Lettres de Madame de Sévigné: Précédées d'une notice sur sa vie et du traité sur le style épistolaire de Madame de Sévigné
148.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 1er décembre 1675.
Voilà qui est réglé, ma très-chère, je reçois deux de vos lettres à la fois; et il y a un ordinaire où je n'en ai point de vous: il faut savoir aussi la mine que je lui fais, et comme je le traite en comparaison de l'autre. Je suis comme vous, ma fille, je donnerais de l'argent pour avoir la parfaite tranquillité du coadjuteur sur les réponses, et pouvoir les garder dans ma poche deux mois, trois mois, sans m'inquiéter: mais nous sommes si sottes, que nous avons ces réponses sur le cœur; il y en a beaucoup que je fais pour les avoir faites; enfin c'est un don de Dieu que cette noble indifférence. Madame de Langeron disait sur les visites, et je l'applique à tout: Ce que je fais me fatigue, et ce que je ne fais pas m'inquiète. Je trouve cela très-bien dit, et je le sens. Je fais donc à peu près ce que je dois, et jamais que des réponses: j'en suis encore là. Je vous donne avec plaisir le dessus de tous les paniers, c'est-à-dire la fleur de mon esprit, de ma tête, de mes yeux, de ma plume, de mon écritoire; et puis le reste va comme il peut. Je me divertis autant à causer avec vous que je laboure avec les autres. Je suis assommée surtout des grandes nouvelles de l'Europe.
Je voudrais que le coadjuteur eût montré cette lettre que j'ai de vous à madame de Fontevrault; vous n'en savez pas le prix; vous écrivez comme un ange; je lis vos lettres avec admiration; cela marche, vous arrivez. Vous souvient-il, ma fille, de ce menuet que vous dansiez si bien, où vous arriviez si heureusement, et de ces autres créatures qui n'arrivaient que le lendemain? Nous appelions ce que faisait feu Madame, et ce que vous faisiez, gagner pays. Vos lettres sont tout de même.
Pour votre pauvre petit frater, je ne sais où il s'est fourré; il y a trois semaines qu'il ne m'a écrit: il ne m'avait point parlé de cette promenade sur la Meuse; tout le monde le croit ici: il est vrai que sa fortune est triste. Je ne vois point comme toute cette charge se pourra emmancher, à moins que Lauzun ne prenne le guidon en payement, et quelque supplément que nous tâcherons de trouver: car d'acheter l'enseigne à pur et à plein, et que le guidon nous demeure sur les bras, ce n'est pas une chose possible. Vous raisonnez fort juste sur tout cela.
J'achèverai ici l'année très-paisiblement; il y a des temps où les lieux sont assez indifférents; on n'est point trop fâchée d'être tristement plantée ici. Madame de la Fayette vous rend vos honnêtetés; sa santé n'est pas bonne, mais celle de M. de Limoges[416] est encore pire: il a remis au roi tous ses bénéfices; je crois que son fils, c'est-à-dire l'abbé de la Fayette, en aura une abbaye. Voilà la pauvre Gascogne bien malmenée, aussi bien que nous. On nous envoie encore six mille hommes pour passer l'hiver: si les provinces ne faisaient rien de mal à propos, on serait assez embarrassé de toutes ces troupes. Je ne crois point que la paix soit si proche: vous souvient-il de tous les raisonnements qu'on faisait sur la guerre, et comme il devait y avoir bien des gens tués? C'est une prophétie qu'on peut toujours faire sûrement, aussi bien que celle que vos lettres ne m'ennuieront certainement point, quelque longues qu'elles soient: ah! vous pouvez l'espérer sans chimère; c'est ma délicieuse lecture. Rippert vous porte un troisième petit tome des Essais de morale, qui me paraît digne de vous: je n'ai jamais vu une force et une énergie comme il y en a dans le style de ces gens-là: nous savons tous les mots dont ils se servent; mais jamais, ce me semble, nous ne les avons vus si bien placés ni si bien enchâssés. Le matin, je lis l'Histoire de France; l'après-dînée, un petit livre dans les bois, comme ces Essais, la vie de saint Thomas de Cantorbéry, que je trouve admirable, ou les Iconoclastes; et le soir, tout ce qu'il y a de plus grosse impression: je n'ai point d'autre règle. Ne lisez-vous pas toujours Josèphe? prenez courage, ma fille, et finissez miraculeusement[417] cette histoire. Si vous prenez les Croisades, vous y verrez deux de vos grands-pères, et pas un de la grande maison de V....; mais je suis sûre qu'à certains endroits vous jetterez le livre par la place, et maudirez le jésuite[418]; et cependant l'histoire est admirable.
La bonne Troche fait très-bien son devoir; je n'ai guère d'obligation de ce que l'on fait pour vous. La princesse et moi, nous ravaudions l'autre jour dans des paperasses de feu madame de la Trémouille; il y a mille vers: nous trouvâmes une infinité de portraits, entre autres celui que madame de la Fayette fit de moi sous le nom d'un inconnu[419]; il vaut mieux que moi: mais ceux qui m'eussent aimée, il y a seize ans, l'auraient pu trouver ressemblant. Que puis-je répondre, ma très-chère, aux trop aimables tendresses que vous me dites, sinon que je suis tout entière à vous, et que votre amitié est la chose du monde qui me touche le plus?
149.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, mercredi 4 décembre 1675.
Voici le jour que j'écris sur la pointe d'une aiguille; car je ne reçois plus vos lettres que deux à la fois le vendredi. Comme je venais de me promener avant-hier, je trouvai au bout du mail le frater, qui se mit à deux genoux aussitôt qu'il m'aperçut, se sentant si coupable d'avoir été trois semaines sous terre à chanter matines, qu'il ne croyait pas me pouvoir aborder d'une autre façon. J'avais bien résolu de le gronder, et je ne sus jamais où trouver de la colère; je fus fort aise de le voir; vous savez comme il est divertissant; il m'embrassa mille fois; il me donna les plus méchantes raisons du monde, que je pris pour bonnes: nous causons fort, nous lisons, nous nous promenons, et nous achèverons ainsi l'année, c'est-à-dire le reste. Nous avons résolu d'offrir notre chien de guidon, et de souffrir encore quelque supplément, selon que le roi l'ordonnera: si le chevalier de Lauzun[420] veut vendre sa charge entière, nous le laisserons trouver des marchands de son côté, comme nous en chercherons du nôtre, et nous verrons alors à nous accommoder.
Nous sommes toujours dans la tristesse des troupes qui nous arrivent de tous côtés avec M. de Pommereuil: ce coup est rude pour les grands officiers; ils sont mortifiés à leur tour, c'est-à-dire le gouverneur, qui ne s'attendait pas à une si mauvaise réponse sur le présent de trois millions. M. de Saint-Malo est revenu; il a été mal reçu aux états: on l'accuse fort d'avoir fait une méchante manœuvre à Saint-Germain; il devait au moins demeurer à la cour, après avoir mandé ce malheur en Bretagne, pour tâcher de ménager quelque accommodement. Pour M. de Rohan, il est enragé, et n'est point encore revenu; peut-être qu'il ne reviendra pas. M. de Coulanges me mande qu'il a vu le chevalier de Grignan, qui s'accommode mal de mon absence: je suis plus touchée que je ne l'ai encore été de n'être pas à Paris, pour le voir et causer avec lui. Mais savez-vous bien, ma chère, que son régiment est dans le nombre des troupes qu'on nous envoie? ce serait une plaisante chose s'il venait ici; je le recevrais avec une grande joie.
J'ai fort envie d'apprendre ce qui sera arrivé de votre procureur du pays; je crains que M. de Pomponne, qui s'était mêlé de cette affaire, croyant vous obliger, ne soit un peu fâché de voir le tour qu'elle a pris; cela se présente en gros comme une chose que vous ne voulez plus, après l'avoir souhaitée: les circonstances qui vous ont obligée à prendre un autre parti ne sauteront pas aux yeux, du moins je le crains, et je souhaite me tromper. Il me semble que vous devez être bien instruite des nouvelles à cette heure, que le chevalier est à Paris. M. de Coulanges vient de recevoir un violent dégoût; M. le Tellier a ouvert sa bourse à Bagnols, pour lui faire acheter une charge de maître des requêtes, et en même temps lui donne une commission qu'il avait refusée à M. de Coulanges, et qui vaut, sans bouger de Paris, plus de deux mille livres de rentes. Voilà une mortification sensible, et sur quoi, si madame de Coulanges[421] ne fait rien changer par une conversation qu'elle doit avoir eue avec ce ministre, Coulanges est très-résolu de vendre sa charge[422]; il m'en écrit, outré de douleur. Vous savez très-bien les espérances de la paix: les gazettes ne vous manquent pas, non plus que les lamentations de cette province. M. le cardinal me mande qu'il a vu le comte de Sault, Renti et Biran[423]: il a si peur d'être l'ermite de la foire, qu'il est allé passer l'avent à Saint-Mihiel. Parlez-moi de vous, ma chère enfant; comment vous portez-vous? votre teint n'est-il point en poudre? êtes-vous belle quand vous voulez? Enfin je pense mille fois à vous, et vous ne me sauriez trop parler de ce qui vous regarde.
150.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 8 décembre 1675.
J'attendais deux de vos paquets par le dernier ordinaire, et je n'en ai point reçu du tout. Quand les postes tarderaient, comme je le crois bien présentement, j'en devrais toujours avoir reçu un; car je ne compte jamais que vous m'ayez oubliée. Cette confiance est juste, et je suis assurée qu'elle vous plaît; mais comme les pensées noires voltigent assez dans ces bois, j'ai d'abord voulu être en peine de vous; mais le bon abbé et mon fils m'assurent que vous m'auriez fait écrire. Je ne veux point demeurer sur cette crainte, elle est trop insupportable: je veux me prendre à la poste de tout, quoique je ne comprenne rien à l'excès de ce déréglement, et espérer demain de vos nouvelles; je les souhaite avec l'impatience que vous pouvez vous imaginer.
D'Hacqueville est enrhumé avec la fièvre; j'en suis en peine, car je n'aime la fièvre à rien: on dit qu'elle consume, mais c'est la vie. Quoiqu'on dise les d'Hacqueville, il n'y en a, en vérité, qu'un au monde comme le nôtre. N'a-t-il point déjà commencé de vous parler d'un voyage incertain que le roi doit faire en Champagne ou en Picardie? Depuis que ses gens, pour notre malheur, ont commencé à répandre une nouvelle de cet agrément, c'est pour trois mois; il faut voir aussi ce que je fais de cette feuille volante qui s'appelle les Nouvelles. Pour la lettre de d'Hacqueville, elle est tellement pleine de mon fils, et de ma fille, et de notre pauvre Bretagne, qu'il faudrait être dénaturée pour ne se pas crever les yeux à la déchiffrer[424]. M. de Lavardin est mon résident aux états; il m'instruit de tout; et comme nous mêlons quelquefois de l'italien dans nos lettres, je lui avais mandé, pour lui expliquer mon repos et ma paresse ici:
A peine ma lettre a-t-elle été partie, qu'il est arrivé à Vitré huit cents cavaliers, dont la princesse est bien mal contente. Il est vrai qu'ils ne font que passer; mais ils vivent, ma foi, comme dans un pays de conquête, nonobstant notre bon mariage avec Charles VIII et Louis XII[426]. Les députés sont revenus de Paris. M. de Saint-Malo, qui est Guémadeuc, votre parent, et sur le tout une linotte mitrée, comme disait madame de Choisy, a paru aux états, transporté et plein des bontés du roi, et surtout des honnêtetés particulières qu'il a eues pour lui, sans faire nulle attention à la ruine de la province, qu'il a apportée agréablement avec lui: ce style est d'un bon goût à des gens pleins, de leur côté, du mauvais état de leurs affaires. Il dit que Sa Majesté est contente de la Bretagne et de son présent, qu'elle a oublié le passé, et que c'est par confiance qu'elle envoie ici huit mille hommes; comme on envoie un équipage chez soi quand on n'en a que faire. Pour M. de Rohan, il a des manières toutes différentes, et qui ont plus de l'air d'un bon compatriote. Voilà nos chiennes de nouvelles; j'ai envie de savoir des vôtres, et ce qui sera arrivé de votre procureur du pays. Vous ne devez pas douter que les Janson n'aient écrit de grandes plaintes à M. de Pomponne; je crois que vous n'aurez pas oublié d'écrire aussi, et à madame de Vins qui s'était mêlée d'écrire pour Saint-Andiol. C'est d'Hacqueville qui doit vous servir et vous instruire de ce côté-là. Je vous suis inutile à tout, in questa remota parte: c'est un de mes plus grands chagrins: si jamais je me puis revoir à portée de vous être bonne à quelque chose, vous verrez comme je récompenserai le temps perdu. Adieu, ma très-chère et très-aimée, je vous souhaite une parfaite santé; c'est le vrai moyen de conserver la mienne, que vous aimez tant: elle est très-bonne. Je vous embrasse très-tendrement, et vous dirais combien mon fils est aimable et divertissant: mais le voilà, il ne faut pas le gâter.
151.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 29 décembre 1675.
Je vous remercie, ma fille, de conserver quelque souvenir del paterno nido. Hélas! notre château en Espagne serait de vous y voir; quelle joie! et pourquoi serait-il impossible de vous revoir dans ces belles allées? Que dites-vous du mariage de la Mothe[427]? La beauté, la jeunesse, la conduite, font-elles quelque chose pour bien établir les demoiselles? Ah, Providence! il en faut revenir là. Madame de Puisieux[428] est ressuscitée mais n'est-ce pas mourir deux fois, bien près l'une de l'autre? car elle a quatre-vingts ans. Madame de Coulanges m'apprend la bonne compagnie de notre quartier; mais cela ne me presse point d'y retourner plus tôt que je n'ai résolu: je ne m'y sens attirée que par des affaires; car pour des plaisirs, je n'en espère point, et l'hiver n'est point en ce pays-ci ce que l'on pense; il ne me fait nulle horreur. Mon fils me fait ici une fort bonne compagnie, et il trouve que j'en suis une aussi; il n'y a nul air de maternité à notre affaire; la princesse en est étonnée, elle qui connaît des enfants qui n'ont point d'âme dans le corps. Elle est bien affligée des troupes qui sont arrivées à Vitré; elle espérait, avec raison, d'être exemptée: mais cependant voilà un bon régiment dans sa ville: c'était une chose plaisante si c'eût été le régiment de Grignan; mais savez-vous qu'il est à la Trinité, c'est-à-dire à Bodégat[429]? J'ai écrit au chevalier (de Grignan), non pas pour rien déranger, car tout est réglé, mais afin que l'on traite doucement et honnêtement mon fermier, mon procureur fiscal et mon sénéchal; cela ne coûtera rien, et me fera grand honneur: cette terre m'est destinée, à cause de votre partage.
Si je vois ici le Castellane[430], je le recevrai fort bien; son nom et le lieu où il a passé l'été me le rendront considérable. L'affaire de mon président va bien; il se dispose à me donner de l'argent: voilà une des affaires que j'avais ici. Celle qu'entreprend l'abbé de la Vergne est digne de lui: vous me le représentez un fort honnête homme.
Ne voulez-vous point lire les Essais de morale, et m'en dire votre avis? Pour moi, j'en suis charmée; mais je le suis fort aussi de l'oraison funèbre de M. de Turenne; il y a des endroits qui doivent avoir fait pleurer tous les assistants: je ne doute pas qu'on ne vous l'ait envoyée; mandez-moi si vous ne la trouvez pas très-belle. Ne voulez-vous point achever Josèphe? Nous lisons beaucoup, et du sérieux, et des folies, et de la fable, et de l'histoire. Nous nous faisons tant d'affaires, que nous n'avons pas le temps de nous tourner. On nous plaint à Paris, on croit que nous sommes au coin de notre feu à mourir d'ennui et à ne pas voir le jour: mais, ma fille, je me promène, je m'amuse; ces bois n'ont rien d'affreux; ce n'est pas d'être ici ou de n'être pas à Paris qu'il faut me plaindre. M. de Coulanges espère beaucoup d'une conversation que sa femme à eue avec M. de Louvois: s'ils avaient l'intendance de Lyon, conjointement avec le beau-père, ce serait un grand bonheur. Voilà le monde; ils ne travaillent que pour s'établir à cent lieues de Paris.
Vous me paraissez avoir bien envie d'aller à Grignan; c'est un grand tracas: mais vous recevrez mes conseils quand vous en serez revenue. Ces compliments pour ces deux hommes qui sont chez eux il y a plus d'un mois, m'ont fait rire. La longueur de nos réponses effraye, et fait bien comprendre l'horrible distance qui est entre nous: ah! ma fille, que je la sens, et qu'elle fait bien toute la tristesse de ma vie! Sans cela, ne serais-je point trop heureuse avec un joli garçon comme celui que j'ai? il vous dira lui-même s'il ne souffre pas d'être éloigné de vous: mais je l'attends, il n'est point encore arrivé; s'il se divertit, il est bien. Adieu, ma très-chère et très-aimable et très-parfaitement aimée. Parlez-moi de votre santé et de votre beau temps, tout cela me plaît. J'embrasse M. de Grignan, quand ce serait ce troisième jour de barbe épineuse et cruelle; on ne peut s'exposer de meilleure grâce.
