Lèvres closes
VIII
Rue Ribéra, dans la retraite d'amour, dans le petit salon où maintenant les roses de Nice, les mimosas, les œillets et les bluets de la Côte d'azur annoncent, en cette fin d'hiver parisien, le printemps méridional, Philippe est seul.
Marcienne viendra-t-elle aujourd'hui?
Le jeune homme marche de long en large, nerveusement, plein d'inquiétude pour l'amie qui traverse en ce moment une cruelle épreuve, mais aussi, — il faut bien le dire, — tendu par une sourde colère contre l'amante qui peut mettre une préoccupation quelconque en balance avec leur passion.
Oui… c'est vrai… il le sait bien, cette ennuyeuse petite Mme Fromentel est très malade. Et Marcienne assure que c'est à cause d'eux. Une fièvre cérébrale survenue à la suite d'une scène avec M. de Sélys, où la jeune belle-sœur, qui avait surpris leur secret, se serait laissé malmener, accuser d'on ne sait quoi, plutôt que de les trahir.
C'est très gentil, certainement. Et quand la chère Marcienne en parle, avec l'exaltation de sa sensibilité, Philippe est bien forcé de s'attendrir. Toutefois c'est pure complaisance envers les délicatesses, — un peu compliquées pour sa simplicité masculine, — où se subtilise l'âme charmante mais tourmentée de sa maîtresse.
Après l'incident du théâtre, dont M. d'Orlhac avait vaguement perçu la signification, Mme de Sélys n'avait pu lui cacher le rôle de Charlotte, — ce rôle fait de maladresse autant que de générosité. Dès lors, avec la pensée de cette intervention épieuse, de cette présence, invisible mais si gênante, glissée dans leur tête-à-tête, l'intimité des amants ne pouvait plus demeurer si exclusive, si profonde, si loin de la vie. Leur amour devait compter avec une personnalité autre que leurs deux êtres confondus en une communion d'extase.
Maintenant ils se préoccupaient ensemble de quelqu'un qui n'était pas eux-mêmes. Leur duo d'enchantement s'interrompait quelquefois pour tomber à un récitatif un peu pénible. Et sur un mode autre que l'allegro brûlant de leur tendresse, ils sentaient avec une angoisse vague qu'ils ne se trouvaient plus à l'unisson.
La maladie de Charlotte accentua l'impression, d'abord si légère. Ce premier événement grave assombrissant leur aventure, leur apparut de points de vue différents, situa leurs deux cœurs dans des domaines d'émotion distincts, d'où ils ne revenaient l'un à l'autre qu'avec un conscient effort.
Poignant indice qu'ils n'osaient pas s'avouer mutuellement.
Mais comment ne pas frissonner au frêle souffle d'abîme durant les premières minutes de chaque rendez-vous?
Quand leurs yeux se rencontraient, quand leurs lèvres se touchaient, il y avait encore entre leurs âmes toute la distance de leurs préoccupations récentes.
Philippe venait de s'énerver d'attente dans une fièvre d'amour, les sens en émoi, l'imagination pleine de souvenirs ardents, les lèvres chargées d'appels fous, de prières, de baisers, mais l'esprit inquiet aussi, la jalousie en éveil, prêt à voir dans toute circonstance un piège qui lui volerait un peu de la bien-aimée, en suspicion constante contre les êtres et contre les choses à qui elle donnait trop d'elle-même, fût-ce pour obéir au plus formel devoir et par la plus pure abnégation.
Marcienne quittait le chevet douloureux de Charlotte. Elle sortait d'une atmosphère anxieuse, l'âme oppressée de scrupules, les yeux las d'avoir refoulé des larmes, les mains meurtries des pressions désespérées où les avaient retenues le mari, le frère, qui lui disaient ainsi leur terreur, n'osant l'exprimer tout haut.
Un soir, malgré toute sa force de volonté, elle éclata en sanglots sur la poitrine de Philippe.
