoutumer à une bonne et uniquement bonne compagnie: la séparation en est étrange; je le sens, ma très-chère, plus que vous n'avez le loisir de le sentir. Je suis déjà trop vivement touchée du désir extrême de vous revoir, et de la tristesse d'une année d'absence; cette vue en gros ne me paraît pas supportable. Je suis tous les matins dans ce jardin que vous connaissez; je vous cherche partout, et tous les endroits où je vous ai vue me font mal; vous voyez bien que les moindres choses de ce qui a rapport à vous ont fait impression dans mon pauvre cerveau. Je ne vous entretiendrais pas de ces sortes de faiblesses, dont je suis bien assurée que vous vous moquez, sans que la lettre d'aujourd'hui est un peu sur la pointe des vents: je ne réponds à rien, et je ne sais point de nouvelles. Vous êtes à Lyon aujourd'hui; vous serez à Grignan quand vous recevrez ceci. J'attends le récit de la suite de votre voyage depuis Auxerre. J'y trouve des réveils à minuit, qui me font autant de mal qu'à mademoiselle de Grignan; et à quoi bon cette violence, puisqu'on ne partait qu'à trois heures? C'était de quoi dormir la grasse matinée. Je trouve qu'on dort mal par cette voiture; et quoique je fusse prête à vous entretenir de tout cela, il me semble que, recevant cette lettre à Grignan, vous ne comprendriez plus ce que je voudrais vous dire en parlant de ce bateau; c'est ce qui fait que je vous parle de moi et de vous, ma chère enfant.
Mon fils ne me parle que de vous dans ses lettres, et de la part qu'il prend à la douleur que j'ai de vous avoir quittée: il a raison, je ne m'accoutumerai de longtemps à cette séparation. Vos lettres aimables font toute ma consolation: je les relis souvent, et voici comme je fais. Je ne me souviens plus de tout ce qui m'avait paru des marques d'éloignement et d'indifférence; il me semble que cela ne vient point de vous, et je prends toutes vos tendresses, et dites et écrites, pour le véritable fond de votre cœur pour moi. Êtes-vous contente, ma belle? est-ce le moyen de vous aimer? et pouvez-vous jamais douter de mes sentiments, puisque, de bonne foi, j'ai cette conduite?
Votre frère me paraît avoir tout ce qu'il veut, bon dîner, bon gîte, et le reste. Il a été plusieurs fois député de la noblesse vers M. de Chaulnes; c'est une petite honnêteté qui se fait aux nouveaux venus. Nous aspirerons une autre année à voir des effets de cette belle amitié de M. et de madame de Chaulnes. Le roi nous a remis huit cent mille francs; nous en sommes quittes pour deux millions deux cent mille livres; ce n'est rien du tout. Adieu, ma très-chère et très-belle. Si l'extrémité de l'empereur[545] et de don Juan (d'Autriche)[546] pouvait vous satisfaire, on assure qu'ils n'en reviendront pas. Une reine qui porterait une tête en Espagne trouverait une belle conjoncture pour se faire valoir. On dit qu'elle pleura excessivement en disant adieu au roi; ils retournèrent deux ou trois fois aux embrassades et au redoublement des sanglots: c'est une horrible chose que les séparations.
209.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Livry, vendredi 6 octobre 1679.
Vous avez trouvé le vent contraire; je n'en suis guère surprise: vous êtes destinée à ce malheur, soit sur le Rhône, ou sur la terre. C'est en vérité, ma chère enfant, un grand chagrin en quelque endroit que ce soit, et je comprends fort aisément l'embarras où vous avez été. Il y a même du péril, et vous fîtes très-sagement d'honorer de votre présence le lieu où M. de Vardes s'est baigné, plutôt que de vous opiniâtrer à gagner Valence: il faut céder à la furie des vents.