152.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, le premier jour de l'an 1676.
Nous voici donc à l'année qui vient, comme disait M. de Montbazon: ma très-chère, je vous la souhaite heureuse; et si vous croyez que la continuation de mon amitié entre dans la composition de ce bonheur, vous pouvez y compter sûrement.
Voilà une lettre de d'Hacqueville, qui vous apprendra l'agréable succès de nos affaires de Provence; il surpasse de beaucoup mes espérances: vous aurez vu à quoi je me bornais par les lettres que je reçus il y a peu de jours, et que je vous envoyai. Voilà donc cette grande épine hors du pied, voilà cette caverne de larrons détruite; voilà l'ombre de M. de Marseille conjurée, voilà le crédit de la cabale évanoui, voilà l'insolence terrassée: j'en dirais d'ici à demain. Mais, au nom de Dieu, soyez modestes dans vos victoires: voyez ce que dit le bon d'Hacqueville, la politique et la générosité vous y obligent. Vous verrez aussi comme je trahis son secret pour vous, par le plaisir de vous faire voir le dessous des cartes, qu'il a dessein de vous cacher à vous-même: mais je ne veux point laisser équivoques dans votre cœur les sentiments que vous devez avoir pour l'ami et pour la belle-sœur[431], car il me paraît qu'ils ont fait encore au delà de ce qu'on m'en écrit, et; pour toute récompense, ils ne veulent aucun remercîment. Servez-les donc à leur mode, et jouissez en silence de leur véritable et solide amitié. Gardez-vous bien de lâcher le moindre mot qui puisse faire connaître au bon d'Hacqueville que je vous ai envoyé sa lettre; vous le connaissez, la rigueur de son exactitude ne comprendrait pas cette licence poétique: ainsi, ma fille, je me livre à vous, et vous conjure de ne me point brouiller avec un si bon et si admirable ami. Enfin, ma très-chère, je me mets entre vos mains; et, connaissant votre fidélité, je dormirai en repos; mais répondez-moi aussi de M. de Grignan; car ce ne serait pas une consolation pour moi que de voir courir mon secret par ce côté-là.
En voici encore un autre; voici le jour des secrets, comme la journée des dupes[432]. Le Frater est revenu de Rennes; il m'a rapporté une sotte chanson qui m'a fait rire: elle vous fera voir en vers une partie de ce que je vous dis l'autre jour en prose. Nous avions dans la tête un fort joli mariage, mais il n'est pas cuit: la belle n'a que quinze ans, et l'on veut qu'elle en ait davantage pour penser à la marier. Que dites-vous de l'habile personne dont nous vous parlions la dernière fois, et qui ne put du tout deviner quel jour c'est que le lendemain de la veille de Pâques? C'est un joli petit bouchon qui nous réjouit fort; cela n'aura vingt ans que dans six ans d'ici[433]. Je voudrais que vous l'eussiez vue le matin manger une beurrée longue comme d'ici à Pâques, et l'après-dînée croquer deux pommes vertes avec du pain bis. Sa naïveté et sa jolie petite figure nous délassent de la guinderie et de l'esprit fichu de mademoiselle du Plessis.
Mais parlons d'autre chose: ne vous a-t-on pas envoyé l'oraison funèbre de M. de Turenne? M. de Coulanges et le petit cardinal m'ont déjà ruinée en ports de lettres; mais j'aime bien cette dépense. Il me semble n'avoir jamais rien vu de si beau que cette pièce d'éloquence. On dit que l'abbé Fléchier[434] veut la surpasser, mais je l'en défie; il pourra parler d'un héros, mais ce ne sera pas de M. de Turenne, et voilà ce que M. de Tulle a fait divinement, à mon gré. La peinture de son cœur est un chef-d'œuvre; et cette droiture, cette naïveté, cette vérité dont il était pétri; enfin, ce caractère, comme il dit, également éloigné de la souplesse, de l'orgueil, et du faste de la modestie. Je vous avoue que j'en suis charmée; et si les critiques ne l'estiment plus depuis qu'elle est imprimée,
Ne me dites-vous rien des Essais de morale et du Traité de tenter Dieu, et de la Ressemblance de l'amour-propre et de la charité? C'est une belle conversation que celle que l'on fait de deux cents lieues loin. Nous faisons de cela pourtant tout ce qu'on en peut faire. Je vous envoie un billet de la jolie abbesse: voyez si elle se joue joliment; il n'en faut pas davantage pour voir l'agrément de son esprit. Adieu, ma très-aimable et très-chère, je vous recommande tous mes secrets; je vous embrasse très-tendrement, et suis à vous plus qu'à moi-même.
153.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 12 janvier 1676.
Vous pouvez remplir vos lettres de tout ce qu'il vous plaira, et croire que je les lis toujours avec un grand plaisir et une grande approbation: on ne peut pas mieux écrire, et l'amitié que j'ai pour vous ne contribue en rien à ce jugement.
Vous me ravissez d'aimer les Essais de morale, n'avais-je pas bien dit que c'était votre fait? Dès que j'eus commencé à les lire, je ne songeai plus qu'à vous les envoyer; vous savez que je suis communicative, et que je n'aime point à jouir d'un plaisir toute seule. Quand on aurait fait ce livre pour vous, il ne serait pas plus digne de vous plaire. Quel langage! quelle force dans l'arrangement des mots! on croit n'avoir lu de français qu'en ce livre[436]. Cette ressemblance de la charité avec l'amour-propre, et de la modestie héroïque de M. de Turenne et de M. le Prince avec l'humilité du christianisme.... Mais je m'arrête, il faudrait louer cet ouvrage depuis un bout jusqu'à l'autre, et ce serait une bizarre lettre. En un mot, je suis fort aise qu'il vous plaise, et j'en estime mon goût. Pour Josèphe, vous n'aimez pas sa vie; c'est assez que vous ayez approuvé ses actions et son histoire: n'avez-vous pas trouvé qu'il jouait d'un grand bonheur dans cette cave, où ils tiraient à qui se poignarderait le dernier?
Nous avons ri aux larmes de cette fille qui chanta tout haut dans l'église cette chanson déshonnête dont elle se confessait; rien au monde n'est plus nouveau ni plus plaisant: je trouve qu'elle avait raison; assurément le confesseur voulait entendre la chanson, puisqu'il ne se contentait pas de ce que la fille lui avait dit en s'accusant. Je vois d'ici le bon homme de confesseur pâmé de rire le premier de cette aventure. Nous vous mandons souvent des folies; mais nous ne pouvons payer celle-là. Je vous parle toujours de notre Bretagne, c'est pour vous donner la confiance de me parler de Provence; c'est un pays auquel je m'intéresse plus qu'à nul autre: le voyage que j'y ai fait m'empêche de pouvoir m'ennuyer de tout ce que vous me dites, parce que je connais tout et comprends tout le mieux du monde. Je n'ai pas oublié la beauté de vos hivers; nous en avons un admirable: je me promène tous les jours, et je fais quasi un nouveau parc autour de ces grandes places du bout du mail; j'y fais planter quatre rangs d'allées, ce sera une très-belle chose: tout cet endroit est uni et défriché.
Je partirai, malgré tous ces charmes, dans le mois de février; les affaires de l'abbé le pressent encore plus que les vôtres, c'est ce qui m'a empêchée de penser à offrir notre maison à mademoiselle de Méri: elle s'en plaint à bien du monde; je ne comprends point le sujet qu'elle en a. Le Bien bon est transporté de vos lettres; je lui montre souvent les choses qui lui conviennent: il vous remercie de tout ce que vous dites des Essais de morale; il en a été ravi. Nous avons toujours la petite personne; c'est un petit esprit vif et tout battant neuf, que nous prenons plaisir d'éclairer; elle est dans une parfaite ignorance; nous nous faisons un jeu de la défricher généralement sur tout: quatre mots de ce grand univers, des empires, des pays, des rois, des religions, des guerres, des astres, de la carte; ce chaos est plaisant à débrouiller grossièrement dans une petite tête, qui n'a jamais vu ni ville, ni rivière, et qui ne croyait pas que la terre entière allât plus loin que ce parc: elle nous réjouit: je lui ai dit aujourd'hui la prise de Wismar[437]; elle sait fort bien que nous en sommes fâchés, parce que le roi de Suède est notre allié. Enfin vous voyez l'extravagance de nos amusements. La princesse est ravie que sa fille[438] ait pris Wismar; c'est une vraie Danoise. Elle demande aussi que Monsieur et Madame lui envoient l'exemption entière des gens de guerre, de sorte que nous voilà tous sauvés.
Madame de la Fayette est fort reconnaissante de votre lettre; elle vous trouve très-honnête et très-obligeante: mais ne vous paraît-il pas plaisant que son beau-frère n'est point du tout mort, et qu'on ne sait point les vérités de Toulon à Aix? Sur les questions que vous faites au frater, je décide hardiment que celui qui est en colère, et qui le dit, est préférable au traditor qui cache son venin sous de belles et de douces apparences. Il y a une stance dans l'Arioste qui peint la fraude; ce serait bien mon affaire, mais je n'ai pas le temps de la chercher[439]. Le bon d'Hacqueville me parle encore du voyage de la Saint-Géran; et, pour me faire voir que ce voyage sera court, c'est, dit-il, qu'elle ne pourra recevoir qu'une de mes lettres à la Palisse. Voilà comme il traite une connaissance de huit jours: il n'en est pas moins bon pour les autres; mais cela est admirable. J'oubliais de vous dire que j'avais pensé, comme vous, aux diverses manières de peindre le cœur humain, les uns en blanc, et les autres en noir à noircir. Le mien est pour vous de la couleur que vous savez.
154.—DE M. DE SÉVIGNÉ, SOUS LA DICTÉE DE Mme DE SÉVIGNÉ, A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, lundi 3 février 1676.
Devinez ce que c'est, mon enfant, que la chose du monde qui vient le plus vite, et qui s'en va le plus lentement; qui vous fait approcher le plus près de la convalescence, et qui vous en retire le plus loin; qui vous fait toucher l'état du monde le plus agréable, et qui vous empêche le plus d'en jouir; qui vous donne les plus belles espérances, et qui en éloigne le plus l'effet: ne sauriez-vous le deviner? jetez-vous votre langue aux chiens? C'est un rhumatisme. Il y a vingt-trois jours que j'en suis malade; depuis le quatorze je suis sans fièvre et sans douleurs, et dans cet état bienheureux, croyant être en état de marcher, qui est tout ce que je souhaite, je me trouve enflée de tous côtés, les pieds, les jambes, les mains, les bras; et cette enflure, qui s'appelle ma guérison, et qui l'est effectivement, fait tout le sujet de mon impatience, et ferait celui de mon mérite, si j'étais bonne. Cependant je crois que voilà qui est fait, et que dans deux jours je pourrai marcher: Larmechin me le fait espérer, o che spero! Je reçois de partout des lettres de réjouissance sur ma bonne santé, et c'est avec raison. Je me suis purgée une fois de la poudre de M. de Lorme, qui m'a fait des merveilles; je m'en vais encore en reprendre; c'est le véritable remède pour toutes ces sortes de maux: on me promet, après cela, une santé éternelle; Dieu le veuille! Le premier pas que je ferai sera d'aller à Paris: je vous prie donc, ma chère enfant, de calmer vos inquiétudes; vous voyez que nous vous avons toujours écrit sincèrement. Avant que de fermer ce paquet, je demanderai à ma grosse main si elle veut bien que je vous écrive deux mots: je ne trouve pas qu'elle le veuille; peut-être qu'elle le voudra dans deux heures. Adieu, ma très-belle et très-aimable; je vous conjure tous de respecter, avec tremblement, ce qui s'appelle un rhumatisme; il me semble que présentement je n'ai rien de plus important à vous recommander. Voici le frater qui peste contre vous depuis huit jours, de vous être opposée, à Paris, au remède de M. de Lorme.
Monsieur de Sévigné.
Si ma mère s'était abandonnée au régime de ce bon homme, et qu'elle eût pris tous les mois de sa poudre, comme il le voulait, elle ne serait pas tombée dans cette maladie, qui ne vient que d'une réplétion épouvantable d'humeurs; mais c'était vouloir assassiner ma mère, que de lui conseiller d'en essayer une prise: cependant ce remède si terrible, qui fait trembler en le nommant, qui est composé avec de l'antimoine, qui est une espèce d'émétique, purge beaucoup plus doucement qu'un verre d'eau de fontaine, ne donne pas la moindre tranchée, pas la moindre douleur, et ne fait autre chose que de rendre la tête nette et légère, et capable de faire des vers, si on voulait s'y appliquer. Il ne fallait pourtant pas en prendre. Vous moquez-vous, mon frère, de vouloir faire prendre de l'antimoine à ma mère? Il ne faut seulement que du régime, et prendre un petit bouillon de séné tous les mois: voilà ce que vous disiez. Adieu, ma petite sœur: je suis en colère quand je songe que nous aurions pu éviter cette maladie avec ce remède, qui nous rend si vite la santé, quelque chose que l'impatience de ma mère lui fasse dire. Elle s'écrie: O mes enfants, que vous êtes fous de croire qu'une maladie se puisse déranger! Ne faut-il pas que la Providence de Dieu ait son cours? et pouvons-nous faire autre chose que de lui obéir? Voilà qui est fort chrétien; mais prenons toujours, à bon compte, de la poudre de M. de Lorme.
155.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 22 mars 1676.
Je me porte très-bien; mais pour mes mains, il n'y a ni rime ni raison: je me sers donc de la petite personne pour la dernière fois: c'est la plus aimable enfant du monde; je ne sais ce que j'aurais fait sans elle: elle me lit très-bien ce que je veux; elle écrit comme vous voyez; elle m'aime; elle est complaisante; elle sait me parler de madame de Grignan; enfin, je vous prie de l'aimer sur ma parole.
La petite personne.
Je serais trop heureuse, madame, si cela était: je crois que vous enviez bien le bonheur que j'ai d'être auprès de madame votre mère. Elle a voulu que j'aie écrit tout le bien de moi que vous voyez; j'en suis assez honteuse, et très-affligée en même temps de son départ.
Madame de Sévigné continue.
La petite fille a voulu discourir, et je reviens à vous, ma chère enfant, pour vous dire que, hormis mes mains dont je n'espère la guérison que quand il fera chaud, vous ne devez pas perdre encore l'idée que vous avez de moi: mon visage n'est point changé; mon esprit et mon humeur ne le sont guère; je suis maigre, et j'en suis bien aise; je marche, et je prends l'air avec plaisir; et si l'on me veille encore, c'est parce que je ne puis me tourner toute seule dans mon lit; mais je ne laisse pas de dormir. Je vous avoue bien que c'est une incommodité, et je la sens un peu. Mais enfin, ma fille, il faut souffrir ce qu'il plaît à Dieu, et trouver encore que je suis bien heureuse d'en être sortie; car vous savez quelle bête c'est qu'un rhumatisme? Quand à la question que vous me faites, je vous dirai le vers de Médée:
Je suis persuadée qu'ils sont faits; et l'on dit que je vais reprendre le fil de ma belle santé; je le souhaite pour l'amour de vous, ma très-chère, puisque vous l'aimez tant; je ne serai pas trop fâchée aussi de vous plaire en cette occasion. La bonne princesse est venue me voir aujourd'hui: elle m'a demandé si j'avais eu de vos nouvelles: j'aurais bien voulu lui présenter une réponse de votre part; l'oisiveté de la campagne rend attentive à ces sortes de choses; j'ai rougi de ma pensée, elle en a rougi aussi: je voudrais qu'à cause de l'amitié que vous avez pour moi, vous eussiez payé plus tôt cette dette. La princesse s'en va mercredi, à cause de la mort de M. de Valois: et moi, je pars mardi pour coucher à Laval. Je ne vous écrirai point mercredi, n'en soyez point en peine. Je vous écrirai de Malicorne, où je me reposerai deux jours. Je commence déjà à regretter mon petit secrétaire. Vous voilà assez bien instruite de ma santé; je vous conjure de n'en être plus en peine, et de songer à la vôtre. Vous qui prêchez si bien les autres, deviez-vous faire mal à vos petits yeux, à force d'écrire? La maladie de Montgobert en est cause, je lui souhaite une bonne santé, et je sens le chagrin que vous devez avoir de l'état où elle est. Je suis ravie que le petit enfant se porte bien: Villebrune dit qu'il vivra fort bien à huit mois, c'est-à-dire huit lunes passées.