Et lui, sans être cruel, ni même indifférent, il éprouva la révolte égoïste, furieuse, dont nous nous insurgeons contre les douleurs qui gâchent notre joie sans nous toucher en rien le cœur.
Il restait sympathique et tendre, mais la contrainte lui parut intolérable.
— « Voyons, » répétait-il, se jugeant pitoyable de banalité, de froideur, « ce ne peut pas être aussi grave que cela. A l'âge de ta belle-sœur… »
Il prodigua encore quelques phrases dépourvues de sens, dont seule la câlinerie d'accent pouvait être apaisante. Mais au fond il n'entendit en lui-même que le cri de sa passion désappointée. Marcienne, aujourd'hui comme la dernière fois, se refuserait encore…
S'appliquerait-il à respecter, comme il l'avait fait, même en son for intérieur, la subtilité de conscience qui les sevrait tous deux des chères caresses? Ah! certes, il le devait, car Marcienne avait cette suprême délicatesse de ne pas aborder avec lui le chapitre des remords. Elle n'accusait pas leur amour du crime involontaire. Et comme il l'admirait de dédaigner la facile expiation des phrases! Mais ce vaillant et libre esprit de femme pouvait-il admettre que leurs baisers aggraveraient la tragique situation? Elle n'était ni assez superstitieuse pour craindre de porter malheur à Charlotte, ni assez imbue de traditions chrétiennes pour s'imposer un acte de pénitence. Alors?…
— « Marcienne, mon adorée… Ne pleure pas si tu veux que je sois sage. Tu ne sais pas comme tes larmes me troublent… »
La voix changée du jeune homme trembla de douceur et de désir. Ce n'était plus l'intonation tendue d'une impuissante consolation. Une pitié plus ardente naissait en l'espoir de la volupté victorieuse. Comme il comprendrait mieux le chagrin de Marcienne, comme il saurait le partager, s'il s'assurait que ce chagrin n'était pas l'ennemi de leur amour!
— « Ma chérie… ne me laisse pas croire que tu es moins à moi parce que tu souffres… Maîtresse aimée… donne ta bouche à ton amant… »
Elle frémit toute à reconnaître le visage de passion, cette flamme brûlante et pâle qui dévore le bistre léger des traits, blêmit l'ovale fin des joues jusqu'à l'onde soyeuse de la barbe, et s'éteint aux prunelles en une défaillante fumée. Oh! ce visage d'amour… cette pâleur… et ces yeux!…
Rien ne brise et n'enivre Marcienne comme cette transfiguration de vertige, où la tête charmante et adorée s'altère divinement. Tous les souvenirs des joies profondes, toutes les ententes mystérieuses de leur chair, sont sur ces lèvres, dans ce regard… Vers eux, vers leur appel presque douloureux d'intensité, son être, à elle, crie et palpite…
Pourtant, elle se recule, elle se raidit, elle murmure :
— « Non, Philippe… Non… Tu ne sais pas… Je ne t'ai pas dit… Elle est très mal!…
— Nos baisers ne rendront pas son état plus grave…
— Ce sont nos baisers qui la tuent. »
Le jeune homme s'écarte, frappé par le mot qu'elle lui avait épargné jusqu'ici, qu'il espérait ne jamais entendre. Comment n'a-t-elle pas frémi de le prononcer? Ne sent-elle pas que l'expression de cette chose cruelle y ajoute une force d'obstacle que n'avait pas la réalité même?
— « Ne dis pas cela, mon amour. Il faut faire la part de la fatalité.
— Philippe… mon Philippe… J'ai voulu porter seule le poids de cette affreuse pensée. Mais il faut que tu saches… Il faut que tu m'aides à prendre une résolution… Si Charlotte meurt, je te dis que nous serons ses assassins.
— Si Charlotte meurt?… Ses assassins? Tu t'exprimes comme si nous y pouvions encore quelque chose.
— Nous pouvons beaucoup.
— Quoi donc?
