Lettres de Madame de Sévigné: Précédées d'une notice sur sa vie et du traité sur le style épistolaire de Madame de Sévigné
Voilà justement l'affaire. Mais il y a des contre-coups plaisants dans cette disgrâce. Je disais que cela me faisait souvenir de Soyecourt: est-ce que je parle à toi[552]? Vous entendez fort bien tout ce que je dis et ne dis point. Enfin, il en faut revenir à la Providence, dont M. de Pomponne est adorateur et disciple; et le moyen de vivre sans cette divine doctrine? Il faudrait se pendre vingt fois le jour; et encore avec tout cela on a bien de la peine à s'en empêcher. En attendant vos lettres, ma très-chère, je n'ai pu me dispenser de causer un peu avec vous sur un sujet que je suis assurée qui vous tient au cœur.
Madame de Lesdiguières[553] a écrit à la mère Angélique de Port-Royal[554], sœur de ce ministre: elle me montra la réponse qu'elle en avait reçue; je l'ai trouvée si belle que je l'ai copiée, et la voilà. C'est la première fois que j'ai vu une religieuse parler et penser en religieuse. J'en ai bien vu qui étaient agitées du mariage de leurs parentes, qui sont au désespoir que leurs nièces ne soient point encore mariées, qui sont vindicatives, médisantes, intéressées, prévenues; cela se trouve aisément: mais je n'en avais point encore vu qui fût véritablement et sincèrement morte au monde. Jouissez, ma fille, du même plaisir que cette rareté m'a donné. C'était la chère fille de M. d'Andilly, et dont il me disait: Comptez que tous mes frères, et tous mes enfants, et moi, nous sommes des sots en comparaison d'Angélique. Jamais rien n'a été bon de ce qui est sorti de ce pays-là, qui n'ait été corrigé et approuvé d'elle; toutes les langues et toutes les sciences lui sont infuses; enfin c'est un prodige, d'autant plus qu'elle est entrée à six ans en religion. Je refusai hier une copie de sa lettre à Brancas, il en est indigné; et je lui dis: Avouez seulement que cela n'est pas trop mal écrit pour une hérétique. J'en ai vu encore plusieurs autres d'elle, et bien plus belles, et bien plus justes: ceci est un billet écrit à course de plume. La mienne est bien en train de trotter.
J'ai été à cette noce de madame de Louvois; que vous dirai-je? magnificence, illumination, toute la France, habits rebattus et rebrochés d'or, pierreries, brasiers de feu et de fleurs, embarras de carrosses, cris dans la rue, flambeaux allumés, reculements et gens roués; enfin le tourbillon, la dissipation, les demandes sans réponses, les compliments sans savoir ce que l'on dit, les civilités sans savoir à qui l'on parle, les pieds entortillés dans les queues: du milieu de tout cela, il sortit quelques questions de votre santé, à quoi ne m'étant pas assez pressée de répondre, ceux qui les faisaient sont demeurés dans l'ignorance et dans l'indifférence de ce qui en est. O vanité des vanités! Cette belle petite de Monchi a la petite vérole; on pourrait encore dire, ô vanité, etc.
Je reçois votre lettre du 18, c'était un samedi, et le propre jour de la disgrâce de ce pauvre homme: tout ce que vous me dites de lui me perce le cœur; quand je songe à cette chute, et combien vous êtes loin de la prévoir, je crains votre surprise. Comme il n'y a rien à ménager avec madame de Vins, je lui montrerai comme vous sentiez ce souvenir obligeant de M. de Pomponne. Hélas! vous parlez du mariage de M. le Dauphin, d'affaires étrangères, de ministère, et il faut parler de passer peut-être son hiver à Pomponne; car quoiqu'il dise que non, je crains que le monde ne l'importune. Il a beaucoup de piété; et si c'est ici le chemin de son salut, il ne perdra guère de temps à se jeter dans la solitude. Quel malheur pour madame de Vins! et qu'elle le sent bien! Il nous prit hier une peur, à Brancas et à moi, que le séjour de Pomponne, qu'il aime si démesurément, et qui a causé tous ses péchés véniels, ne lui devienne insupportable par un caprice qui arrive souvent: cette trop grande liberté d'y être lui donnera du dégoût, et le fera souvenir que ce Pomponne a contribué à son malheur. Ne sera-ce point comme l'abbé d'Effiat, qui, pour marquer son chagrin contre Veret, disait qu'il avait épousé sa maîtresse? Mais non, car tout cela est fou, et M. de Pomponne est sage.
Vous me parlez de votre homme de la Trappe; quoi? c'était votre recteur de Saint-Andiol! vous devez avoir eu de grandes conversations avec lui: rien n'est plus curieux que de savoir d'original ce qui se passe dans cette maison. Le dîner que vous me dépeignez est horrible, je ne comprends point cette sorte de mortification; c'est une juiverie, et la chose du monde la plus malsaine. Les capucins que je vis à Pomponne en ordonnent partout: je ne sais pas si les pauvres gens en savent les conséquences, mais ils ne croient rien de si salutaire; ils disent qu'un peu d'esprit de sel dans ce qu'on boit chasserait pour jamais toute sorte de néphrétique. Je crois que Villebrune[555] avait senti la vertu de ce présent du ciel. En vérité, je ne suis point édifiée de cette sale mortification. Vous me parlez toujours si bien du soin que vous avez de votre santé, que je ne sais plus que vous dire: Dieu vous conserve cette attention dont vous sentez l'effet! si vous en aviez eu ici une petite partie, nous aurions bien abrégé des discours. Celui que vous me faites de madame de Coulanges, et de son chagrin contre la Fare[556], à qui elle fait la mine, disant qu'il l'a trompée, serait admirable à lui montrer, accompagné de l'envie que vous avez d'apprendre de ses nouvelles, si vous n'aviez pas dit si franchement votre avis du goût de madame de Villars pour elle: cet endroit me fera cacher l'autre, qui l'aurait fort réjouie. Je vous prie de me reparler d'elle, car elle ne cesse de me prier de vous faire mille compliments; elle veut voir les endroits où vous parlez de votre santé; elle y prend intérêt, et à son petit bon ami: il faut rendre tout cela. Je ne sais quelle disparate je vais faire, en vous disant que la Trousse n'est point encore revenu; je suis bien trompée, ou c'est un péché qu'il fait contre les idées de l'amour, des plus gros qu'il se fasse. Mon Dieu, qu'il y a de folies dans le monde! il me semble que je vois quelquefois les loges et les barreaux devant ceux qui me parlent; et je ne doute pas aussi qu'ils ne voient les miens.
214.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi 5 janvier 1680.
Ah! ma très-chère, que je suis obligée à madame du Janet de vous avoir ôté la plume! Si, par l'air de Salon et par les fatigues, vous retombez à tout moment, quelles raisons n'ai je point de vous conjurer mille fois de ne point écrire? Vous parlez de votre mal avec une capacité qui m'étonne; mais l'intérêt que je prends à votre santé me fait comprendre tout ce que vous dites. Que j'ai d'envie que cette bise et ce vent du midi vous laissent en repos! Mais quel malheur d'être blessée de deux vents qui sont si souvent dans le monde, et surtout en Provence? Je vous demande, ma fille, si, dans l'état où vous êtes, je puis m'empêcher d'y penser tristement.
Je fus hier aux grandes Carmélites avec Mademoiselle, qui eut la bonne pensée de mander à madame de Lesdiguières de me mener. Nous entrâmes dans ce saint lieu; je fus ravie de l'esprit de la mère Agnès[557]; elle me parla de vous, comme vous connaissant par sa sœur. Je vis madame Stuart belle et contente. Je vis mademoiselle d'Épernon[558], qui ne me trouva pas défigurée; il y avait plus de trente ans que nous ne nous étions vues; elle me parut horriblement changée. La petite du Janet ne me quitta point; elle a le voile blanc depuis trois jours; c'est un prodige de ferveur et de vocation: je m'en vais en écrire à sa mère. Mais quel ange (madame de la Vallière) m'apparut à la fin! car M. le prince de Conti la tenait au parloir. Ce fut à mes yeux tous les charmes que nous avons vus autrefois, je ne la trouvai ni bouffie, ni jaune; elle est moins maigre et plus contente: elle a ses mêmes yeux et ses mêmes regards: l'austérité, la mauvaise nourriture et le peu de sommeil ne les lui ont ni creusés, ni battus; cet habit si étrange n'ôte rien à la bonne grâce, ni au bon air; pour la modestie, elle n'est pas plus grande que quand elle donnait au monde une princesse de Conti: mais c'est assez pour une carmélite. Elle me dit mille honnêtetés, et me parla de vous si bien, si à propos; tout ce qu'elle dit était si assorti à sa personne, que je ne crois pas qu'il y ait rien de mieux. M. de Conti l'aime et l'honore tendrement, elle est son directeur; ce prince est dévot, et le sera comme son père. En vérité, cet habit et cette retraite sont une grande dignité pour elle.
215.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, mercredi 10 janvier 1680.
Si j'avais un cœur de cristal, où vous pussiez voir la douleur triste et sensible dont j'ai été pénétrée en voyant comme vous souhaitez que ma vie soit composée de plus d'années que la vôtre, vous connaîtriez bien clairement avec quelle vérité et quelle ardeur je souhaite aussi que la Providence ne dérange point l'ordre de la nature, qui m'a fait naître votre mère, et venir en ce monde beaucoup devant vous; c'est la règle et la raison, ma fille, que je parte la première; et Dieu, pour qui nos cœurs sont ouverts, sait bien avec quelle instance je lui demande que cet ordre s'observe en moi. Il est impossible que la vérité et la justice de ce sentiment ne vous pénètre pas comme j'en suis pénétrée: de là, ma fille, vous n'aurez point de peine à vous représenter quelle sorte d'intérêt je prends à votre santé. Je vous conjure, par toute l'amitié que vous avez pour moi, de ne m'écrire qu'une feuille tout au plus: dites à quelqu'un de m'écrire, et même ne dictez point, cela fatigue. Enfin, je ne puis plus trouver de plaisir à ce qui me charmait autrefois dans votre absence, et vos grandes lettres me font plus de mal qu'à vous; je vous prie de m'ôter cette peine, il m'en reste encore assez. Madame de Schomberg vous conseille, si vous voulez à toute force prendre du café, d'y mettre du miel de Narbonne au lieu de sucre, cela console la poitrine, et c'est avec cette modification qu'on en laisse prendre à M. de Schomberg, dont la santé est extrêmement mauvaise depuis six ou sept mois. La mienne est parfaite; je vous ai mandé comme je m'étais purgée à merveilles, et puis de cette eau de cerises. Pour mes mains, je crois qu'elles sont guéries, je n'y pense pas. Eh, ma chère enfant! ne songez qu'à vous, n'oubliez rien de tout ce qui doit vous soulager; vous connaissez trop l'amitié pour douter de ce que je souffre quand je pense à l'état où vous êtes; et cette pensée ne s'éloigne pas de moi.
Je suis de votre avis sur tous les choix de la maison de madame la Dauphine. Le maréchal d'Humières a mandé à Rouville qu'il était serviteur des dévots, depuis qu'il voyait le maréchal de Bellefonds écuyer, madame d'Effiat gouvernante, et madame de Vibraye dame d'honneur. On dit que cette dernière est repoussée, parce qu'elle a fait trop de façons et trop de propositions. On prétend que toute place pour laquelle on est choisi, dans la maison du seigneur, honore la personne nommée; tout est rehaussé maintenant. Autrefois les dames d'honneur de la reine étaient des marquises, et toutes les grandes charges de la maison du roi étaient aux seigneurs; aujourd'hui, tout est duc et maréchal de France, tout est monté.
M. de Pomponne est revenu pour finir ses affaires; on va le payer. Je vois assez souvent madame de Vins, qui, n'ayant rien de nouveau à vous mander, ne vous écrit point, pour ne point vous obliger d'écrire inutilement. M. de Bussy et sa fille (madame de Coligny) ont dîné ici deux fois; ils ont, en vérité, bien de l'esprit; ils m'ont fort priée de vous faire leurs compliments. Le petit Coulanges est ici, tout comme vous l'avez vu; la maréchale de Rochefort l'emmène avec elle au-devant de madame la Dauphine: je lui conseille de faire ce voyage, n'ayant rien de mieux à faire; et peut-être qu'en écrivant de jolies relations, cela pourra lui être bon. Adieu, ma très-chère bonne; je ne sais rien: je crois même qu'en faisant mes lettres un peu moins infinies, je vous jetterai moins de pensées et moins d'envie d'y répondre; c'est ce que je désire, ne pouvant jamais vouloir que ce qui vous est avantageux.
Mon fils est retourné en basse Bretagne faire les Rois; il assure qu'il sera ici le 20: Dieu le veuille! Madame de Soubise est toujours invisible; elle sera à Paris plus qu'elle ne pense: elle est bien servie en ce pays-là. Mademoiselle de Fontanges est d'une beauté singulière[559]: elle paraît à la tribune comme une divinité; madame de Montespan de l'autre côté, autre divinité. La singulière a donné pour six mille pistoles d'étrennes[560]. Madame de Coulanges a été fort admirée de ce qu'elle a exécuté.
216.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, mercredi 17 janvier 1680.
Le temps n'est plus, ma pauvre enfant, que ce m'était une consolation de recevoir une grande lettre de vous; présentement ce m'est une véritable peine; et quand je pense à celle que vous avez d'écrire, et au mal sensible que cela vous fait, je soutiens que vous ne sauriez m'écrire assez peu. Si vous êtes incommodée, il faut ne point écrire; si vous ne l'êtes pas, il ne faut point écrire; enfin, si vous avez quelque soin de vous et quelque amitié pour moi, il faut, par nécessité ou par précaution, garder cette conduite. Si vous êtes mal, reposez-vous; si vous êtes bien, conservez-vous; et puisque cette santé si précieuse, dont on ne connaît le bonheur qu'après l'avoir perdue, vous oblige à vous ménager, croyez que ce doit être votre unique affaire, et celle dont je vous aurai le plus d'obligation. Vous me paraissez accablée de la dépense d'Aix; c'est une chose cruelle que de gâter encore vos affaires en Provence, au lieu de les raccommoder: vous souhaitez d'être à Grignan, c'est le seul lieu, dites-vous, où vous ne dépensez rien: je comprends qu'un peu de séjour dans votre château ne vous serait pas inutile à cet égard; mais vous n'êtes plus en état de mettre cette considération au premier rang; votre santé doit aller la première, c'est ce qui doit vous conduire; et quelle raison pourrait obliger ceux qui vous aiment à vous laisser dans un air qui vous fait périr visiblement? Vous êtes si incommodée de la bise d'Aix et de Salon, que vous devez attendre à l'être encore plus de celle de Grignan. Ainsi, ma fille, il faudra prendre une résolution sage; il faudra, quand vous serez ici, n'être plus, comme vous êtes toujours, un pied en l'air: il n'y a rien de bon avec cette agitation d'esprit; vous devez changer de style, puisque vous changez de santé et de tempérament; vous devez dire, Je ne puis plus voyager, il faut que je me remette. Mais au lieu de parler sincèrement de votre état à M. de Grignan qui vous aime, qui ne veut pas vous perdre, et qui voit comme nous combien le repos et le bon air vous sont nécessaires, il semble au contraire que vous vouliez le tromper et vous tromper aussi, en disant, Je me porte parfaitement bien, quand vous vous portez parfaitement mal. Il s'agira donc de rectifier toutes ces manières, qui jusqu'ici n'ont servi qu'à détruire votre santé. Nous en parlerons encore: mais je ne puis m'empêcher de vous dire tout ceci, sur quoi vous pouvez faire des réflexions.
Vous trouvez, ce me semble, la cour bien orageuse. Vous avez raison d'être étonnée de madame de Soubise; personne ne sait le vrai de cette disgrâce; il ne paraît point que ce soit une victime: elle a voulu une place que le roi l'a empêchée d'avoir: il y a bien à dire des épigrammes là-dessus. Quand elle a vu que toute cette distinction était réduite à une augmentation de pension, elle a parlé, elle s'est plainte; elle est venue à Paris; j'y viens, j'y suis encore, etc. Il ne serait pas impossible de tourner la suite de ces vers. On ne la voit point du tout, ni frère, ni sœur, ni tante, ni cousine: elle n'a que madame de Rochefort qui lui tient lieu de tout. On ne lui fera point dire ce qu'elle ne dit pas, car elle est recluse. Cependant elle est très-bien servie là-bas; elle espère qu'elle retournera bientôt. Il y a des gens qui croient qu'elle pourra se tromper: si cela est, il faudra qu'elle change de vie; une plus longue retraite ne serait pas soutenable. On ne voit pas non plus madame de Rochefort; c'est une belle femme de moins dans les fêtes qui se font pour les grandes noces.