Il est venu ici un père Morel de l'Oratoire; c'est un homme admirable: il a amené Saint-Aubin, qui nous est demeuré. Je voudrais que M. de Grignan eût entendu ce père; il ne croit pas qu'on puisse, sans péché, donner à ses plaisirs, quand on a des créanciers: ces dépenses lui paraissent des vols qui nous ôtent le moyen de faire justice. Vraiment, c'est un homme bien salé; il ne fait aucune composition. Mais parlons de Pauline (de Grignan): l'aimable, la jolie petite créature! hélas! ai-je été jamais si jolie qu'elle? on dit que je l'étais beaucoup. Je suis ravie qu'elle vous fasse souvenir de moi: je sais bien qu'il n'est pas besoin de cela; mais enfin j'en ai une joie sensible, vous me la dépeignez charmante, et je crois précisément tout ce que vous m'en dites: gardez-la, ma fille, ne vous privez pas de ce plaisir: la Providence en aura soin. Je vous conseille de ne vous point défendre de la tendresse qu'elle vous inspire, quand vous devriez la marier en Béarn. Mesdemoiselles de Grignan ont eu grande raison de trouver le château de leurs pères très-beau: mais, mon Dieu, quelles fatigues pour y parvenir! que de nuits sur la paille, et sans dormir, et sans manger rien de chaud! Ma chère fille, vous ne me dites pas comme vous vous en portez, et comme cette poitrine en est échauffée, et comme votre sang en est irrité. Quelle circonstance à notre séparation, que la crainte trop bien fondée que j'ai pour votre santé! Je crois entendre cette bise qui vous ôte la respiration. Hélas! pouvais-je me plaindre en comparaison de ce que je souffre, quand je n'avais que votre absence à supporter? Je croyais qu'on ne pouvait pas être pis; on n'imagine rien au delà: j'ignorais la peine où je suis; je la trouve si dure à supporter, que je regarderais comme une tranquillité l'état où j'étais alors. Encore si je pouvais me fier à vous, et me consoler dans l'espérance que vous aurez soin et pitié de vous et de moi, que vous donnerez du temps à vous reposer, à vous rafraîchir, à prendre ce qui peut apaiser votre sang! mais je vous vois peu attentive à votre personne, dormant peu, mangeant peu, et cette écritoire toujours ouverte. Ma fille, si vous m'aimez, donnez-moi quelque repos, en prenant soin de vous. Ma chère Pauline, ayez soin de votre belle maman. Pour moi, je me porte très-bien.
Il a fait le plus beau temps du monde. Le bon abbé est parfaitement guéri; son rhume est allé avec sa fièvre: l'Anglais est un homme divin. Nous ne pensons point à faire un plus long voyage que Livry. Il reste une certaine timidité après les grandes maladies, qui ne permet pas qu'on s'éloigne du secours.
J'écrirai à Pellisson pour le frère de Montgobert, j'y ferai comme pour ma cure. Vous n'avez qu'à me donner toutes sortes de commissions: c'est le plus aimable amusement que je puisse avoir en votre absence. En voici un que j'ai trouvé; c'est un tome de Montaigne, que je ne croyais pas avoir apporté: ah, l'aimable homme! qu'il est de bonne compagnie! c'est mon ancien ami; mais à force d'être ancien, il m'est nouveau. Je ne puis lire qu'avec les larmes aux yeux ce que dit le maréchal de Montluc du regret qu'il a de ne s'être pas communiqué à son fils, et de lui avoir laissé ignorer la tendresse qu'il avait pour lui. Lisez cet endroit-là, je vous prie, et me dites comme vous vous en trouverez; c'est à madame d'Estissac, De l'amour des pères envers leurs enfants[547]. Mon Dieu, que ce livre est plein de bon sens!