— Nous séparer. »
Il la regarde avec accablement, stupéfait du chemin terrible qu'ils ont franchi en deux ou trois courtes phrases. En sont-ils là? Y a-t-elle songé véritablement?
Une douleur indignée le soulève.
— « C'est moi que tu sacrifierais pour elle?
— Non, Philippe, ce n'est pas toi… O mon ami tant aimé, je ne ferai que hâter l'immolation que tu me demanderas toi-même un jour… »
Elle frémit d'angoisse. Une sincérité absolue ouvre son cœur saignant. Mais il ne la comprend pas du tout. Et, ce qu'il y a de tragique, c'est que plus il est vrai lui-même, moins il peut la deviner, la suivre. Car sa propre jeunesse imprévoyante n'envisage pas le futur travail des années. Il ne saurait imaginer sa chère maîtresse moins exquise, ni sa passion à lui moins ardente. Comment admettre ce raisonnement dont elle s'aiguillonne au sacrifice : « Puisqu'il n'est pas d'avenir pour notre bonheur, puisque c'est un condamné, un mourant, ce délicieux et fragile amour que nous berçons dans l'incertitude, ayons le courage de l'ensevelir, quand le salut d'une créature innocente nous le commande, et avant qu'il se flétrisse? »
— « Ainsi, » prononce Philippe, « parce que tu supposes, en dehors de toute vraisemblance, que j'aimerai le moins longtemps de nous deux, ton orgueil, Marcienne, exige que tu te retires la première?… Oh! ne m'interromps pas… Je sens bien que depuis longtemps cela te préoccupe… Je ne nie pas que les circonstances ne te fournissent un prétexte spécieux…
— Un prétexte!… L'existence d'une jeune femme, d'une mère?…
— Tu ne lui dois pas la vérité. Je dirai plus : tu lui devais l'apaisement d'une illusion. Pourquoi lui avouer que nous continuons à nous voir? »
Marcienne ne répondit pas tout de suite. Elle réfléchissait. Pourquoi, en effet, l'idée ne lui était-elle pas même venue du charitable mensonge? Mais qu'importait une inutile analyse de sa conduite? Elle avait suivi la loi de sa nature, jusque dans les contradictions qu'elle ne s'expliquait pas. Ce n'est pas de vaines raisons trouvées après coup qui rapprocheraient de sa pensée la pensée de Philippe quand leurs façons de voir apparaissaient si différentes.
— « Pourquoi? » répéta le jeune homme. « Car enfin, en la trompant pour son repos, tu restais fidèle à ton programme : « Mieux vaut commettre une grande faute que de causer une petite douleur ».
Un gémissement monta aux lèvres de Marcienne. Ce fut comme un coup de hache brisant quelque chose en elle, cette froide phrase. Pourtant nulle ironie ne l'avait soulignée. Mais, pour la prononcer, comme il fallait que Philippe fût loin d'elle! Y a-t-il rien de plus meurtrier pour les sentiments que la logique? Le cœur qui bat des mêmes battements qu'un autre cœur ne déduit pas d'un syllogisme la mesure plus ou moins rapide de ses palpitations. Comment ne comprenait-il pas que le mensonge verbal lui était impossible, que devant la plus simple question posée ouvertement, elle dirait toujours la vérité, même à son mari, sans qu'elle pût invoquer cette nécessité de franchise, puisque, hélas! s'y opposait la duplicité de ses actes.
— « Je t'ai fait de la peine, ma chérie, » reprit Philippe, inquiet de son douloureux silence. « Je ne l'ai pas voulu… pardonne-moi. Je t'aime trop pour te perdre sans lutte. »
La lutte… Ressource dangereuse. Même livrée pour l'amour, elle soulève des forces d'antagonisme parmi lesquelles c'est ce même amour qui reçoit les plus meurtrières atteintes.