Mademoiselle de Blois est donc madame la princesse de Conti: elle fut fiancée lundi en grande cérémonie, hier mariée, à la face du soleil, dans la chapelle de Saint-Germain: un grand festin comme la veille: l'après-dîner, une comédie, et le soir couchés, et leurs chemises données par le roi et par la reine. Si je vois quelqu'un avant que d'envoyer cette lettre, qui soit revenu de la cour, je vous ferai une addition. Mais voyez comme il est bon de se tourmenter un peu pour avoir des places; il est certain que celles qui avaient été nommées pour dames d'honneur de cette princesse avaient fait leurs diligences. Le hasard veut que madame de Buri[561], qui est à cinquante lieues d'ici, tombe dans l'esprit de madame Colbert; elle l'a vue autrefois, elle en parle à M. de Lavardin son neveu, elle en parle au roi; on trouve qu'elle est tout comme il faut; on mande qu'elle aura six mille francs d'appointements, qu'elle entrera dans le carrosse de la reine. On fait écrire le père Bourdaloue, qui est son confesseur; car elle n'est pas Janséniste comme madame de Vibraye; c'est avec ce mot qu'on a supprimé celle-ci, quoiqu'elle soit sous la direction de Saint-Sulpice, qui est, pour la doctrine, comme celle des jésuites. Enfin le courrier part, et on l'attend demain. Madame de Lavardin fait présent à madame de Buri d'une robe noire, d'une jupe, d'un mouchoir de point avec les manchettes, tout cela prêt à mettre. La Senneterre a eu beau tortiller autour du Bourdaloue; point de nouvelles. Vous êtes étonnée que la presse soit si grande, vous n'êtes pas la seule; mais la rage est d'être là in ogni modo. Voilà donc une amie de M. le coadjuteur encore placée: c'est un moulin à paroles, comme vous savez; elle parle Buri, c'est une langue; mais au moins elle ne s'en est pas servie pour être à cette place. Celle de la maréchale de Clérembault est fort extraordinaire; elle est protégée par Madame, qui voudrait bien en faire une dame de la reine. Elle va à la cour, comme si de rien n'était; il ne semble pas qu'elle se souvienne d'avoir été et de n'être plus gouvernante[562],
Vous rajusterez ces vers: mais quand ils se trouvent en courant au bout de ma plume, il faut qu'ils passent. Montgobert me parle d'un bal, où je vois danser fort joliment mon petit marquis. Pauline a-t-elle la même inclination pour la danse que sa sœur d'Adhémar? Il ne faudrait plus que cet agrément pour la rendre trop aimable: ah! ma fille, divertissez-vous de cette jolie enfant; ne la mettez point en lieu d'être gâtée; j'ai une extrême envie de la voir.
Je m'en vais vous dire une chose plaisante, dont Corbinelli est témoin: je lui dis lundi matin que j'avais songé toute la nuit d'une madame de Rus; que je ne comprenais pas d'où me revenait cette idée, et que je voulais vous demander des nouvelles de cette sorcière. Là-dessus je reçois votre lettre, et justement vous m'en parlez, comme si vous m'aviez entendue; ce hasard m'a paru plaisant: me voilà donc instruite de ce que je voulais vous demander. Je n'ai pas oublié le comte de Suze. M. de Saint-Omer son frère a été à l'extrémité; il a reçu tous les sacrements; il ne voulait point être saigné avec une grosse fièvre, une inflammation; le médecin anglais le fit saigner par force; jugez s'il en avait besoin; et ensuite avec son remède il l'a ressuscité, et dans trois jours il jouera à la fossette. Hélas! cette pauvre lieutenante qui aimait tant M. de Vins, et qui craignait tant qu'on ne le sût pas, la voilà morte, et très-jeune; mandez-moi de quelle maladie; je suis toujours surprise de la mort des jeunes personnes. Vous avez raison de vous plaindre que je vous ai mal élevée; si vous aviez appris à prendre le temps comme il vient, cela vous aurait extrêmement amusée.
N'avez-vous point remarqué la gazette de Hollande? Elle compte ceux qui ont des charges chez madame la Dauphine: M. de Richelieu, chevalier d'honneur; M. le maréchal de Bellefonds, premier écuyer; M. de Saint-Géran, rien. Vous m'avouerez que cela est plaisant. Enfin, cette folie est passée jusqu'en Hollande. Mon fils est toujours les délices de Quimper; je crois pourtant qu'il est présentement à Nantes, et qu'il sera ici à la fin du mois; vous voyez bien que je l'ai mieux élevé que vous: j'espère que dans quinze jours il n'y paraîtra pas, et qu'il sera prêt à partir avec les autres. N'écrivez point, et gardez-vous bien de répondre à toutes ces causeries, dont je ne me souviendrai plus moi-même dans trois semaines. Si la santé de Montgobert peut s'accommoder à écrire pour vous, elle vous soulagera entièrement, sans même que vous ayez la peine de dicter: elle écrit comme nous.
J'approuve fort que vous soupiez; cela vaut mieux que douze cuillerées de lait. Hélas! ma fille, je change à toute heure; je ne sais ce que je veux: c'est que je voudrais que vous pussiez retrouver de la santé; il faut me pardonner, si je cours à tout ce que je crois de meilleur; et c'est toujours sous le nom de bien et de mieux que je change d'avis. Pour vous, ma très-chère, n'en changez point sur la bonne opinion que vous devez avoir de vous, malgré les procédés désobligeants de la fortune. En vérité, si elle voulait, M. et madame de Grignan tiendraient fort bien leur place à la cour: mais vous savez où cela est réglé, et l'inutilité du chagrin qu'on ne peut s'empêcher d'en avoir.
Je ne sais rien encore de ce qui s'est passé à la noce. J'ignore si ce fut à la face du soleil ou de la lune que le mariage se fit. J'irai faire mon paquet chez madame de Vins, et vous manderai ce que j'aurai appris. Cependant, je vous dirai une nouvelle la plus grande et la plus extraordinaire que vous puissiez apprendre; c'est que M. le Prince fit faire hier sa barbe; il était rasé; ce n'est point une illusion, ni une de ces choses qu'on dit en l'air, c'est une vérité; toute la cour en fut témoin; et madame de Langeron prenant son temps qu'il avait les pattes croisées comme le lion, lui fit mettre un justaucorps avec des boutonnières de diamants; un valet de chambre, abusant aussi de sa patience, le frisa, lui mit de la poudre, et le réduisit enfin à être l'homme de la cour de la meilleure mine, et une tête qui effaçait toutes les perruques: voilà le prodige de la noce. L'habit de M. le prince de Conti était inestimable; c'était une broderie de diamants fort gros, qui suivait les compartiments d'un velouté noir sur un fond de couleur de paille. On dit que la couleur de paille ne réussissait pas, et que madame de Langeron, qui est l'âme de toute la parure de l'hôtel de Condé, en a été malade. En effet, voilà de ces sortes de choses dont on ne doit point se consoler. M. le Duc, madame la Duchesse et mademoiselle de Bourbon avaient trois habits garnis de pierreries différentes pour les trois jours. Mais j'oubliais le meilleur, c'est que l'épée de M. le Prince était garnie de diamants.
La doublure du manteau du prince de Conti était de satin noir, piqué de diamants comme de la moucheture. La princesse était romanesquement belle, et parée, et contente.
217.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi 26 janvier 1680.
Je veux commencer par votre santé; c'est ce qui me tient uniquement au cœur. C'est sans préjudice de cette continuelle pensée que je vois, que j'entends, et que je prends intérêt à toutes les choses de ce monde: elles sont plus proches ou plus loin de moi, selon qu'elles ont plus ou moins de rapport à vous: vous me donnez même l'attention que j'ai aux nouvelles. Je vous trouve bien dorlotée, bien mitonnée, ma chère enfant; vous n'êtes point dans le tourbillon, je suis en repos pour votre repos; mais je n'y suis pas pour cette chaleur et cette pesanteur, et cette douleur sans bise, sans fatigue. Je voudrais bien un peu plus d'éclaircissement sur un point si important: tant de soins qu'on a de vous ne sont pas sans raison, ni par pure précaution. Je souhaite que vous soyez changée sur l'écriture, et que ce soit sincèrement que vous ne vouliez plus vous tuer avec votre écritoire; confirmez-moi cette bonne opinion de vous, et en nul cas ne m'écrivez de grandes lettres, vous m'en écrivez assez, et trop. Montgobert s'en acquitte très-bien, et, comme je vous ai dit, elle peut même vous soulager de dicter. Je voudrais qu'elle mêlât un mot du sien sur le sujet de votre santé.
En vérité, je ne me souviens plus du petit de Gonor; je vous laisse le soin, et à votre frère, de ces anciennes dates. Sans la présence de Mademoiselle, j'aurais renoncé mademoiselle d'Épernon; je dis ce jour-là, et toujours, ces sottises que vous appelez jolies, et tout ce qu'on peut faire pour les adoucir; vous voulez tirer de ce rang le compliment que je fis à madame de Richelieu, je le veux bien, car il ressemble à ce que lui aurait dit M. de Grignan: j'y pensai: voilà justement de ces choses qui lui viennent quand il parle et quand il écrit; c'est ce qui fait que ses lettres font toujours, deux mois durant, l'ornement de toutes les poches. Madame de Coulanges avait encore hier la sienne, et la montre: cela n'est-il pas plaisant? Au reste, ma très-chère, ne comptez point tant que vous soyez où vous devez être, que vous ne comptiez encore que vous devez être quelquefois ici; c'est votre pays et celui de M. de Grignan; et je vivrais bien tristement, si je n'espérais vous y revoir cette année. M. de Rennes[563] vous garde votre appartement, et nous donnera pourtant tout le temps d'y faire travailler. Vous ne m'avez aucune obligation de cette société, ce n'en est point une, c'est un homme admirable, il ne pèse rien non plus que ses gens, sa conversation est légère; on le voit peu; il trotte assez, et ne hait pas d'être dans sa chambre; on le souhaite; il ne ressemble pas à feu M. du Mans: enfin, il est tel que si on souhaitait quelqu'un qui ne fût pas vous, ce serait un autre comme celui-là: il m'a priée déjà plusieurs fois de vous faire bien des compliments, et de vous dire que, quelque joie qu'il ait d'être ici, il m'aime trop pour n'avoir pas beaucoup d'envie de vous quitter la place.
On ne parle plus de madame de Soubise, on n'y pense même déjà plus. Vraiment, il y a bien d'autres affaires; et je crois que je suis folle de m'amuser à parler d'autre chose. Il y a deux jours que l'on est assez comme le jour de Mademoiselle et de M. de Lauzun: on est dans une agitation, on envoie aux nouvelles, on va dans les maisons pour en apprendre, on est curieux; et voici ce qui a paru, en attendant le reste[564].
M. de Luxembourg était mercredi à Saint-Germain, sans que le roi lui fît moins bonne mine qu'à l'ordinaire: on l'avertit qu'il y avait contre lui un décret de prise de corps: il voulut parler au roi; vous pouvez penser ce qu'on dit. Sa Majesté lui dit que, s'il était innocent, il n'avait qu'à s'aller mettre en prison; et qu'il avait donné de si bons juges pour examiner ces sortes d'affaires, qu'il leur en laissait toute la conduite. M. de Luxembourg pria qu'on ne l'y menât point, et en effet il monta aussitôt en carrosse, et s'en vint chez le père de la Chaise: mesdames de Lavardin et de Mouci, qui venaient ici, le rencontrèrent dans la rue Saint-Honoré, assez triste dans son carrosse: après avoir été une heure aux Jésuites, il fut à la Bastille, et remit à Baisemaux (le gouverneur) l'ordre qu'il avait apporté de Saint-Germain. Il entra d'abord dans une assez belle chambre. Madame de Meckelbourg[565] vint l'y voir, et pensa fondre en larmes; elle s'en alla, et une heure après qu'elle fut sortie, il arriva un ordre de le mettre dans une des horribles chambres grillées qui sont dans les tours, où l'on voit à peine le ciel, et défense de voir qui que ce fût. Voilà, ma fille, un grand sujet de réflexion: songez à la fortune brillante d'un tel homme, à l'honneur qu'il avait eu de commander les armées du roi, et représentez-vous ce que ce fut pour lui d'entendre fermer ces gros verroux; et s'il a dormi par excès d'abattement, pensez au réveil. Personne ne croit qu'il y ait du poison à son affaire. Je vous assure que voilà une sorte de malheur qui en efface bien d'autres.
Madame de Tingry est ajournée pour répondre devant les juges. Pour madame la comtesse de Soissons, elle n'a pu envisager la prison; on a bien voulu lui donner le temps de s'enfuir, si elle est coupable. Elle jouait à la bassette mercredi: M. de Bouillon entra; il la pria de passer dans son cabinet, et lui dit qu'il fallait sortir de France, ou aller à la Bastille: elle ne balança point; elle fit sortir du jeu la marquise d'Alluye; elles ne parurent plus. L'heure du souper vint; on dit que madame la comtesse soupait en ville; tout le monde s'en alla, persuadé de quelque chose d'extraordinaire. Cependant on fit beaucoup de paquets, on prit de l'argent, des pierreries; on fit prendre des justaucorps gris aux laquais et aux cochers; on fit mettre huit chevaux au carrosse. Elle fit placer auprès d'elle dans le fond la marquise d'Alluye, qu'on dit qui ne voulait pas aller, et deux femmes de chambre sur le devant. Elle dit à ses gens qu'ils ne se missent point en peine d'elle, qu'elle était innocente; mais que ces coquines de femmes avaient pris plaisir à la nommer: elle pleura; elle passa chez madame de Carignan, et sortit de Paris à trois heures du matin. On dit qu'elle va à Namur: vous croyez qu'on n'a pas dessein de la suivre. On ne laissera pas de faire son procès, ne fut-ce que pour la justifier: il y a bien des noirceurs dans ce que dit la Voisin. Le duc de Villeroi[566] paraît très-affligé, ou pour mieux dire ne paraît pas; car il est enfermé dans sa chambre, et ne voit personne. Peut-être vous dirai-je encore quelque nouvelle avant que de fermer cette lettre.
Madame de Vibraye a repris le train de sa dévotion; Dieu n'a pas voulu qu'elle ait passé sa vie, comme vous dites fort bien, avec ses ennemis. Madame de Buri fait fort joliment tourner son moulin à paroles. Si on voit la Princesse à Paris, madame de Vins désire que j'y aille avec elle. Pomenars a été taillé, vous l'ai-je dit? Je l'ai vu; c'est un plaisir que de l'entendre parler sur tous ces poisons: on est tenté de lui dire, Est-il possible que ce seul crime vous soit inconnu? Volonne dit son avis comme un autre, admirant le commerce qu'on a eu avec ces coquines. La reine d'Espagne est quasi aussi enfermée que M. de Luxembourg. Madame de Villars mandait l'autre jour à madame de Coulanges que si ce n'était pour l'amour de M. de Villars, elle ne passerait point son hiver à Madrid. Elle fait des relations fort jolies et fort plaisantes à madame de Coulanges, croyant bien qu'elles iront plus loin[567]. Je suis fort contente d'en avoir le plaisir, sans être obligée d'y répondre. Madame de Vins est de mon avis. M. de Pomponne est allé pour trois jours respirer à Pomponne; il a tout reçu, il a tout rendu: voilà qui est fait. Il me serre toujours le cœur, quand il me demande si je ne sais point de nouvelles; il est ignorant comme sur les bords de la Marne: il a raison de calmer son âme tant qu'il pourra. La mienne a été fort émue, aussi bien que celle de l'abbé, de ce que vous écrivez de votre main: vous ne l'avez pas senti, ma chère enfant, il est impossible de le lire avec des yeux secs. Eh, bon Dieu! vous compter bonne à rien et inutile partout à quelqu'un qui ne compte que vous dans le monde: comprenez l'effet que cela peut faire. Je vous prie de ne plus dire de mal de votre humeur: votre cœur et votre âme sont trop parfaits pour laisser voir ces légères ombres: épargnez un peu la vérité, la justice, et mon seul et sensible goût. Ma chère enfant, je ne compterai point ma vie que je ne me retrouve avec vous.
218.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi 2 février 1680.
Vous avez trop écrit, ma très-chère; vous vous laissez tenter à l'envie de causer, et vous abusez ainsi de votre délicate santé; si je succombais aussi aisément à la tentation de vous entendre discourir dans vos lettres, ce serait une belle chose: je m'amuserais au plaisir de vous entendre conter le combat du petit garçon, que vous réduisez en quatre lignes le plus plaisamment du monde: vous dites que vous n'êtes pas forte sur la narration; et je vous dis, moi qu'on ne peut mieux abréger un récit. Je comprends que vous vous soyez divertie de ce petit garçon qui croit s'être battu à la rigueur. La sagesse du petit marquis me plaît. Vous me représentez fort bien les divers sentiments de mesdemoiselles de Grignan, j'avais envie de les savoir: ce que vous dites de Pauline est incomparable, aussi bien que l'usage que vous faites de votre délicatesse pour éviter les plaisirs du carnaval. Je n'oublierai jamais la hâte que vous aviez de vous divertir vitement, avalant les jours gras comme une médecine, pour vous trouver promptement dans le repos du carême. Vos personnes qualifiées au pluriel et au singulier vous soulagent beaucoup, et font très-bien leurs personnages. Il ne faut pas douter que de vous entendre expliquer tout cela, ne soit fort délicieux; mais cependant, ma fille, je chasse cette tentation par la pensée que rien ne vous est plus mauvais que d'écrire: je vous conjure donc, ma fille, de ne plus vous jouer à m'écrire autant que la dernière fois, si vous ne voulez que je réduise mes lettres à une demi-page. J'embrasse M. de Grignan, puisqu'enfin, avec tant de peine et tant d'adresse, vous l'avez obligé à me pardonner; et je le prie, en faveur de cette réconciliation, de prendre soin d'accourcir les lignes que je veux de vous. Il me paraît que vous l'avez trompé, et Montgobert aussi, dans la quantité de celles que vous m'avez écrites; je vous demande tendrement de n'y plus retourner.
Vos raisonnements sur madame de Saint-Géran sont bien à propos; il y a trois semaines que madame de Buri est établie dans la place où vous croyiez madame de Saint-Géran. Madame la Dauphine n'aura point de dames; vous connaissez sa dame d'honneur et ses dames d'atour, voilà tout. Il y a huit jours qu'elles sont parties avec toute la maison pour Schélestat: les filles le sont aussi; elles sont de grande naissance, sans nulle beauté extraordinaire: Laval, les Biron, Tonnerre, Rambures et la bonne Montchevreuil à leurs trousses. On laisse la sixième place à quelque Allemande, si madame la Dauphine veut en amener. Le roi caresse et traite si tendrement madame la princesse de Conti, que cela fait plaisir: quand elle arrive, il la baise et l'embrasse, et cause avec elle; il ne contraint plus l'inclination qu'il a pour elle; c'est sa vraie fille, il ne l'appelle plus autrement: tirez toutes vos conséquences. Elle est toujours des grâces le modèle, et croît beaucoup: elle n'est point surintendante[568], et n'a point eu cent mille écus de pension; j'ai sur le cœur ces deux faussetés. Vous devriez lire les gazettes; elles sont bonnes et point exagérées, ni flatteuses comme autrefois. Mais quelle folie de parler d'autre chose que de madame Voisin et de M. le Sage!