Mon fils triomphe aux états; il vous fait toujours mille amitiés; c'est plus d'attention pour votre santé, plus de crainte que vous ne soyez pas assez forte: enfin ce pigeon est tout à fait tendre. Je lui dis aussi vos amitiés: je suis conciliante, comme dit Langlade. J'ai une envie extrême de savoir si vous serez bien reposée, et si Guisoni ne vous aura point donné quelques conseils que vous ayez suivis. On dit que la glace est bien contraire à votre poitrine; vous n'êtes plus en état de prendre sur vous, tout y est pris: ce qui reste tient à votre vie. Le bon abbé me disait tantôt que je devrais vous demander Pauline; qu'elle me donnerait de la joie, de l'amusement, et que j'étais plus capable que je n'ai jamais été de la bien élever: j'ai été ravie de ce discours; mettons-le cuire, nous y songerons quelque jour. Il me vient une pensée, que vous ne voudriez pas me la donner, et que vous n'avez pas assez bonne opinion de moi. Ma fille, cachez-moi cette idée, si vous l'avez; car je sens que c'est une injustice, et que vous ne me connaissez pas: je serais délicieusement occupée à conserver toutes les merveilles de cette petite.
Mesdemoiselles de Grignan, ne l'aimez-vous pas bien? Vous devriez m'écrire, et me conter mille choses, mais naturellement, et sans vous en faire une affaire, et me dire surtout comment se porte votre chère marâtre: cela vous accoutumerait à écrire facilement comme nous. Je voudrais bien que le petit continuât à jouer au mail: qu'on le fasse plutôt jouer à gauche alternativement, que de le désaccoutumer de jouer à droite, et d'être adroit. Saint-Aubin a trouvé un mail ici, il y joue très-bien. Je lui dis des choses admirables de sa petite Camuson, et je lui demande les chemins qui l'ont conduit de la haine et du mépris que nous avons vus, à l'estime et à la tendresse que nous voyons: il est un peu embarrassé; il mange des poids chauds, comme dit M. de la Rochefoucauld, quand quelqu'un ne sait que répondre.
M. de Grignan, je vous observe; je vous vois venir; je vous assure que si vous ne me dites rien vous-même de la santé de madame votre femme, après les horribles fatigues de son voyage, je serai bien mal contente de vous. Cela répondrait-il, en effet, à ce que vous me disiez en partant: Fiez-vous à moi, je vous réponds de tout? Je crains bien que vous n'observiez cette santé que superficiellement. Si je reçois un mot de vous, comme je l'espère, je vous ferai une grande réparation.
210.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi 20 octobre 1679.
Quoi! vous pensez m'écrire de grandes lettres, sans me dire un mot de votre santé! je pense, ma chère enfant, que vous vous moquez de moi; pour vous punir, je vous avertis que j'ai fait de ce silence tout le pis que j'ai pu; j'ai compris que vous aviez bien plus de mal aux jambes qu'à l'ordinaire, puisque vous ne m'en disiez rien, et qu'assurément si vous vous fussiez un peu mieux portée, vous eussiez été pressée de me le dire: voilà comme j'ai raisonné. Mon Dieu, que j'étais heureuse quand j'étais en repos sur votre santé! et qu'avais-je à me plaindre auprès des craintes que j'ai présentement? Ce n'est pas qu'à moi qui suis frappée des objets, et qui aime passionnément votre personne, la séparation ne soit un grand mal; mais la circonstance de votre délicate santé est si sensible, qu'elle en efface l'autre. Mandez-moi désormais l'état où vous êtes, mais avec sincérité. Je vous ai mandé tout ce que je savais pour vos jambes; si vous ne les tenez chaudement, vous ne serez jamais soulagée: quand je pense à ces jambes nues deux ou trois heures le matin pendant que vous écrivez; mon Dieu! ma chère, que cela est mauvais! Je verrai bien si vous avez soin de moi. Je me purgerai lundi pour l'amour de vous; il est vrai que le mois passé je ne pris qu'une pilule; j'admire que vous l'ayez sentie; je vous avertis que je n'ai aucun besoin de me purger; c'est à cause de cette eau, et pour vous ôter de peine. Je hais bien toutes ces fièvres qui sont autour de vous.