Vous croyez que nous avons ici un mauvais temps: nous avons le temps de Provence; mais ce qui m'étonne, c'est que vous ayez le temps de Bretagne. Je jugeais que vous l'aviez cent fois plus beau, comme vous croyiez que nous l'avions cent fois plus vilain. J'ai bien profité de cette belle saison, dans la pensée que nous aurions l'hiver dans le mois d'avril et de mai, de sorte que c'est l'hiver que je m'en vais passer à Paris. Au reste, si vous m'aviez vue faire la malade et la délicate dans ma robe de chambre, dans ma grande chaise avec des oreillers, et coiffée de nuit, de bonne foi vous ne reconnaîtriez pas cette personne qui se coiffait en toupet, qui mettait son busc entre sa chair et sa chemise, et qui ne s'asseyait que sur la pointe des siéges pliants: voilà sur quoi je suis changée. J'oubliais de vous dire que notre oncle de Sévigné est mort[440]. Madame de la Fayette commence présentement à hériter de sa mère[441]. M. du Plessis-Guénégaud est mort aussi: vous savez ce qu'il vous faut faire à sa femme.
Corbinelli dit que je n'ai point d'esprit quand je dicte; et sur cela il ne m'écrit plus. Je crois qu'il a raison; je trouve mon style lâche; mais soyez plus généreuse, ma fille, et continuez à me consoler de vos aimables lettres. Je vous prie de compter les lunes pendant votre grossesse, si vous êtes accouchée un jour seulement sur la neuvième, le petit vivra; sinon n'attendez point un prodige. Je pars mardi, les chemins sont comme en été, mais nous avons une bise qui tue mes mains: il me faut du chaud, les sueurs ne font rien; je me porte très-bien du reste; et c'est une chose plaisante de voir une femme avec un très-bon visage, que l'on fait manger comme un enfant: on s'accoutume aux incommodités. Adieu, ma très-chère, continuez de m'aimer; je ne vous dis point de quelle manière vous possédez mon cœur, ni par combien de liens je suis attachée à vous. J'ai senti notre séparation pendant mon mal; je pensais souvent que ce m'eût été une grande consolation de vous avoir. J'ai donné ordre pour trouver de vos lettres à Malicorne. J'embrasse le comte, je le prie de m'embrasser. Je suis entièrement à vous, et le bon abbé aussi, qui compte et calcule depuis le matin jusqu'au soir, sans rien amasser, tant cette province a été dégraissée.
156.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, mercredi 8 avril 1676.
Je suis mortifiée et triste de ne pouvoir vous écrire tout ce que je voudrais; je commence à souffrir cet ennui avec impatience. Je me porte très-bien; le changement d'air me fait des miracles; mais mes mains ne veulent point encore prendre part à cette guérison. J'ai vu tous nos amis et amies. Je garde ma chambre, et je suivrai vos conseils; je mettrai désormais ma santé et mes promenades devant toutes choses. Le chevalier (de Grignan) cause fort bien avec moi jusqu'à onze heures; c'est un aimable garçon. J'ai obtenu de sa modestie de me parler de sa campagne, et nous avons repleuré M. de Turenne. Le maréchal de Lorges n'est-il point trop heureux? Les dignités, les grands biens et une très-jolie femme. On l'a élevée comme devant être un jour une grande dame. La fortune est jolie; mais je ne lui pardonne point les rudesses qu'elle a pour nous tous.
M. de Corbinelli.
J'arrive, madame, et je veux soulager cette main tremblotante; elle reprendra la plume quand il lui plaira: elle veut vous dire une folie de M. d'Armagnac. Il était question de la dispute des princes et des ducs pour la Cène; voici comme le roi l'a réglé: immédiatement après les princes du sang, M. de Vermandois a passé, et puis toutes les dames, et puis M. de Vendôme et quelques ducs; les autres ducs et les princes lorrains ayant eu la permission de s'en dispenser. Là-dessus, M. d'Armagnac ayant voulu reparler au roi sur cette disposition, le roi lui fit comprendre qu'il le voulait ainsi. M. d'Armagnac lui dit: Sire, le charbonnier est maître à sa maison. On a trouvé cela fort plaisant; nous le trouvons aussi, et vous le trouverez comme nous.
Madame de Sévigné.
Je n'aime point à avoir des secrétaires qui aient plus d'esprit que moi; ils font les entendus; je n'ose leur faire écrire toutes mes sottises; la petite fille m'était bien meilleure. J'ai toujours dessein d'aller à Bourbon; j'admire le plaisir qu'on prend à m'en détourner, sans savoir pourquoi, malgré l'avis de tous les médecins.
Je causais hier avec d'Hacqueville sur ce que vous me dites que vous viendrez m'y voir: je ne vous dis point si je le désire, ni combien je regrette ma vie; je me plains douloureusement de la passer sans vous. Il semble qu'on en ait une autre, où l'on réserve de se voir et de jouir de sa tendresse; et cependant c'est notre tout que notre présent, et nous le dissipons; et l'on trouve la mort: je suis touchée de cette pensée. Vous jugez bien que je ne désire donc que d'être avec vous; cependant nous trouvâmes qu'il fallait vous mander que vous prissiez un peu vos mesures chez vous. Si la dépense de ce voyage empêchait celui de cet hiver, je ne le voudrais pas, et j'aimerais mieux vous voir plus longtemps; car je n'espère point d'aller à Grignan, quelque envie que j'en aie: le bon abbé n'y veut point aller, il a mille affaires ici, et craint le climat. Or, je n'ai pas trouvé, dans mon traité de l'ingratitude, qu'il me fût permis de le quitter dans l'âge où il est; et comme je ne puis douter que cette séparation ne lui arrachât le cœur et l'âme, mes remords ne me donneraient aucun repos, s'il mourait dans cette absence: ce serait donc pour trois semaines que nous nous ôterions le moyen de nous voir plus longtemps. Démêlez cela dans votre esprit, et suivant vos desseins, et suivant vos affaires; mais songez qu'en quelque temps que ce soit, vous devez à mon amitié, et à l'état où j'ai été, la sensible consolation de vous voir. Si vous vouliez revenir ici avec moi de Bourbon, cela serait admirable; nous passerions notre automne ici ou à Livry; et cet hiver, M. de Grignan viendrait nous voir et vous reprendre. Voilà qui serait le plus aisé, le plus naturel, et le plus désirable pour moi; car enfin, vous devez me donner un peu de votre temps pour l'agrément et le soutien de ma vie. Rangez tout cela dans votre tête, ma chère enfant; il n'y a point de temps à perdre; je partirai pour Bourbon ou pour Vichy dans le mois qui vient.
Vous voulez que je vous parle de ma santé, elle est très-bonne, hormis mes mains et mes genoux, où je sens quelques douleurs. Je dors bien, je mange bien, mais avec retenue; on ne me veille plus; j'appelle, on me donne ce que je demande, on me tourne, et je m'endors. Je commence à manger de la main gauche; c'était une chose ridicule de me voir imboccar da i sergenti; et pour écrire, vous voyez où j'en suis maintenant[442]. On me dit mille biens de Vichy, et je crois que je l'aimerai mieux que Bourbon, par deux raisons: l'une, qu'on dit que madame de Montespan va à Bourbon; et l'autre, que Vichy est plus près de vous; en sorte que, si vous y veniez, vous auriez moins de peine, et que si le Bien bon changeait d'avis, nous serions plus près de Grignan. Enfin, ma très-chère, je reçois dans mon cœur la douce espérance de vous voir; c'est à vous à disposer de la manière, et surtout que ce ne soit pas pour quinze jours, car ce serait trop de peine et trop de regret pour si peu de temps. Vous vous moquez de Villebrune; il ne m'a pourtant rien conseillé que l'on ne me conseille ici. Je m'en vais faire suer mes mains; et pour l'équinoxe, si vous saviez l'émotion qui arrive quand ce grand mouvement se fait, vous reviendriez de vos erreurs. Le frater s'en ira bientôt à sa brigade, et de là à matines[443]. Il y a six jours que je suis dans ma chambre à faire l'entendue, à me reposer. Je reçois tout le monde; il m'est venu des Soubise, des Sully, à cause de vous. On ne parle point du tout d'envoyer M. de Vendôme en Provence. Il dit au roi, il y a huit jours: «Sire, j'espère qu'après la campagne Votre Majesté me permettra d'aller dans le gouvernement qu'elle m'a fait l'honneur de me donner. Monsieur, lui dit le roi, quand vous saurez bien gouverner vos affaires, je vous donnerai le soin des miennes.» Et cela finit tout court. Adieu, ma très-chère enfant; je reprends dix fois la plume; ne craignez point que je me fasse mal à la main.
157.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi 10 avril 1676.
Plus j'y pense, ma fille, et plus je trouve que je ne veux point vous voir pour quinze jours: si vous venez à Vichy ou à Bourbon, il faut que ce soit pour venir ici avec moi; nous y passerons le reste de l'été et l'automne; vous me gouvernerez, vous me consolerez; et M. de Grignan vous viendra voir cet hiver, et fera de vous à son tour tout ce qu'il trouvera à propos. Voilà comme on fait une visite à une mère que l'on aime, voilà le temps que l'on lui donne, voilà comme on la console d'avoir été bien malade, et d'avoir encore mille incommodités, et d'avoir perdu la jolie chimère de se croire immortelle[444]: elle commence présentement à se douter de quelque chose, et se trouve humiliée jusqu'au point d'imaginer qu'elle pourrait bien un jour passer dans la barque comme les autres, et que Caron ne fait point de grâce. Enfin, au lieu de ce voyage de Bretagne que vous aviez une si grande envie de faire, je vous propose et vous demande celui-ci.
Mon fils s'en va, j'en suis triste, et je sens cette séparation. On ne voit à Paris que des équipages qui partent: les cris sur la disette d'argent sont encore plus vifs qu'à l'ordinaire; mais il ne demeurera personne, non plus que les années passées. Le chevalier est parti sans vouloir me dire adieu; il m'a épargné un serrement de cœur, car je l'aime sincèrement. Vous voyez que mon écriture prend sa forme ordinaire: toute la guérison de ma main se renferme dans l'écriture; elle sait bien que je la quitterai volontiers du reste d'ici à quelque temps. Je ne puis rien porter; une cuiller me paraît la machine du monde, et je suis encore assujettie à toutes les dépendances les plus fâcheuses et les plus humiliantes que vous puissiez vous imaginer: mais je ne me plains de rien, puisque je vous écris. La duchesse de Sault me vient voir comme une de mes anciennes amies; je lui plais: elle vint la seconde fois avec madame de Brissac; quel contraste! il faudrait des volumes pour vous conter les propos de cette dernière: madame de Sault vous plairait et vous plaira. Je garde ma chambre très-fidèlement, et j'ai remis mes Pâques à dimanche, afin d'avoir dix jours entiers à me reposer. Madame de Coulanges apporte au coin de mon feu les restes de sa petite maladie: je lui portai hier mon mal de genou et mes pantoufles. On y envoya ceux qui me cherchaient; ce fut des Schomberg, des Senneterre, des Cœuvre, et mademoiselle de Méri, que je n'avais point encore vue. Elle est, à ce qu'on dit, très-bien logée; j'ai fort envie de la voir dans son château. Ma main veut se reposer, je lui dois bien cette complaisance pour celle qu'elle a pour moi.
Monsieur de Sévigné.
Je n'ai pas jugé à propos d'achever la parodie de ce couplet, parce que voilà toute mon histoire dite en trois vers. Vous ne sauriez croire la joie que j'ai de voir ma mère en l'état où elle est; je pense que vous serez aussi aise que je le suis quand vous la verrez à Bourbon, où je vous ordonne toujours de l'aller voir; vous pourrez fort bien revenir ici avec elle, en attendant que M. de Grignan vous rapporte votre lustre, et vous fasse reparaître comme la gala del pueblo, la flor del abril. Si vous suivez mon avis, vous serez bien plus heureuse que moi; vous verrez ma mère, sans avoir le chagrin d'être obligée de la quitter dans deux ou trois jours: c'est un chagrin pour moi qui est accompagné de plusieurs autres que vous devinez sans peine. Enfin, me revoilà guidon, guidon éternel, guidon à barbe grise: ce qui me console, c'est qu'on a beau dire, toutes choses de ce monde prennent fin, et qu'il n'y a pas d'apparence que celle-là seule soit exceptée de la loi générale. Adieu, ma belle petite sœur, souhaitez-moi un heureux voyage: je crains bien que l'âme intéressée de M. de Grignan ne vous en empêche; cependant je compte comme si tous deux vous aviez quelque envie de me revoir.
De madame de Sévigné.
Adieu, ma chère bonne; j'embrasse ce comte, et le conjure d'entrer dans mes intérêts et dans les sentiments de ma tendresse.
158.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, mercredi 15 avril 1676.
Je suis bien triste, ma mignonne; le pauvre petit compère vient de partir. Il a tellement les petites vertus qui font l'agrément de la société, que quand je ne le regretterais que comme mon voisin, j'en serais fâchée. Il m'a priée mille fois de vous embrasser, et de vous dire qu'il a oublié de vous parler de l'histoire de votre Protée, tantôt galérien, et tantôt capucin; elle l'a fort réjoui. Voilà Beaulieu[445], qui vient de le voir monter gaiement en carrosse avec Broglie et deux autres; il n'a point voulu le quitter qu'il ne l'ait vu pendu[446], comme madame de... pour son mari. On croit que le siége de Cambrai va se faire: c'est un si étrange morceau, qu'on croit que nous y avons de l'intelligence. Si nous perdons Philisbourg, il sera difficile que rien puisse réparer cette brèche, vederemo. Cependant l'on raisonne, et l'on fait des almanachs[447] que je finis par dire, l'étoile du roi sur tout. Enfin, le maréchal de Bellefonds a coupé le fil qui l'attachait encore ici; Sanguin a sa charge[448] pour cinq cent cinquante mille livres, un brevet de retenue de trois cent cinquante mille. Voilà un grand établissement, et un cordon bleu assuré. M. de Pomponne m'est venu voir très-cordialement; toutes vos amies ont fait des merveilles. Je ne sors point, il fait un vent qui empêche la guérison de mes mains; elles écrivent pourtant mieux, comme vous voyez. Je me tourne la nuit sur le côté gauche; je mange de la main gauche. Voilà bien du gauche. Mon visage n'est quasi pas changé; vous trouveriez fort aisément que vous avez vu ce chien de visage-là quelque part: c'est que je n'ai point été saignée, et que je n'ai qu'à me guérir de mon mal, et non pas des remèdes.
J'irai à Vichy; on me dégoûte de Bourbon, à cause de l'air. La maréchale d'Estrées veut que j'aille à Vichy: c'est un pays délicieux. Je vous ai mandé sur cela tout ce que j'ai pensé: ou venir ici avec moi, ou rien; car quinze jours ne feraient que troubler mes maux, par la vue de la séparation; ce serait une peine et une dépense ridicule. Vous savez comme mon cœur est pour vous, et si j'aime à vous voir; c'est à vous à prendre vos mesures. Je voudrais que vous eussiez déjà conclu le marché de votre terre, puisque cela vous est bon. M. de Pomponne me dit qu'il venait d'en faire un marquisat; je l'ai prié de vous faire ducs; il m'assura de sa diligence à dresser les lettres, et même de la joie qu'il en aurait: voilà déjà une assez grande avance. Je suis ravie de la santé des Pichons; le petit petit, c'est-à-dire, le gros gros est un enfant admirable; je l'aime trop d'avoir voulu vivre contre vent et marée. Je ne puis oublier la petite[449]; je crois que vous réglerez de la mettre à Sainte Marie, selon les résolutions que vous prendrez pour cet été; c'est cela qui décide. Vous me paraissez bien pleinement satisfaite des dévotions de la semaine sainte et du jubilé: vous avez été en retraite dans votre château. Pour moi, ma chère, je n'ai rien senti que par mes pensées, nul objet n'a frappé mes sens, et j'ai mangé de la viande jusqu'au vendredi saint: j'avais seulement la consolation d'être fort loin de toute occasion de pécher. J'ai dit à la Mousse votre souvenir; il vous conseille de faire vos choux gras vous-même de cet homme à qui vous trouvez de l'esprit. Adieu, ma chère enfant.
159.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, mercredi 29 avril 1676.
Il faut commencer par vous dire que Condé fut pris d'assaut la nuit de samedi à dimanche. D'abord cette nouvelle fait battre le cœur; on croit avoir acheté cette victoire; point du tout, ma belle, elle ne nous coûte que quelques soldats, et pas un homme qui ait un nom. Voilà ce qui s'appelle un bonheur complet. Larrei, fils de M. Laîné qui fut tué en Candie, ou son frère, est blessé assez considérablement. Vous voyez comme on se passe bien de vieux héros.
Madame de Brinvilliers[450] n'est pas si aise que moi; elle est en prison, elle se défend assez bien; elle demanda hier à jouer au piquet, parce qu'elle s'ennuyait. On a trouvé sa confession; elle nous apprend qu'à sept ans elle avait cessé d'être fille; qu'elle avait continué sur le même ton; qu'elle avait empoisonné son père, ses frères, un de ses enfants, et elle-même; mais ce n'était que pour essayer d'un contre-poison: Médée n'en avait pas tant fait. Elle a reconnu que cette confession est de son écriture; c'est une grande sottise; mais qu'elle avait la fièvre chaude quand elle l'avait écrite; que c'était une frénésie, une extravagance, qui ne pouvait pas être lue sérieusement.