Monsieur de Sévigné.
Ce n'est pas M. le Sage qui prend la plume, comme vous voyez; me revoilà enfin, ma belle petite sœur, tout planté à Paris, à côté de maman mignonne, que l'on ne m'accuse point encore d'avoir voulu empoisonner; et je vous assure que, dans le temps qui court, ce n'est pas un petit mérite. Je suis dans les mêmes sentiments pour ma petite sœur; c'est pourquoi je souhaite ardemment le retour de votre santé; après celui-là nous en souhaiterons un autre.
Madame de Sévigné.
Le voilà arrivé, ce fripon de Sévigné. J'avais dessein de le gronder, et j'en avais tous les sujets du monde; j'avais même préparé un petit discours raisonné, et je l'avais divisé en dix-sept points, comme la harangue de Vassé; mais je ne sais de quelle façon tout cela s'est brouillé, et si bien mêlé de sérieux et de gaieté, que nous avons tout confondu. Tout père frappe à côté, comme dit la chanson. On continue à blâmer un peu la sagesse des juges, qui a fait tant de bruit, et nommé scandaleusement de si grands noms pour si peu de chose. M. de Bouillon a demandé au roi permission de faire imprimer l'interrogatoire de sa femme, pour l'envoyer en Italie et par toute l'Europe, où l'on pourrait croire que madame de Bouillon est une empoisonneuse. Madame de la Ferté, ravie d'être innocente une fois en sa vie, a voulu à toute force jouir de cette qualité; et quoiqu'on lui eût mandé de ne point venir si elle ne voulait, elle le voulut, et cela fut encore plus léger que madame de Bouillon. Feuquières et madame du Roure, toujours des peccadilles. Mais voici ce qui est désagréable pour les prisonniers, c'est que la chambre ne travaillera de vingt jours, soit pour tâcher de se racquitter en faisant des informations nouvelles, soit en faisant venir de loin des gens accusés, comme, par exemple, cette Polignac, qui a un décret, ainsi que la comtesse de Soissons. Enfin, voilà vingt jours de repos, ou de désespoir; cependant la comtesse de Soissons gagne pays, et fait fort bien: il n'est rien tel que de mettre son crime ou son innocence au grand air[569]. J'ai eu toutes les peines du monde à découvrir que cette pauvre Bertillac est morte.
219.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi 23 février 1680.
En vérité, ma fille, voici une assez jolie petite semaine pour les Grignans. Si la Providence voulait favoriser l'aîné à proportion, nous le verrions dans une belle place; en attendant, je trouve qu'il est fort agréable d'avoir des frères si bien traités. A peine le chevalier a-t-il remercié de ses mille écus de pension, qu'on le choisit entre huit ou dix hommes de qualité et de mérite, pour l'attacher à M. le Dauphin avec une pension de deux mille écus: voilà neuf mille livres de rente en trois jours. Il retourna sur ses pas à Saint-Germain, pour remercier encore; car ce fut en son absence, et pendant qu'il était ici, qu'il fut nommé. Son mérite particulier a beaucoup servi à ce choix; une réputation distinguée, de l'honneur, de la probité, de bonnes mœurs, tout cela s'est fort réveillé, et l'on a trouvé que Sa Majesté ne pouvait mieux faire que de jeter les yeux sur un si bon sujet. Il n'y en a encore que huit de nommés[570], Dangeau, d'Antin, Clermont, Sainte-Maure, Matignon, Chiverni, Florensac et Grignan. C'est une approbation générale pour ce dernier. J'en fais mes compliments à M. de Grignan, à M. le coadjuteur et à vous. Mon fils part demain: il a lu vos reproches; peut-être que la beauté de la cour qu'il veut quitter, et où il est si joliment placé, le fera changer d'avis. Nous avons déjà obtenu qu'il ne s'impatientera pas, et qu'il attendra paisiblement qu'on le vienne tenter par une plus grosse somme que celle qu'il a déboursée. Vous m'avez fait sentir la joie de MM. de Grignan par celle que j'ai de vous savoir mieux: dès que vos maux ne sont pas continuels, j'espère qu'en vous conservant, en prenant du lait, et en n'écrivant point, vous me ferez retrouver ma fille et son aimable visage. Je suis ravie de la sincérité de Montgobert; si elle me disait toujours des merveilles de votre santé, je ne la croirais jamais: elle ménage fort bien tout cela, et ses vérités me font plaisir: tant il est naturel d'aimer à n'être point trompée. Dieu vous conserve donc, ma très-chère, dans ce bienheureux état, puisqu'il nous donne de si bonnes espérances.
Mais parlons un peu des Grignans, il y a longtemps que nous n'en avons rien dit. Il n'est question que d'eux, tout est plein de compliments dans cette maison; à peine a-t-on fini l'un qu'on recommence l'autre. Je ne les ai point revus depuis que le chevalier est dame du palais, comme dit M. de la Rochefoucauld. Il vous mandera toutes les nouvelles mieux que je ne puis faire. On ne croit pas que madame de Soubise soit du voyage: cela est un peu long.
Je ne vous parlerai que de la Voisin: ce ne fut point mercredi, comme je vous l'avais mandé, qu'elle fut brûlée, ce ne fut qu'hier. Elle savait son arrêt dès lundi, chose extraordinaire. Le soir elle dit à ses gardes: Quoi, nous ne ferons point medianoche! Elle mangea avec eux à minuit par fantaisie, car il n'était point jour maigre; elle but beaucoup de vin, elle chanta vingt chansons à boire. Le mardi elle eut la question ordinaire, extraordinaire; elle avait dîné et dormi huit heures; elle fut confrontée sur le matelas à mesdames de Dreux[571] et le Féron[572], et à plusieurs autres: on ne parle point encore de ce qu'elle a dit; on croit toujours qu'on verra des choses étranges. Elle soupa le soir, et recommença, toute brisée qu'elle était, à faire la débauche avec scandale: on lui en fit honte, et on lui dit qu'elle ferait bien mieux de penser à Dieu, et de chanter un Ave maris stella, ou un Salve, que toutes ces chansons: elle chanta l'un et l'autre en ridicule, elle dormit ensuite. Le mercredi se passa de même en confrontations, et débauches, et chansons: elle ne voulut point voir de confesseur. Enfin le jeudi, qui était hier, on ne voulut lui donner qu'un bouillon: elle en gronda, craignant de n'avoir pas la force de parler à ces messieurs. Elle vint en carrosse de Vincennes à Paris; elle étouffa un peu, et fut embarrassée: on la voulut faire confesser, point de nouvelles. A cinq heures on la lia; et, avec une torche à la main, elle parut dans le tombereau habillée de blanc; c'est une sorte d'habit pour être brûlée; elle était fort rouge, et l'on voyait qu'elle repoussait le confesseur et le crucifix avec violence. Nous la vîmes passer à l'hôtel de Sully[573], madame de Chaulnes, madame de Sully, la comtesse (de Fiesque), et bien d'autres. A Notre-Dame, elle ne voulut jamais prononcer l'amende honorable, et à la Grève elle se défendit autant qu'elle put de sortir du tombereau: on l'en tira de force; on la mit sur le bûcher assise et liée avec du fer, on la couvrit de paille; elle jura beaucoup, elle repoussa la paille cinq ou six fois: mais enfin le feu s'augmenta, et on la perdit de vue, et ses cendres sont en l'air présentement. Voilà la mort de madame Voisin, célèbre par ses crimes et par son impiété. Un juge, à qui mon fils disait l'autre jour que c'était une étrange chose que de la faire brûler à petit feu, lui dit: «Ah! monsieur, il y a certains petits adoucissements à cause de la faiblesse du sexe. Eh quoi, monsieur! on les étrangle? Non, mais on leur jette des bûches sur la tête; les garçons du bourreau leur arrachent la tête avec des crocs de fer.» Vous voyez bien, ma fille, que cela n'est pas si terrible que l'on pense: comment vous portez-vous de ce petit conte? Il m'a fait grincer des dents. Une de ces misérables qui fut pendue l'autre jour avait demandé la vie à M. de Louvois, et qu'en ce cas elle dirait des choses étranges; elle fut refusée. Hé bien, dit-elle, soyez persuadé que nulle douleur ne me fera dire une seule parole. On lui donna la question ordinaire, extraordinaire, et si extraordinairement extraordinaire, qu'elle pensa y mourir, comme une autre qui expira, le médecin lui tenant le pouls; cela soit dit en passant. Cette femme donc souffrit tout l'excès de ce martyre sans parler. On la mène à la Grève; avant que d'être jetée, elle dit qu'elle voulait parler: elle se présente héroïquement: «Messieurs, dit-elle, assurez M. de Louvois que je suis sa servante, et que je lui ai tenu ma parole; allons, qu'on achève.» Elle fut expédiée à l'instant. Que dites-vous de cette sorte de courage? Je sais encore mille petits contes agréables comme celui-là: mais le moyen de tout dire?
Voilà ce qui forme nos douces conversations, pendant que vous vous réjouissez, que vous êtes au bal, que vous donnez de grands soupers. J'ai bien envie de savoir le détail de toutes vos fêtes; vous ne ferez autre chose tous ces jours gras, et vous avez beau vous dépêcher de vous divertir, vous n'en trouverez pas sitôt la fin: nous avons le carême bien haut[574].
220.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, mercredi 28 février 1680.
N'ai-je pas raison de dire, ma fille, que tout ce qui est arrivé aux Grignans en quatre jours vous rapproche de ce pays? Il est impossible qu'ayant si bien fait pour les cadets, on ne fasse pour l'aîné. Je crois que le temps en viendra; il n'était pas encore venu l'année passée; les bienfaits n'étaient pas ouverts comme ils le sont présentement.
M. de la Rochefoucauld nous conta hier qu'à Bruxelles la comtesse de Soissons avait été contrainte de sortir doucement de l'église, et que l'on avait fait une danse de chats liés ensemble, ou, pour mieux dire, une criaillerie par malice, et un sabbat si épouvantable, qu'ayant crié en même temps que c'étaient des diables et des sorciers qui la suivaient, elle avait été obligée, comme je vous dis, de quitter la place, pour laisser passer cette folie, qui ne vient pas d'une trop bonne disposition des peuples. On ne dit rien de M. de Luxembourg. Cette Voisin ne nous a rien produit de nouveau: elle a donné gentiment son âme au diable tout au beau milieu du feu; elle n'a fait que passer de l'un à l'autre.
Vous me dites sur les échecs ce que j'ai souvent pensé; je ne trouve rien qui rabaisse tant l'orgueil; ce jeu fait sentir la misère et les bornes de l'esprit: je crois qu'il serait fort utile à quelqu'un qui aimerait ces réflexions. Mais, d'un autre côté, cette prévoyance, cette pénétration, cette prudence, cette justesse à se défendre, cette habileté pour attaquer, le bon succès de sa bonne conduite, tout cela charme, et donne une satisfaction intérieure qui pourrait bien nourrir l'orgueil. Je n'en suis donc pas encore bien guérie, et je veux être un peu plus persuadée de mon imbécillité.
Nous sommes présentement occupés du voyage du roi: nous ne songions pas à M. de Luxembourg quatre jours après; le tourbillon nous emporte, nous n'avons pas le loisir de nous arrêter si longtemps sur une même chose: nous sommes surchargés d'affaires. Le roi a reçu plusieurs lettres de ces dames, qui assurent que madame la Dauphine est bien plus aimable qu'on ne l'avait dit; elles en sont contentes au dernier point: elle est fille et petite-fille de deux princesses fort caressantes: je ne sais si c'est bien l'air d'ici, nous verrons. Cette princesse d'Allemagne reçut en passant le compliment des députés de Strasbourg; elle leur dit: «Messieurs, parlez-moi français, je n'entends plus l'allemand.» Elle n'a point regretté son pays, elle est toute Française. Elle a écrit à M. le Dauphin avec des nuances de style, selon qu'elle a été près d'être sa femme, qui ont marqué bien de l'esprit: c'est à Monseigneur à mettre la dernière couleur, et à lui faire oublier le pays qu'elle quitte avec tant de joie. Madame de Maintenon a mandé au roi que sa personne est aimable, sa taille parfaite, et que, parmi cette envie de dire toujours tout ce qui peut plaire, il y a bien de l'esprit et de la dignité. Adieu, ma très-chère, il ne faut pas vous épuiser en lecture, non plus qu'en écriture: je souhaite que votre rhume ait passé légèrement par-dessus votre délicatesse.
221.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, dimanche 17 mars 1680.
Quoique cette lettre ne parte que mercredi, je ne puis m'empêcher de la commencer aujourd'hui, pour vous dire que M. de la Rochefoucauld est mort cette nuit. J'ai la tête si pleine de ce malheur, et de l'extrême affliction de notre pauvre amie (madame de la Fayette), qu'il faut que je vous en parle. Hier samedi, le remède de l'Anglais avait fait des merveilles; toutes les espérances de vendredi, que je vous écrivais, étaient augmentées; on chantait victoire, la poitrine était dégagée, la tête libre, la fièvre moindre, des évacuations salutaires; dans cet état, hier à six heures, il tourne à la mort: tout d'un coup les redoublements de fièvre, l'oppression, les rêveries; en un mot, la goutte l'étrangle traîtreusement; et quoiqu'il eût beaucoup de force, et qu'il ne fût point abattu des saignées, il n'a fallu que quatre ou cinq heures pour l'emporter; et à minuit il a rendu l'âme entre les mains de M. de Condom. M. de Marsillac ne l'a point quitté d'un moment; il est dans une affliction qui ne peut se représenter: cependant, ma fille, il retrouvera le roi et la cour; toute sa famille se retrouvera à sa place: mais où madame de la Fayette retrouvera-t-elle un tel ami, une telle société, une pareille douceur, un agrément, une confiance, une considération pour elle et pour son fils? Elle est infirme, elle est toujours dans sa chambre, elle ne court point les rues. M. de la Rochefoucauld était sédentaire aussi; cet état les rendait nécessaires l'un à l'autre, et rien ne pouvait être comparé à la confiance et aux charmes de leur amitié. Songez-y, ma fille, vous trouverez qu'il est impossible de faire une perte plus considérable, et dont le temps puisse moins consoler. Je n'ai pas quitté cette pauvre amie tous ces jours-ci; elle n'allait point faire la presse parmi cette famille; en sorte qu'elle avait besoin qu'on eût pitié d'elle. Madame de Coulanges a très-bien fait aussi, et nous continuerons quelque temps encore aux dépens de notre rate, qui est toute pleine de tristesse. Voilà en quel temps sont arrivées vos jolies petites lettres, qui n'ont été admirées jusqu'ici que de madame de Coulanges et de moi: quand le chevalier sera de retour, il trouvera peut être un temps propre pour les donner; en attendant, il faut en écrire une de douleur à M. de Marsillac; il met en honneur toute la tendresse des enfants, et fait voir que vous n'êtes pas seule; mais, en vérité, vous ne serez guère imités. Toute cette tristesse m'a réveillée; elle me représenta l'horreur des séparations, et j'en ai le cœur serré.
Mercredi 20 mars.
Il est enfin mercredi. M. de la Rochefoucauld est toujours mort, et M. de Marsillac toujours affligé et si bien enfermé, qu'il ne semble pas qu'il songe à sortir de cette maison. La petite santé de madame de la Fayette soutient mal une pareille douleur; elle en a la fièvre; et il ne sera pas au pouvoir du temps de lui ôter l'ennui de cette privation. Sa vie est tournée d'une manière qu'elle le trouvera tous les jours à dire: vous devez m'écrire tout au moins quelque chose pour elle.
Je suis troublée de votre santé et du voyage que vous faites. Vous n'irez pas en Barbarie, mais il y aura bien de la barbarie si cette fatigue vous fait du mal. Il est vrai que de penser à ces deux bouts de la terre où nous sommes plantées est une chose qui fait frémir, et surtout quand je serai près de notre Océan, pouvant aller aux Indes comme vous en Afrique. Je vous assure que mon cœur ne regarde point cet éloignement avec tranquillité. Si vous saviez le trouble que me donne le moindre retardement de vos lettres, vous jugeriez bien aisément de ce que je souffrirai dans mon chien de voyage. Je n'ai point revu nos Grignans; ils sont à St.-Germain, le chevalier à son régiment. On m'a voulu mener voir Mme la Dauphine: en vérité, je ne suis pas si pressée. M. de Coulanges l'a vue: le premier coup d'œil est à redouter, comme dit Sanguin; mais il y a tant d'esprit, de mérite, de bonté, de manières charmantes, qu'il faut l'admirer: s'il faut honorer Cybèle, il faut encore plus l'aimer[575]. On ne conte que ses dits pleins d'esprit et de raison. La faveur de madame de Maintenon augmente tous les jours. Ce sont des conversations infinies avec Sa Majesté, qui donne à madame la Dauphine le temps qu'il donnait à madame de Montespan; jugez de l'effet que peut faire un tel retranchement. Le char gris[576] est d'une beauté étonnante; elle vint l'autre jour au travers d'un bal, par le beau milieu de la salle, droit au roi, et sans regarder ni à droite, ni à gauche; on lui dit qu'elle ne voyait pas la reine, il était vrai: on lui donna une place; et quoique cela fît un peu d'embarras, on dit que cette action d'une imbenecida fut extrêmement agréable: il y aurait mille bagatelles à conter sur tout cela.