Le chevalier vous mande toutes les nouvelles; il en sait plus que moi, quoiqu'il soit un peu incommodé de son bras, et par conséquent assez souvent dans sa chambre. Je fus le voir hier, et le bel abbé; il me faut toujours quelque Grignan; sans cela il me semble que je suis perdue. Vous savez comme M. de la Salle a acheté la charge de Tilladet; c'est bien cher de donner cinq cent mille francs pour être subalterne de M. de Marsillac: j'aimerais mieux, ce me semble, les subalternes des charges de guerre. On parle fort du mariage de Bavière. Si l'on faisait des chevaliers (de l'ordre), ce serait une belle affaire; je vois bien des gens qui ne le croient pas. J'ai reçu une lettre de bien loin, que je vous garde; elle est pleine de tout ce qu'il y a au monde de plus reconnaissant, et d'un tour admirable. Pour le pauvre Corbinelli, je ne sais point de cœur meilleur que le sien; et pour son esprit, il vous plaisait autrefois: il regarde avec respect la tendresse que j'ai pour vous; c'est un original qui lui fait connaître jusqu'où le cœur humain peut s'étendre: il est bien loin de me conseiller de m'opposer à cette pente; il connaît la force des conseils sur de pareils sujets. Le changement de mon amitié pour vous n'est pas un ouvrage de la philosophie, ni des raisonnements humains: je ne cherche point à me défaire de cette chère amitié, ma fille; si dans l'avenir vous me traitez comme on traite une amie, votre commerce sera charmant; j'en serai comblée de joie, et je marcherai dans des routes nouvelles. Si votre tempérament peu communicatif, comme vous le dites, vous empêche encore de me donner ce plaisir, je ne vous en aimerai pas moins; n'êtes-vous pas contente de ce que j'ai pour vous? en désirez-vous davantage? Voilà votre pis aller. Nous parlions de vous l'autre jour, madame de la Fayette et moi: nous trouvâmes qu'il n'y avait au monde que madame de Rohan[548] et madame de Soubise qui fussent ensemble aussi bien que nous y sommes; et où trouverez-vous une fille qui vive avec sa mère aussi agréablement que vous faites avec moi? Nous les parcourûmes toutes; en vérité nous vous fîmes bien de la justice, et vous auriez été contente d'entendre tout ce que nous disions. Il me paraît qu'elle a bien envie de servir M. de Grignan; elle voit bien clair à l'intérêt que j'y prends, et je suis sûre qu'elle sera alerte sur les chevaliers[549], et surtout le mariage se fera dans un mois, malgré l'écrevisse qui prend l'air tant qu'elle peut; mais elle sera encore fort rouge en ce temps là. Madame de la Fayette prend des bouillons de vipères, qui lui redonnent une âme et des forces à vue d'œil; elle croit que cela vous serait admirable. On coupe la tête et la queue à cette vipère; on l'ouvre, on l'écorche, et toujours elle remue; une heure, deux heures, on la voit toujours remuer: nous comparâmes cette quantité d'esprits si difficiles à apaiser, à de vieilles passions, et surtout à celles de ce quartier[550]; que ne leur fait-on point? On dit des injures, des rudesses, des cruautés, des mépris, des querelles, des plaintes, des rages; et toujours elles remuent, on n'en saurait voir la fin: on croit que quand on leur arrache le cœur c'en est fait, et qu'on n'en entendra plus parler; point du tout, elles sont encore en vie, elles remuent encore. Je ne sais pas si cette sottise vous paraîtra comme à nous; mais nous étions en train de la trouver plaisante: on en peut faire souvent l'application.
Voici des affaires qui vous viennent, je crois que vous allez à Lambesc; il faut tâcher de se bien porter, de rajuster un peu les deux bouts de l'année qui sont dérangés, et les jours passeront: j'ai vu que j'en étais avare; je les jette à la tête présentement. Je m'en retourne à Livry jusqu'après la Toussaint: j'ai encore besoin de cette solitude, je n'y veux mener personne; je lirai, je tâcherai de songer à ma conscience; l'hiver sera encore assez long.
