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Lèvres closes

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IX

Le lendemain, à l'heure où Philippe commençait à espérer la venue de Marcienne, une grande anxiété saisit tout à coup le jeune homme.

Il ne devait guère compter sur la visite de sa maîtresse. Elle avait pu s'échapper la veille pour accourir vers lui, mais, depuis la maladie de Charlotte, de tels moments se faisaient de plus en plus rares. Comment les retrouver si la situation empirait? Et quel affreux intervalle de deuil ne faudrait-il pas subir s'il arrivait malheur à cette pauvre jeune femme!

Ah! la malencontreuse personne que cette petite Mme Fromentel! Quel besoin avait-elle eu de découvrir leur secret, de se mêler de leurs affaires, de tomber dans une espèce de crise de nerfs en l'apercevant au théâtre devant M. de Sélys, et finalement de tout bouleverser avec sa fièvre cérébrale, — une maladie faite exprès, qu'on ne pouvait pas mettre au compte de quelque microbe, et où Marcienne, sans qu'il pût l'en dissuader, verrait toujours l'effet du chagrin?

Marcienne, la chère maîtresse trop sensible, l'adorable aimée au cœur inquiet, qu'il devait sans cesse disputer à force d'amour aux suggestions tourmenteuses de tout ce qui s'opposait à leur bonheur, de tout ce qui, en elle-même et hors d'elle-même, chuchotait le doute, l'appréhension ou le remords dès qu'elle était sortie de ses bras.

Mon Dieu, comme elle allait souffrir si sa belle-sœur mourait!

Pourvu qu'elle lui apportât cette souffrance! Pourvu qu'elle ne s'en nourrît pas loin de lui comme d'un poison!

Mais ce n'est pas avec lui, Philippe, qu'elle viendrait la partager. A peine connaissait-il Charlotte Fromentel. Comment la regretter avec quelque vraisemblance, l'évoquer par le souvenir? Tandis qu'un autre homme existait à qui cette jeune femme était précieuse infiniment : Édouard de Sélys!… C'est lui, c'est le mari qui goûterait jusqu'au fond l'amère communion de douleur. Leurs larmes, ils les verseraient ensemble… Quel rapprochement n'amènerait pas peut-être cette identique blessure où se mêleraient les lambeaux saignants de leurs deux cœurs?

Ingénieuse jalousie de Philippe! Le voilà pâle de fureur et d'angoisse parce qu'il se figure leurs mains enlacées sur un cercueil.

Mais quoi! Hier déjà n'avait-il pas pressenti par l'attitude de Marcienne des influences, des attendrissements hostiles à son amour? Si elle se refusait, n'était-ce pas un peu parce qu'auprès du lit de Charlotte, elle venait de pleurer contre l'épaule d'Édouard?…

En ce moment, elle est à côté de son mari, elle l'encourage, elle le console, elle lui prodigue les phrases caressantes dont elle a le secret. Il occupe sa pensée, il l'intéresse. Oh! elle ne viendra pas rue Ribéra. Outre la sincérité de son chagrin, n'y a-t-il pas, pour cette femme si tragiquement curieuse de toutes les sensations, une espèce d'ivresse sombre dans la stupeur du désespoir et le silence des agonies?

Qu'est-il aujourd'hui, lui, Philippe, dans son existence? Elle évite sans doute d'évoquer leur amour devant de trop solennelles perspectives. Les larmes qu'on répand autour d'elle sont autrement poignantes que leurs baisers.

Non, elle ne viendra pas. N'est-il pas fou de l'attendre?

Il va partir. Il prend son pardessus, son chapeau, énervé d'espoir déçu, incapable de rester là plus longtemps à prêter l'oreille dans la morne immobilité des choses.

Une rage le soulève contre la rivalité du malheur, de la mort. C'est leur prestige lugubre qui lui enlèvera Marcienne. Aucune autre séduction ne l'aurait détachée de lui. Et le mari profitera de ces entremetteurs formidables.