Votre frère est fort triste à sa garnison; je pense que la rencontre de vos esprits animaux, quoique de même sang, ne déterminera point les siens à penser comme vous. Votre période m'a paru très-belle, je doute que j'y réponde; mais il n'importe, vous voyez fort bien ce que je veux dire. Vous me paraissez si contente de la fortune de vos beaux-frères, que vous ne comptez plus sur la vôtre, vous vous retirez derrière le rideau: je vous ai mandé comme cela me blesse le cœur, et me paraît injuste. N'admirez-vous point que Dieu m'a ôté encore cet amusement de parler de vos intérêts avec M. de la Rochefoucauld, qui s'en occupait fort obligeamment? De sorte qu'ayant aussi perdu M. de Pomponne, je n'ai plus le plaisir de croire que je puisse jamais vous être bonne à rien du tout. Je n'ai jamais vu tant de choses extraordinaires qu'il s'en est passé depuis que vous êtes partie. J'apprends que le jeune évêque d'Évreux est le favori du vieux, et que ce dernier a écrit au roi pour le remercier de lui avoir donné un tel successeur.
222.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi 29 mars 1680.
Vous aviez bien raison de dire que j'entendrais parler de la vie que vous feriez en l'absence de M. de Grignan et de ses filles: cette vie est tout extraordinaire; vous vous êtes jetée dans un couvent, vous savez qu'on ne se jette point à Sainte-Marie, c'est aux Carmélites qu'on se jette. Vous vous êtes donc jetée dans un couvent, vous avez couché dans une cellule; je suppose que vous avez mangé de la viande, quoique vous ayez mangé au réfectoire: le médecin qui vous conduit ne vous aurait pas laissée faire une folie. Vous avez très-habilement évité les récréations. Vous ne me dites rien de la petite d'Adhémar; ne lui avez-vous pas permis d'être dans un petit coin à vous regarder? La pauvre enfant! elle était bien heureuse de profiter de cette retraite.
J'étais avant-hier tout au beau milieu de la cour; madame de Chaulnes enfin m'y mena. Je vis madame la Dauphine, dont la laideur n'est point du tout choquante, ni désagréable; son visage lui sied mal, mais son esprit lui sied parfaitement; elle ne fait et ne dit rien qu'on ne voie qu'elle en a beaucoup. Elle a les yeux vifs et pénétrants; elle entend et comprend facilement toutes choses; elle est naturelle, et non plus embarrassée ni étonnée que si elle était née au milieu du Louvre. Elle a une extrême reconnaissance pour le roi, mais c'est sans bassesse; ce n'est point comme étant au-dessous de ce qu'elle est aujourd'hui, c'est comme ayant été choisie et distinguée dans toute l'Europe. Elle a l'air fort noble, et beaucoup de dignité et de bonté: elle aime les vers, la musique, la conversation; elle est fort bien quatre ou cinq heures toute seule dans sa chambre; elle est étonnée de l'agitation qu'on se donne pour se divertir; elle a fermé la porte aux moqueries et aux médisances: l'autre jour, la duchesse de la Ferté voulut lui dire une plaisanterie comme un secret sur cette pauvre princesse Marianne[577], dont la misère est à respecter; madame la Dauphine lui dit avec un air sérieux: Madame, je ne suis point curieuse. Mesdames de Richelieu, de Rochefort et de Maintenon me firent beaucoup d'honnêtetés, et me parlèrent de vous. Madame de Maintenon, par un hasard, me fit une petite visite d'un quart d'heure; elle me conta mille choses de madame la Dauphine, et me reparla de vous, de votre santé, de votre esprit, du goût que vous avez l'une pour l'autre, de votre Provence, avec autant d'attention qu'à la rue des Tournelles: un tourbillon me l'emporta, c'était madame de Soubise qui rentrait dans cette cour au bout de ses trois mois, jour pour jour. Elle venait de la campagne; elle a été dans une parfaite retraite pendant son exil; elle n'a vécu que du jour qu'elle est revenue. La reine et tout le monde la reçut fort bien. Le roi lui fit une très-grande révérence: elle soutint avec très-bonne mine tous les différents compliments qu'on lui faisait de tous côtés.
M. le Duc me parla beaucoup de M. de la Rochefoucauld, et les larmes lui en vinrent encore aux yeux. Il y eut une scène bien vive entre lui et madame de la Fayette, le soir que ce pauvre homme était à l'agonie; je n'ai jamais tant vu de larmes, ni jamais une douleur plus tendre et plus vraie: il était impossible de n'être pas comme eux; ils disaient des choses à fendre le cœur; je n'oublierai jamais cette soirée. Hélas! ma chère enfant, il n'y a que vous qui ne me parliez point encore de cette perte, ah! c'est où l'on connaît encore mieux l'horrible éloignement: vous m'envoyez des billets et des compliments pour lui; vous n'avez pas envie que je les porte sitôt. M. de Marsillac aura les lettres de M. de Grignan avec le temps; il n'y eut jamais une affliction plus vive que la sienne: madame de la Fayette ne l'a point encore vu: quand les autres de la famille sont venus la voir, ç'a été un renouvellement étrange. M. le Duc me parlait donc tristement là-dessus. Nous entendîmes, après dîner, le sermon du Bourdaloue, qui frappe toujours comme un sourd, disant des vérités à bride abattue, parlant à tort et à travers contre l'adultère: sauve qui peut! il va toujours son chemin. Nous revînmes avec beaucoup de plaisir. Mesdames de Guénégaud et de Kerman étaient des nôtres: je les assurai fort qu'à moins d'une Dauphine, j'étais servante, à mon âge et sans affaires, de ce bon pays-là.
Madame de Vins, qui voulait savoir des nouvelles de mon voyage, vint hier dîner joliment avec moi; elle causa longtemps avec Corbinelli et la Mousse; la conversation était sublime et divertissante; Bussy n'y gâta rien. Nous allâmes faire quelques visites, et puis je la ramenai. Je vis mademoiselle de Méri, qui ne veut plus du tout de son bail; elle s'en prend à l'abbé, qui croyait que madame de Lassai était demeurée d'accord de tout: il se défend fort bien, et maintient que ce logement est fort joli: c'est une nouvelle tribulation. Vous n'êtes pas en état d'envisager votre retour, vous êtes encore trop battus de l'oiseau, comme disait l'abbé au reversis: j'espère qu'après quelques mois de repos à Grignan vous changerez d'avis, et que vous ne trouverez pas qu'un hiver à Grignan soit une bonne chose à imaginer.
Pour mon fils, il est vrai que je trouve du courage; je lui dis et redis toutes mes pensées; je lui écris des lettres que je crois qui sont admirables; mais plus je donne de force à mes raisons, plus il pousse les siennes: et sa volonté paraît si déterminée, que je comprends que c'est là ce qui s'appelle vouloir efficacement. Il y a un degré de chaleur dans le désir qui l'anime, à quoi nulle prudence ne peut résister: je n'ai pas sur mon cœur d'avoir préféré mes intérêts à sa fortune; je les trouverais tout entiers à le voir marcher avec plaisir dans un chemin où je le conduis depuis si longtemps. Il se trompe dans tous ses raisonnements, il est tout de travers: j'ai tâché de le redresser avec des raisons toutes droites et toutes vraies, appuyées du sentiment de tous nos amis; et je lui dis enfin: Mais ne vous défiez-vous de rien, quand vous voyez que vous seul pensez une chose que tout le monde désapprouve? Il met l'opiniâtreté à la place d'une réponse, et nous revenons toujours à ménager qu'au moins il ne fasse pas un marché extravagant. Adieu, ma très-chère: j'ignore comment vous vous portez, je crains votre voyage, je crains Salon, je crains Grignan; je crains, en un mot, tout ce qui peut nuire à votre santé; par cette raison, je vous conjure de m'écrire bien moins qu'à l'ordinaire.
223.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, mercredi 3 avril 1680.
Ma chère enfant, le pauvre M. Fouquet est mort, j'en suis touchée[578]: je n'ai jamais vu perdre tant d'amis; cela donne de la tristesse, de voir tant de morts autour de soi: mais ce qui n'est pas autour de moi, et ce qui me perce le cœur, c'est la crainte que me donne le retour de toutes vos incommodités; car quoique vous vouliez me le cacher, je sens vos brasiers, votre pesanteur, votre point. Enfin, cet intervalle si doux est passé, et ce n'était pas une guérison. Vous dites vous-même qu'une flamme mal éteinte est facile à rallumer. Ces remèdes que vous mettez dans votre cassette, comme très-sûrs dans le besoin, devraient bien être employés présentement. M. de Grignan n'aura-t-il point de pouvoir dans cette occasion? et n'est-il point en peine de l'état où vous êtes? J'ai vu le petit Beaumont; vous pouvez penser si je l'ai questionné! Quand je songeais qu'il n'y avait que huit jours qu'il vous avait vue, il me paraissait un homme tout autrement estimable que les autres: il dit que vous n'étiez pas si bien, quand il est parti, que vous étiez cet hiver. Il m'a parlé de vos soupers, qu'il trouvait très-bons; de vos divertissements, de l'honnêteté de M. de Grignan et de la vôtre, du bon effet que mesdemoiselles de Grignan faisaient pour soutenir les plaisirs, pendant que vous vous reposiez: il dit des merveilles de Pauline et du petit marquis; jamais je n'eusse fini la conversation la première; mais il voulait aller à Saint-Germain, car il m'a vue avant le roi son maître.
Je vous crois présentement à Grignan. Je vois avec peine l'agitation de vos adieux; je vois, au sortir de votre solitude, qui vous a paru si courte, un voyage à Arles; autre mouvement, et je vois le voyage jusqu'à Grignan, où vous aurez peut-être retrouvé une bise pour vous recevoir dans l'état où vous êtes: ah! ce n'est point sans inquiétude pour une personne aussi délicate que vous, qu'on se représente toutes ces choses. Vous m'avez envoyé une relation d'Enfossy, qui vaut mieux que toutes les miennes; je ne m'étonne pas si vous ne pouvez vous résoudre à vendre une terre où il se trouve de si jolies Bohémiennes; il n'y eut jamais une plus agréable et plus nouvelle réception. Vous êtes, en vérité, si stoïcienne et si pleine de réflexions, que je craindrais de joindre les miennes aux vôtres, de peur que ce ne fût une double tristesse: mais ce qui me paraît sage et raisonnable, et digne de l'amitié de M. de Grignan, ce serait de mettre tous ses soins à pouvoir revenir ici au mois d'octobre.
Vous n'avez point d'autre lieu pour passer l'hiver. Je ne veux pas vous en dire davantage présentement; les choses prématurées perdent leur force et donnent du dégoût.
Il n'est plus question d'aucun grand voyage; on ne parle que de Fontainebleau. Vous aurez très-assurément M. de Vendôme cette année. Pour moi, je cours en Bretagne avec un chagrin insurmontable; j'y vais, et pour y aller, et pour y être un peu, et pour y avoir été. Après la perte de la santé, que je mets toujours avec raison au premier rang, rien n'est si fâcheux que le mécompte et le dérangement des affaires: je m'abandonne donc à cette cruelle raison. Jugez de l'excès de mon chagrin, vous qui savez avec quelle inquiétude je souffre le retardement de deux heures des courriers; vous comprenez bien ce que je vais devenir, avec encore un peu plus de loisir et de solitude, pour donner plus d'étendue à mes craintes: il faut avaler ce calice, et penser à revenir pour vous embrasser; car rien ne se fait que dans cette vue; et me trouvant au-dessus de bien des choses, je me trouve infiniment au-dessous de celle-là: c'est ma destinée; et les peines qui sont attachées à la tendresse que j'ai pour vous, étant offertes à Dieu, font la pénitence d'un attachement qui ne devrait être que pour lui.
Mademoiselle de Scudéri est très-affligée de la mort de M. Fouquet; enfin, voilà cette vie qui a tant donné de peine à conserver! il y aurait beaucoup à dire là-dessus; sa maladie a été des convulsions et des maux de cœur, sans pouvoir vomir. Je m'attends au chevalier pour toutes les nouvelles, et surtout pour celles de madame la Dauphine, dont la cour est telle que vous l'imaginez: vos pensées sont très-justes: le roi y est fort souvent, cela écarte un peu la presse. Adieu, ma très-chère et très-aimable: je suis plus à vous mille fois que je ne puis vous le dire.
224.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, samedi au soir 6 avril 1680.
Vous allez apprendre une nouvelle qui n'est pas un secret, et vous aurez le plaisir de la savoir des premières. Madame de Fontanges[579] est duchesse avec vingt mille écus de pension; elle en recevait aujourd'hui les compliments dans son lit. Le roi y a été publiquement; elle prend demain son tabouret, et s'en va passer le temps de Pâques à une abbaye (de Chelles) que le roi a donnée à une de ses sœurs. Voici une manière de séparation qui fera bien de l'honneur à la sévérité du confesseur. Il y a des gens qui disent que cet établissement sent le congé: en vérité, je n'en crois rien, le temps nous l'apprendra. Voici ce qui est présent: madame de Montespan est enragée; elle pleura beaucoup hier; vous pouvez juger du martyre que souffre son orgueil, qui est encore plus outragé par la haute faveur de madame de Maintenon. Sa Majesté va passer très-souvent deux heures de l'après-dîner dans la chambre de cette dernière, à causer avec une amitié et un air libre et naturel qui rend cette place la plus désirable du monde. Madame de Richelieu commence à sentir les effets de sa dissipation; les ressorts s'affaiblissent visiblement; elle présente tout le monde, et ne dit plus ce qui convient à chacun: ce petit tracas de dame d'honneur, dont elle s'acquittait si bien, est tout dérangé. Elle présenta la Trousse et mon fils, sans les nommer à Monseigneur. Elle dit de la duchesse de Sully: Voilà une de nos danseuses; elle ne nomma pas madame de Verneuil: elle pensa laisser baiser madame de Louvois, parce qu'elle la prenait pour une duchesse; enfin, cette place est dangereuse, et fait voir que les petites choses font plus de mal que l'étude de la philosophie. La recherche de la vérité n'épuise pas tant une pauvre cervelle que tous les compliments et tous les riens dont celle-là est remplie.
M. de Marsillac a paru un peu sensible à la prospérité de la belle Fontanges; il n'avait donné jusque-là aucun signe de vie. Madame de Coulanges vient d'arriver de la cour; j'ai été chez elle exprès avant que de vous écrire: elle est charmée de madame la Dauphine, elle a grand sujet de l'être: cette princesse lui a fait des caresses infinies; elle la connaissait déjà par ses lettres et par le bien que madame de Maintenon lui en avait dit. Madame de Coulanges a été dans un cabinet où madame la Dauphine se retire l'après-dîner avec ses dames; elle y a causé très-délicieusement; on ne peut avoir plus d'esprit et d'intelligence qu'en a cette princesse; elle se fait adorer de toute la cour: voilà une personne à qui on peut plaire, et avec qui le mérite peut faire un grand effet.
225.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi 12 avril 1680.
Vous me parlez de madame la Dauphine; le chevalier doit vous instruire bien mieux que moi. Il me paraît qu'elle ne s'est point condamnée à être cousue avec la reine: elles ont été à Versailles ensemble; mais les autres jours elles se promenaient séparément. Le roi va souvent l'après-dîner chez la Dauphine, et il n'y trouve point de presse. Elle tient son cercle depuis huit heures du soir jusqu'à neuf heures et demie: tout le reste est particulier, elle est dans ses cabinets avec ses dames: la princesse de Conti y est presque toujours; comme elle est encore enfant, elle a grand besoin de cet exemple pour se former. Madame la Dauphine est une merveille d'esprit, de raison et de bonne éducation; elle parle fort souvent de sa mère avec beaucoup de tendresse, et dit qu'elle lui doit tout son bonheur, par le soin qu'elle a eu de la bien élever: elle apprend à chanter, à danser; elle lit, elle travaille; c'est une personne enfin. Il est vrai que j'ai eu la curiosité de la voir; j'y fus donc avec madame de Chaulnes et madame de Kerman: elle était à sa toilette, elle parlait italien avec M. de Nevers[580]. On nous présenta; elle nous fit un air honnête, et l'on voit bien que si on trouvait une occasion de dire un mot à propos, elle entrerait fort aisément en conversation: elle aime l'italien, les vers, les livres nouveaux, la musique, la danse: vous voyez bien qu'on ne serait pas longtemps muette avec tant de choses dont il est aisé de parler, mais il faudrait du temps: elle s'en allait à la messe, et madame de Maintenon et madame de Richelieu[581] n'étaient pas dans sa chambre. La cour, ma chère enfant, est un pays qui n'est point pour moi; je ne suis point d'un âge à vouloir m'y établir, ni à souhaiter d'y être soufferte; si j'étais jeune, j'aimerais à plaire à cette princesse: mais, bon Dieu, de quel droit voudrais-je y retourner jamais? Voilà mes projets pour la cour. Ceux de mon fils me paraissent tout rassis et tout pleins de raison; il gardera sa charge paisiblement, et fera de nécessité vertu: la presse n'est pas grande à soupirer pour elle, quoiqu'elle soit si propre à faire soupirer: c'est qu'en vérité l'argent est fort rare, et qu'il voit bien qu'il ne faut pas faire un sot marché; ainsi, mon enfant, nous attendrons ce que la Providence a ordonné. Vraiment, elle voulut hier que M. d'Autun fit aux Carmélites l'oraison funèbre de madame de Longueville[582], avec toute la capacité, toute la grâce et toute l'habileté dont un homme puisse être capable. Ce n'était point Tartufe[583], ce n'était point un pantalon; c'était un prélat de conséquence, prêchant avec dignité, et parcourant toute la vie de cette princesse avec une adresse incroyable, passant tous les endroits délicats, disant et ne disant pas tout ce qu'il fallait dire ou taire. Son texte était: Fallax pulchritudo, mulier timens Deum laudabitur. Il fit deux points également beaux; il parla de sa beauté, et de toutes ces guerres passées d'une manière inimitable: et pour la seconde partie, vous jugez bien qu'une pénitence de vingt-sept ans est un beau champ pour conduire une si belle âme jusque dans le ciel. Le roi y fut loué fort naturellement; et M. le Prince encore fut contraint d'avaler des louanges, mais aussi bien apprêtées, quoique dans un autre goût que celles de Voiture. Il était là ce héros, et M. le Duc, et les princes de Conti, et toute la famille, et beaucoup de monde; mais pas encore assez, car il me semble qu'on devait rendre ce respect à M. le Prince sur une mort dont il avait encore les larmes aux yeux. Vous me demanderez pourquoi j'y étais? C'est que madame de Guénégaud par hasard, l'autre jour chez M. de Chaulnes, me promit de m'y mener avec une commodité qui me tenta: je ne m'en repens point; il y avait beaucoup de femmes qui n'y avaient pas plus affaire que moi. M. le Prince et M. le Duc faisaient beaucoup d'honnêtetés à tous ceux qui composaient cette assemblée.