La reine a été deux fois aux Carmélites avec Quanto; cette dernière se mit à la tête de faire une loterie, elle se fit apporter tout ce qui peut convenir à des religieuses; cela fit un grand jeu dans la communauté. Elle causa fort avec sœur Louise de la Miséricorde (madame de la Vallière); elle lui demanda si tout de bon elle était aussi aise qu'on le disait. Non, répondit-elle, je ne suis point aise, mais je suis contente. Quanto lui parla fort du frère de Monsieur, et si elle voulait lui mander quelque chose, et ce qu'elle dirait pour elle. L'autre, d'un ton et d'un air tout aimable, et peut-être piquée de ce style: Tout ce que vous voudrez, madame, tout ce que vous voudrez. Mettez dans cela toute la grâce, tout l'esprit et toute la modestie que vous pourrez imaginer. Quanto voulut ensuite manger; elle donna une pièce de quatre pistoles pour acheter ce qu'il fallait pour une sauce qu'elle fit elle-même, et qu'elle mangea avec un appétit admirable: je vous dis le fait sans aucune paraphrase. Quand je pense à une certaine lettre que vous m'écrivîtes l'été passé sur M. de Vivonne, je prends pour une satire tout ce que je vous envoie. Voyez un peu où peut aller la folie d'un homme qui se croirait digne de ces hyperboliques louanges.
160.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, dimanche au soir 10 mai 1676.
Je pars demain à la pointe du jour, et je donne ce soir à souper à madame de Coulanges, son mari, madame de la Troche, M. de la Trousse, mademoiselle de Montgeron et Corbinelli, qui viendront me dire adieu en mangeant une tourte de pigeons. La bonne d'Escars part avec moi; et comme le Bien bon a vu qu'il pouvait mettre ma santé entre ses mains, il a pris le parti d'épargner la fatigue de ce voyage, et de m'attendre ici, où il a mille affaires; il m'y attendra avec impatience; car je vous assure que cette séparation, quoique petite, lui coûte beaucoup, et je crains pour sa santé; les serrements de cœur ne sont pas bons, quand on est vieux. Je ferai mon devoir pour le retour, puisque c'est la seule occasion dans ma vie où je puisse lui témoigner mon amitié, en lui sacrifiant jusqu'à la pensée seulement d'aller à Grignan. Voilà précisément l'un des cas où l'on fait céder ses plus tendres sentiments à la reconnaissance.
Il vous reviendra cinq ou six cents pistoles de la succession de notre oncle de Sévigné[451], que je voudrais que vous eussiez tout prêts pour cet hiver. Je ne comprends que trop les embarras que vous pouvez trouver par les dépenses que vous êtes obligés de faire; et je ne pousse rien sur le voyage de Paris, persuadée que vous m'aimez assez, et que vous souhaitez assez de me voir, pour y faire au monde tout ce que vous pourrez. Vous connaissez d'ailleurs tous mes sentiments sur votre sujet, et combien la vie me paraît triste sans voir une personne que j'aime si tendrement. Ce sera une chose fâcheuse si M. de Grignan est obligé de passer l'été à Aix, et une grande dépense, de la manière dont on m'a parlé, ne fût-ce qu'à cause du jeu, qui fait un article de la vôtre assez considérable. J'admire la fortune; c'est le jeu qui soutient M. de la Trousse. Vous avez donc cru être obligée de vous faire saigner; la petite main tremblante de votre chirurgien me fait trembler. M. le Prince disait une fois à un nouveau chirurgien: «Ne tremblez-vous point de me saigner? Pardi, monseigneur, c'est à vous de trembler;» il disait vrai. Vous voilà donc bien revenue du café: mademoiselle de Méri l'a aussi chassé de chez elle assez honteusement: après de telles disgrâces, peut-on compter sur la fortune? Je suis persuadée que ce qui échauffe est plus sujet à ces sortes de revers que ce qui rafraîchit: il en faut toujours revenir là; et afin que vous le sachiez, toutes mes sérosités viennent si droit de la chaleur de mes entrailles, qu'après que Vichy les aura consumées, on va me rafraîchir, plus que jamais, par des eaux, par des fruits, et par tous mes lavages que vous connaissez. Prenez ce régime plutôt que de vous brûler, et conservez votre santé d'une manière que ce ne soit point par là que vous puissiez être empêchée de venir me voir. Je vous demande cette conduite pour l'amour de votre vie, et pour que rien ne traverse la satisfaction de la mienne.
Je vais me coucher, ma fille, voilà ma petite compagnie qui vient de partir. Mesdames de Pomponne, de Vins, de Villars et de Saint-Géran ont été ici; j'ai tout embrassé pour vous. Madame de Villars a fort ri de ce que vous lui mandez: j'ai un mot à lui dire; cela ne se peut payer. Je pars demain à cinq heures; je vous écrirai de tous les lieux où je passerai. Je vous embrasse de tout mon cœur: je suis fâchée que l'on ait profané cette façon de parler; sans cela, elle serait digne d'expliquer de quelle façon je vous aime.
161.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Vichy, mardi 19 mai 1676.
Je commence aujourd'hui à vous écrire; ma lettre partira quand elle pourra; je veux causer avec vous. J'arrivai ici hier au soir. Madame de Brissac avec le chanoine[452], madame de Saint-Hérem et deux ou trois autres me vinrent recevoir au bord de la jolie rivière d'Allier: je crois que si on y regardait bien, on y trouverait encore des bergers de l'Astrée. M. de Saint-Hérem, M. de la Fayette, l'abbé Dorat, Planci, et d'autres encore, suivaient dans un second carrosse, ou à cheval. Je fus reçue avec une grande joie. Madame de Brissac me mena souper chez elle; je crois avoir déjà vu que le chanoine en a jusque-là de la duchesse: vous voyez bien où je mets la main. Je me suis reposée aujourd'hui, et demain je commencerai à boire. M. de Saint-Hérem m'est venu prendre ce matin pour la messe, et pour dîner chez lui. Madame de Brissac y est venue, on a joué: pour moi, je ne saurais me fatiguer à mêler des cartes. Nous nous sommes promenés ce soir dans les plus beaux endroits du monde; et à sept heures la poule mouillée vient manger son poulet, et causer un peu avec sa chère enfant: on vous en aime mieux quand on en voit d'autres. J'ai bien pensé à cette dévotion que l'on avait ébauchée avec M. de la Vergne; j'ai cru voir tantôt des restes de cette fabuleuse conversion; ce que vous m'en disiez l'autre jour est à imprimer. Je suis fort aise de n'avoir point ici mon Bien bon; il y eût fait un mauvais personnage: quand on ne boit pas, on s'ennuie; c'est une billebaude[453] qui n'est pas agréable, et moins pour lui que pour un autre.
On a mandé ici que Bouchain était pris aussi heureusement que Condé; et qu'encore que le prince d'Orange eût fait mine d'en vouloir découdre, on est fort persuadé qu'il n'en fera rien: cela donne quelque repos. La bonne Saint-Géran m'a envoyé un compliment de la Palisse. J'ai prié qu'on ne me parlât plus du peu de chemin qu'il y a d'ici à Lyon; cela me fait de la peine; et comme je ne veux point mettre ma vertu à l'épreuve la plus dangereuse où elle puisse être, je ne veux point recevoir cette pensée, quelque chose que mon cœur, malgré cette résolution, me fasse sentir. J'attends ici de vos lettres avec bien de l'impatience; et pour vous écrire, ma chère enfant, c'est mon unique plaisir, quand je suis loin de vous; et si les médecins, dont je me moque extrêmement, me défendaient de vous écrire, je leur défendrais de manger et de respirer, pour voir comme ils se trouveraient de ce régime. Mandez-moi des nouvelles de ma petite, et si elle s'accoutume à son couvent; mandez-moi bien des vôtres et de celles de M. de la Garde: dites-moi s'il ne reviendra point cet hiver à Paris. Je ne puis vous dissimuler que je serais sensiblement affligée, si, par ces malheurs et ces impossibilités qui peuvent arriver, j'étais privée de vous voir. Le mot de peste, que vous nommez dans votre lettre, me fait frémir: je la craindrais fort de Provence. Je prie Dieu, ma fille, qu'il détourne ce fléau d'un lieu où il vous a mise. Quelle douleur que nous passions notre vie si loin l'une de l'autre, quand notre amitié nous en approche si tendrement!
162.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Mercredi 20 mai.
J'ai donc pris des eaux ce matin, ma très-chère; ah, qu'elles sont mauvaises! J'ai été prendre le chanoine, qui ne loge point avec madame de Brissac. On va à six heures à la fontaine: tout le monde s'y trouve, on boit, et l'on fait une fort vilaine mine; car imaginez-vous qu'elles sont bouillantes, et d'un goût de salpêtre fort désagréable. On tourne, on va, on vient, on se promène, on entend la messe, on rend ses eaux, on parle confidemment de la manière dont on les rend: il n'est question que de cela jusqu'à midi. Enfin, on dîne; après dîner, on va chez quelqu'un: c'était aujourd'hui chez moi. Madame de Brissac a joué à l'ombre avec Saint-Hérem et Planci; le chanoine et moi, nous lisions l'Arioste; elle a l'italien dans la tête, elle me trouve bonne. Il est venu des demoiselles du pays avec une flûte, qui ont dansé la bourrée dans la perfection. C'est ici où les Bohémiennes poussent leurs agréments; elles font des dégognades, où les curés trouvent un peu à redire: mais enfin, à cinq heures, on va se promener dans des pays délicieux; à sept heures, on soupe légèrement, on se couche à dix. Vous en savez présentement autant que moi. Je me suis assez bien trouvée de mes eaux, j'en ai bu douze verres; elles m'ont un peu purgée, c'est tout ce qu'on désire. Je prendrai la douche dans quelques jours. Je vous écrirai tous les soirs; ce m'est une consolation, et ma lettre partira quand il plaira à un petit messager qui apporte les lettres, et qui veut partir un quart d'heure après: la mienne sera toujours prête. L'abbé Bayard vient d'arriver de sa jolie maison, pour me voir: c'est le druide Adamas[454] de cette contrée.
163.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Jeudi 21 mai.
Notre petit messager crotté vient d'arriver; il ne m'a point apporté de vos lettres; j'en ai eu de M. de Coulanges, du bon d'Hacqueville, et de la princesse (de Tarente) qui est à Bourbon. On lui a permis de faire sa cour[455] seulement un petit quart d'heure; elle avancera bien là ses affaires; elle m'y souhaite, et moi je me trouve bien ici. Mes eaux m'ont fait encore aujourd'hui beaucoup de bien; il n'y a que la douche que je crains. Madame de Brissac avait aujourd'hui la colique; elle était au lit, belle, et coiffée à coiffer tout le monde: je voudrais que vous eussiez vu l'usage qu'elle faisait de ses douleurs, et de ses yeux, et des cris, et des bras, et des mains qui traînaient sur sa couverture, et les situations, et la compassion qu'elle voulait qu'on eût: chamarrée de tendresse et d'admiration, je regardais cette pièce, et je la trouvais si belle, que mon attention a dû paraître un saisissement dont je crois qu'on me saura fort bon gré; et songez que c'était pour l'abbé Bayard, Saint-Hérem, Montjeu et Planci, que la scène était ouverte. En vérité, vous êtes une vraie pitaude, quand je pense avec quelle simplicité vous êtes malade; le repos que vous donnez à votre joli visage; et enfin quelle différence! Cela me paraît plaisant. Au reste, je mange mon petit potage de la main gauche, c'est une nouveauté. On me mande toutes les prospérités de Bouchain, et que le roi revient incessamment: il ne sera pas seul par les chemins. Vous me parliez l'autre jour de M. Courtin; il est parti pour l'Angleterre. Il me paraît qu'il n'est resté d'autre emploi à son camarade[456] que d'adorer la belle que vous savez, sans envieux et sans rivaux. Je vous embrasse assurément de tout mon cœur, et souhaite fort de vos nouvelles. Bonsoir, comte; ne me l'amènerez-vous point cet hiver? voulez-vous que je meure sans la voir?
164.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Vichy, dimanche 24 mai 1676.
Je suis ravie, en vérité, quand je reçois de vos lettres, ma chère enfant; elles sont si aimables, que je ne puis me résoudre à jouir toute seule du plaisir de les lire; mais ne craignez rien, je ne fais rien de ridicule; j'en fais voir une petite ligne à Bayard, une autre au chanoine. Ah! que ce serait bien votre fait que ce chanoine (madame de Longueval)! et en vérité on est charmé de votre manière d'écrire. Je ne fais voir que ce qui convient; et vous croyez bien que je me rends maîtresse de la lettre, pour qu'on ne lise pas sur mon épaule ce que je ne veux pas qui soit vu.
Je vous ai écrit plusieurs fois, et sur les chemins, et ici. Vous aurez vu tout ce que je fais, tout ce que je dis; tout ce que je pense, et même la conformité de nos pensées sur le mariage de M. de la Garde. J'admire comme notre esprit est véritablement la dupe de notre cœur, et les raisons que nous trouvons pour appuyer nos changements. Celui de M. le coadjuteur me paraît admirable, mais la manière dont vous le dites l'est encore plus; quand vous lui demandez des nouvelles du lundi, vous paraissez bien persuadée de sa fragilité. Je suis fort aise qu'il ait conservé sa gaieté et son visage de jubilation. J'ai toujours envie de rire quand vous me parlez du bonhomme du Parc; je ne trouve rien de si plaisant que de le voir seul persuadé qu'il fait des miracles: je suis bien de votre avis, que le plus grand de tous serait de vous le persuader. Je suis fort aise que ma petite soit gaie et contente; c'était la tristesse de son petit cœur qui me faisait de la peine. Il est vrai que le voyage d'ici à Grignan n'est rien; j'en détourne ma pensée avec soin, parce qu'elle me fait mal: mais vous ne me ferez pas croire, ma belle, que celui de Grignan à Lyon soit peu considérable; il est tout des plus rudes, et je serais très-fâchée que vous le fissiez pour retourner sur vos pas: je ne change point d'avis là-dessus. Si vous étiez de ces personnes qu'on enlève et qu'on dérange, et qui se laissent entraîner, j'aurais espéré de vous emmener avec moi malgré vous; mais vous êtes d'un caractère dont on ne peut se promettre de pareilles complaisances. Je connais vos tons et vos résolutions; et cela étant ainsi, j'aime bien mieux que vous gardiez toute votre amitié et tout votre argent, pour venir cet hiver me donner la joie et la consolation de vous embrasser. Je vous promets seulement une chose, c'est que si je tombais malade ici (ce que je ne crois pas du tout assurément), je vous prierais d'y venir en diligence: mais, ma chère, je me porte fort bien; je bois tous les matins, je suis un peu comme Nouveau[457], qui demandait: Ai-je bien du plaisir? Je demande aussi: Rends-je bien mes eaux? la quantité, la qualité, tout va-t-il bien? On m'assure que ce sont des merveilles, et je le crois, et même je le sens; car, à mes mains et à mes genoux près, qui ne sont point guéris, parce que je n'ai encore pris ni le bain ni la douche, je me porte tout aussi bien que j'aie jamais fait.
La beauté des promenades est au-dessus de ce que je puis vous en dire; cela seul me redonnerait la santé. On est tout le jour ensemble. Madame de Brissac et le chanoine dînent ici fort familièrement: comme on ne mange que des viandes simples, on ne fait nulle façon de donner à manger. Vous aurez vu, par ce que je vous mandai avant-hier, combien je suis prête à aimer quelqu'un plus que vous. Après la pièce admirable de la colique, on nous a donné d'une convalescence pleine de langueur, qui est en vérité fort bien accommodée au théâtre: il faudrait des volumes pour dire tout ce que je découvre dans ce chef-d'œuvre des cieux. Je passe légèrement sur bien des choses, pour ne point trop écrire.
Vous me parlez fort plaisamment de ce saint qui vous est tombé à Aix, et qu'on épouille à tout moment; il faudrait avoir à point nommé son reliquaire; ces poux, que vous appelez des reliques vivantes, m'ont choquée; car, comme on m'a toujours appelée de ce nom à Sainte-Marie[458], je me suis vue en même temps comme votre M. Ribon. On m'accable ici de présents; c'est la mode du pays, où, d'ailleurs, la vie ne coûte rien du tout: enfin, trois sous deux poulets, et tout à proportion. Il y a trois hommes qui ne sont occupés que de me rendre service, Bayard, Saint-Hérem, et la Fayette; comme je vous fais souvent payer pour moi, n'oubliez pas de m'écrire quelque mot qui les regarde. Adieu, mon ange, aimez-moi bien toujours; je vous assure que vous n'aimez pas une ingrate.