Philippe ricane : « Ah! l'avocat… les grandes phrases… La hautaine sérénité dans la douleur… Comme elle va le plaindre et l'admirer!… Au fond cet homme la tient toujours. Il a mis une trop forte empreinte sur son âme. Toutes les ardeurs de ma passion, les caresses désespérées de mes dents et de mes ongles, n'ont fait qu'effleurer sa chair, la marquer de traces fugitives… »

Dans cette âpreté de sentiments, la rêverie de Philippe se prolonge. Malgré sa décision de partir, il reste encore. Mais chaque minute qui passe aggrave le bouillonnement des sources amères.

Il y a une lie d'égoïsme, de rancune, de méfiance, dans le flot de sa jeune énergie dominatrice, qui, devant l'obstacle, s'insurge et dévaste tout.

C'est la vitalité indomptable de son âge qui en est cause. La passion batailleuse écume dans ses veines. Ainsi tranquille d'apparence, élégant, la tête droite sous le haut-de-forme bien lustré, il est, dans le domaine de l'amour, le jeune fauve bondissant des forêts nocturnes, qui se rue, le front bas, contre tout ce qui semble vouloir lui soustraire l'espérance de sa volupté.

Et voici que sur le tumulte de son cœur, dans la lourde paix du quartier désert, un fracas de voiture s'éveille, roule en tonnerre grossissant, bondit rudement aux pavés de la rue, puis, d'un arrêt brusque, s'éteint devant la porte, subitement étouffé de silence.

Est-ce Marcienne? Par prudence, elle ne se fait jamais amener jusque-là, — comme, au retour, elle quitte avant d'arriver chez elle le fiacre pris à Auteuil. Serait-ce possible?…

Mais oui, c'est elle… La grille cède sous sa clef. Philippe s'élance dans le jardin.

— « Enfin, enfin!… Toi… Toi!… Je désespérais. »

Qu'a-t-elle donc? Sous la voilette blanche aux dessins brouillés, il ne peut voir comme elle est pâle. Mais il s'étonne de son silence, de sa démarche saccadée, de la pression convulsive de sa main.

Elle entre avec lui dans la maison. Il détache lui-même la dentelle qui lui couvre le visage.

— « Marcienne!… »

C'est le cri de son amour épouvanté. Oh! le désastre que présagent cette physionomie défaite, ces traits plombés et soudain vieillis, ces blêmes lèvres frémissantes, la terrible fixité de ces yeux.

— « Philippe, ne me fais pas de reproches… ne me parle pas… aie pitié… Je me meurs! »

Puis tout à coup, dans une clameur déchirante :

— « Ou plutôt si… Tue-moi!… Tue-moi!… Ah! c'est au-dessus de mes forces! »

Il reste pétrifié, anéanti… Nulle question, aucune hâte de savoir… Il voudrait maintenant ne rien entendre… Elle va prononcer l'irrévocable.

— « Mon Philippe… Mon amant… ô bien-aimé!… Pourquoi ne m'as-tu pas tuée, le jour… tu sais… où nous avons été si heureux!… Il ne serait rien arrivé de pire que ce qui arrive… Et je ne vivrais pas cette heure affreuse!… »

Elle râle et divague comme une amante involontairement parjure. Elle se lamente, se maudit, comme si quelque viol brutal venait de voler son corps à l'homme adoré, comme si quelque ravisseur sinistre avait, d'un embrassement détestable, aboli pour jamais la douceur de leurs étreintes.

Et lui, dans une clairvoyance d'indignation, d'épouvante, il songe à ce qui l'affolait lui-même tout à l'heure, à cette rivalité irrésistible, la rivalité de la Mort… Il se demande avec quel spectre Marcienne a pu trahir leur amour!…

Sombrement, sans apitoiement sur elle, il prononce, la voix sifflante d'angoisse :

— « Si tu m'as sacrifié… exécute-moi… Et que ce soit fini! »

Elle tombe à ses pieds :

— « Je t'aime… Je t'adore… Pardon! »

Ce prosternement d'une fierté si ombrageuse ne l'attendrit pas. N'est-ce pas un indice de plus que la suprême épreuve est imminente?