Je vis madame de la Fayette au sortir de cette cérémonie; je la trouvai tout en larmes: il était tombé sous sa main de l'écriture de M. de la Rochefoucauld, dont elle fut surprise et affligée. Je venais de quitter mesdemoiselles de la Rochefoucauld aux Carmélites, où elles avaient aussi pleuré leur père: l'aînée surtout a figuré avec M. de Marsillac. C'était donc à l'oraison funèbre de madame de Longueville qu'elles pleuraient M. de la Rochefoucauld: ils sont morts dans la même année: il y avait bien à rêver sur ces deux noms. Je ne crois pas en vérité que madame de la Fayette se console, je lui suis moins bonne qu'une autre; car nous ne pouvons nous empêcher de parler de ce pauvre homme, et cela la tue; tous ceux qui lui étaient bons avec lui perdent leur prix auprès d'elle. Elle a lu votre petite lettre; elle vous remercie tendrement de la manière dont vous comprenez sa douleur.
Vous ai-je dit comme madame de Coulanges fut bien reçue à Saint-Germain? Madame la Dauphine lui dit qu'elle la connaissait déjà par ses lettres; que ses dames lui avaient parlé de son esprit; qu'elle avait fort envie d'en juger par elle-même. Madame de Coulanges soutint très-bien sa réputation, elle brilla dans toutes ses réponses; les épigrammes étaient redoublées, et la Dauphine entend tout. Elle fut introduite l'après-dîner dans les cabinets avec ses trois amies: toutes les dames de la cour étaient enragées contre elle. Vous comprenez bien que par ces amies elle se trouve naturellement dans la privauté: mais où cela peut-il la mener? et quels dégoûts quand on ne peut être des promenades, ni manger (avec les princesses)? Cela gâte tout le reste: elle sent vivement cette humiliation; elle a été quatre jours à jouir de ces plaisirs et de ces déplaisirs. Vous avez raison de plaindre M. de Pomponne quand il va dans ce pays-là, et même madame de Vins qui n'y a plus de contenance: elle est toute replongée dans sa famille, et accablée de ses procès. Elle vint l'autre jour dîner joliment avec moi; elle paraît fort touchée de votre amitié: vous ne sauriez nous ôter l'espérance ni l'envie de vous recevoir, chacun selon nos degrés de chaleur. Vous êtes à Grignan, ma chère bonne, vous êtes trop près de moi, il faut que je m'éloigne.
226.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, mercredi 1er mai 1680.
Je ne sais quel temps vous avez en Provence, mais celui qu'il a fait ici depuis trois semaines est si épouvantable, que plusieurs voyages en ont été dérangés; le mien est du nombre. Voilà un commencement de lune qui pourra nous ramener du beau temps, et me faire partir: je ne sais point encore le jour; je ne puis vous dire la douleur que me donne ce second adieu: il me semble que je suis folle de m'éloigner encore de vous, et de mettre une distance de cent lieues par-dessus celle qui y est déjà. Je hais bien les affaires; je trouve qu'elles nous gourmandent beaucoup, et nous font aller et venir, et tourner à leur fantaisie. Je serai si affligée en partant, qu'il ne tiendra qu'à ceux qui me verront monter en carrosse de croire que je les regrette beaucoup; car il me sera impossible de retenir mes larmes; cependant il faut s'en aller pour revenir.
Mademoiselle de Méri est dans votre petite chambre; le bruit de cette porte qui s'ouvre et qui se ferme, et la circonstance de ne vous y point trouver, m'ont fait un mal que je ne puis vous dire. Tous mes gens font de leur mieux auprès d'elle; et si je voulais me vanter, je vous montrerais bien un billet qu'elle m'écrivit l'autre jour, tout plein de remercîments des secours que je lui donne; mais je suis modeste, je me contenterai de le mettre dans mes archives. J'ai vu madame de Vins; elle est abîmée dans ses procès; nous causâmes pourtant beaucoup, nous admirâmes cet étrange mélange des biens et des maux, et l'impossibilité d'être tout à fait heureuse. Vous savez tout ce que la fortune a soufflé sur la duchesse de Fontanges; voici ce qu'elle lui garde, une perte de sang si considérable, qu'elle est encore à Maubuisson dans son lit avec la fièvre qui s'y est mêlée, elle commence même à enfler; son beau visage est un peu bouffi. Le prieur de Cabrières ne la quitte pas; s'il fait cette cure, il ne sera pas mal à la cour. Voyez si l'état où elle se trouve n'est pas précisément contraire au bonheur d'une telle beauté. Voilà de quoi méditer; mais en voici un autre sujet.
Madame de Dreux[584] sortit hier de prison; elle fut admonétée, qui est une très-légère peine, avec cinq cents livres d'aumône. Cette pauvre femme a été un an dans une chambre où le jour ne venait que d'un très-petit trou d'en haut, sans nouvelles, sans consolation. Sa mère, qui l'aimait très-passionnément, qui était encore assez jeune et bien faite, et qu'elle aimait aussi, mourut, il y a deux mois, de la douleur de voir sa fille en cet état; madame de Dreux, à qui on ne l'avait point dit, fut reçue hier à bras ouverts de son mari et de toute sa famille, qui l'allèrent prendre à cette chambre de l'Arsenal. La première parole qu'elle dit, ce fut: Et où est ma mère? et d'où vient qu'elle n'est pas ici? M. de Dreux lui dit qu'elle l'attendait chez elle. Elle ne put sentir la joie de sa liberté, et demandait toujours ce qu'avait sa mère, et qu'il fallait qu'elle fût bien malade, puisqu'elle ne venait point l'embrasser. Elle arrive chez elle: Quoi! je ne vois point ma mère! Quoi! je ne l'entends point! Elle monte avec précipitation; on ne savait que lui dire: tout le monde pleurait: elle courait dans sa chambre, elle l'appelait; enfin, un père célestin, son confesseur, parut, et lui dit qu'elle ne la trouverait point, qu'elle ne la verrait que dans le ciel; qu'il fallait se résoudre à la volonté de Dieu. Cette pauvre femme s'évanouit, et ne revint que pour faire des plaintes et des cris qui faisaient fendre le cœur, disant que c'était elle qui l'avait tuée; qu'elle voudrait être morte en prison; qu'elle ne pouvait rien sentir que la perte d'une si bonne mère. Le petit Coulanges était présent à ce spectacle; il avait couru chez M. de Dreux, comme beaucoup d'autres, et il nous conta tout ceci, hier au soir, si naturellement et si touché lui-même, que madame de Coulanges en eut les yeux rouges, et moi j'en pleurai sans pouvoir m'en empêcher. Que dites-vous de cette amertume, qui vient troubler sa joie et son triomphe, et les embrassements de toute sa famille et de tous ses amis? Elle est encore aujourd'hui dans des pleurs que M. de Richelieu ne peut essuyer; il a fait des merveilles dans toute cette affaire. Je me suis jetée insensiblement dans ce détail, que vous comprendrez mieux qu'une autre, et dont tout le monde est touché. On croit que M. de Luxembourg sera tout aussi bien traité que madame de Dreux; car même il y avait des juges qui étaient d'avis de la renvoyer sans être admonétée; et c'est une chose terrible que le scandale qu'on a fait, sans pouvoir convaincre les accusés: cela marque aussi l'intégrité des juges.
Le discours de votre prédicateur nous a paru admirable. Le Bourdaloue prêcha, comme un ange du ciel, l'année passée et celle-ci, car c'est le même sermon. Ce que vous m'avez mandé de ce monde, qui paraîtrait un autre monde si l'on voyait le dessous des cartes de toutes les maisons, est quelque chose de bien plaisant et de bien véritable. Eh, bon Dieu! que savons-nous si le cœur de cette princesse dont nous disons tant de bien est parfaitement content? elle a paru triste trois ou quatre jours; que sait-on? elle voudrait être grosse, elle ne l'est pas encore; elle voudrait peut-être voir Paris et Saint-Cloud; elle n'y a point encore été: elle est complaisante, et ne songe qu'à plaire; que sait-on si cela ne lui coûte rien? que sait-on si elle aime également les dames qui ont l'honneur d'être auprès d'elle? que sait-on enfin si une vie si retirée ne l'ennuie point? Je suis à cet endroit, lorsque je reçois dans ce moment votre aimable et triste lettre du 24; vraiment, ma très-chère, elle me touche sensiblement.
Je ne suis point encore partie, c'est le mauvais temps qui m'a arrêtée; c'eût été une folie de s'exposer, tout était déchaîné. Je vous écrirai encore vendredi de Paris, et vous parlerai du petit bâtiment; j'y donne mon avis la première, et je ne suis pas si sotte que vous pensez, quand il est question de vous. Il y a des histoires qui nous content de plus grands miracles; et pourquoi certaines amitiés cèderaient-elles à l'autre; ainsi je deviens architecte. Je vous admire sur tout ce que vous dites de la dévotion: eh, mon Dieu! il est vrai que nous sommes des Tantales, nous avons l'eau tout auprès de nos lèvres, nous ne saurions boire. Un cœur de glace, un esprit éclairé, c'est cela même. Je n'ai que faire de savoir la querelle des jansénistes et des molinistes pour décider; il me suffit de ce que je sens en moi; le moyen d'en douter dès le moment que l'on s'observe un peu? Je parlerais longtemps là-dessus, et j'en eusse été ravie, quand nous étions ensemble: mais vous coupiez court, et je reprenais tout aussitôt le silence; Corbinelli en avait l'endosse, car j'aime ces vérités. Il vient d'entendre par hasard un sermon de l'abbé Fléchier[585], à la vêture d'une capucine dont il est charmé. C'était sur la liberté des enfants de Dieu, que le prédicateur a expliquée hardiment. «Il a fait voir qu'il n'y avait que cette fille de libre, puisqu'elle avait une participation de la liberté de J. C. et des saints; qu'elle était délivrée de l'esclavage de nos passions, que c'était elle qui était libre, et non pas nous; qu'elle n'avait qu'un maître, que nous en avions cent; et que bien loin de la plaindre, comme nous faisions, avec une grossièreté condamnable, il fallait la regarder, la respecter, l'envier, comme une personne choisie de toute éternité pour être du nombre des élus.» J'en supprime les trois quarts: mais enfin c'était une pièce achevée. On n'imprime point l'oraison funèbre de madame de Longueville.
Vous me demandez pourquoi je ne mène point Corbinelli. Il s'en va en Languedoc, il est comblé des biens et des manières obligeantes de M. de Vardes, qui accompagne les douze cents francs (de pension) d'une si admirable sauce; je veux dire de tant de paroles choisies, et de sentiments si tendres et si généreux, que la philosophie de notre ami n'y résiste pas. Vardes est tout extrême; et comme je suis persuadée qu'il le haïssait, parce qu'il le traitait mal, il l'aime présentement, parce qu'il le traite bien: c'est le proverbe italien[586] et son contraire. Je m'en vais donc avec le bon abbé et des livres, et votre idée, dont je recevrai tous mes biens et tous mes maux. Je vous promets qu'elle m'empêchera de demeurer le soir au serein; je me représenterai que cela vous déplaît: ce ne sera pas la première fois que vous m'aurez fait rentrer au logis de cette sorte. Je vous promets de vous consulter et de vous obéir toujours, faites-en de même pour moi, et ne vous chargez d'aucune inquiétude; reposez-vous de ma conservation sur ma poltronnerie; je n'ai pas en vous les mêmes sujets de confiance, j'ai bien des choses à vous reprocher; et, sans aller jusqu'à Monaco, n'ai-je pas les bords du Rhône, où vous forcez tous les braves gens de votre famille à vous accompagner malgré eux? malgré eux, vous dis-je; souvenez-vous au contraire que je mourais de peur à pied en passant les vaux d'Olioules[587]: voilà ce qui doit justifier mes craintes et fonder votre tranquillité. Faites donc en sorte que mon souvenir vous gouverne, comme le vôtre me gouvernera; je ne vous dis point les peines que me causera cet éloignement; j'y donnerai les meilleurs ordres que je pourrai, et j'éclaircirai, autant qu'il me sera possible, l'entre chien et loup de nos bois: je commence par la Loire et par Nantes, qui n'ont rien de triste. Je crois que mon fils viendra me conduire jusqu'à Orléans. Je suis persuadée des complaisances de M. de Grignan; il a des endroits d'une noblesse, d'une politesse, et même d'une tendresse extrême; je vois en lui d'autres choses dont les contre-coups sont difficiles à concevoir; et comme tout est à facettes, il a aussi des endroits inimitables pour la douceur et l'agrément de la société; on l'aime, on le gronde, on l'estime, on le blâme, on l'embrasse, on le bat. Adieu, ma très-chère, je vous quitte enfin. Il me semble que vous vous moquez de moi, quand vous craignez que je n'écrive trop; ma poitrine est à peu près délicate comme celle de Georget[588]: excusez la comparaison, il sort d'ici: mais vous, ma très-belle, je vous conjure de ne point m'écrire. Montgobert, prenez la plume, et ne m'abandonnez pas.
227.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Paris, lundi 6 mai 1680.
Vous me dites fort plaisamment qu'il n'y a qu'à laisser faire l'esprit humain, qu'il saura bien trouver ses petites consolations, et que c'est sa fantaisie d'être content. J'espère que le mien n'aura pas moins cette fantaisie que les autres, et que l'air et le temps diminueront la douleur que j'ai présentement. Il me semble que je vous ai mandé ce que vous me dites sur la furie de ce nouvel éloignement: on dirait que nous ne sommes pas encore assez loin, et qu'après une mûre délibération, nous y mettons encore cent lieues volontairement. Je vous renvoie quasi votre lettre; c'est que vous avez si bien tourné ma pensée, que je prends plaisir à la répéter. J'espère au moins que les mers mettront des bornes à nos fureurs, et qu'après avoir bien tiré chacune de notre côté, nous ferons autant de pas pour nous rapprocher que nous en faisons pour être aux deux bouts de la terre. Il est vrai que pour deux personnes qui se cherchent, et qui se souhaitent toujours, je n'ai jamais vu une pareille destinée: qui m'ôterait la vue de la Providence m'ôterait mon unique bien; et si je croyais qu'il fût en nous de ranger, de déranger, de faire, de ne pas faire, de vouloir une chose ou une autre, je ne penserais pas à trouver un moment de repos: il me faut l'auteur de l'univers pour raison de tout ce qui arrive; quand c'est à lui qu'il faut m'en prendre, je ne m'en prends plus à personne, et je me soumets: ce n'est pourtant pas sans douleur ni tristesse; mon cœur en est blessé, mais je souffre même ces maux, comme étant dans l'ordre de la Providence. Il faut qu'il y ait une madame de Sévigné qui aime sa fille plus que toutes les autres mères; qu'elle en soit souvent très-éloignée, et que les souffrances les plus sensibles qu'elle ait dans cette vie lui soient causées par cette chère fille. J'espère aussi que cette Providence disposera les choses d'une autre manière, et que nous nous retrouverons, comme nous avons déjà fait. Je dînai l'autre jour avec des gens qui, en vérité, ont bien de l'esprit, et qui ne m'ôtèrent point cette opinion.
Mais parlons plus communément, et disons que c'est une chose rude que de faire six mois de retraite pour avoir vécu cet hiver à Aix: si cela servait à la fortune de quelqu'un de votre famille, je le souffrirais; mais vous pouvez compter qu'en ce pays-ci vous serez trop heureuse si cela ne vous nuit pas. L'intendant ne parle que de votre magnificence, de votre grand air, de vos grands repas: madame de Vins en est tout étonnée, et c'est pour avoir cette louange que vous auriez besoin que l'année n'eût que six mois; cette pensée est dure de songer que tout est sec pour vous jusqu'au mois de janvier. Vous n'entendrez pas parler de la dépense de votre bâtiment; n'y pensez plus; c'est une chose si nécessaire, que j'avoue que sans cela l'hôtel de Carnavalet est inhabitable: vous n'aurez qu'à en écrire au chevalier; nous lui donnâmes hier une connaissance parfaite de nos desseins. Je me réjouirai avec le Berbisi[589] de l'occasion qu'il a eue de vous faire plaisir. J'ai été ravie de votre joli couplet; quoi que vous disiez de Montgobert, je crois que vous n'y avez point nui, comme cet homme, vous en souvient-il? Il est, en vérité, fort plaisant ce couplet: vous avez cru que je le recevrais dans mes bois; je suis encore dans Paris: mais il n'en fera pas plus de bruit: je le chanterai sur la Loire, si je puis desserrer mon gosier, qui n'est pas présentement en état de chanter. Je vous avouerai que j'ai grand besoin de vous tous; je ne connais plus ni la musique, ni les plaisirs; j'ai beau frapper du pied, rien ne sort qu'une vie triste et unie[590], tantôt à ce triste faubourg, tantôt avec les sages veuves. M. de Grignan m'est bien nécessaire, car j'ai un coin de folie qui n'est pas encore bien mort.
Je vous ai parlé de la princesse de Tarente, comme si j'avais reçu votre lettre: je vous ai conté le mariage de sa fille: écrivez-lui, elle en sera fort aise, vous lui devez cette honnêteté; elle s'est toujours piquée de vous estimer et de vous admirer: elle vient à Vitré, elle me fera sortir de ma simplicité, pour me faire entrer dans son amplification; je n'ai jamais vu un si plaisant style. Elle amusa le roi l'autre jour dans une promenade, en lui contant tout ce que je vous conterai quand je serai aux Rochers; voilà les nouvelles que vous recevrez de moi: mais aussi vous pourrez vous vanter qu'il ne se passera rien en Allemagne, ni en Danemark, dont vous ne soyez parfaitement instruite.