Votre pigeon est aux Rochers comme un ermite, se promenant dans ses bois: il a fort bien fait aux états: il avait envie d'être amoureux d'une mademoiselle de la Coste. Il faisait tout ce qu'il pouvait pour la trouver un bon parti, mais il n'a pu. Cette affaire a une côte rompue; cela est joli. Il s'en va à Bodégat, de là au Buron, et reviendra à Noël avec M. d'Harouïs et M. de Coulanges. Ce dernier a fait des chansons extrêmement jolies; mesdemoiselles, je vous les enverrai. Il y avait à Rennes une mademoiselle Descartes, propre nièce de votre père (Descartes), qui a de l'esprit comme lui; elle fait très-bien des vers. Mon fils vous parle, vous apostrophe, vous adore, ne peut plus vivre sans son pigeon; il n'y a personne qui n'y fût trompé. Pour moi, je crois son amitié fort bonne, pourvu qu'on la connaisse pour être tout ce qu'il en sait; peut-on lui en demander davantage? Adieu, ma très-chère et très-aimable; je ne veux pas entreprendre de vous dire combien je vous aime; je crois qu'à la fin ce serait un ennui. Je fais mille amitiés à M. de Grignan, malgré son silence. J'étais ce matin avec le chevalier et M. de la Garde: toujours pied ou aile de cette famille. Mesdemoiselles, comment vous portez-vous, et cette fièvre qu'est-elle devenue? Mon cher petit marquis, il me semble que votre amitié est considérablement diminuée; que répond-il? Pauline, ma chère Pauline, où êtes-vous, ma chère petite?
211.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Livry, jeudi au soir 2 novembre 1679.
Je vous écris ce soir, ma très-chère, parce que j'ai envie d'aller demain matin à Pomponne. Madame de Vins m'en priait l'autre jour si bonnement, que je m'en vais la voir, et M. de Pomponne, que l'on gouverne mieux en dînant un jour à Pomponne avec lui, qu'à Paris en un mois. Vous voulez donc que je me repose sur vous de votre santé, et je le veux de tout mon cœur, s'il est vrai que vous soyez changée sur ce sujet: ce serait en effet quelque chose de si naturel que cela fût ainsi, et votre négligence à cet égard me paraissait si peu ordinaire, que je me sens portée à croire que cette droiture d'esprit et de raison aura retrouvé sa place chez vous. Faites donc, ma chère enfant, tout ce que vous dites; prenez du lait et des bouillons, mettez votre santé devant toutes choses; soyez persuadée que c'est non-seulement par les soins et par le régime que l'on rétablit une poitrine comme la vôtre, mais encore par la continuité des régimes; car de prendre du lait quinze jours, et puis dire, J'ai pris du lait, il ne me fait rien; ma fille, c'est se moquer de nous, et de vous-même la première. Soyez encore persuadée d'une autre chose, c'est que sans la santé on ne peut rien faire, tout demeure, on ne peut aller ni venir qu'avec des peines incroyables: en un mot, ce n'est pas vivre que de n'avoir point de santé. L'état où vous êtes, quoi que vous disiez, n'est pas un état de consistance; il faut être mieux, si vous voulez être bien. Je suis fort fâchée du vilain temps que vous avez, et de tous vos débordements horribles: je crains votre Durance, comme une bête furieuse.
On ne parle point encore de cordons bleus: s'il y en a, et que M. de Grignan soit obligé de revenir, je le recevrai fort bien, mais fort tristement; car enfin, au lieu de placer votre voyage comme vous avez fait, c'eût été une chose bien plus raisonnable et plus naturelle que vous eussiez attendu M. de Grignan ici: mais on ne devine pas; et comme vous observiez et consultiez les volontés de M. de Grignan, ainsi qu'on faisait autrefois les entrailles des victimes, vous y aviez vu si clairement qu'il souhaitait que vous allassiez avec lui, que, ne mettant jamais votre santé en aucune sorte de considération, il était impossible que vous ne partissiez, comme vous avez fait. Il faut regarder Dieu, et lui demander la grâce de votre retour, et que ce ne soit plus comme un postillon, mais comme une femme qui n'a plus d'affaires en Provence, qui craint la bise de Grignan, et qui a dessein de s'établir et de rétablir sa santé en ce pays.