Il ricane, d'un ricanement qui sanglote :

— « Tu m'aimes?… Eh bien, je t'appartenais… Mais nous posséder tout simplement, c'était trop banal pour ta soif de sensations, de drames… Quelle chimère vas-tu placer entre nous?… Parle… Crains-tu de ne pas me trouver résigné… docile?… Rassure-toi : je ne plaide pas les causes perdues. Je ne possède ni les facultés oratoires ni le don de la mise en scène. »

L'allusion pleine de méchanceté douloureuse redresse Marcienne. A son tour elle s'arme sur sa propre souffrance. Pourquoi ne veut-il pas comprendre qu'elle s'immole plus qu'elle ne l'immole lui-même? Glacée par l'injustice et l'ironie, elle croit y puiser le détachement, le calme. Elle prononce d'une voix morne :

— « Juge-moi selon ton cœur, Philippe. S'il me méconnaît et me calomnie, ce sera sa faute, non la mienne. Voici ce que je suis venue te dire : Charlotte n'a plus que quelques heures à vivre. Elle m'a demandé un serment…

— Quel serment?…

— Celui… »

Elle fait un geste de désespoir. La factice tranquillité croule. Les paroles désordonnées s'échappent avec des gémissements :

— « Tu n'as pas vu… Tu ne peux pas savoir… Ah! tu me l'aurais ordonné toi-même… Philippe, ne me blâme pas. Essaie de comprendre… Aimons-nous jusque dans l'horreur du sacrifice… mon adoré… Mourante… je te répète qu'elle est mourante!… Elle a dit adieu à ses enfants devant moi… Puis elle m'a demandé… pour les quitter sans un déchirement trop abominable… qu'au moins sa pauvre vie perdue effaçât… rachetât… »

Les syllabes, hachées de larmes, s'enchevêtrent, hésitent. C'est le bonheur d'Édouard qui fut disputé, défendu, reconquis, dans la scène inoubliable, par la vaillance de la jeune sœur, sous sa sueur d'agonisante. Marcienne peut-elle expliquer cela?… Elle balbutie, le corps plié, abattu sur le divan, la tête enfouie dans ses mains qui tremblent :

— « J'ai juré… j'ai juré…

— Quoi?… »

Elle ne répond que par une torsion d'atroce souffrance.

Philippe se penche vers elle :

— « Tu as juré de ne plus me voir?… »

Il comprend trop la plainte surhumaine de sa douloureuse maîtresse. Mais il veut qu'elle parle. Il lui saisit le bras, la rudoie presque :

— « Réponds!… »

Elle gémit :

— « Oui. »

Il recule de deux pas. Le coup qu'il attendait depuis un moment ne tombe pas moins cruellement pour avoir été prévu. L'âme et la chair torturées s'insurgent, se ruent à la sauvagerie des représailles. Il souffre trop, il lui en veut trop follement, à elle. Et il se maîtrise jusqu'à l'impassibilité extérieure, qui va la martyriser plus sûrement. D'un ton qu'il trouve moyen de poser, d'affermir, il lui réplique :

— « Tu as juré de ne plus me voir. Alors pourquoi es-tu ici? »

Stupéfaite, Marcienne soulève son visage meurtri, ses yeux de détresse.

— « Oui, » reprend Philippe, « pourquoi es-tu ici? Tu pouvais m'écrire, m'envoyer un mot d'adieu. Il doit t'être pénible de manquer si vite à ton serment. Mais nous n'avons plus rien à nous dire… Et je ne te retiens pas. »

Elle se lève. Elle se dresse devant lui, lente et muette. Tous deux se regardent. Oh! la désolation des prunelles qui ne peuvent plus se verser l'ivresse comme des calices trop chargés d'amour…

Rayons de reproche et d'immortelle tristesse… Rayons de colère saignante, de volonté dure, de douleur trop âpre, trop empoisonnée de doute… Est-ce là ce qu'ils échangent, les yeux encore éblouis des ineffables contacts?… Ne vont-ils pas défaillir et se fondre de se rencontrer en se résistant?