165.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Vichy, jeudi 28 mai 1676.
Je reçois deux de vos lettres: l'une me vient du côté de Paris, et l'autre de Lyon. Vous êtes privée d'un grand plaisir, de ne faire jamais de pareilles lectures: je ne sais où vous prenez tout ce que vous dites; mais cela est d'un agrément et d'une justesse à quoi l'on ne s'accoutume point. Vous avez raison de croire que j'écris sans effort, et que mes mains se portent mieux: elles ne se ferment point encore, et le dedans des mains est fort enflé, et les doigts aussi. Cela me fait trembler, et me fait, de la plus méchante grâce du monde, dans le bon air des bras et des mains: mais je tiens très-bien une plume, et c'est ce qui me fait prendre patience. J'ai commencé aujourd'hui la douche; c'est une assez bonne répétition du purgatoire. On est toute nue dans un petit lieu souterrain, où l'on trouve un tuyau de cette eau chaude, qu'une femme vous fait aller où vous voulez. Cet état, où l'on conserve à peine une feuille de figuier pour tout habillement, est une chose assez humiliante. J'avais voulu mes deux femmes de chambre, pour voir encore quelqu'un de connaissance. Derrière un rideau se met quelqu'un qui vous soutient le courage pendant une demi-heure; c'était pour moi un médecin de Gannet[459], que madame de Noailles a mené à toutes ses eaux, qu'elle aime fort, qui est un fort honnête garçon, point charlatan ni préoccupé de rien, qu'elle m'a envoyé par pure et bonne amitié. Je le retiens, m'en dût-il coûter mon bonnet; car ceux d'ici me sont entièrement insupportables, et cet homme m'amuse. Il ne ressemble point à un vilain médecin, il ne ressemble point à celui de Chelles; il a de l'esprit, de l'honnêteté; il connaît le monde; enfin j'en suis contente. Il me parlait donc pendant que j'étais au supplice. Représentez-vous un jet d'eau contre quelqu'une de vos pauvres parties, toute la plus bouillante que vous puissiez vous imaginer. On met d'abord l'alarme partout, pour mettre en mouvement tous les esprits; et puis on s'attache aux jointures qui ont été affligées: mais quand on vient à la nuque du cou, c'est une sorte de feu et de surprise qui ne se peut comprendre; c'est là cependant le nœud de l'affaire. Il faut tout souffrir, et l'on souffre tout, et l'on n'est point brûlée, et l'on se met ensuite dans un lit chaud, où on sue abondamment, et voilà ce qui guérit. Voici encore où mon médecin est bon; car au lieu de m'abandonner à deux heures d'un ennui qui ne peut se séparer de la sueur, je le fais lire, et cela me divertit. Enfin je ferai cette vie sept ou huit jours, pendant lesquels je croyais boire; mais on ne veut pas, ce serait trop de choses; de sorte que c'est une petite allonge à mon voyage. C'est principalement pour finir cet adieu, et faire une dernière lessive, que l'on m'a envoyée ici, et je trouve qu'il y a de la raison: c'est comme si je renouvelais un bail de vie et de santé; et si je puis vous revoir, ma chère, et vous embrasser encore d'un cœur comblé de tendresse et de joie, vous pourrez peut-être encore m'appeler votre bellissima madre, et je ne renoncerai pas à la qualité de mère beauté, dont M. de Coulanges m'a honorée. Enfin, ma chère enfant, il dépendra de vous de me ressusciter de cette manière. Je ne vous dis point que votre absence ait causé mon mal; au contraire, il paraît que je n'ai pas assez pleuré, puisqu'il me reste tant d'eau; mais il est vrai que de passer ma vie sans vous voir, y jette une tristesse et une amertume à quoi je ne puis m'accoutumer.
J'ai senti douloureusement le 24 de ce mois[460]; je l'ai marqué, ma très-chère, par un souvenir trop tendre; ces jours-là ne s'oublient pas facilement; mais il y aurait bien de la cruauté à prendre ce prétexte pour ne vouloir plus me voir, et à me refuser la satisfaction d'être avec vous, pour m'épargner le déplaisir d'un adieu. Je vous conjure, ma fille, de raisonner d'une autre manière; et de trouver bon que d'Hacqueville et moi nous ménagions si bien le temps de votre congé que vous puissiez, être à Grignan assez longtemps, et en avoir encore pour revenir. Quelle obligation ne vous aurai-je point, si vous songez à me redonner dans l'été qui vient ce que vous m'avez refusé dans celui-ci! Il est vrai que de vous voir pour quinze jours m'a paru une peine, et pour vous et pour moi; et j'ai trouvé plus raisonnable de vous laisser garder toutes vos forces pour cet hiver, puisqu'il est certain que la dépense de Provence étant supprimée, vous n'en faites pas plus à Paris: si, au lieu de tant philosopher, vous m'eussiez, franchement et de bonne grâce, donné le temps que je vous demandais, c'eût été une marque de votre amitié très-bien placée; mais je n'insiste sur rien, car vous savez vos affaires, et je comprends qu'elles peuvent avoir besoin de votre présence. Voilà comme j'ai raisonné, mais sans quitter en aucune manière du monde l'espérance de vous voir; car je vous avoue que je la sens nécessaire à la conservation de ma santé et de ma vie. Parlez-moi du Pichon[461], est-il encore timide? N'avez-vous point compris ce que je vous ai mandé là-dessus? Le mien n'était point à Bouchain; il a été spectateur des deux armées rangées si longtemps en bataille. Voilà la seconde fois qu'il n'y manque rien que la petite circonstance de se battre: mais comme deux procédés valent un combat, je crois que deux fois à la portée du mousquet valent une bataille. Quoi qu'il en soit, l'espérance de revoir le pauvre baron gai et gaillard m'a bien épargné de la tristesse. C'est un grand bonheur que le prince d'Orange n'ait point été touché du plaisir et de l'honneur d'être vaincu par un héros comme le nôtre. On vous aura mandé comme nos guerriers, amis et ennemis, se sont vus galamment nell'uno, nell'altro campo, et se sont fait des présents.
On me mande que le maréchal de Rochefort est très-bien mort à Nancy, sans être tué que de la fièvre double tierce. N'est-il pas vrai que les petits ramoneurs sont jolis[462]? On était bien las des Amours. Si vous avez encore mesdames de Buous, je vous prie de leur faire mes compliments, et surtout à la mère; les mères se doivent cette préférence. Madame de Brissac s'en va bientôt; elle me fit l'autre jour de grandes plaintes de votre froideur pour elle, et que vous aviez négligé son cœur et son inclination, qui la portaient à vous. Nous demeurerons ici, la bonne d'Escars et moi, pour achever nos remèdes. Dites-lui toujours quelque chose; vous ne sauriez comprendre les soins qu'elle a de moi. Je ne vous ai point dit combien vous êtes célébrée ici, et par le bon Saint-Hérem, et par Bayard, et par mesdames de Brissac et de Longueval.
On me fait prendre tous les jours de l'eau de poulet; il n'y a rien de plus simple ni de plus rafraîchissant: je voudrais que vous en prissiez, pour vous empêcher de brûler à Grignan. Vous me dites de plaisantes choses sur le beau médecin de Chelles. Le conte des deux grands coups d'épée pour affaiblir son homme est fort bien appliqué. Je suis toujours en peine de la santé de notre cardinal; il s'est épuisé à lire: eh! mon Dieu, n'avait-il pas tout lu? Je suis ravie, ma fille, quand vous parlez avec confiance de l'amitié que j'ai pour vous; je vous assure que vous ne sauriez trop croire combien vous faites toute la joie, tout le plaisir et toute la tristesse de ma vie, ni enfin tout ce que vous m'êtes.
166.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Vichy, lundi au soir 1er juin 1676.
Allez vous promener, madame la comtesse, de venir me proposer de ne vous point écrire; apprenez que c'est ma joie, et le plus grand plaisir que j'aie ici. Voilà un plaisant régime que vous me proposez! laissez-moi conduire cette envie en toute liberté, puisque je suis si contrainte sur les autres choses que je voudrais faire pour vous; et ne vous avisez pas de rien retrancher de vos lettres; je prends mon temps; la manière dont vous vous intéressez à ma santé m'empêche bien de vouloir y faire la moindre altération. Vos réflexions sur les sacrifices que l'on fait à la raison sont fort justes dans l'état où nous sommes: il est bien vrai que le seul amour de Dieu peut nous rendre heureux en ce monde et en l'autre; il y a très-longtemps qu'on le dit: mais vous y avez donné un tour qui m'a frappée.
C'est un beau sujet de méditation que la mort d'un maréchal de Rochefort: un ambitieux dont l'ambition est satisfaite, mourir à quarante ans! c'est quelque chose de bien déplorable. Il a prié, en mourant, la comtesse de Guiche[463] de venir reprendre sa femme à Nancy, et lui laisse le soin de la consoler. Je trouve qu'elle perd par tant de côtés, que je ne crois pas que ce soit une chose aisée. Voilà une lettre de madame de la Fayette, qui vous divertira. Madame de Brissac était venue ici pour une certaine colique; elle ne s'en est pas bien trouvée: elle est partie aujourd'hui de chez Bayard, après y avoir brillé, et dansé, et fricassé chair et poisson. Le chanoine (madame de Longueval) m'a écrit; il me semble que j'avais échauffé sa froideur par la mienne; je la connais, et le moyen de lui plaire, c'est de ne lui rien demander. Madame de Brissac et elle forment le plus bel assortiment de feu et d'eau que j'aie jamais vu. Je voudrais voir cette duchesse faire main-basse dans votre place des Prêcheurs[464], sans aucune considération de qualité ni d'âge; cela passe tout ce que l'on peut croire. Vous êtes une plaisante idole; sachez qu'elle trouverait fort bien à vivre où vous mourriez de faim.
Mais parlons de la charmante douche; je vous en ai fait la description: j'en suis à la quatrième; j'irai jusqu'à huit. Mes sueurs sont si extrêmes, que je perce jusqu'à mes matelas: je pense que c'est toute l'eau que j'ai bue depuis que je suis au monde. Quand on entre dans ce lit, il est vrai qu'on n'en peut plus; la tête et tout le corps sont en mouvement, tous les esprits en campagne, des battements partout. Je suis une heure sans ouvrir la bouche, pendant laquelle la sueur commence, et continue deux heures durant; et, de peur de m'impatienter, je fais lire mon médecin, qui me plaît: il vous plairait aussi. Je lui mets dans la tête d'apprendre la philosophie de votre père Descartes; je ramasse des mots que je vous ai ouï dire. Il sait vivre, il n'est point charlatan; il traite la médecine en galant homme; enfin il m'amuse. Je vais être seule, et j'en suis fort aise: pourvu qu'on ne m'ôte pas le pays charmant, la rivière d'Allier, mille petits bois, des ruisseaux, des prairies, des moutons, des chèvres, des paysannes qui dansent la bourrée dans les champs, je consens de dire adieu à tout le reste; le pays seul me guérirait. Les sueurs qui affaiblissent tout le monde me donnent de la force, et me font voir que ma faiblesse venait des superfluités que j'avais encore dans le corps. Mes genoux se portent bien mieux: mes mains ne veulent pas encore, mais elles le voudront avec le temps. Je boirai encore huit jours, du jour de la Fête-Dieu, et puis je penserai avec douleur à m'éloigner de vous. Il est vrai que ce m'eût été une joie bien sensible de vous avoir ici uniquement à moi; vous y avez mis une clause de retourner chacun chez soi, qui m'a fait transir: n'en parlons plus, ma chère enfant, voilà qui est fait. Songez à faire vos efforts pour venir me voir cet hiver: en vérité, je crois que vous devez en avoir quelque envie, et que M. de Grignan doit souhaiter que vous me donniez cette satisfaction. J'ai à vous dire que vous faites tort à ces eaux de les croire noires: pour noires, non; pour chaudes, oui. Les Provençaux s'accommoderaient mal de cette boisson: mais qu'on mette une herbe ou une fleur dans cette eau bouillante, elle en sort aussi fraîche que lorsqu'on la cueille; et, au lieu de griller et de rendre la peau rude, cette eau la rend douce et unie: raisonnez là-dessus. Adieu, ma chère enfant; s'il faut, pour profiter des eaux, ne guère aimer sa fille, j'y renonce. Vous me mandez des choses trop aimables, et vous l'êtes trop aussi quand vous voulez. N'est-il pas vrai, M. le comte, que vous êtes heureux de l'avoir? et quel présent vous ai-je fait!
167.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Vichy, lundi 8 juin 1676.
Ne doutez pas, ma fille, que je ne sois touchée très-sensiblement de préférer quelque chose à vous qui m'êtes si chère: toute ma consolation, c'est que vous ne pouvez ignorer mes sentiments, et que vous verrez dans ma conduite un beau sujet de réfléchir, comme vous faisiez l'autre jour, touchant la préférence du devoir sur l'inclination. Mais je vous conjure, et M. de Grignan, de vouloir bien me consoler cet hiver de cette violence qui coûte si cher à mon cœur. Voilà donc ce qui s'appelle la vertu et la reconnaissance! je ne m'étonne pas si l'on trouve si peu de presse dans l'exercice de ces belles vertus. Je n'ose, en vérité, appuyer sur ces pensées; elles troublent entièrement la tranquillité qu'on ordonne en ce pays. Je vous conjure encore de vous tenir pour toute rangée chez moi, comme vous y étiez; et de croire encore que voilà précisément la chose que je souhaite le plus fortement. Vous êtes en peine de ma douche, ma très-chère; je l'ai prise huit matins, comme je vous l'ai mandé; elle m'a fait suer abondamment; c'est tout ce qu'on demande, et, bien loin de m'en trouver plus faible, je m'en trouve plus forte. Il est vrai que vous m'auriez été d'une grande consolation: je doute cependant que j'eusse voulu vous souffrir dans cette fumée: pour ma sueur, elle vous aurait fait un peu de pitié: mais enfin, je suis le prodige de Vichy, pour avoir soutenu la douche courageusement. Mes jarrets en sont guéris; si je fermais mes mains, il n'y paraîtrait plus. Pour les eaux, j'en prendrai jusqu'à samedi; c'est mon seizième jour; elles me purgent et me font beaucoup de bien.
Tout mon déplaisir, c'est que vous ne voyiez point danser les bourrées de ce pays; c'est la plus surprenante chose du monde; des paysans, des paysannes, une oreille aussi juste que vous, une légèreté, une disposition... enfin, j'en suis folle. Je donne tous les soirs un violon avec un tambour de basque, à très-petits frais; et dans ces prés et ces jolis bocages c'est une joie que de voir danser les restes des bergers et des bergères du Lignon[465]. Il m'est impossible de ne pas vous souhaiter, toute sage que vous êtes, à ces sortes de folies.
Nous avons Sibylle Cumée[466] toute parée, tout habillée en jeune personne; elle croit guérir, elle me fait pitié. Je crois que ce serait une chose possible, si c'était ici la fontaine de Jouvence. Ce que vous dites sur la liberté que prend la mort d'interrompre la fortune est incomparable: c'est ce qui doit consoler de ne pas être au nombre de ses favoris; nous en trouverons la mort moins amère. Vous me demandez si je suis dévote; hélas! non, dont je suis très-fâchée; mais il me semble que je me détache en quelque sorte de ce qui s'appelle le monde. La vieillesse et un peu de maladie donnent le temps de faire de grandes réflexions, mais ce que je retranche sur le public, il me semble que je vous le redonne: ainsi je n'avance guère dans le pays du détachement et vous savez que le droit du jeu serait de commencer par effacer un peu ce qui tient le plus au cœur.
Madame de Montespan partit jeudi de Moulins dans un bateau peint et doré, meublé de damas rouge, que lui avait fait préparer M. l'intendant, avec mille chiffres, mille banderoles de France et de Navarre: jamais il n'y eut rien de plus galant; cette dépense va à plus de mille écus; mais il en fut payé tout comptant par la lettre que la belle écrivit au roi; elle n'y parlait, à ce qu'elle lui dit, que de cette magnificence. Elle ne voulut point se montrer aux femmes; mais les hommes la virent à l'ombre de M. l'intendant. Elle s'est embarquée sur l'Allier, pour trouver la Loire à Nevers, qui doit la mener à Tours, et puis à Fontevrault, où elle attendra le retour du roi, qui est différé par le plaisir qu'il prend au métier de la guerre. Je ne sais si on aime cette préférence.
168.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Vichy, jeudi au soir 11 juin 1676.