Je crois que je ferai un traité sur l'amitié; je trouve qu'il y a mille choses qui en dépendent, mille conduites à éviter pour empêcher que ceux que nous aimons n'en sentent le contre-coup; je trouve qu'il y a une infinité de rencontres où nous les faisons souffrir, et où nous pourrions adoucir leurs peines si nous avions autant de vues et de pensées qu'on doit en avoir pour ce qui tient au cœur. Enfin, je ferais voir dans ce livre qu'il y a cent manières de témoigner son amitié sans la dire, ou de dire par ses actions qu'on n'a point d'amitié, lorsque la bouche traîtreusement assure le contraire. Je ne parle pour personne, mais ce qui est écrit est écrit.
Mon fils me mande des folies, et il me dit qu'il y a un lui qui m'adore, un autre lui qui m'étrangle, et qu'ils se battaient tous deux l'autre jour à outrance, dans le mail des Rochers. Je lui réponds que je voudrais que l'un eût tué l'autre, afin que je n'eusse point trois enfants; que c'était ce dernier qui me faisait tout le mal de la maternité, et que s'il pouvait l'étrangler lui-même, je serais trop contente des deux autres. J'admire la lettre de Pauline; est-ce de son écriture? Non; mais pour son style, il est aisé à reconnaître: la jolie enfant! Je voudrais bien que vous pussiez me l'envoyer dans une de vos lettres; je ne serai consolée de ne la pas voir que par les nouveaux attachements qu'elle me donnerait: je m'en vais lui faire réponse. Je quitte ce lieu à regret: la campagne est encore belle: cette avenue et tout ce qui était désolé des chenilles, et qui a pris la liberté de repousser avec votre permission, est plus vert qu'au printemps dans les plus belles années. Les petites et les grandes palissades sont parées de ces belles nuances de l'automne dont les peintres font si bien leur profit. Les grands ormes sont un peu dépouillés, et l'on n'a point de regret à ces feuilles picotées: la campagne en gros est encore toute riante; j'y passais mes journées seule avec des livres; je ne m'ennuyais que comme je m'ennuierai partout, ne vous ayant plus. Je ne sais ce que je vais faire à Paris; rien ne m'y attire, je n'y ai point de contenance; j'y vais avec chagrin; le bon abbé dit qu'il y a quelques affaires, et que tout est fini ici; allons donc. Il est vrai que cette année a passé assez vite; mais je suis fort de votre avis pour le mois de septembre; il m'a semblé qu'il a duré six mois, tout des plus longs. Je vous manderai, en arrivant à Paris, des nouvelles de mademoiselle de Méri. Je n'eusse jamais pensé que cette madame de Charmes eût pu devenir sèche comme du bois: hélas! quels changements ne fait point la mauvaise santé! Je vous prie de faire de la vôtre le premier de vos devoirs: après celui-là, et M. de Grignan auquel vous avez fait céder les autres avec raison, si vous voulez bien me donner ma place, je vous en ferai souvenir. Je me trouve fort heureuse si je ne ressemble non plus à un devoir que M. de Grignan, et si vous pensez que c'est mon tour présentement à être un peu consultée.
212.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, mercredi 22 novembre 1679.