Ah! l'effort est intolérable… Ils vacillent… se troublent… Mais, tout à coup, dans l'âme de Philippe, un obscur tourbillon se déchaîne. L'ombre ternit le métal fin des iris d'or, où bientôt s'aiguise un déchirant éclair.

Le jeune homme étend les mains, comme pour contenir l'élan de tendresse désespérée qui va jeter Marcienne sur sa poitrine.

— « Tu as juré de te reprendre à moi. Et… sans doute… n'est-ce pas?… tu as juré aussi de rendre ton cœur et ta chair à un autre… On t'a demandé ce serment-là… Tu l'as prononcé… avoue-le donc! Tu te consacreras désormais au bonheur de ton mari!… »

Marcienne se tait… Elle ne pleure même plus. Elle souffre au delà des larmes… Debout, le corps et la face rigides, elle a seulement, au bout de ses bras tombés, un léger mouvement de crispation des doigts. Et l'indicible reproche de son regard continue à se fixer sur Philippe.

Il ne le voit pas, ce reproche, ou il ne veut pas le comprendre. Pourquoi épargnerait-il celle qui a trouvé la force de le rejeter?

Elle a voulu cette souffrance. Et, ce qui est pire, elle a voulu la sienne, à lui. Si elle avait eu plus d'amour que d'orgueil, elle se serait humiliée jusqu'au mensonge envers Charlotte vivante, et elle se damnerait moralement jusqu'au parjure envers la morte. Mais non!… Elle veut planer à la hauteur de son devoir accompli, s'applaudir sur la délicatesse de ses scrupules, voir osciller à sa main la palme du martyre.

D'ailleurs… N'est-ce que cela? Peut-être a-t-elle usé, a-t-elle brûlé déjà, aux flammes de son imagination, le charme du rêve qui l'attachait à lui. Peut-être a-t-elle besoin d'autre chose, fût-ce des affres de leur commune douleur, pour vivre toute l'intensité de sa vie. Peut-être même — suggestion plus âcre que toutes les autres — a-t-elle puisé dans la fraîcheur d'un trop jeune amour, dans la candeur d'une passion qui ne veut s'alimenter que d'elle-même, une recrudescence d'admiration pour l'homme d'intelligence, d'autorité, de prestige, dont elle porte le nom, — pour cet Édouard de Sélys, dont la vieillesse éclatante a, plus que ses vingt-huit ans à lui, ses vingt-huit ans infructueux, des séductions conformes à la fierté d'une telle femme.

Voilà ce que Philippe se dit. Voilà ce qu'il jette, par phrases déchiquetées et bouillonnantes comme des lames fouettées du vent, à cette muette suppliciée, qui chancelle d'horreur, malgré le raidissement de tout son corps, malgré l'agrippement convulsif de ses doigts, crispés dans le vide, sur un support imaginaire.

A la fin, elle ne peut plus l'entendre. Elle ne peut plus supporter cela. Mais que dirait-elle?… C'est dans l'écartèlement de leur amour qu'est le malentendu. Si Philippe s'emporte jusqu'à la plus atroce injustice, ne sent-elle pas, de son côté, qu'elle ne lui pardonnerait pas s'il se résignait à la séparation? Ils s'aiment trop pour se quitter sans se haïr. En la fureur de sa propre torture, Marcienne craint de puiser des paroles plus dévastatrices que celles de son amant. Elle se tait dans l'héroïque espoir de sauver quelque lambeau de leur tendresse. Pourtant son courage est à bout. Des lueurs de folie passent dans ses larges prunelles immobiles. Une tentation de mort va la jeter, le front en avant, contre un angle de muraille…