Vous seriez la bien venue, ma fille, de venir me dire qu'à cinq heures du soir je ne dois pas vous écrire; c'est ma seule joie, c'est ce qui m'empêche de dormir. Si j'avais envie de faire un doux sommeil, je n'aurais qu'à prendre des cartes, rien ne m'endort plus sûrement. Si je veux être éveillée, comme on l'ordonne, je n'ai qu'à penser à vous, à vous écrire, à causer avec vous des nouvelles de Vichy: voilà le moyen de m'ôter toute sorte d'assoupissement. J'ai trouvé ce matin à la fontaine un bon capucin; il m'a humblement saluée; j'ai fait aussi la révérence de mon côté, car j'honore la livrée qu'il porte. Il a commencé par me parler de la Provence, de vous, de M. de Roquesante, de m'avoir vue à Aix, de la douleur que vous aviez eue de ma maladie. Je voudrais que vous eussiez vu ce que m'est devenu ce bon père, dès le moment qu'il m'a paru si bien instruit; je crois que vous ne l'avez jamais ni vu ni remarqué; mais c'est assez de vous savoir nommer. Le médecin que je tiens ici pour causer avec moi ne pouvait se lasser de voir comme naturellement je m'étais attachée à ce père. Je l'ai assuré que s'il allait en Provence, et qu'il vous fît dire qu'il a toujours été avec moi à Vichy, il serait pour le moins aussi bien reçu. Il m'a paru qu'il mourait d'envie de partir pour vous aller dire des nouvelles de ma santé: hors mes mains, elle est parfaite; et je suis assurée que vous auriez quelque joie de me voir et de m'embrasser en l'état où je suis, surtout après avoir su dans quel état j'étais auparavant. Nous verrons si vous continuerez à vous passer de ceux que vous aimez, ou si vous voudrez bien leur donner la joie de vous voir: c'est où d'Hacqueville et moi nous vous attendons.
La bonne Péquigny[467] est survenue à la fontaine: c'est une machine étrange, elle veut faire tout comme moi, afin de se porter comme moi. Les médecins d'ici lui disent que oui, et le mien se moque d'eux. Elle a pourtant bien de l'esprit avec ses folies et ses faiblesses; elle a dit cinq ou six choses très-plaisantes. C'est la seule personne que j'aie vue, qui exerce sans contrainte la vertu de libéralité: elle a deux mille cinq cents louis[468], qu'elle a résolu de laisser dans le pays; elle donne, elle jette, elle habille, elle nourrit les pauvres: si on lui demande une pistole, elle en donne deux; je n'avais fait qu'imaginer ce que je vois en elle. Il est vrai qu'elle a vingt-cinq mille écus de rente, et qu'à Paris elle n'en dépense pas dix mille. Voilà ce qui fonde sa magnificence; pour moi, je trouve qu'elle doit être louée d'avoir la volonté avec le pouvoir; car ces deux choses sont quasi toujours séparées.
Vendredi à midi.
Je viens de la fontaine, c'est-à-dire à neuf heures, et j'ai rendu mes eaux: ainsi, ma très-aimable belle, ne soyez point fâchée que je fasse une légère réponse à votre lettre; au nom de Dieu, fiez-vous à moi, et riez, riez sur ma parole; je ris aussi quand je puis. Je suis un peu troublée de l'envie d'aller à Grignan, où je n'irai pas. Vous me faites un plan de cet été et de cet automne, qui me plaît et qui me convient. Je serais aux noces de M. de la Garde, j'y tiendrais ma place, j'aiderais à vous venger de Livry; je chanterais: Le plus sage s'entête et s'engage sans savoir comment. Enfin Grignan et tous ses habitants me tiennent au cœur. Je vous assure que je fais un acte généreux et très-généreux de m'éloigner de vous.
Que je vous aime de vous souvenir si à propos de nos Essais de morale! je les estime et les admire. Il est vrai que le moi de M. de la Garde va se multiplier: tant mieux, tout en est bon. Je le trouve toujours à mon gré, comme à Paris. Je n'ai point eu de curiosité de questionner sur le sujet de sa femme[469]. Vous souvient-il de ce que je contais un jour à Corbinelli, qu'un certain homme épousait une femme? Voilà, me dit-il, un beau détail. Je m'en suis contentée en cette occasion, persuadée que si j'avais connu son nom, vous me l'auriez nommée. Vos dames de Montélimart sont assez bonnes à moufler avec leur carton doré[470]. Je reviens à ma santé, elle est très-admirable; les eaux et la douche m'ont extrêmement purgée; et au lieu de m'affaiblir, elles m'ont fortifiée. Je marche tout comme une autre; je crains de rengraisser, voilà mon inquiétude; car j'aime à être comme je suis. Mes mains ne se ferment pas, voilà tout; le chaud fera mon affaire. On veut m'envoyer au Mont-d'Or, je ne veux pas. Je mange présentement de tout, c'est-à-dire, je le pourrai, quand je ne prendrai plus les eaux. Je me suis mieux trouvée de Vichy que personne, et bien des gens pourraient dire:
Pour moi, je mentirais; car il s'en faut si peu que je ne fasse de mes mains comme les autres, qu'en vérité ce n'est pas la peine de se plaindre. Passez donc votre été gaiement, ma très-chère; je voudrais bien vous envoyer pour la noce deux filles et deux garçons qui sont ici, avec le tambour de basque, pour vous faire voir cette bourrée. Enfin les Bohémiens sont fades en comparaison. Je suis sensible à la parfaite bonne grâce: vous souvient-il quand vous me faisiez rougir les yeux, à force de bien danser? Je vous assure que cette bourrée dansée, sautée, coulée naturellement, et dans une justesse surprenante, vous divertirait. Je m'en vais penser à ma lettre pour M. de la Garde. Je pars demain d'ici; j'irai me purger et me reposer un peu chez Bayard, et puis à Moulins, et puis m'éloigner toujours de ce que j'aime passionnément, jusqu'à ce que vous fassiez les pas nécessaires pour redonner la joie et la santé à mon cœur et à mon corps, qui prennent beaucoup de part, comme vous savez, à ce qui touche l'un ou l'autre. Parlez-moi de vos balcons, de votre terrasse, des meubles de ma chambre, et enfin toujours de vous; ce vous m'est plus cher que mon moi, et cela revient toujours à la même chose.
169.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Langlar, chez M. l'abbé Bayard, lundi 15 juin 1676.
J'arrivai ici samedi, comme je vous l'avais mandé. Je me purgeai hier pour m'acquitter du cérémonial de Vichy, comme vous vous acquittiez l'autre jour des compliments de province à vos dames de carton. Je me porte fort bien, le chaud achèvera mes mains; je jouis avec plaisir et modération de la bride qu'on m'a mise sur le cou; je me promène un peu tard; je reprends mon heure de me coucher; mon sommeil se raccoutume avec le matin; je ne suis plus une sotte poule mouillée; je conduis pourtant toujours ma barque avec sagesse; et si je m'égarais, il n'y aurait qu'à me crier, rhumatisme; c'est un mot qui me ferait bien vite rentrer dans mon devoir. Plût à Dieu, ma fille, que, par un effet de magie blanche ou noire, vous puissiez être ici! vous aimeriez premièrement les solides vertus du maître du logis; la liberté qu'on y trouve, plus grande qu'à Fresne; et vous admireriez le courage et la hardiesse qu'il a eus de rendre une affreuse montagne la plus belle, la plus délicieuse et la plus extraordinaire chose du monde. Je suis assurée que vous seriez frappée de cette nouveauté. Si cette montagne était à Versailles, je ne doute point qu'elle n'eût ses parieurs contre les violences dont l'art opprime la pauvre nature, dans l'effet court et violent de toutes les fontaines. Les hautbois et les musettes font danser la bourrée d'Auvergne aux faunes d'un bois odoriférant, qui fait souvenir de vos parfums de Provence; enfin, on y parle de vous, on y boit à votre santé: ce repos m'a été agréable et nécessaire.
Je serai mercredi à Moulins, où j'aurai une de vos lettres, sans préjudice de celle que j'attends après dîner. Il y a dans ce voisinage des gens plus raisonnables et d'un meilleur air que je n'en ai vu en nulle autre province; aussi ont-ils vu le monde et ne l'ont pas oublié. L'abbé Bayard me paraît heureux, et parce qu'il l'est, et parce qu'il veut l'être. Pour moi, ma chère comtesse, je ne puis l'être sans vous; mon âme est toujours agitée de crainte, d'espérance, et surtout de voir, tous les jours, écouler ma vie loin de vous: je ne puis m'accoutumer à la tristesse de cette pensée; je vois le temps qui court et qui vole, et je ne sais où vous reprendre. Je veux sortir de cette tristesse par un souvenir qui me revient d'un homme qui me parlait en Bretagne de l'avarice d'un certain prêtre: il me disait fort naturellement: «Enfin, madame, c'est un homme qui mange de la merluche toute sa vie, pour manger du poisson après sa mort.» Je trouvai cela plaisant, et j'en fais l'application à toute heure. Les devoirs, les considérations nous font manger de la merluche toute notre vie, pour manger du poisson après notre mort.
Je n'ai plus les mains enflées, mais je ne les ferme pas; et comme j'ai toujours espéré que le chaud les remettrait, j'avais fondé mon voyage de Vichy sur cette lessive dont je vous ai parlé; et sur les sueurs de la douche, pour m'ôter à jamais la crainte du rhumatisme: voilà ce que je voulais, et ce que j'ai trouvé. Je me sens bien honorée du goût qu'a M. de Grignan pour mes lettres: je ne les crois jamais bonnes; mais puisque vous les approuvez, je ne leur en demande pas davantage. Je vous remercie de l'espérance que vous me donnez de vous voir cet hiver; je n'ai jamais eu plus d'envie de vous embrasser. J'aime l'abbé de vous avoir écrit si paternellement; lui, qui souffre avec peine d'être six semaines sans me voir, ne doit-il pas entrer dans la douleur que j'ai de passer ma vie sans vous, et dans l'extrême désir que j'ai de vous avoir?
On dit que madame de Rochefort est inconsolable. Madame de Vaubrun est toujours dans son premier désespoir. Je vous écrirai de Moulins. Je ne fais pas de réponse à la moitié de votre aimable lettre, je n'en ai pas le temps.
170.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Briare, mercredi 24 juin 1676.
Je m'ennuie, ma très-chère, d'être si longtemps sans vous écrire. Je vous ai écrit deux fois de Moulins; mais il y a déjà bien loin d'ici à Moulins. Je commence à dater mes lettres de la distance que vous voulez. Nous partîmes donc lundi de cette bonne ville: nous avons eu des chaleurs extrêmes. Je suis bien assurée que vous n'avez pas trouvé d'eau dans votre petite rivière, puisque notre belle Loire est entièrement à sec en plusieurs endroits. Je ne comprends pas comme auront fait madame de Montespan et madame de Tarente; elles auront glissé sur le sable. Nous partons à quatre heures du matin; nous nous reposons longtemps à la dînée; nous dormons sur la paille et sur les coussins de notre carrosse, pour éviter les incommodités de l'été. Je suis d'une paresse digne de la vôtre; par le chaud, je vous tiendrais compagnie à causer sur un lit, tant que terre nous pourrait porter. J'ai dans la tête la beauté de vos appartements; vous avez été trop longtemps à me les dépeindre.
Je crois que sur ce lit vous m'expliqueriez ces ridicules qui viennent des défauts de l'âme, et dont je me doute à peu près. Je suis toujours d'accord de mettre au premier rang de ce qui est bon ou mauvais, tout ce qui vient de ce côté-là: le reste me paraît supportable, et quelquefois excusable; les sentiments du cœur me paraissent seuls dignes de considération; c'est en leur faveur que l'on pardonne tout: c'est un fonds qui nous console et qui nous paye de tout; et ce n'est donc que par la crainte que ce fonds ne soit altéré, qu'on est blessé de la part des choses.
171.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi 17 juillet 1676.
Enfin c'en est fait, la Brinvilliers est en l'air: son pauvre petit corps a été jeté, après l'exécution, dans un fort grand feu, et ses cendres au vent; de sorte que nous la respirerons, et que, par la communication des petits esprits, il nous prendra quelque humeur empoisonnante, dont nous serons tout étonnés. Elle fut jugée dès hier; ce matin on lui a lu son arrêt, qui était de faire amende honorable à Notre-Dame, et d'avoir la tête coupée, son corps brûlé, les cendres au vent. On l'a présentée à la question; elle a dit qu'il n'en était pas besoin, et qu'elle dirait tout: en effet, jusqu'à cinq heures du soir elle a conté sa vie, encore plus épouvantable qu'on ne le pensait. Elle a empoisonné dix fois de suite son père (elle ne pouvait en venir à bout), ses frères et plusieurs autres; et toujours l'amour et les confidences mêlés partout. Elle n'a rien dit contre Penautier. On n'a pas laissé, après cette confession, de lui donner dès le matin la question ordinaire et extraordinaire; elle n'en a pas dit davantage: elle a demandé à parler à M. le procureur général; elle a été une heure avec lui: on ne sait point encore le sujet de cette conversation. A six heures on l'a menée nue en chemise, la corde au cou, à Notre-Dame, faire l'amende honorable; et puis on l'a remise dans le même tombereau, où je l'ai vue, jetée à reculons sur de la paille, avec une cornette basse et sa chemise, un docteur auprès d'elle, le bourreau de l'autre côté: en vérité, cela m'a fait frémir. Ceux qui ont vu l'exécution disent qu'elle est montée sur l'échafaud avec bien du courage. Pour moi, j'étais sur le pont Notre-Dame avec la bonne d'Escars; jamais il ne s'est vu tant de monde, jamais Paris n'a été si ému ni si attentif; et qu'on demande ce que bien des gens ont vu, ils n'ont vu, comme moi, qu'une cornette; mais enfin ce jour était consacré à cette tragédie. J'en saurai demain davantage, et cela vous reviendra.
172.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, mercredi 22 juillet 1676.
Encore un petit mot de la Brinvilliers; elle est morte comme elle a vécu, c'est-à-dire résolument. Elle entra dans le lieu où l'on devait lui donner la question; et, voyant trois seaux d'eau, elle dit: «C'est assurément pour me noyer; car, de la taille dont je suis, on ne prétend pas que je boive tout cela.» Elle écouta son arrêt, dès le matin, sans frayeur et sans faiblesse; et sur la fin elle fit recommencer, disant que ce tombereau l'avait frappée d'abord, et qu'elle en avait perdu l'attention pour le reste. Elle dit à son confesseur, par le chemin, de faire mettre le bourreau devant elle, afin, dit-elle, de ne point voir ce coquin de Desgrais qui m'a prise. Desgrais était à cheval devant le tombereau. Son confesseur la reprit de ce sentiment; elle dit: «Ah! mon Dieu! je vous en demande pardon; qu'on me laisse donc cette étrange vue.» Elle monta seule et nu-pieds sur l'échelle et sur l'échafaud, et fut un quart d'heure mirodée, rasée, dressée et redressée par le bourreau; ce fut un grand murmure et une grande cruauté. Le lendemain on cherchait ses os, parce que le peuple croyait qu'elle était sainte. Elle avait, disait-elle, deux confesseurs; l'un soutenait qu'il fallait tout avouer, et l'autre non; elle riait de cette diversité, disant: «Je puis faire en conscience ce qu'il me plaira.» Il lui a plu de ne rien dire du tout. Penautier sortira un peu plus blanc que de la neige; le public n'est point content, on dit que tout cela est trouble. Admirez le malheur; cette créature a refusé d'apprendre ce qu'on voulait, et a dit ce qu'on ne demandait pas: par exemple, elle a dit que M. Fouquet avait envoyé Glaser, leur apothicaire empoisonneur, en Italie, pour avoir d'une herbe qui fait du poison: elle a entendu dire cette belle chose à Sainte-Croix. Voyez quel excès d'accablement, et quel prétexte pour achever ce pauvre infortuné. Tout cela est bien suspect. On ajoute encore bien des choses; mais en voilà assez pour aujourd'hui.
173.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, mercredi 29 juillet 1676.