Montgobert m'a mandé des merveilles de Pauline, faites-m'en parler; c'est une petite fille charmante, c'est la joie de toute votre maison. Mademoiselle du Plessis ne m'en fera point souvenir; ne vous ai-je pas dit qu'elle est affligée de la mort de sa mère? mais j'ai de bons livres et de bonnes pensées. Ne craignez point que j'écrive trop; je vous ai donné l'idée de la délicatesse de ma poitrine. Je vous recommande la vôtre; faites-moi écrire, si vous aimez ma vie; profitez du temps et du repos que vous avez; amusez-vous à vous guérir tout à fait; mais il faut que vous le vouliez, et c'est une étrange pièce que notre volonté. Celle de vos musiciens était bonne à ténèbres, mais vous les décriez, tantôt des musiciens sans musique, et puis une musique sans musiciens: j'admire la bonté de M. le comte, de souffrir que vous en parliez si librement.
Je viens de recevoir une grande visite de votre intendant; sa serrure était bien brouillée[591], mais je n'ai pas laissé d'attraper qu'il vous honore fort: il m'a loué votre magnificence; il dit que vous êtes toujours belle, mais triste et si abattue, qu'il est aisé de voir que vous vous contraignez. Il est charmé de M. de Berbisi, que je remercierai, quoique je sache bien que votre recommandation est la seule cause des services qu'il lui a rendus. Je doute que cet intendant retourne en Provence; à tout hasard je lui conseillerais de laisser ici quatre ou cinq de ses dents. J'ai eu tant d'adieux que j'en suis étonnée; vos amies, les miennes, les jeunes, les vieilles, tout a fait des merveilles. La maison de Pomponne et madame de Vins me tiennent bien au cœur. L'abbé Arnauld arriva hier tout à propos pour me dire adieu. Pour madame de Coulanges, elle s'est signalée, elle a pris possession de ma personne, elle me nourrit; elle me mène, et ne veut pas me quitter qu'elle ne m'ait vue pendue[592]. Mon fils vient à Orléans avec moi, je crois qu'il viendrait volontiers plus loin.
Madame la Dauphine est présentement à Paris pour la première fois: la messe à Notre-Dame, dîner au Val-de-Grâce, voir la duchesse de la Vallière, et point de Bouloy[593]; je crois qu'elles se pendront. On fait tous les jours des fêtes pour madame la Dauphine. Madame de Fontanges revient demain. Voyez un peu comme ce prieur de Cabrières est venu redonner cette belle beauté à la cour. Le petit de la Fayette a un régiment: vous voyez que M. de la Rochefoucauld n'a pas emporté l'amitié de M. de Louvois: mais que veux-je conter, avec toutes ces nouvelles? C'est bien à moi, qui monte en carrosse, à me mêler de parler. Adieu, ma chère enfant, il faut vous quitter encore, j'en suis affligée: je serai longtemps sans avoir de vos lettres, c'est une peine incroyable; du moins si je pouvais espérer que vous conserverez votre santé, ce serait une grande consolation dans une si terrible absence.
228.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Orléans, mercredi 8 mai 1680.
Nous voici arrivés sans aucune aventure considérable: il fait le plus beau temps du monde: les chemins sont admirables: notre équipage va bien: mon fils m'a prêté ses chevaux et m'est venu conduire jusqu'ici. Il a fort égayé la tristesse du voyage; nous avons causé, disputé et lu, nous sommes dans les mêmes erreurs, cela fournit beaucoup. Notre essieu rompit hier dans un lieu merveilleux, nous fûmes secourus par le véritable portrait de M. de Sotenville[594]; c'est un homme qui ferait les Géorgiques de Virgile, si elles n'étaient déjà faites, tant il sait profondément le ménage de la campagne: il nous fit venir sa femme, qui est assurément de la maison de la Prudoterie, où le ventre anoblit[595]. Nous fûmes deux heures avec cette compagnie sans nous ennuyer, par la nouveauté d'une conversation et d'une langue entièrement nouvelle pour nous. Nous fîmes bien des réflexions sur le parfait contentement de ce gentilhomme, de qui l'on peut dire:
Les jours sont si longs, que nous n'eûmes pas même besoin du secours de la plus belle lune du monde qui nous accompagnera sur la Loire, où nous nous embarquons demain. Quand vous recevrez cette lettre, je serai à Nantes: j'ai trouvé aujourd'hui que je ne suis pas encore plus loin de vous qu'à Paris; et, par un filet que nous avons tiré sur la carte, nous avons vu que Nantes même n'était guère plus loin de vous que Paris. Mais, en vérité, voilà de légères consolations; je n'ai pas même celle de recevoir de vos nouvelles. Vos lettres n'arrivent qu'aujourd'hui à Paris; du But y joindra celles de samedi, et j'aurai les deux paquets ensemble à Nantes: je n'ai point voulu les hasarder par une route incertaine, puisqu'elle dépend du vent: vous croyez donc bien que j'aurai quelque impatience d'arriver à Nantes. Adieu, mon enfant: que puis-je vous dire d'ici? Vous avez des résidents qui doivent vous instruire; je ne suis plus bonne à rien qu'à vous aimer, sans pouvoir faire nul usage de cette bonne qualité: cela est triste pour une personne aussi vive que moi. Mon Bien bon vous assure de ses services: je suis fort occupée du soin de le conserver: les voyages ne sont plus pour lui comme autrefois. Je vous embrasse de tout mon cœur.
229.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Blois, jeudi 9 mai 1680.
Je veux vous écrire tous les soirs, ma chère enfant, rien ne me peut contenter que cet amusement; je tourne, je marche, je veux reprendre mon livre; j'ai beau tourner une affaire[596], je m'ennuie, et c'est mon écritoire qu'il me faut. Il faut que je vous parle, et qu'encore que ma lettre ne parte ni aujourd'hui, ni demain, je vous rende compte tous les soirs de ma journée. Mon fils est parti cette nuit d'Orléans par la diligence qui part tous les jours à trois heures du matin, et arrive le soir à Paris; cela fait un peu de chagrin à la poste: voilà les nouvelles de la route, en attendant celles de Danemark. Nous sommes montés dans le bateau à six heures par le plus beau temps du monde; j'y ai fait placer le corps de mon grand carrosse, d'une manière que le soleil n'a point entré dedans; nous avons baissé les glaces: l'ouverture du devant fait un tableau merveilleux; les portières et les petits côtés nous donnent tous les points de vue qu'on peut imaginer. Nous ne sommes que l'abbé et moi dans ce joli cabinet, sur de bons coussins, bien à l'air, bien à notre aise; tout le reste comme des cochons sur la paille. Nous avons mangé du potage et du bouilli tout chaud: on a un petit fourneau, on mange sur un ais dans le carrosse, comme le roi et la reine: voyez, je vous prie, comme tout s'est raffiné sur notre Loire, et comme nous étions grossiers autrefois, que le cœur était à gauche: en vérité le mien, ou à droite ou à gauche, est tout plein de vous. Si vous me demandez ce que je fais dans ce carrosse charmant, où je n'ai point de peur, j'y pense à ma chère fille, je m'entretiens de la tendre amitié que j'ai pour elle, de celle qu'elle a pour moi, des pays infinis qui nous séparent, de la sensibilité que j'ai pour tous ses intérêts, de l'envie que j'ai de la revoir, de l'embrasser; je pense à ses affaires, je pense aux miennes; tout cela forme un peu l'Humeur de ma fille, malgré l'Humeur de ma mère[597] qui brille tout autour de moi. Je regarde, j'admire cette belle vue qui fait l'occupation des peintres. Je suis touchée de la bonté du bon abbé, qui, à soixante-treize ans, s'embarque encore sur la terre et sur l'onde pour mes affaires. Après cela je prends un livre que le pauvre M. de la Rochefoucauld me fit acheter, c'est la Réunion du Portugal, qui est une traduction de l'italien; l'histoire et le style sont également estimables. On y voit le roi de Portugal (Sébastien), jeune et brave prince, se précipiter rapidement à sa mauvaise destinée; il périt dans une guerre en Afrique contre le fils d'Abdalla: c'est assurément une histoire des plus amusantes qu'on puisse lire. Je reviens ensuite à la Providence, à ses ordres, à ses conduites, à ce que je vous ai entendu dire, que nos volontés sont les exécutrices de ses décrets éternels. Je voudrais bien causer avec quelqu'un; je viens d'un lieu où l'on est assez accoutumé à discourir: nous parlons, l'abbé et moi, mais ce n'est pas d'une manière qui puisse nous divertir: nous passons tous les ponts avec un plaisir qui nous les fait souhaiter: il n'y a pas beaucoup d'ex voto pour les naufrages de la Loire, non plus que pour la Durance: il y aurait plus de raison de craindre cette dernière, qui est folle, que notre Loire, qui est sage et majestueuse. Enfin, nous sommes arrivés ici de bonne heure; chacun tourne, chacun se rase, et moi j'écris romanesquement sur le bord de la rivière où est située notre hôtellerie; c'est la Galère, vous y avez été.
J'ai entendu mille rossignols; j'ai pensé à ceux que vous entendez sur votre balcon. Je n'ose vous dire la tristesse que l'idée de votre délicate santé a jetée sur toutes mes pensées; vous le comprenez bien, et à quel point je souhaite qu'elle se rétablisse: si vous m'aimez, vous y mettrez vos soins et votre application, afin de me témoigner la véritable amitié que vous avez pour moi. Cet endroit est une pierre de touche. Bonsoir, ma très-chère; adieu jusqu'à demain à Tours.
230.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Nantes, vendredi 17 mai 1680.
Je vous assure, ma fille, qu'il m'ennuie ici. M. de Molac, ni les madames qui me font tant d'honnêtetés, ne me consolent point de n'être pas dans mes bois; car je ne pense pas encore à Paris. Ce sont donc les Rochers que je respire, c'est mon Rochecourbière[598]; c'est d'être dans de belles allées, et non pas dans une fausse représentation d'une société qui n'a rien d'agréable pour moi. Ma consolation, c'est d'être à mes Filles de Sainte-Marie; elles sont aimables; elles ont conservé une idée de vous, dont elles me font leur cour; elles ne sont point folles, ni prévenues, comme celles que vous connaissez; elles ne croient point le pape d'aujourd'hui (Innocent XI)[599] hérétique; elles savent leur religion; elles ne jetteront point par terre l'Écriture sainte, parce qu'elle est traduite par les plus honnêtes gens du monde; elles font honneur à la grâce de Jésus-Christ; elles connaissent la Providence; elles élèvent fort bien leurs petites filles; elles ne leur apprennent point à mentir, ni à dissimuler leurs sentiments; point de coquesigrues ni d'idolâtrie: enfin, je les aime. M. de Grignan les croira jansénistes, et moi je pense qu'elles sont chrétiennes; il y en a deux qui ont bien de l'esprit. J'irai demain écrire dans cette maison, j'y dînerai dimanche: encore une fois, c'est ma consolation. Je commence dès aujourd'hui cette lettre, parce que l'on reçoit les lettres à dix heures du matin, et que la poste repart à six heures du soir; cela est fort juste: et puis je m'en vais vous dire une chose plaisante, c'est que la première fois que je lis vos lettres je suis si émue, que je ne vois pas la moitié de ce qui est dedans; en les relisant plus à loisir, je trouve mille choses sur quoi je veux parler: la première qui me revient, c'est votre Carthage[600]; laissez-nous faire, je vous prie, nous l'achèverons plus tôt que la pauvre Didon n'acheva la sienne: cette comparaison m'a charmée. Je suis ici dans l'embarras d'achever un grand compte de dix-neuf années que mon fils n'avait fait qu'ébaucher. On veut me faire passer des lettres que j'ai écrites pour des quittances; c'est une pitié de voir les subtilités où dix mille francs de reste jettent un mauvais payeur. Nous allons tout arrêter: nous aspirons à de certains lods et ventes d'une terre qui relève de nous; nous voulons deux mille francs tout à l'heure: nous avons bien des gens qui nous conseillent; tout ce qui me fâche, c'est de faire du mal: mais quand je joue à noyer, et que je me demande lequel je noie de M. de la Jarie ou de moi, je dis sans balancer que c'est M. de la Jarie, et cela me donne du courage. Voilà, ma pauvre enfant, les nouvelles dont je puis remplir mes lettres; quand je songe combien les détails de cette nature, qui sont dans les vôtres, me touchent sensiblement, je m'imagine que vous êtes de même pour moi, et je ne crois pas que vous vouliez que je mette votre amitié à plus haut prix. La vie est ici à fort bon marché: si c'était la même chose à Aix, vous n'auriez pas tant dépensé l'hiver dernier; c'est encore une belle circonstance que tout y soit comme à Paris: voilà une heureuse ressemblance. Vous avez raison de trouver plaisant qu'en blâmant l'excès de votre dépense, on trouve à dire à la frugalité de vos repas; vous avez très-bien fait de ne les pas augmenter; vous avez un si grand air que vous trompez les yeux, car votre intendant jure qu'on ne peut pas faire une meilleure chère, ni plus grande, ni plus polie. C'est une chose étrange que cinquante domestiques; nous avons eu peine à les compter. Pour Grignan, je ne comprends jamais comment vous y pouvez souhaiter d'autre monde que votre famille. Vous savez bien que quand nous étions seules, nous étions cent dans votre château; je trouvais que c'était assez. Il ne faut pas croire que l'excès du nombre ne vous ôte pas toute la douceur et le soulagement du bon marché et des provisions: c'est une chose que vous n'avez jamais voulu comprendre; mais votre arithmétique, en vous faisant doubler par quatre le nombre de vos bouches, vous les fera trouver aussi chères qu'à Paris. Donnez à tout cela, ma fille, quelques moments des réflexions dont vous vous creusez la tête dans votre cabinet, je vous recommande à vous-même dans cette retraite. Vos rêveries ne sont jamais agréables, vous vous les imprimez plus fortement qu'une autre: vous savez l'effet de ces épuisements, et le besoin que vous avez d'être quelquefois spensierata; rien n'est si sain aux personnes délicates: vos lectures même sont trop épaisses, vous vous ennuyez des histoires et de tout ce qui n'applique point: c'est un malheur d'être si solide et d'avoir tant d'esprit; on ne s'en porte pas mieux. Ma santé me fait honte; il y a quelque chose de sot à se porter aussi bien que je fais: cela est encore au delà de la médiocrité de mon esprit. Je trouve quelquefois que je mériterais au moins quelque légère incommodité; je voudrais, pour votre soulagement et pour mon honneur, avoir quelques-unes des vôtres. Quand je pense à tant de maux, je vous assure, ma chère enfant, que je suis étonnée que la bonté de mon tempérament puisse soutenir l'inquiétude que j'en ai. Je ne vous ai point assez dit comme j'aime Pauline, ni combien je la trouve jolie, aimable, vive et naturelle: ce serait grand dommage si elle se gâtait; et je vous conseille de ne point la séparer de vous. Il me semble que le marquis ne m'aime plus.
231.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Nantes, samedi 25 mai 1680.
En attendant vos lettres, je m'en vais un peu vous entretenir. J'espère que vous aurez reçu une si grande quantité des miennes, que vous serez guérie pour jamais des inquiétudes que donnent les retardements de la poste. Pour moi, ma très-chère, il me semble qu'il y a six mois que je suis ici, et que le mois de mai n'a point de fin. Vous souvient-il des fantaisies qui vous prenaient quelquefois de trouver qu'il y a des mois qui ne finissent point du tout? Je n'étais point de cet avis quand j'étais avec vous; ma douleur était de voir courir le temps trop vite. Me voilà dans l'admiration du joli mois de mai; que n'ai-je point fait? que n'ai-je point vu? que n'ai-je point rêvé? et j'arriverai encore aux Rochers avant qu'il finisse. Mon fils avait fort envie que nous allassions à Bodégat[601], où effectivement nous avons beaucoup d'affaires; mais il désirerait surtout que j'allasse chez Tonquedec: comme je ne suis point si touchée de cette visite, je la diffère jusqu'au temps où je serai peut-être obligée d'aller à Rennes pour voir M. et madame de Chaulnes. Je m'en vais présentement aux Rochers, où je ferai venir tous mes gens de Bodégat. Vous allez me demander si personne ne pouvait agir ici pour moi; je vous dirai que non: il a fallu ma présence et le crédit de mes amis; cela m'a un peu consolée, joint au plaisir de passer une partie de mes après-dîners avec mes pauvres filles de Sainte-Marie. Je leur ai fait prêter un livre dont elles sont charmées; c'est la Fréquente[602]: mais c'est le plus grand secret du monde. Je vous prie de lire la seconde partie du second traité du premier tome des Essais de morale; je suis assurée que vous le connaissez, mais vous ne l'avez peut-être pas remarqué, c'est De la soumission à la volonté de Dieu. Vous voyez comme il nous la représente souveraine, faisant tout, disposant de tout, réglant tout, je m'y tiens: voilà ce que j'en crois; et si, en tournant le Feuillet, ils veulent dire le contraire pour ménager la chèvre et les choux, je les traiterai sur cela comme ces ménageurs politiques; ils ne me feront pas changer, je suivrai leur exemple, car ils ne changent pas d'avis pour changer de note.