Vous allez être bien surprise et bien fâchée, ma chère enfant. M. de Pomponne est disgracié; il eut ordre samedi au soir, comme il revenait de Pomponne, de se défaire de sa charge. Le roi avait réglé qu'il aurait 700,000 fr., et que la pension de 20,000 fr. qu'il avait comme ministre lui serait continuée: Sa Majesté voulait lui marquer par cet arrangement qu'elle était contente de sa fidélité. Ce fut M. Colbert qui lui fit ce compliment, en l'assurant qu'il était au désespoir d'être obligé, etc. M. de Pomponne demanda s'il ne pourrait point avoir l'honneur de parler au roi, et apprendre de sa bouche quelle était la faute qui avait attiré ce coup de tonnerre: on lui dit qu'il ne le pouvait pas; en sorte qu'il écrivit au roi pour lui marquer son extrême douleur, et l'ignorance où il était de ce qui pouvait avoir contribué à sa disgrâce: il lui parla de sa nombreuse famille, et le supplia d'avoir égard à huit enfants qu'il avait. Il fit remettre aussitôt ses chevaux au carrosse, et revint à Paris, où il arriva à minuit. M. de Pomponne n'était pas de ces ministres sur qui une disgrâce tombe à propos, pour leur apprendre l'humanité qu'ils ont presque tous oubliée; la fortune n'avait fait qu'employer les vertus qu'il avait, pour le bonheur des autres; on l'aimait, surtout parce qu'on l'honorait infiniment. Nous avions été, comme je vous l'ai mandé, le vendredi à Pomponne, M. de Chaulnes, Caumartin et moi: nous le trouvâmes et les dames, qui nous reçurent fort gaiement. On causa tout le soir, on joua aux échecs: ah! quel échec et mat on lui préparait à Saint-Germain! Il y alla dès le lendemain matin, parce qu'un courrier l'attendait; de sorte que M. Colbert, qui croyait le trouver le samedi au soir à l'ordinaire, sachant qu'il était allé droit à Saint-Germain, retourna sur ses pas, et pensa crever ses chevaux. Pour nous, nous ne partîmes de Pomponne qu'après dîner; nous y laissâmes les dames, madame de Vins m'ayant chargée de mille amitiés pour vous. Il fallut donc leur mander cette triste nouvelle: ce fut un valet de chambre de M. de Pomponne, qui arriva le dimanche à neuf heures dans la chambre de madame de Vins: c'était une marche si extraordinaire que celle de cet homme, et il était si excessivement changé, que madame de Vins crut absolument qu'il venait lui dire la mort de M. de Pomponne; de sorte que, quand elle sut qu'il n'était que disgracié, elle respira; mais elle sentit son mal quand elle fut remise; elle alla le dire à sa sœur. Elles partirent à l'instant, laissant tous ces petits garçons en larmes; et, accablées de douleur, elles arrivèrent à Paris à deux heures après midi. Vous pouvez vous représenter leur entrevue avec M. de Pomponne, et ce qu'ils sentirent, en se revoyant si différents de ce qu'ils pensaient être la veille. Pour moi, j'appris cette nouvelle par l'abbé de Grignan; je vous avoue qu'elle me toucha droit au cœur. J'allai à leur porte dès le soir; on ne les voyait point en public; j'entrai, je les trouvai tous trois. M. de Pomponne m'embrassa, sans pouvoir prononcer une parole: les dames ne purent retenir leurs larmes, ni moi les miennes: ma fille, vous n'auriez pas retenu les vôtres; c'était un spectacle douloureux: la circonstance de ce que nous venions de nous quitter à Pomponne d'une manière si différente, augmenta notre tendresse. Enfin je ne puis vous représenter cet état. La pauvre madame de Vins, que j'avais laissée si fleurie, n'était pas reconnaissable; je dis pas reconnaissable, une fièvre de quinze jours ne l'aurait pas tant changée: elle me parla de vous, et me dit qu'elle était persuadée que vous sentiriez sa douleur, et l'état de M. de Pomponne; je l'en assurai. Nous parlâmes du contre-coup qu'elle ressentait de cette disgrâce; il est épouvantable, et pour ses affaires, et pour l'agrément de sa vie et de son séjour, et pour la fortune de son mari; elle voit tout cela bien douloureusement. M. de Pomponne n'était point en faveur; mais il était en état d'obtenir de certaines choses ordinaires, qui font pourtant l'établissement des gens: il y a bien des degrés au-dessous de la faveur des autres, qui font la fortune des particuliers. C'était aussi une chose bien douce de se trouver naturellement établie à la cour: ô Dieu! quel changement! quel retranchement! quelle économie dans cette maison! Huit enfants, n'avoir pas eu le temps