Voici un changement de scène qui vous paraîtra aussi agréable qu'à tout le monde. Je fus samedi à Versailles avec les Villars: voici comme cela va. Vous connaissez la toilette de la reine, la messe, le dîner; mais il n'est plus besoin de se faire étouffer pendant que Leurs Majestés sont à table; car à trois heures le roi, la reine, Monsieur, Madame, Mademoiselle, tout ce qu'il y a de princes et de princesses, madame de Montespan, toute sa suite, tous les courtisans, toutes les dames, enfin ce qui s'appelle la cour de France, se trouve dans ce bel appartement du roi que vous connaissez. Tout est meublé divinement, tout est magnifique. On ne sait ce que c'est que d'y avoir chaud; on passe d'un lieu à l'autre sans faire la presse nulle part. Un jeu de reversi donne la forme, et fixe tout. Le roi est auprès de madame de Montespan, qui tient la carte; Monsieur, la reine et madame de Soubise; Dangeau et compagnie; Langlée et compagnie; mille louis sont répandus sur le tapis, il n'y a point d'autres jetons. Je voyais jouer Dangeau, et j'admirais combien nous sommes sots au jeu auprès de lui[471]. Il ne songe qu'à son affaire, et gagne où les autres perdent; il ne néglige rien, il profite de tout, il n'est point distrait: en un mot, sa bonne conduite défie la fortune; aussi les deux cent mille francs en dix jours, les cent mille écus en un mois, tout cela se met sur le livre de sa recette. Il dit que je prenais part à son jeu, de sorte que je fus assise très-agréablement et très-commodément. Je saluai le roi, ainsi que vous me l'avez appris; il me rendit mon salut, comme si j'avais été jeune et belle. La reine me parla aussi longtemps de ma maladie que si c'eût été une couche. Elle me dit encore quelques mots de vous. M. le Duc me fit mille de ces caresses à quoi il ne pense pas. Le maréchal de Lorges m'attaqua sous le nom du chevalier de Grignan, enfin tutti quanti. Vous savez ce que c'est que de recevoir un mot de tout ce que l'on trouve en son chemin. Madame de Montespan me parla de Bourbon, elle me pria de lui conter Vichy; et comment je m'en étais trouvée; elle me dit que Bourbon, au lieu de guérir un genou, lui a fait mal aux deux. Je lui trouvai le dos bien plat, comme disait la maréchale de la Meilleraie; mais, sérieusement, c'est une chose surprenante que sa beauté; sa taille n'est pas de la moitié si grosse qu'elle était, sans que son teint, ni ses yeux, ni ses lèvres, en soient moins bien. Elle était tout habillée de point de France; coiffée de mille boucles; les deux des tempes lui tombent fort bas sur les joues; des rubans noirs sur sa tête, des perles de la maréchale de l'Hôpital, embellies de boucles et de pendeloques de diamants de la dernière beauté, trois ou quatre poinçons, point de coiffe: en un mot, une triomphante beauté à faire admirer à tous les ambassadeurs. Elle a su qu'on se plaignait qu'elle empêchait toute la France de voir le roi; elle l'a redonné, comme vous voyez; et vous ne sauriez croire la joie que tout le monde en a, ni de quelle beauté cela rend la cour. Cette agréable confusion, sans confusion, de tout ce qu'il y a de plus choisi, dure depuis trois heures jusqu'à six. S'il vient des courriers, le roi se retire un moment pour lire ses lettres, et puis revient. Il y a toujours quelque musique qu'il écoute, et qui fait un très-bon effet. Il cause avec les dames qui ont accoutumé d'avoir cet honneur. Enfin on quitte le jeu à six heures; on n'a point du tout de peine à faire les comptes; il n'y a point de jetons ni de marques; les poules sont au moins de cinq, six ou sept cents louis, les grosses de mille, de douze cents. On en met d'abord vingt-cinq chacun, c'est cent; et puis celui qui fait en met dix. On donne chacun quatre louis à celui qui a le quinola; on passe; et quand on fait jouer, et qu'on ne prend pas la poule, on en met seize à la poule, pour apprendre à jouer mal à propos. On parle sans cesse, et rien ne demeure sur le cœur. Combien avez-vous de cœurs? J'en ai deux, j'en ai trois, j'en ai un, j'en ai quatre: il n'en a donc que trois, que quatre; et Dangeau est ravi de tout ce caquet: il découvre le jeu, il tire ses conséquences, il voit à qui il a affaire; enfin j'étais fort aise de voir cet excès d'habileté: vraiment c'est bien lui qui sait le dessous des cartes, car il sait toutes les autres couleurs. On monte donc à six heures en calèche, le roi, madame de Montespan, Monsieur, madame de Thianges et la bonne d'Heudicourt sur le strapontin, c'est-à-dire comme en paradis, ou dans la gloire de Niquée[472]. Vous savez comme ces calèches sont faites; on ne se regarde point, on est tourné du même côté. La reine était dans une autre avec les princesses, et ensuite tout le monde attroupé, selon sa fantaisie. On va sur le canal dans des gondoles, on y trouve de la musique, on revient à dix heures, on trouve la comédie; minuit sonne, on fait media noche; voilà comme se passa le samedi.
De vous dire combien de fois on me parla de vous, combien on me demanda de vos nouvelles, combien on me fit de questions sans attendre la réponse, combien j'en épargnai, combien on s'en souciait peu, combien je m'en souciais encore moins, vous reconnaîtriez au naturel l'iniqua corte. Cependant elle ne fut jamais si agréable, et l'on souhaite fort que cela continue. Madame de Nevers est fort jolie, fort modeste, fort naïve; sa beauté fait souvenir de vous; M. de Nevers est toujours le même, sa femme l'aime de passion. Mademoiselle de Thianges est plus régulièrement belle que sa sœur, et beaucoup moins charmante. M. du Maine est incomparable; son esprit étonne, et les choses qu'il dit ne se peuvent imaginer. Madame de Maintenon, madame de Thianges, Guelfes et Gibelins[473], songez que tout est rassemblé. Madame me fit mille honnêtetés, à cause de la bonne princesse de Tarente. Madame de Monaco était à Paris.
M. le Prince fut voir l'autre jour madame de la Fayette; ce prince, all' cui spada ogni vittoria è certa[474]. Le moyen de n'être pas flatté d'une telle estime, et d'autant plus qu'il ne la jette pas à la tête des dames? Il parle de la guerre, il attend des nouvelles comme les autres. On tremble un peu de celles d'Allemagne. On dit pourtant que le Rhin est tellement enflé des neiges qui fondent des montagnes, que les ennemis sont plus embarrassés que nous. Rambures[475] a été tué par un de ses soldats, qui déchargeait très-innocemment son mousquet. Le siége d'Aire continue; nous y avons perdu quelques lieutenants aux gardes et quelques soldats. L'armée de Schomberg est en pleine sûreté. Madame de Schomberg s'est remise à m'aimer; le baron en profite par les caresses excessives de son général. Le petit glorieux n'a pas plus d'affaires que les autres; il pourra s'ennuyer; mais s'il a besoin d'une contusion, il faudra qu'il se la fasse lui-même: Dieu les conserve dans cette oisiveté! Voilà, ma très-chère, d'épouvantables détails: ou ils vous ennuieront beaucoup, ou ils vous amuseront; ils ne peuvent point être indifférents. Je souhaite que vous soyez dans cette humeur où vous me dites quelquefois: «Mais vous ne voulez pas me parler; mais j'admire ma mère, qui aimerait mieux mourir que de me dire un seul mot.» Oh! si vous n'êtes pas contente, ce n'est pas ma faute; non plus que la vôtre, si je ne l'ai pas été de la mort de Ruyter. Il y a des endroits dans vos lettres qui sont divins. Vous me parlez très-bien du mariage[476], il n'y a rien de mieux; le jugement domine, mais c'est un peu tard. Conservez-moi dans les bonnes grâces de M. de la Garde, et toujours des amitiés pour moi à M. de Grignan. La justesse de nos pensées sur votre départ renouvelle notre amitié.
Vous trouvez que ma plume est toujours taillée pour dire des merveilles du grand-maître[477], je ne le nie pas absolument: il est vrai que je croyais m'être moquée de lui, en vous disant l'envie qu'il a de parvenir, et comme il veut être maréchal de France à la rigueur, comme du temps passé; mais c'est que vous m'en voulez sur ce sujet: le monde est bien injuste.
Il l'a bien été aussi pour la Brinvilliers; jamais tant de crimes n'ont été traités si doucement: elle n'a pas eu la question, on avait si peur qu'elle ne parlât, qu'on lui faisait entrevoir une grâce, et si bien entrevoir, qu'elle ne croyait point mourir; elle dit en montant sur l'échafaud: C'est donc tout de bon? Enfin elle est au vent, et son confesseur dit que c'est une sainte. M. le premier président (de Lamoignon) avait choisi ce docteur[478] comme une merveille; il fut trompé par les intéressés, c'était celui qu'on voulait qu'il prît. N'avez-vous point vu ces gens qui font des tours de cartes? ils les mêlent fort longtemps, et vous disent d'en prendre une telle qu'il vous plaira, et qu'ils ne s'en soucient pas; vous la prenez, vous croyez l'avoir prise, et c'est justement celle qu'ils veulent: à l'application, elle est juste. Le maréchal de Villeroi disait l'autre jour: Penautier sera ruiné de cette affaire-ci; le maréchal de Gramont répondit: Il faudra qu'il supprime sa table[479]: voilà bien des épigrammes. Je suppose que vous savez qu'on croit qu'il y a cent mille écus répandus pour faciliter toutes choses: l'innocence ne fait guère de telles profusions. On ne peut écrire tout ce qu'on sait; ce sera pour une soirée. Rien n'est si plaisant que tout ce que vous dites sur cette horrible femme. Je crois que vous avez contentement; car il n'est pas possible qu'elle soit en paradis; sa vilaine âme doit être séparée des autres. Assassiner est le plus sûr; nous sommes de votre avis; c'est une bagatelle en comparaison d'être huit mois à tuer son père, et à recevoir toutes ses caresses et toutes ses douceurs, à quoi elle ne répondait qu'en doublant toujours la dose.
Contez à M. l'archevêque (d'Arles) ce que m'a fait dire M. le premier président pour ma santé. J'ai fait voir mes mains et quasi mes genoux à Langeron, afin qu'il vous en rende compte. J'ai d'une manière de pommade qui me guérira, à ce qu'on m'assure; je n'aurai point la cruauté de me plonger dans le sang d'un bœuf, que la canicule ne soit passée. C'est vous, ma fille, qui me guérirez de tous mes maux. Si M. de Grignan pouvait comprendre le plaisir qu'il me fait d'approuver votre voyage, il serait consolé par avance de six semaines qu'il sera sans vous.
Madame de la Fayette n'est point mal avec madame de Schomberg. Cette dernière me fait des merveilles, et son mari à mon fils. Madame de Villars songe tout de bon à s'en aller en Savoie; elle vous trouvera en chemin. Corbinelli vous adore, il n'en faut rien rabattre; il a toujours des soins de moi admirables. Le Bien bon vous prie de ne pas douter de la joie qu'il aura de vous voir; il est persuadé que ce remède m'est nécessaire, et vous savez l'amitié qu'il a pour moi. Livry me revient souvent dans la tête, et je dis que je commence à étouffer, afin qu'on approuve mon voyage. Adieu, ma très-aimable et très-aimée; vous me priez de vous aimer; ah! vraiment je le veux bien: il ne sera pas dit que je vous refuse quelque chose.
174.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, mercredi 5 août 1676.
Je veux commencer aujourd'hui par ma santé; je me porte très-bien, ma chère enfant. J'ai vu le bon homme de Lorme à son retour de Maisons; il m'a grondée de n'avoir pas été à Bourbon: mais c'est une radoterie; car il avoue que, pour boire, Vichy est aussi bon: mais c'est pour suer, dit-il, et j'ai sué jusqu'à l'excès: ainsi je n'ai pas changé d'avis sur le choix que j'ai fait.
Aire est pris. Mon fils me mande mille biens du comte de Vaux, qui s'est trouvé le premier partout; mais il dénigre fort les assiégés, qui ont laissé prendre en une nuit le chemin couvert, la contrescarpe, passer le fossé plein d'eau, et prendre les dehors du plus bel ouvrage à corne qu'on puisse voir, et qui enfin se sont rendus le dernier jour du mois, sans que personne ait combattu. Ils ont été tellement épouvantés de notre canon, que les nerfs du dos qui servent à se tourner, et ceux qui font remuer les jambes pour s'enfuir, n'ont pu être arrêtés par la volonté d'acquérir de la gloire; et voilà ce qui fait que nous prenons des villes. C'est M. de Louvois qui en a tout l'honneur; il a un plein pouvoir, et fait avancer et reculer les armées, comme il le trouve à propos. Pendant que tout cela se passait, il y avait une illumination à Versailles, qui annonçait la victoire: ce fut samedi, quoiqu'on eût dit le contraire. On peut faire les fêtes et les opéras; sûrement le bonheur du roi, joint à la capacité de ceux qui ont l'honneur de le servir, remplira toujours ce qu'ils auront promis. J'ai l'esprit fort en liberté présentement du côté de la guerre.
Quand vous lirez l'Histoire des vizirs, je vous conseille de ne pas demeurer à ces têtes coupées sur la table; ne quittez point le livre à cet endroit, allez jusqu'au fils; et si vous trouvez un plus honnête homme parmi ceux qui sont baptisés, vous vous en prendrez à moi: pour l'épître dédicatoire, j'avoue qu'elle devrait être à la femme.
Voici une petite histoire que vous pouvez croire, comme si vous l'aviez entendue. Le roi disait un de ces matins: «En vérité, je crois que nous ne pourrons pas secourir Philisbourg; mais enfin je n'en serai pas moins roi de France.» M. de Montausier,
lui dit: «Il est vrai, sire, que vous seriez encore fort bien roi de France, quand on vous aurait repris Metz, Toul et Verdun, et la Comté, et plusieurs autres provinces dont vos prédécesseurs se sont bien passés.» Chacun se mit à serrer les lèvres; et le Roi dit de très bonne grâce: «Je vous entends bien, M. de Montausier; c'est-à-dire que vous croyez que mes affaires vont mal: mais je trouve très-bon ce que vous dites; car je sais quel cœur vous avez pour moi.» Cela est très-vrai, et je trouve que tous les deux firent parfaitement bien leur personnage.
175.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Livry, vendredi 28 août 1676.
J'en demande pardon à ma chère patrie, mais je voudrais bien que M. de Schomberg ne trouvât point d'occasion de se battre: sa froideur et sa manière tout opposée à M. de Luxembourg me font craindre aussi un procédé tout différent. Je viens d'écrire un billet à madame de Schomberg[480], pour en apprendre des nouvelles. C'est un mérite que j'ai apprivoisé il y a longtemps; mais je m'en trouve encore mieux depuis qu'elle est notre générale. Elle aime Corbinelli de passion: jamais son bon esprit ne s'était tourné du côté d'aucune sorte de science; de sorte que cette nouveauté qu'elle trouve dans son commerce lui donne aussi un plaisir tout extraordinaire dans sa conversation. On dit que madame de Coulanges viendra demain ici avec lui; et j'en aurai bien de la joie, puisque c'est à leur goût que je devrai leur visite. J'ai écrit à d'Hacqueville pour ce que je voulais savoir de M. de Pomponne, et encore pour une vingtième sollicitation à ce petit bredouilleur de Parère. Je suis assurée qu'il vous écrira toutes les mêmes réponses qu'il me doit faire, et vous dira aussi comme, malgré le bruit qui courait, M. de Mende a accepté Alby.
Au reste, je lis les figures de la sainte-Écriture[481], qui prennent l'affaire dès Adam. J'ai commencé par cette création du monde que vous aimez tant; cela conduit jusqu'après la mort de Notre-Seigneur: c'est une belle suite, on y voit tout, quoiqu'en abrégé; le style en est fort beau, et vient de bon lieu: il y a des réflexions des Pères fort bien mêlées; cette lecture est fort attachante. Pour moi, je passe bien plus loin que les jésuites; et voyant les reproches d'ingratitude, les punitions horribles dont Dieu afflige son peuple, je suis persuadée que nous avons notre liberté tout entière; que par conséquent nous sommes très-coupables, et méritons fort bien le feu et l'eau, dont Dieu se sert quand il lui plaît. Les jésuites n'en disent pas encore assez, et les autres donnent sujet de murmurer contre la justice de Dieu, quand ils affaiblissent tant notre liberté. Voilà le profit que je fais de mes lectures. Je crois que mon confesseur m'ordonnera la philosophie de Descartes.
Je crois que madame de Rochebonne est avec vous, et je m'en vais l'embrasser. Est-elle bien aise dans sa maison paternelle? Tout le chapitre[482] lui rend-il bien ses devoirs? A-t-elle bien de la joie de voir ses neveux? Et Pauline[483]: est-il vrai qu'on l'appelle mademoiselle de Mazargues[484]? Je serais fâchée de manquer au respect que je lui dois. Et le petit de huit mois veut-il vivre cent ans? Je suis si souvent à Grignan, qu'il me semble que vous me devriez voir parmi vous tous. Ce serait une belle chose de se trouver tout d'un coup aux lieux qui sont présents à la pensée. Voilà mon joli médecin (Amonio) qui me trouve en fort bonne santé, tout glorieux de ce que je lui ai obéi deux ou trois jours. Il fait un temps frais, qui pourrait bien nous déterminer à prendre de la poudre de mon bon homme: je vous le manderai mercredi. J'espère que ceux qui sont à Paris vous auront mandé des nouvelles; je n'en sais aucune, comme vous voyez; ma lettre sent la solitude de cette forêt; mais dans cette solitude vous êtes parfaitement aimée.
176.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Livry, vendredi 18 septembre 1676.