Il ne fallut pas beaucoup de paroles encore pour que Philippe dise à Marcienne — avec l'inconsciente hypocrisie d'un renoncement qui ne s'attend pas à être pris au mot :
— « Si je suis de trop dans ton existence et dans l'existence des tiens, je partirai. Tu n'as qu'un signe à faire. On me propose un poste à l'étranger, un poste brillant dans une grande ambassade… »
Elle crut s'évanouir. Elle balbutia :
— « Partir… Mais… ta mère?
— Elle en serait très heureuse.
— Vraiment?… Je croyais que vous ne pourriez pas vous quitter.
— Nous le pensions aussi, » reprit Philippe. « Mais les circonstances ont changé. Tu invoques, pour briser notre amour, tes ennuis de famille. Moi, je ne t'ai jamais parlé des miens. J'en ai aussi pourtant, et de graves. Ma mère se doute qu'il y a une femme dans ma vie. Mon caractère, mes habitudes, se sont modifiés trop profondément pour qu'elle ne s'en soit pas aperçue. Avec cette antipathie de toutes les mères pour une liaison sérieuse de leur fils, elle en est arrivée à souhaiter mon départ de Paris. Nos amis assurent que si je veux parvenir à la haute situation diplomatique de mon père, il n'est que temps pour moi d'entrer dans la carrière active. Son ambition s'est éveillée avec ses inquiétudes. Elle a même fait des démarches. Ces démarches ont abouti.
— Ainsi, » dit Marcienne après un silence, « ton avenir est en jeu?
— Oh! mon avenir… »
Il prenait peur devant la sombre décision des beaux yeux dont il aimait tant les ombres glauques de vague mouvante. Il avait parlé dans l'exaspération où elle le jetait avec ses idées insensées de séparation, de sacrifice. N'était-elle pas capable de se hausser à quelque coup de tête, soutenue par cet orgueil dont il l'accusait, qu'il imaginait formidable, et par ses chimères de dévouement? Mais quand elle se trouverait en face d'un projet déterminé, réalisable, d'un adieu qui les séparerait à toujours, — car, pour lui, un pied dans la carrière, c'était l'engrenage des situations de plus en plus élevées et la fatalité du mariage prochain, — quand elle envisagerait cela, Marcienne reculerait, l'envelopperait de ses bras, le retiendrait contre son cœur.
Philippe avait donc commis cette bravade, et maintenant il s'en repentait, parce qu'il s'apercevait trop tard qu'il lui suggérait une raison héroïque de plus, mettant en cause son propre intérêt, auquel lui-même n'avait pas un instant songé.
— « Mon avenir, Marcienne aimée, il est ici, près de toi, dans la douceur de notre amour… »
La séparation entrevue les désarmait tous deux. Ils se rapprochèrent. Et le silence qui suivit, leur frissonnante façon de se blottir l'un contre l'autre, tout à coup, sans qu'un accord de pensée eût dénoué le débat, ces involontaires symptômes leur démontrèrent l'œuvre affreuse à laquelle ils venaient de travailler.
Était-ce possible?… Se dire adieu!… Est-ce qu'ils avaient supposé cela?… Était-ce de cet arrachement abominable qu'ils avaient parlé? Leurs lèvres en tremblaient encore, — leurs imprudentes lèvres qui, en formulant ce que leurs cœurs n'osaient prévoir, prêtaient déjà une apparence d'accomplissement à leur destin.
— « Marcienne, écoute… Nous sommes deux grands fous… Qu'est-ce que nous faisons là à nous torturer? Je t'aime… Et je sais bien que, toi aussi, tu m'aimes… Ah! tu m'aimes… Tiens, je le sens… Tu frémis tout entière dès que je te touche. Mais regarde-moi donc! Est-ce que tu pourrais cesser d'être mienne?… N'es-tu plus ma maîtresse?… Ote-toi de mes bras, des bras de ton amant, si tu en as le courage… »
Il murmure tout cela… puis d'autres mots plus troublants, — leurs mots, à eux, leur brûlant vocabulaire de caresse ; — il les murmure contre son oreille, sa joue, sa bouche… Leurs yeux se rencontrent, se pénètrent à d'infinies profondeurs, éternisent la communion de leurs regards.