d'obtenir la moindre grâce! Ils doivent trente mille livres de rente; voyez ce qu'il leur restera: ils vont se réduire tristement à Paris, à Pomponne. On dit que tant de voyages, et quelquefois des courriers qui attendaient, même celui de Bavière qui était arrivé le vendredi, et que le roi attendait impatiemment, ont un peu attiré ce malheur. Mais vous comprendrez aisément ces conduites de la Providence, quand vous saurez que c'est M. le président Colbert qui a la charge; comme il est en Bavière, son frère la fait en attendant, et lui a écrit en se réjouissant, et pour le surprendre, comme si on s'était trompé au-dessus de la lettre: A monsieur, monsieur Colbert, ministre et secrétaire d'État. J'en ai fait mes compliments dans la maison affligée; rien ne pouvait être mieux. Faites un peu de réflexion à toute la puissance de cette famille, et joignez les pays étrangers à tout le reste; et vous verrez que tout ce qui est de l'autre côté, où l'on se marie[551], ne vaut point cela. Ma pauvre enfant, voilà bien des détails et des circonstances; mais il me semble qu'ils ne sont point désagréables dans ces sortes d'occasions: il me semble que vous voulez toujours qu'on vous parle; je n'ai que trop parlé. Quand votre courrier viendra, je n'ai plus à le présenter; c'est encore un de mes chagrins de vous être désormais entièrement inutile: il est vrai que je l'étais déjà par madame de Vins: mais on se ralliait ensemble. Enfin, ma fille, voilà qui est fait, voilà le monde. M. de Pomponne est plus capable que personne de soutenir ce malheur avec courage, avec résignation et beaucoup de christianisme. Quand d'ailleurs on a usé comme lui de la fortune, on ne manque point d'être plaint dans l'adversité.
Encore faut-il, ma très-chère, que je vous dise un petit mot de votre petite lettre; elle m'a donné une sensible consolation: j'ai vu la santé du petit très-confirmée, et la vôtre, ma chère enfant, dont vous me dites des merveilles: vous m'assurez que je serais bien contente si je vous voyais, vous avez raison de le croire. Quel spectacle charmant de vous voir appliquée à votre santé, à vous reposer, à vous restaurer! c'est un plaisir que vous ne m'avez jamais donné. Vous voyez que ce n'est pas inutilement que vous prenez ce soin, le succès en est visible; et quand je me tourmente ici de vous inspirer la même attention, vous sentez bien que j'ai raison.
213.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, mercredi 29 novembre 1679.
Vous nous parlerez longtemps du malheur de M. de Pomponne avant que nous vous trouvions à la vieille mode; cette disgrâce est encore bien vive dans nos têtes; il est extrêmement regretté. Un ministre de cette humeur, avec une facilité d'esprit et une bonté comme la sienne, est une chose si rare, qu'il faut souffrir qu'on sente un peu une telle perte. Vous croyez bien que je vais souvent chez lui: je fus touchée l'autre jour de le voir entrer avec cette mine aimable, sans tristesse, sans abattement. Madame de Coulanges m'avait priée de l'y mener; il la loua de s'être souvenue d'un malheureux; il ne s'arrêta point longtemps sur ce chapitre; il passa à ce qui pouvait former une conversation; il la rendit agréable comme autrefois, sans affectation pourtant d'être gai, et d'une manière si noble, si naturelle, et si précisément mêlée et composée de tout ce qu'il fallait pour attirer notre admiration, qu'il n'eut pas de peine à y réussir. Enfin, nous l'allons revoir ce M. de Pomponne si parfait, comme nous l'avons vu autrefois. Ce premier jour nous toucha; il était désoccupé, et commençait à sentir la vie et la véritable longueur des jours; car de la manière dont les siens étaient pleins, c'était un torrent précipité que sa vie; il ne la sentait pas; elle courait rapidement, sans qu'il pût la retenir. Nous le disions encore à Pomponne la dernière fois qu'il est sorti secrétaire d'État; vous savez que ce soir-là même il fut disgracié et déplacé. Je causai fort hier avec madame de Vins; elle sentira bien plus longtemps cette douleur que M. de Pomponne; je leur rends des soins si naturellement, que je me retiens, de peur que le vrai n'ait l'air d'une affectation et d'une fausse générosité: ils sont contents de moi. Enfin M. de Pomponne ne sera plus que le plus honnête homme du monde: vous souvenez-vous de Voiture, qui dit en parlant de M. le Prince,