La pauvre madame de Coulanges a une grosse fièvre avec des redoublements; le frisson lui prit à Versailles, c'est demain le quatrième jour; elle a été saignée, et si cela dure, elle est d'une considération et dans un lieu qui ne permettent pas qu'on lui laisse une goutte de sang. Sa petite poitrine est fort offensée de cette fièvre, et moi encore plus; je ne puis songer à tout ce qu'elle m'a mandé sur la douleur qu'elle a de ne point revenir ici, sans en être fort touchée. Je m'en vais demain la voir, car il faut que je sois ici dimanche pour commencer ma vendange. Vous allez être bien contente, ma fille, par le temps que je vais donner à l'espérance de guérir mes mains. Corbinelli m'a renvoyé la lettre que vous lui écrivez; vraiment, c'est la plus agréable chose qu'on puisse voir: je la veux montrer à mon père le Bossu[485], c'est mon Malebranche[486]; il sera ravi de voir votre esprit dans cette lettre; il vous répondra s'il le peut; car quand il ne trouve point de raisons, il ne met point de paroles à la place. Je suis assurée que vous aimeriez la naïveté et la clarté de son esprit; il est neveu de ce M. de la Lane[487] qui avait une si belle femme: le cardinal de Retz vous a parlé vingt fois de sa divine beauté. Il est neveu de ce grand abbé de la Lane[488], janséniste: toute sa race a de l'esprit, et lui plus que tous; enfin il est cousin de ce petit la Lane qui danse. Voyez un peu où je me suis engagée; cela était bien nécessaire!
Le feuillet de politique à Corbinelli est excellent; pour celui-là, il s'entend tout seul; je ne le consulterai à personne. Le maréchal de Schomberg a donné sur l'arrière-garde des ennemis; il aurait tout défait, s'il les avait suivis avec plus de troupes; quarante dragons plus braves que des héros y ont péri; un d'Aigremont tué sur la place; le fils de Bussy, qui voulait aller par delà paradis, prisonnier; le comte de Vaux toujours des premiers; mais le reste de l'armée était dans l'inaction, et cinq cents chevaux firent tout ce vacarme. On dit que c'est dommage que le détachement n'ait pas été plus fort: je trouve à tout moment que le plus juste s'abuse. Le Bien bon même a trouvé quelquefois de l'erreur dans son calcul: il vous embrasse de tout son cœur; et moi par delà tout ce que je puis vous en dire; je pense mille fois le jour à la joie que j'aurai de vous avoir, ma très-chère: croyez que de tous ces cœurs où vous régnez si bien, il n'y en a point où vous soyez plus souveraine que dans le mien.
177.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi 25 septembre 1676, chez mad. de Coulanges.
En vérité, ma fille, voici une pauvre petite femme bien malade; c'est le onzième de son mal qui lui prit à Châville en revenant de Versailles. Madame le Tellier fut frappée en même temps qu'elle, et revint en diligence à Paris, où elle reçut hier le viatique. Beau jeu (la demoiselle de madame de Coulanges) fut frappée du même trait; elle a toujours suivi sa maîtresse; pas un remède n'a été ordonné dans la chambre, qui ne l'ait été dans la garde-robe; un lavement, un lavement; une saignée, une saignée; Notre-Seigneur, Notre-Seigneur; tous les redoublements, tous les délires, tout était pareil: mais Dieu veuille que cette communauté se sépare. On vient de donner l'extrême-onction à Beaujeu, et elle ne passera pas la nuit. Nous craignons demain le redoublement de madame de Coulanges, parce que c'est celui qui figure avec celui qui emporte cette pauvre fille. En vérité, c'est une terrible maladie; mais ayant vu de quelle façon les médecins font saigner rudement une pauvre personne, et sachant que je n'ai point de veines, je déclarai hier au premier président de la cour des aides, qui me vint voir, que si je suis jamais en danger de mourir, je le prierai de m'amener M. Sanguin dès le commencement; j'y suis très-résolue. Il n'y a qu'à voir ces messieurs pour ne vouloir jamais les mettre en possession de son corps: c'est de l'arrière-main qu'ils ont tué Beaujeu. J'ai pensé vingt fois à Molière depuis que je vois tout ceci. J'espère cependant que cette pauvre femme échappera, malgré tous leurs mauvais traitements: elle est assez tranquille, et dans un repos qui lui donnera la force de soutenir le redoublement de cette nuit.
J'ai vu madame de Saint-Géran, elle n'est nullement déconfortée[489]; sa maison sera toujours un réduit cet hiver: M. de Grignan y passera ses soirées amoureusement. Elle s'en va à Versailles comme les autres; je vous assure qu'elle prétend jouir de ses épargnes, et vivre sur sa réputation acquise; de longtemps elle n'aura épuisé ce fonds. Elle vous fait mille amitiés; elle est engraissée, elle est fort bien. Je vous conjure, ma fille, de faire encore mes excuses au grand Roquesante, si je ne lui fais pas réponse. Vous me mandez des merveilles de son amitié; je n'en suis nullement surprise, connaissant son cœur comme je fais; il mérite, par bien des raisons, la distinction et l'amitié que vous avez pour lui. Je me porte fort bien; je suis ravie de n'avoir point vendangé; je ferai les autres remèdes; et quand cette pauvre petite femme sera mieux, j'irai encore me reposer quelques jours à Livry. Brancas est arrivé cette nuit à pied, à cheval, en charrette; il est pâmé au pied du lit de cette pauvre malade: nulle amitié ne paraît devant la sienne. Celle que j'ai pour vous ne me paraît pas petite.
J'ai trouvé à Paris une affaire répandue partout, qui vous paraîtra fort ridicule: bien des gens vous l'apprendront; mais il me semble que vous voyez plus clair dans mes lettres. Il y avait à la cour une manière d'agent du roi de Pologne[490] qui marchandait toutes les plus belles terres pour son maître. Enfin, il s'était arrêté à celle de Rieux en Bretagne, dont il avait signé le contrat à cinq cent mille livres. Cet agent a demandé qu'on fît de cette terre un duché, le nom en blanc. Il y a fait mettre les plus beaux droits, mâles et femelles, et tout ce qu'il vous plaira. Le roi, et tout le monde, croyait que c'était ou pour M. d'Arquien, ou pour le marquis de Béthune[491]. Cet agent a donné au roi une lettre du roi de Pologne, qui lui nomme, devinez qui? Brisacier, fils du maître des comptes; il s'élevait par un train excessif et des dépenses ridicules: on croyait simplement qu'il fût fou, cela n'est pas bien rare. Il s'est trouvé que le roi de Pologne, par je ne sais quelle intrigue, assure que Brisacier est originaire de Pologne, en sorte que voilà son nom allongé d'un Ski, et lui Polonais. Le roi de Pologne ajoute que Brisacier est son parent, et qu'étant autrefois en France, il avait voulu épouser sa sœur. Il a envoyé une clef d'or à sa mère, comme dame d'honneur de la reine. La médisance, pour se divertir, disait que le roi de Pologne, pour se divertir aussi, avait eu quelques légères dispositions à ne pas haïr la mère, et que ce petit garçon était son fils; mais cela n'est point; la chimère est toute fondée sur sa bonne maison de Pologne. Cependant le petit agent a divulgué cette affaire, la croyant faite; et dès que le roi a su le vrai de l'aventure, il a traité cet agent de fou et d'insolent, et l'a chassé de Paris, disant que, sans la considération du roi de Pologne, il l'aurait fait mettre en prison. Sa Majesté a écrit au roi de Pologne, et s'est plainte fraternellement de la profanation qu'il a voulu faire de la principale dignité du royaume; mais le roi regarde toute la protection que le roi de Pologne a accordée à un si mince sujet comme une surprise qu'on lui a faite, et révoque même en doute le pouvoir de son agent. Il laisse à la plume de M. de Pomponne toute la liberté de s'étendre sur un si beau sujet. On dit que ce petit agent s'est évadé: ainsi cette affaire va dormir jusqu'au retour du courrier.
178.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Livry, mercredi 7 octobre 1676.
Je vous écris un peu à l'avance, comme on dit en Provence, pour vous dire que je revins ici dimanche, afin d'achever le beau temps et de me reposer. Je m'y trouve très-bien, et j'y fais une vie solitaire qui ne me déplaît pas, quand c'est pour peu de temps. Je vais aussi faire quelques petits remèdes à mes mains, purement pour l'amour de vous, car je n'ai pas beaucoup de foi; et c'est toujours dans cette vue de vous plaire que je me conserve, étant très-persuadée que l'heure de ma mort ne peut ni avancer ni reculer; mais je suis les conduites ordinaires de la bonne petite prudence humaine, croyant même que c'est par elle qu'on arrive aux ordres de la Providence. Ainsi, ma fille, je ne négligerai rien, puisque tout me paraît comme une obéissance nécessaire. Voilà qui est bien sérieux; mais voici la suite de mon séjour à Paris de près de quinze jours: vous savez ce que je fis le vendredi, et comme j'allai chez M. de Pomponne. Nous avons trouvé, M. d'Hacqueville et moi, que vous devez être contents du règlement, puisque enfin le roi veut que le lieutenant soit traité comme le gouverneur; et qu'on se trouve à l'ouverture de l'assemblée comme on a fait par le passé: voilà une grande affaire. Le samedi, M. et madame de Pomponne, madame de Vins, d'Hacqueville et l'abbé de Feuquières, vinrent me prendre pour aller nous promener à Conflans. Il faisait très-beau. Nous trouvâmes cette maison cent fois plus belle que du temps de M. de Richelieu. Il y a six fontaines admirables, dont la machine tire l'eau de la rivière, et ne finira que lorsqu'il n'y aura pas une goutte d'eau. On pense avec plaisir à cette eau naturelle, et pour boire, et pour se baigner quand on veut. M. de Pomponne était très-gai; nous causâmes et nous rîmes extrêmement. Avec sa sagesse, il trouvait partout un air de cathédrale[492] qui nous réjouissait beaucoup. Cette petite partie nous fit plaisir à tous; vous n'y fûtes point oubliée.
La vision de la bonne femme passe à vue d'œil, mais c'est sans croire qu'il y ait plus autre chose que la crainte qui attache à Quanto. Pour le voyage de M. de Marsillac, gardez-vous bien d'y entendre aucune finesse; il a été fort court. M. de Marsillac est aussi bien que jamais auprès du roi: il ne s'est ni amusé, ni détourné: il avait Gourville, qui n'a pas souvent du temps à donner: il le promenait par toutes ses terres, comme un fleuve qui apporte la graisse et la fertilité. Quant à M. de la Rochefoucauld, il allait, comme un enfant, revoir Verteuil et les lieux où il a chassé avec tant de plaisir; je ne dis pas où il a été amoureux, car je ne crois pas que ce qui s'appelle amoureux, il l'ait jamais été. Il revient plus doucement que son fils, et passe en Touraine chez madame de Valentiné et chez l'abbé d'Effiat. Il a été dans une extrême peine de madame de Coulanges, qui revient assurément de la plus grande maladie qu'on puisse avoir: la fièvre ni les redoublements ne l'ont point encore quittée; mais parce que toute la violence et la rêverie en sont dehors, elle se peut vanter d'être dans le bon chemin de la convalescence.
Je disais l'autre jour à madame de Coulanges que Beaujeu avait eu sur elle l'extrême-onction, et qu'on lui avait crié: Jesus Maria; elle me répondit avec une voix de l'autre monde: Hé, que ne me le criait-on? je le méritais autant qu'elle. Que dites-vous de cette ambition? Écrivez au petit Coulanges, il a été digne de compassion; il perdait tout en perdant sa femme. Ce fut une chose fort touchante quand elle fit écrire à M. du Gué[493] pour lui recommander M. de Coulanges, et cela par conscience et par justice, reconnaissant de l'avoir ruiné, et demandant à M. et à Mme du Gué cette marque de leur amitié comme la dernière: elle leur demandait pardon, et leur bénédiction en même temps. Je vous assure que ce fut une scène fort triste. Vous écrirez donc à ce pauvre petit homme, qui est parfaitement content de mon amitié: en vérité, c'est dans ces occasions qu'il faut la témoigner.
Votre petit Allemand paraît extrêmement adroit au bon abbé; il est beau comme un ange, et doux et honnête comme une pucelle. Il va répéter son allemand chez M. de Strasbourg[494]. Je l'ai fort exhorté à se rendre digne: mais je vous défie de deviner son nom; quoi que vous puissiez dire, je vous dirai toujours, c'est autrement; c'est qu'il s'appelle Autrement. N'est ce pas là un nom bien propre à ouvrir l'esprit à des pointilleries continuelles? Je lui apprends à nouer des rubans: en un mot, je crois que vous vous en trouverez fort bien.
Madame Cornuel était l'autre jour chez Berryer[495], dont elle était maltraitée; elle attendait à lui parler dans une antichambre qui était pleine de laquais. Il vint une espèce d'honnête homme qui lui dit qu'elle était mal dans ce lieu-là. Hélas! dit-elle, j'y suis fort bien; je ne les crains point tant qu'ils sont laquais. Voilà ce qui a fait éclater de rire M. de Pomponne, de ces rires que vous connaissez; je crois que vous le trouverez fort plaisant aussi.
M. le cardinal m'écrit, du lendemain qu'il a fait un pape, et m'assure qu'il n'a aucun scrupule. Vous savez comme il a évité le sacrilége du faux serment; les autres y doivent trouver un grand goût, puisqu'il n'est pas même nécessaire. Il me mande que le pape est encore plus saint d'effet que de nom; qu'il vous a écrit de Lyon en passant, et qu'il ne vous verra point en repassant, par la même raison des galères, dont il est très-fâché; de sorte qu'il se retrouvera dans peu de jours chez lui, comme si de rien n'était. Ce voyage lui a fait bien de l'honneur, car il ne se peut rien ajouter au bon exemple qu'il a donné. On croit même que, par le bon choix du souverain pontife, il a remis dans le conclave le Saint-Esprit, qui en était exilé depuis tant d'années. Après cet exemple, il n'y a point d'exilé qui ne doive espérer.
Vous voilà donc dans la solitude; c'est présentement que vous devez craindre les esprits: je m'en vais parier que vous n'êtes plus que cent personnes dans votre château. Je suis persuadée de toute l'aimabilité de la belle Rochebonne; mais la constance de Corbinelli est abîmée dans tant de philosophie, et il est si terriblement attaché à la justesse des raisonnements, que je ne vous réponds plus de lui. Il dit que le père le Bossu ne répond pas bien à vos questions; qu'il aurait tort de vouloir vous instruire, que vous en savez plus qu'eux tous: vous nous en manderez votre avis.
Je vous ai mandé l'histoire de Brisacier; on n'en peut rien dire jusqu'à ce que le courrier de Pologne soit revenu. Il est cependant hors de Paris et de la cour: il assiége la ville, et demeure chez ses amis aux environs: il était l'autre jour à Clichy: madame du Plessis le vint voir de Fresne, pour faire les lamentations de la rupture de son marché. Brisacier lui dit qu'assurément il n'était point rompu, et qu'on verrait, au retour du courrier, s'il était aussi fou qu'on disait. S'il est protégé de la reine de Pologne, ou du roi, nous en jugerons comme vous faites.
M. de Bussy est arrivé comme j'écrivais cette lettre; je lui ai fait voir votre souvenir. Il vous dira lui-même combien il en est content. Il m'a lu des mémoires les plus agréables du monde: ils ne seront pas imprimés[496], quoiqu'ils le méritassent bien mieux que beaucoup d'autres choses.
On vient de nous dire que Brisacier et sa mère, qui étaient ici près à Gagny, ont été enlevés; ce serait un mauvais préjugé pour le duché. Cette nouvelle est un peu crue: comme elle est présentement à Paris, d'Hacqueville ne manquera pas de vous l'apprendre. Je vous embrasse mille fois, ma très-chère, avec une tendresse fort au-dessus de ce que je vous en pourrais dire.
179.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Livry, mercredi 28 octobre 1676.
On ne peut jamais être plus étonnée que je le suis, de vous voir écrire que le mariage de M. de la Garde est rompu. Il est rompu! eh! bon Dieu! n'avez-vous point entendu le cri que j'ai fait? Toute la forêt l'a répété, et je suis trop heureuse d'être en un lieu où je n'aie de témoins de ce premier étonnement que les échos. Je saurai bien prendre dans la ville tous les tons d'une amie, et même je n'y aurai pas de peine. J'approuvais son choix, par la grande estime que j'ai pour lui; et par la même raison, je change comme lui. Plût à Dieu qu'il fût disposé à revenir avec vous! vraiment ce serait bien là un conducteur comme je le voudrais.
Je suis étonnée que l'assemblée ne soit point encore commencée. M. de Pomponne croyait que ce dût être le 15 de ce mois. Vous passerez donc encore la Toussaint à Grignan; mais après cela, ma très-chère, ne penserez-vous point à partir? Je vous ai dit tant de choses là-dessus, et vous savez si bien ce que je pense, que je ne dois plus rien vous dire. Le frater est toujours ici, attendant les attestations qui lui feront avoir son congé. Il clopine, il fait des remèdes; et quoiqu'on nous menace de toutes les sévérités de l'ancienne discipline, nous vivons en paix, dans l'espérance que nous ne serons point pendus. Nous causons et nous lisons: le compère, qui sent que je suis ici pour l'amour de lui, me fait des excuses de la pluie, et n'oublie rien pour me divertir; il y réussit à merveilles; nous parlons souvent de vous avec tendresse.
Monsieur de Sévigné.