Ah! comme ils auront été amants par les yeux! Comme ils auront souvent, et jusqu'au vertige, goûté cette prise de possession ineffable, où la sensualité s'aiguise par le contact passionné des âmes!
Leurs yeux!… Marcienne et Philippe les ont également beaux, d'une magie extraordinaire d'expression, dans une mobile intensité de reflets et de nuances. Tous les frissons de leur pensée et de leur chair y passent en ondes subtiles. Et la splendeur de franchise avec laquelle ces deux êtres se sont donnés l'un à l'autre alimente la soif délicieuse de leurs prunelles, qui ne sont jamais craintives de s'attirer ni lasses de se confondre.
Comme ils auront été amants par les yeux!… Ah! la vie peut dénouer l'étreinte de leurs corps, les malentendus creuser des gouffres entre leurs âmes… Jamais il n'oubliera, lui, la suavité des chers astres d'amour, couleur de mer et de ciel, qui l'ont ébloui de leur tendresse et qui mouraient sous ses baisers… Et elle, jamais elle ne cessera d'évoquer les iris d'or cerclés de noir, qui se rouillaient si étrangement dans la volupté, comme un métal mordu par une fumée trop ardente.
— « Philippe… Mon bien-aimé!… Mon bien-aimé!… »
Le doux cri jaillit éperdument. Quelle étreinte de passion angoissée!… Oh! cet être chéri qu'elle serre contre son sein, ce buste souple où palpite l'adorable cœur, ces bras de caresse autour de ses épaules, la tête virile et fine… Lui, c'est lui!… Elle le retient, elle l'embrasse, elle le presse… Et, malgré l'enlacement farouche, elle croit déjà sentir les mains voleuses de la Destinée qui viennent le lui prendre, qui l'écartent d'elle et qui le lui arrachent!
Philippe s'enivre de ce délire, dont il ne perçoit pas la tristesse. Il rugit de triomphe. Il a retrouvé l'amante. Elle ne se refuse plus, elle subit la contrainte victorieuse des baisers. La voici gémissante d'extase, affolée, à sa discrétion. Sur ce beau corps qui vibre, il fait voltiger les ailes frissonnantes de toutes les délices. Il boit au calice des lèvres les sanglots de reconnaissance, le doux souffle haletant. Tous deux goûtent de nouveau les immobiles minutes, où, perdus l'un dans l'autre, ils se contemplent, écrasés de joie, suspendant, sur la limite de l'extrême bonheur, l'essor déchaîné de leurs sensations. Puis enfin ils s'appartiennent dans une fulgurance d'éclair, soulevés ensemble jusqu'au ciel par la prodigieuse force qui éternise les mondes.
— « Tu vois bien, » dit Philippe après un long silence, « tu vois bien que rien ne peut prévaloir contre notre amour. Il est à part de tout, au-dessus de tout. Ah! comme je t'aime pour lui avoir immolé jusqu'à ton inquiétude et à ton chagrin! J'étais jaloux même de ce qui te faisait souffrir, ma chérie. J'aurais eu de la peine à te pardonner ta douleur si tu lui avais donné un peu trop de toi, de ce toi qui est à moi. »
L'âme de Marcienne cueille cet aveu d'égoïsme comme une fleur violente exhalant tous les parfums et tous les poisons de l'amour. Cette cruauté de passion, c'est la passion même.
Peut-elle souhaiter sincèrement que le désir de Philippe abdique parce que, là-bas, dans la chambre douloureuse dont le souvenir la hante, quelqu'un se meurt, quelqu'un qui, pour lui, n'est qu'une passante de la vie, une silhouette indifférente dans l'immense foule humaine?
Peut-elle lui crier ce que sa conscience, à elle, crie devant la physionomie ravagée d'Édouard de Sélys : « Je prends tout à ce mari qui m'aime dans une confiance si haute. Je lui vole mon cœur et ma chair, et j'assassine la sœur qu'il chérit!… »
Elle a si bien épargné à son amant le spectacle de sa détresse intérieure qu'elle doit renoncer à la lui faire jamais comprendre.