Nous fûmes dîner l'autre jour à la Seilleraye, comme je vous avais dit: mon Agnès fut ravie d'être de cette partie, quoiqu'il n'y eût que le bon abbé et l'abbé de Bruc: elle a dix-neuf ans, mon Agnès, et n'est pas si simple que je pensais; elle a plus que le désir d'apprendre, elle sait assez de choses; c'est comme vous disiez de Marie à Grignan: elle se doute de ce qu'on veut lui dire; elle est aimable. Le confesseur qui la gouverne la fait communier deux fois la semaine: bon Dieu, quelle profanation! elle est de tous les plaisirs quand elle peut en être, et du moins elle le désire toujours, et c'est assez pour n'être pas dans un usage si familier. Elle a lu tout ce qu'elle a pu attraper de romans, avec tout le goût que donne la difficulté et le plaisir de tromper. Vraiment, si je voulais rendre une fille galante, je ne lui souhaiterais qu'une mère et un confesseur comme elle en a. Ma fille, je vous parle de Nantes, en attendant les lettres de Paris. Il y a ici une espèce d'intendante, qui ne l'est point pourtant; c'est madame de Nointel. Elle est fille de madame de Br...., elle a dix-sept ans, et fait la sotte et l'entendue. Son mari est de la vraie maison de Be..., il n'est pas ici: sa femme fait la belle, et croit que c'est mon devoir de l'aller voir; je n'ai pas bien compris pourquoi; et en attendant qu'elle me montre par où, je m'en vais aux Rochers: cela serait bon pour madame de Molac, ce n'est pas une difficulté: elle est à Paris, son mari[603] l'est allé trouver.
Voilà vos lettres du 15 de ce mois infini, car il est vrai que je n'en ai jamais trouvé un pareil. Vous avez reçu toutes les miennes: je vous conjure de n'être point en peine si vous n'en recevez pas; vous voyez bien que cela dépend de l'arrangement de certains moments de la poste qui peuvent très-souvent manquer; jusqu'ici je n'ai pas sujet de m'en plaindre, je ne reçois vos lettres que deux jours plus tard qu'à Paris: c'est tout ce qu'on peut ménager sur une distance aussi extrême que celle-ci. Vous dites que je n'en suis point touchée; cela est d'une personne qui est encore plus loin de moi que je ne pensais, qui m'a tout à fait oubliée, qui ne sait plus la mesure de mon attachement, ni la tendresse de mon cœur, qui ne connaît plus cette faiblesse naturelle, ni cette disposition aux larmes dont votre fermeté et votre philosophie se sont si souvent moquées. C'est à moi à me plaindre: je ne suis que trop pénétrée de tout cela; et, avec toute ma belle Providence que je comprends si bien, je ne laisse pas d'être toujours affligée de ces arrangements au delà de toute raison. Une paix entière, une soumission sans murmure est le partage des parfaits, tandis que la connaissance de cette Providence, et du mauvais usage que j'en fais, ne m'est donnée que pour ma peine et pour ma pénitence. Vous dites qu'on veut que Dieu soit l'auteur de tout ce qui arrive: lisez, lisez ce Traité que je vous ai marqué, et vous verrez qu'en effet c'est à Dieu qu'il faut s'en prendre, mais avec respect et résignation; et les hommes sur qui nous arrêtons notre vue, il faut les considérer comme les exécuteurs de ses ordres, dont il sait bien tirer la fin qu'il lui plaît. C'est ainsi qu'on raisonne quand on lève les yeux; mais ordinairement on s'en tient aux pauvres petites causes secondes, et l'on souffre avec bien de l'impatience ce qu'on devrait recevoir avec soumission: voilà le misérable état où je suis: c'est pour cela que vous m'avez vue me repentir, m'agiter et m'inquiéter tout de même qu'une autre. Je pense comme vous que toutes les philosophies ne sont bonnes que quand on n'en a que faire. Vous me priez de vous aimer davantage et toujours davantage; en vérité, vous m'embarrassez, je ne sais point où l'on prend ce degré-là; il est au-dessus de mes connaissances: mais ce qui est bien à ma portée, c'est de ne vous être bonne à rien, c'est de ne faire aucun usage qui vous soit utile de la tendresse que j'ai pour vous, c'est de n'avoir aucun de ces tons si désirés d'une mère, qui peut retenir, qui peut soulager, qui peut soutenir. Ah! voilà ce qui me désespère, et qui ne s'accorde point du tout avec ce que je voudrais.
232.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
A Nantes, lundi au soir 27 mai 1680.
Je vous écris ce soir, parce que, Dieu merci, je m'en vais demain dès le grand matin, et même je n'attendrai pas vos lettres pour y faire réponse: je laisse un homme à cheval pour me les apporter à la dînée, et je laisse ici cette lettre qui partira ce soir, afin qu'autant que je le puis, il n'y ait rien de déréglé dans notre commerce. J'écris aujourd'hui comme Arlequin, qui répond avant que d'avoir reçu la lettre.
Je fus hier au Buron, j'en revins le soir; je pensai pleurer en voyant la dégradation de cette terre: il y avait les plus vieux bois du monde; mon fils, dans son dernier voyage, y a fait donner les derniers coups de cognée. Il a encore voulu vendre un petit bouquet qui faisait une assez grande beauté; tout cela est pitoyable: il en a rapporté quatre cents pistoles, dont il n'eut pas un sou un mois après. Il est impossible de comprendre ce qu'il fait, ni ce que son voyage de Bretagne lui a coûté, quoiqu'il eût renvoyé ses laquais et son cocher à Paris, et qu'il n'eût que le seul Larmechin dans cette ville, où il fut deux mois. Il trouve l'invention de dépenser sans paraître, de perdre sans jouer, et de payer sans s'acquitter; toujours une soif et un besoin d'argent, en paix comme en guerre; c'est un abîme de je ne sais pas quoi, car il n'a aucune fantaisie; mais sa main est un creuset où l'argent se fond. Ma fille, il faut que vous essuyiez tout ceci. Toutes ces dryades affligées que je vis hier, tous ces vieux sylvains qui ne savent plus où se retirer, tous ces anciens corbeaux établis depuis deux cents ans dans l'horreur de ces bois, ces chouettes qui, dans cette obscurité, annonçaient, par leurs funestes cris, les malheurs de tous les hommes, tout cela me fit hier des plaintes qui me touchèrent sensiblement le cœur; et que sait-on même si plusieurs de ces vieux chênes n'ont point parlé, comme celui où était Clorinde[604]? Ce lieu était un luogo d'incanto, s'il en fut jamais: j'en revins donc toute triste; le souper que me donna le premier président et sa femme ne fut point capable de me réjouir. Il faut que je vous conte ce que c'est que ce premier président; vous croyez que c'est une barbe sale et un vieux fleuve comme votre Ragusse; point du tout: c'est un jeune homme de vingt-sept ans, neveu de M. d'Harouïs, un petit de la Bunelaie fort joli, qui a été élevé avec le petit de la Seilleraye[605], que j'ai vu mille fois, sans jamais imaginer que ce pût être un magistrat; cependant il l'est devenu par son crédit, et, moyennant quarante mille francs, il a acheté toute l'expérience nécessaire pour être à la tête d'une compagnie souveraine, qui est la chambre des comptes de Nantes: il a de plus épousé une fille que je connais fort, que j'ai vue pendant cinq semaines tous les jours aux états de Vitré; de sorte que ce premier président et cette première présidente sont pour moi un jeune petit garçon que je ne puis respecter, et une jeune petite demoiselle que je ne puis honorer. Ils sont revenus pour moi de la campagne, où ils étaient; ils ne me quittent point. D'un autre côté, M. de Nointel me vint voir samedi en arrivant de Brest: cette civilité m'obligea d'aller le lendemain chez sa femme; elle me rendit ma visite dès le soir, et aujourd'hui ils m'ont donné un si magnifique repas en maigre, à cause des Rogations, que le moindre poisson paraissait la signora balena. J'ai été de là dire adieu à mes pauvres sœurs (de Sainte-Marie), que je laisse avec un très-bon livre. J'ai pris congé de la belle prairie[606]: mon Agnès pleure quasi mon départ, et moi, ma très-belle, je ne le pleure point: je suis ravie de m'en aller dans mes bois; j'espère au moins en trouver aux Rochers qui ne sont point abattus. Voilà toutes les inutilités que je puis vous mander aujourd'hui.
233.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, vendredi 31 mai 1680.
Quoique cette lettre ne parte que dimanche, je veux la commencer aujourd'hui, afin de dater encore du mois de mai: je crains que celui de juin ne me paraisse encore aussi long; je suis assurée, au moins, de ne pas voir de si beaux pays. Il y a un mois qu'il pleut tous les jours; ce sont vos prières qui nous ont attiré cet excès. Que ne laissez-vous un peu faire à la Providence? tantôt de la pluie, tantôt de la sécheresse, vous n'êtes jamais contents. J'en demande pardon à Dieu; mais cela fait souvenir de Jupiter dans Lucien, qui est si fatigué des demandes importunes des mortels, qu'il envoie Mercure pour donner ordre à tout, et pour faire tomber en Égypte dix mille muids de grêle, afin de ne plus en entendre parler. Je ne vous obligerai plus de répondre sur cette divine Providence que j'adore, et que je crois qui fait et ordonne tout: je suis assurée que vous n'oseriez traiter cette opinion de mystère inconcevable, avec les disciples de votre père Descartes; ce qui serait vraiment inconcevable, ce serait que Dieu eût fait le monde sans régler tout ce qui s'y fait: les gens qui font de si belles restrictions et contradictions dans leurs livres en parlent bien mieux et plus dignement, quand ils ne sont pas contraints ni étranglés par la politique. Ces coupeurs de bourse sont bien aimables dans la conversation; je ne vous les nommais point, parce qu'il me semblait que vous deviniez le principal: les autres, c'est l'abbé du Pile et M. du Bois, que vous connaissez et qui a bien de l'esprit; le pauvre Nicole est dans les Ardennes, et M. Arnauld sous terre, comme une taupe. Mais voyez, ma très-chère, quelle folie, et où me voilà! ce n'est point de tout cela que je veux vous parler, j'admire comme je m'égare.
Je veux vous conter comme je reçus votre lettre à la dînée, le jour que je partis pour Nantes; et que, n'ayant que cette manière de vous entendre à mille lieues de moi, je me fais de cette lecture une sorte d'occupation que je préfère à tout. Nous avons trouvé les chemins fort raccommodés de Nantes à Rennes, par l'ordre de M. de Chaulnes: mais les pluies ont fait comme si deux hivers étaient venus l'un sur l'autre. Nous avons toujours été dans les bourbiers et dans les abîmes d'eau: nous n'avions osé traverser que Châteaubriant, parce qu'on n'en sort point. Nous arrivâmes à Rennes la veille de l'Ascension; cette bonne Marbeuf voulait m'avaler, et me loger, et me retenir; je ne voulus ni souper ni coucher chez elle: le lendemain, elle me donna un grand déjeûner-dîner, où le gouverneur, et tout ce qui était dans cette ville, qui est quasi déserte, vint me voir. Nous partîmes à dix heures, et tout le monde me disant que j'avais trop de temps, que les chemins étaient comme dans cette chambre, car c'est toujours la comparaison; ils étaient si bien comme dans cette chambre, que nous n'arrivâmes ici qu'après minuit, toujours dans l'eau; et de Vitré ici, où j'ai été mille fois, nous ne les reconnaissions pas; tous les pavés sont devenus impraticables, les bourbiers sont enfoncés, les hauts et bas plus haut et bas qu'ils n'étaient; enfin, voyant que nous ne voyions plus rien, et qu'il fallait tâter le chemin, nous envoyons demander du secours à Pilois; il vient avec une douzaine de gars; les uns nous tenaient, les autres nous éclairaient avec plusieurs bouchons de paille; et tous parlaient si extrêmement breton, que nous pâmions de rire. Enfin, avec cette illumination, nous arrivâmes ici, nos chevaux rebutés, nos gens tout trempés, mon carrosse rompu, et nous assez fatigués; nous mangeâmes peu; nous avons beaucoup dormi; et ce matin nous nous sommes trouvés aux Rochers, mais encore tout gauches et mal rangés. J'avais envoyé un laquais, afin de ne pas retrouver ma poussière depuis quatre ans; nous sommes au moins proprement.
Nous avons été régalés de bien des gens de Vitré, des Récollets, mademoiselle du Plessis en larmes de sa pauvre mère; et je n'ai senti de joie que lorsque tout s'en est allé à six heures, et que je suis demeurée un peu de temps dans ce bois avec mon ami Pilois. C'est une très-belle chose que ces allées. Il y en a plus de dix que vous ne connaissez point. Ne craignez pas que je m'expose au serein; je sais trop combien vous en seriez fâchée. Vous me dites toujours que vous vous portez bien, Montgobert le dit aussi; cependant je trouve que la pensée de vous plonger deux fois le jour dans l'eau du Rhône ne peut venir que d'une personne bien échauffée; je vous conseille au moins, ma chère enfant, de consulter un auteur fort grave, pour établir l'opinion probable que le bain soit bon à la poitrine. Je fus témoin du mal visible que vous firent les demi-bains; c'était pourtant de l'avis de Fagon. Vous avez eu besoin d'avoir de la force pour soutenir l'excès de monde que vous avez eu: vingt personnes d'extraordinaire à table font mal à l'imagination. Voilà ce que Corbinelli appelait des trains qui arrivaient; il se trouvait pressé dans la galerie, et ne saluait ni ne connaissait personne: en vérité, votre hôtellerie est toute des plus fréquentées; c'est un beau débris que celui qui se fait dans ces occasions. Vous souvient-il, ma fille, quand nous avions ici tous ces Fouesnels, et que nous attendions avec tant d'impatience l'heureux et précieux moment de leur départ? quel adieu gai nous leur faisions intérieurement! quelle crainte qu'ils ne cédassent aux fausses prières que nous leur faisions de demeurer! quelle douceur et quelle joie quand nous en étions délivrés! et comme nous trouvions qu'une mauvaise compagnie était bien meilleure qu'une bonne, qui vous laisse affligée quand elle part; au lieu que l'autre vous rafraîchit le sang, et vous fait respirer d'aise! Vous avez senti ce délicieux état. Je vous gronderais de m'avoir écrit une si grande lettre de votre écriture, sans que j'ai compris que cela vous était encore moins mauvais que de soutenir la conversation. Celle de M. de Louvois[607] avec M. de Vardes a fait du bruit: on me la mande de Paris, et qu'il quitta les Grignan et les Montanègre pour cet exilé. On croit qu'il y a quelque ambassade en campagne, dont ses enfants sont fort effrayés par la crainte de la dépense. Je vois pourtant que M. de Grignan a été fort bien traité de ce ministre; ce voyage ne pouvait pas s'éviter: il a encore plus coûté à Montanègre[608]. Je trouve bien honnête et bien noble de ne point avoir paru fâché de son dîner perdu; je ne sais comment on peut donner de ces sortes de mortifications à des gens qui jettent de l'argent, et qui se mettent en pièces pour vous faire honneur.
Madame de Coulanges me mande que madame de Maintenon a perdu une canne contre M. le Dauphin; c'est madame de Coulanges qui l'a fait faire: la pomme est une grenade d'or et de rubis; la couronne s'ouvre, on voit le portrait de madame la Dauphine; et au-dessous, il più grato nasconde. Clément avait fait autrefois cette devise pour vous; elle paraissait une exagération de la manière dont vous étiez faite, et c'est une vérité toute faite pour cette princesse. Cette belle Fontanges est toujours assez mal. Mon fils dit qu'on se divertit fort à Fontainebleau. Les comédies[609] de Corneille charment toute la cour. Je mande à mon fils que c'est un grand plaisir que d'être obligé d'y être, et d'y avoir un maître, une place, une contenance; que pour moi, si j'en avais eu une, j'aurais fort aimé ce pays-là; que ce n'était que par n'en point avoir que je m'en étais éloignée; que cette espèce de mépris était un chagrin, et que je me vengeais à en médire, comme Montaigne de la jeunesse; que j'admirais qu'il aimât mieux passer son après-dîner, comme je fais, entre mademoiselle du Plessis et mademoiselle de Launaie, qu'au milieu de tout ce qu'il y a de beau et de bon.
Ce que je dis pour moi, ma belle, vraiment je le dis pour vous; ne croyez pas que si M. de Grignan et vous étiez placés comme vous le méritez, vous ne vous accommodassiez pas fort bien de cette vie: mais la Providence ne veut pas que vous ayez d'autres grandeurs que celles que vous avez. Pour moi, j'ai vu des moments où il ne s'en fallait rien que la fortune ne me mît dans la plus agréable situation du monde; et puis tout d'un coup c'étaient des prisons et des exils[610]. Trouvez-vous que ma fortune ait été fort heureuse? je ne laisse pas d'en être contente; et si j'ai des moments de murmure, ce n'est point par rapport à moi. Vous me peignez fort agréablement la conduite des regards de madame D....; c'est une économie envers ses amants, qui serait digne d'Armide. Vous vous doutiez bien que M. Rouillé[611] ne retournerait pas: j'en suis fâchée, et le serais encore plus si je ne croyais vos séjours de Provence finis. Ainsi vous aurez peu d'affaires avec lui; s'il y avait quelque chose à démêler dans l'assemblée, M. le coadjuteur vous en rendrait bon compte, en l'absence de M. de Grignan.
234.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, mercredi 5 juin 1680.