A l'instant même, en sortant de ses bras, quand elle tressaille tout entière de cette détresse retrouvée, elle n'a pas le triste courage de lui en rappeler seulement l'obsession. Il est si heureux de l'avoir reconquise!…
Quand il l'accompagne jusqu'au seuil du jardin, pour l'installer dans la voiture qu'il est allé chercher comme d'habitude, elle le retient avec des mots de ravissement dans le trop court sentier, elle s'attarde à ces quelques pas comme en la douceur déchirante d'une promenade suprême.
Cette soirée de février est d'un profond calme tiède. Les jours ont rallongé déjà. Une dernière lueur traîne dans le ciel, faussée par la réverbération de Paris qui s'allume.
Avec une ardeur toute pleine de pressentiments, Marcienne saisit du regard les moindres détails du discret et cher décor.
Sous un berceau, défeuillé en cette saison, se trouve un banc de pierre. Toujours, même par les plus froids crépuscules, elle et son amant, avant de se quitter, s'y sont assis pour y échanger le baiser d'adieu, si aigu, et dont les lèvres ne peuvent se déprendre. Ils restent fidèles à cette manie, qui les fait rire l'un de l'autre, suivant que lui ou elle y entraîne la lenteur attendrie de leurs derniers pas.
Petit pèlerinage de dévotion amoureuse, où les incitaient naguère les magnifiques déclins des après-midi d'été, puis les rouges couchants d'automne, et qu'une superstition leur a fait ensuite accomplir parmi les craquements du givre, sous les étoiles glacées de décembre.
Prétexte à taquineries câlines. Combien de fois ne sont-ils pas arrivés jusqu'à la grille avec chacun l'intention amusée de décevoir l'espoir de l'autre? Mais les résolutions ne tenaient pas contre le désir de gagner encore quelques minutes, ni contre le puéril remords de ne pas manifester la ferveur coutumière.
— « Allons, viens… Tu meurs d'envie de m'y emmener.
— Où donc?
— Sur notre banc.
— Moi?… Je n'y pensais plus.
— Hou! que c'est vilain de mentir.
— Avoue que c'est toi, maniaque chéri, qui tiens à ton reposoir d'amour.
— Non.
— Avoue.
— Non.
— Alors je m'en vais. »
Elle tournait le bouton de la grille.
— « Adieu, petite maîtresse. »
Elle le regardait, gentiment sournoise. Il ne bronchait pas.
— « Oh! méchant. Tu serais bien fâché si je te prenais au mot. J'ai pitié de toi… Viens-y sur ce fameux banc… »
C'était encore un demi-tour d'allée, quelques parcelles de bonheur, les dernières miettes du festin de volupté, que leur simulacre de querelle rendait plus savoureuses. Et, après une longue, une profonde communion de leurs lèvres, ils se quittaient dans la soudaine gravité qu'ont les adieux de ceux qui s'aiment, alors même qu'ils doivent se revoir demain, quand jusqu'à demain c'est toute la vie qui les sépare.
Encore une fois, dans ce jour mourant de février, Marcienne et Philippe sont assis sur le banc de pierre, encore une fois leurs bras s'étreignent, encore une fois leurs bouches, si bien faites l'une pour l'autre, s'effleurent en un baiser d'une finesse divine…
Sur leurs têtes, le treillis du berceau découpe de pâles petits losanges de ciel. Autour d'eux l'ombre s'épaissit mystérieusement. Une clarté veille dans leur muette maison d'amour. Des souffles passent, chargés d'un parfum de branches vivantes.
Le silence est profond sur les jardins noirs. Mais un léger tintement d'acier sonne à l'oreille des amants la minute qui s'efface… Devant la porte, dans le désert de la rue, c'est le cheval du fiacre dont les mâchoires lasses secouent le mors et font cliqueter la gourmette.