Enfin, j'ai le plaisir, dans notre extrême éloignement, de recevoir vos lettres le neuvième jour, en attendant d'autres consolations. J'admire souvent l'honnêteté de ces messieurs, dont parlent si plaisamment les Essais de morale, et qui sont si honnêtes et si obligeants: que ne font-ils point pour notre service? à quels usages ne se rabaissent-ils pas pour nous être utiles? Les uns courent deux cents lieues pour porter nos lettres, les autres grimpent sur les toits de nos maisons, pour empêcher que nous ne soyons incommodés de la pluie; quelques-uns font bien pis. Enfin, c'est un effet de la Providence; et la cupidité, qui est un mal, est le fonds d'où elle tire tant de biens. J'ai apporté ici quantité de livres choisis, je les ai rangés ce matin: on ne met pas la main sur un, tel qu'il soit, qu'on n'ait envie de le lire tout entier; toute une tablette de dévotion, et quelle dévotion! bon Dieu, quel point de vue pour honorer notre religion! l'autre est toute d'histoires admirables; l'autre, de morale; l'autre, de poésies et de nouvelles et de mémoires. Les romans sont méprisés, et ont gagné les petites armoires. Quand j'entre dans ce cabinet, je ne comprends pas pourquoi j'en sors: il serait digne de vous, ma fille: la promenade en serait digne aussi, mais notre compagnie en vérité fort indigne. Mon pot est étrange à écumer les dimanches[612]; ce qu'il y a de bon, c'est que chacun va souper à six heures, et c'est la belle heure de la promenade, où je cours pour me consoler. Mademoiselle du Plessis, en grand deuil, ne me quitte guère; je dirais volontiers de sa mère, comme de ce M. de Bonneuil, elle a laissé une pauvre fille bien ridicule; elle est impertinente aussi. Je suis honteuse de l'amitié qu'elle a pour moi; je dis quelquefois: Y aurait-il par hasard quelque sympathie entre elle et moi? Elle parle toujours, et Dieu me fait la grâce d'être pour elle comme vous êtes pour beaucoup d'autres; je ne l'écoute point du tout. Elle est assez brouillée dans sa famille pour les partages, cela fait un nouvel ornement à son esprit: elle confondait tantôt tous les mots; et en parlant des mauvais traitements, elle disait: Ils m'ont traitée comme une barbarie, comme une cruauté. Vous voulez que je vous parle de mes misères, en voilà peut-être plus qu'il ne vous en faut. Toutes mes lettres sont si grandes, que vous devriez, selon votre règle, m'en écrire de petites, et laisser le soin de tout à Montgobert: ma fille, la santé est toujours un solide et véritable bien: on en fait ce qu'on veut.
Madame de Coulanges me mande mille bagatelles que je vous enverrais, si je ne voyais fort bien que c'est une folie. La faveur de son amie (madame de Maintenon) continue toujours: la reine l'accuse de toute la séparation qui est entre elle et madame la Dauphine: le roi la console de cette disgrâce; elle va chez lui tous les jours, et les conversations sont d'une longueur à faire rêver tout le monde. Je ne sais, ma très-chère, comment vous pourriez croire que votre présence fût un obstacle à la fortune de vos frères; vous n'êtes guère propre à porter guignon. Vous n'avez point assez bonne opinion de vous; et pour le coin de votre feu, que vous dites qui empêchait peut-être le chevalier de faire sa cour, parce que cela le rendait paresseux, je vous assure qu'il n'a fait que changer de cheminée, et que la fortune l'est venu chercher dans sa chambre, assez incommodé des chicanes de son rhumatisme. L'abbé de Grignan était désolé; il eût jeté sa part aux chiens; et tout d'un coup, par une suite d'arrangements trop longs à vous dire, on le choisit; et le voilà dans le plus agréable évêché qu'on puisse souhaiter. Portez-vous toujours bien, cette provision est bonne; que savons-nous? je regarde l'avenir comme une obscurité, dont il peut arriver des biens et des clartés à quoi l'on ne s'attend pas.
M. de Lavardin se marie[613], c'est tout de bon; et on dit que c'est madame de Mouci[614] qui inspire à madame de Lavardin tout ce qu'il y a de plus avantageux pour son fils: c'est une âme tout extraordinaire que cette Mouci. Ce petit Molac épouse la sœur de la duchesse de Fontanges: le roi lui donne la valeur de plus de quatre cent mille francs. Mon Dieu, que vous dites bien sur la mort de M. de la Rochefoucauld, et de tous les autres! On serre les files, il n'y paraît plus! Il est pourtant vrai que madame de la Fayette est accablée de tristesse, et n'a point senti, comme elle aurait fait, ce qui est arrivé à son fils; madame la Dauphine n'avait garde de ne la pas bien traiter: madame de Savoie lui en avait écrit comme de sa meilleure amie.
Je suis fort aise que M. de Grignan soit content de ma lettre: j'ai dit assez sincèrement ce que je pense; il devrait bien le penser lui-même, et renvoyer toutes les fantaisies ruineuses qui servent chez lui par quartier: il ne faudrait pas qu'elles dormissent, comme cette noblesse de basse Bretagne; il serait à souhaiter qu'elles fussent entièrement supprimées. Adieu, ma très-aimable et très-raisonnable, j'admire et j'aime vos lettres; cependant je n'en veux point; cela paraît un peu extraordinaire, mais cela est ainsi: coupez court, faites discourir Montgobert: je m'engage à vous ôter le dessein de m'écrire beaucoup, par la longueur dont je fais mes lettres; vous les trouverez au-dessus de vos forces, c'est ce que je veux: ainsi ma poitrine sauvera la vôtre. Il me semble que vous avez bien des commerces, quoi que vous disiez; pour moi, je ne fais que répondre, je n'attaque point: mais cela fait quelquefois tant de lettres, que les jours de courrier, quand je trouve le soir mon écritoire, j'ai envie de me cacher sous le lit; comme cette chienne de feu Madame, quand elle voyait des livres.
235.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, samedi 15 juin 1680.
Je ne réponds point à ce que vous me dites de mes lettres, je suis ravie qu'elles vous plaisent; mais si vous ne me le disiez, je ne les croirais pas supportables. Je n'ai jamais le courage de les lire tout entières, et je dis quelquefois: Mon Dieu, que je plains ma fille de lire tout ce fatras de bagatelles! Quelquefois même je me repens de tant écrire, je crois que cela vous jette trop de pensées, et vous fait peut-être une sorte d'obligation de me faire réponse. Ah! laissez-moi causer avec vous, cela me divertit; mais ne me répondez point, il vous en coûte trop cher: votre dernière lettre passe les bornes du régime, et du soin que vous devez avoir de vous. Vous êtes trop bonne de me souhaiter du monde, il ne m'en faut point: me voilà accoutumée à la solitude; j'ai des ouvriers qui m'amusent; le bon abbé a les siens tout séparés. Le goût qu'il a pour bâtir et pour ajuster va au delà de sa prudence: il est vrai qu'il en coûte peu, mais ce serait encore moins si l'on se tenait en repos. C'est ce bois qui fait mes délices, il est d'une beauté surprenante; j'y suis souvent seule avec ma canne et avec Louison: il ne m'en faut pas davantage. Quand je suis dans mon cabinet, c'est une si bonne compagnie que je dis en moi-même: Ce petit endroit serait digne de ma fille; elle ne mettrait pas la main sur un livre qu'elle n'en fût contente: on ne sait auquel entendre. J'ai pris les Conversations chrétiennes; elles sont d'un bon cartésien qui sait par cœur votre recherche de la vérité[615], qui parle de cette philosophie, et du souverain pouvoir que Dieu a sur nous; de sorte que nous vivons, nous nous mouvons et nous respirons en lui, comme dit saint Paul, et c'est par lui que nous connaissons tout. Je vous manderai si ce livre est à la portée de mon intelligence; s'il n'y est pas, je le quitterai humblement, renonçant à la sotte vanité de contrefaire l'éclairée quand je ne le suis pas. Je vous assure que je pense comme nos frères; et si j'imprimais, je dirais: Je pense comme eux. Je sais la différence du langage politique à celui des chambres: enfin Dieu est tout-puissant, et fait tout ce qu'il veut, j'entends cela; il veut notre cœur, nous ne voulons pas le lui donner, voilà tout le mystère. N'allez pas révéler celui de nos filles de Nantes; elles me mandent qu'elles sont charmées de ce livre[616] que je leur ai fait prêter.
Je mandais l'autre jour à madame de Vins que je lui donnais à deviner quelle sorte de vertu je mettais ici le plus souvent en pratique, et je lui disais que c'était la libéralité. Il est vrai que j'ai donné d'assez grosses sommes depuis mon arrivée: un matin, huit cents francs; l'autre, mille francs; l'autre, cinq; un autre jour, trois cents écus: il semble que ce soit pour rire, ce n'est que trop une vérité. Je trouve des métayers et des meuniers qui me doivent toutes ces sommes, et qui n'ont pas un unique sou pour les payer: que fait-on? il faut bien leur donner. Vous croyez bien que je n'en prétends pas un grand mérite, puisque c'est par force: mais j'étais toute prise de cette pensée en écrivant à madame de Vins, et je lui dis cette folie. Je me venge de ces banqueroutes sur les lods et ventes. Je n'ai pas encore touché ces six mille francs de Nantes: dès qu'il y a quelque affaire à finir, cela ne va pas si vite. Je vis arriver l'autre jour une belle petite fermière de Bodégat, avec de beaux yeux brillants, une belle taille, une robe de drap de Hollande découpé sur du tabis[617], les manches tailladées: Ah Seigneur! quand je la vis, je me crus bien ruinée: elle me doit huit mille francs. M. de Grignan aurait été amoureux de cette femme, elle est sur le moule de celle qu'il a vue à Paris. Ce matin il est entré un paysan avec des sacs de tous côtés; il en avait sous ses bras, dans ses poches, dans ses chausses; car en ce pays c'est la première chose qu'ils font que de les délier; ceux qui ne le font pas sont habillés d'une étrange façon: la mode de boutonner le justaucorps par en bas n'y est point encore établie; l'économie est grande sur l'étoffe des chausses; de sorte que depuis le bel air de Vitré jusqu'à mon homme, tout est dans la dernière négligence. Le bon abbé, qui va droit au fait, crut que nous étions riches à jamais: Ah! mon ami, vous voilà bien chargé; combien apportez-vous? Monsieur, dit-il en respirant à peine, je crois qu'il y a bien ici trente francs: c'étaient tous les doubles[618] de France qui se sont réfugiés dans cette province avec les chapeaux pointus, et qui abusent ainsi de notre patience.
Vous m'avez fait un grand plaisir de parler de Montgobert: je crus bien que ce que je vous mandais sur son sujet était inutile, et que votre bon esprit aurait tout apaisé. C'est ainsi que vous devez toujours faire, ma fille, malgré tous les chagrins passagers: le fond de Montgobert est admirable pour vous; le reste est un effet du tempérament indocile et trop brusque: je fais toujours un grand honneur aux sentiments du cœur; on est quelquefois obligé de souffrir les circonstances et dépendances de l'amitié, quoiqu'elles ne soient pas agréables. J'enverrai un de ces jours à Montgobert de méchantes causes à soutenir à Rochecourbières: puisqu'elle a ce talent, il faut l'exercer. Vous aurez M. de Coulanges, qui sera un grand acteur; il vous contera ses espérances; je ne les sais pas: il craint tant la solitude, qu'il ne veut pas même écrire aux gens qui y sont. Grignan est tout propre à le charmer; il en charmerait bien d'autres: je n'ai jamais vu une si bonne compagnie, elle fait l'objet de mes désirs: j'y pense sans cesse dans mes allées, et je relis vos lettres en disant, comme à Livry: Voyons et revoyons un peu ce que ma fille me disait, il y a huit ou neuf jours; car enfin c'est elle qui me parle, et je jouis ainsi de cet art ingénieux de peindre la parole et de parler aux yeux[619], etc. Vous savez bien que ce ne sont pas les bois des Rochers qui me font penser à vous: je n'en suis pas moins occupée au milieu de Paris; c'est le fond et le centre; tout passe, tout glisse, tout est par-dessus ou à côté, et ne fait que de légères traces à mon cerveau. J'ai oublié mon Agnès, elle est pourtant jolie; son esprit a un petit air de province. Celui de madame de Tarente est encore dans le grand air. Les chemins de Vitré ici sont devenus si impraticables, qu'on les fait raccommoder par ordre du roi et de M. de Chaulnes; tous les paysans de la baronnie y seront lundi. Adieu, ma très-chère: quand je vous dis que mon amitié vous est inutile, ne comprenez-vous point bien comme je l'entends, et où mon cœur et mon imagination me portent? Pensez-vous que je sois bien contente du peu d'usage que je fais de tant de bonnes intentions? Dites-moi si vous ne mettrez point la petite d'Aix avec sa tante[620], et si vous ôterez Pauline d'avec vous: c'est un prodige que cette petite, son esprit est sa dot; voulez-vous la rendre une personne toute commune? Je la mènerais toujours avec moi, j'en ferais mon plaisir, je me garderais bien de la mettre à Aix avec sa sœur: enfin, comme elle est extraordinaire, je la traiterais extraordinairement.
236.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
Aux Rochers, mercredi 26 juin 1680.
Quand je trouve les jours si longs, c'est qu'en vérité, avec cette durée infinie, ils sont froids et vilains; nous avons fait deux admirables feux devant cette porte; c'était la veille et le jour de la Saint-Jean: il y avait plus de trente fagots, une pyramide de fougères qui faisait une pyramide d'ostentation; mais c'étaient des feux à profit de ménage, nous nous y chauffions tous; on ne se couche plus sans fagot, on a repris ses habits d'hiver; cela durera tant qu'il plaira à Dieu. Vous n'êtes point sujets à ces sortes d'hivers; dès que votre bise est passée, le chaud reprend le fil de son discours, et Rochecourbières n'est pas interrompu. Savez-vous comme écrit Montgobert? elle écrit comme nous; son commerce est fort agréable. Elle me parlait la dernière fois d'un déjeuner qu'elle devait donner dans sa chambre, où vous deviez survenir; tout cela est tourné plaisamment. Faites-la écrire pour vous, ma très-chère, et reposez-vous en me parlant; cela me fait un bien que je ne puis vous dire. Je donne à examiner cette question à Rochecourbières, si cette joie que j'ai de ne guère voir de votre écriture est une marque d'amitié ou d'indifférence. Je recommande cette cause à Montgobert; c'est que je suis toujours charmée de la confiance, et c'en est une que de croire fermement que j'aime mieux votre repos que mon plaisir, qui devient une peine dès que je me représente l'état où vous met cette écritoire.
Je fais ici des promenades qui me font sentir l'amertume de votre absence, plus tristement encore que vous ne pouvez sentir la mienne au milieu de votre république; car assurément la compagnie de Grignan est si bonne et si grande, qu'elle doit vous donner plus de dissipation que le milieu de Paris. Votre petit bâtiment est achevé; on vous en mandera des nouvelles. En voulez-vous savoir de madame de la Hamelinière[621]? Elle a été ici sept jours entiers, elle ne partit qu'hier, après que j'eus pris ma médecine. J'envie bien les chevaux gris qu'elle fit paraître dans ma cour: la familiarité de cette femme est sans exemple; elle s'en retourne chez M. le marquis de la Roche-Giffard, d'où elle venait; elle a son équipage; elle ne parle que de lui. La scène est à vingt lieues d'ici, mais cela ne l'embarrasse pas. Votre bon cousin ne laisse pas de l'adorer, et d'adorer aussi M. le marquis. On parlerait longtemps là-dessus; les choses singulières me réjouissent toujours. Je vous assure que je fus fort touchée du plaisir de voir partir ce train; j'étais dans mon lit, mais je fus très-bien instruite du bruit du départ; je ne souhaite point qu'il me vienne d'autres visites: j'ai mille petites choses à faire, et j'ai à lire, car il ne faut point parler de lire avec cette compagnie-là. Je m'en vais reprendre mes conversations toutes pleines de votre père (Descartes). Mais une bonne fois, ma très-chère, mettez un peu votre nez dans le livre de la Prédestination des Saints, de saint Augustin, et du son de la persévérance: c'est un fort petit livre, il finit tout. Vous y verrez d'abord comme les papes et les conciles renvoient à ce Père, qu'ils appellent le docteur de la grâce; ensuite les lettres des saint Prosper et Hilaire, où il est fait mention des difficultés de certains prêtres de Marseille, qui disent tout comme vous; ils sont nommés semipélagiens[622]. Voyez ce que saint Augustin répond à ces deux lettres, et ce qu'il répète cent fois. Le onzième chapitre du Don de la persévérance me tomba hier sous la main; lisez-le, et lisez tout le livre, il n'est pas long; c'est où j'ai puisé mes erreurs; je ne suis pas seule, cela me console; et en vérité je suis tentée de croire qu'on ne dispute aujourd'hui sur cette matière avec tant de chaleur que faute de s'entendre.
Je serais fort heureuse dans ces bois, si j'avais une feuille qui chantât: ah! la jolie chose qu'une feuille qui chante! et la triste demeure qu'un bois où les feuilles ne disent mot, et où les hiboux prennent la parole! je suis une ingrate, ce n'est que les soirs, et j'y entends mille oiseaux tous les matins. Vous n'en avez point où vous êtes, et vous ne faites qu'observer, comme vous disiez l'autre jour, de quel côté vient le vent; votre terrasse doit être une fort belle chose: j'y suis souvent avec vous tous, et mon imagination sait bien où vous trouver dans cette belle et grande principauté.
Il me paraît que mon fils est à Fontainebleau, sans être à la cour. On me mande de plusieurs endroits qu'il est toujours dans une grande, grande maison, où il paraît qu'il se trouve bien, puisqu'il n'en sort point. Vous savez que ce n'est pas ainsi qu'on fait sa cour, on ridiculise cette conduite fort aisément. Voilà le voyage de Flandre assuré; si les dauphins (les gendarmes) y vont, c'est une dépense à quoi l'on ne s'attendait pas.
Le chevalier m'a écrit une très-bonne et honnête lettre. J'ai fait réparation à M. d'Évreux; je n'ai plus rien à demander à ces Grignans-là: pour l'aîné, c'est une autre affaire; tant qu'il aura ma fille si loin de moi, j'aurai toujours bien des choses à démêler avec lui. Il me semble que vous devez avoir maintenant M. l'archevêque, et que vous êtes plus disposée que jamais à jouir de cette bonne et solide compagnie. Vous voilà donc privée de celle de M. Rouillé; vous le regretterez; mais ce n'est plus votre affaire, du moment que le lieutenant général cède la place au gouverneur (M. de Vendôme). Je sens présentement le plaisir de voir le coadjuteur à la tête de cette assemblée avec un nouveau gouverneur et un nouvel intendant; il y fera des merveilles; et cela me paraît de la dernière importance pour vous. L'étoile est changée, le sort est rompu pour les Grignans, et peut-être pour l'aîné; ni bonheur ni malheur, rien n'est de longue durée en ce pays-là; j'en excepte les prisonniers et les exilés[623], qui sont hors du commerce.