Mais elle se reprend par un sursaut de volonté. Une vision soudaine lui montre la maison de deuil d'où elle s'est échappée, où l'effarement des cœurs la cherche, — car c'est elle qui les soutient et les raffermit. Que fait-elle ici, malheureuse, à souffrir sa propre douleur, sa coupable et vaine douleur?… Ah! elle y songera demain quand elle aura fermé les pauvres yeux qui, près de s'éteindre, guettent la porte par où elle va revenir… Oui, elle aura le temps de pleurer ses propres larmes… Que d'années… que d'années pour les répandre!… Que de jours qui ne les tariront pas!…

Elle jette un grand cri :

— « Philippe, je t'aime… Je t'aime… Adieu!… »

Et elle s'échappe. Elle court à travers le jardin, soutenue par la fièvre affreuse de sa résolution, par la peur, — pleine d'un lâche désir, — qu'il ne la suive, qu'il ne la saisisse… Oh! que ferait-elle?… sinon mourir sur son cœur!…

Mais elle a le temps d'ouvrir la grille, de sauter dans la voiture qui attendait, de jeter une adresse…

Philippe ne s'est-il pas élancé après elle?…

Déjà le fiacre est parti, mais d'un essor modéré. La pente montante de la chaussée empêche d'avancer bien vite.

Marcienne abaisse une vitre, regarde en tremblant par la portière. N'a-t-elle pas entendu un appel?… des pas précipités sur le trottoir?…

Oh! l'ardeur insensée de son regret… Le flot suffocant de son espérance… Des images tumultueuses… Les accueils de naguère… Un rire d'enfant sous la moustache brune… Les fines dents luisent, appellent ses lèvres… Et voici la tête chérie appuyée entre ses seins… Puis, — quelle palpitation de tout son être! — le banc où ils se disaient : « Au revoir. » Comment?… Jamais!… plus jamais!…

Philippe ne l'a pas suivie… La rue déjà sombre est d'une solitude poignante entre les estompes vaporeuses des branchages.

Mme de Sélys avance le buste hors de la voiture. Elle va enjoindre au cocher de retourner.

Mais, tout à coup, l'écrasement d'une infinie désolation la rabat sur les tristes coussins du fiacre. Elle ne prononce pas l'ordre qui lui sautait du cœur aux lèvres. Qu'allait-elle faire? Revenir… Jeter dès le seuil le cri de son amour éperdu, tomber entre les bras qui l'écartaient tout à l'heure dans la colère, et qui se refermeraient sur elle dans un délire de passion… Quel sacrilège n'accomplirait pas leur folie?…

Et voici que la reprennent les flots de la vie implacable, cet océan de tout ce qui n'est pas son amour, les lourdes houles qui, lame après lame, l'ont emportée loin de l'île heureuse.

Des préoccupations terribles l'assiègent. Va-t-elle trouver Charlotte encore vivante? Ne vient-elle pas, par son absence follement prolongée, d'ajouter une angoisse aux angoisses de cette agonie? Elle s'accuse… N'est-ce pas abominable de sangloter sur des voluptés perdues, alors que là-bas, dans la chambre assourdie et lugubre, on arrache trois petits orphelins de demain aux lèvres mourantes de leur mère?… Auprès d'un pareil drame, qu'est le désastre de son coupable cœur, de sa chair dévastée d'amour?…

Ah! Marcienne peut tendre l'effort de son énergie morale, de sa raison, de sa pitié. Elle peut se raidir, se condamner, se contraindre. Rien ne prévaudra contre la douceur désespérée de ce qu'elle étouffe et broie au fond d'elle-même.

Croit-elle vraiment que tous les rayons de joie ou toutes les larmes de l'univers arrêteraient pour une minute le retour obstiné de sa pensée vers la rue lointaine, la grille close, le jardin mort, la croisée, — encore éclairée peut-être, — de la chambre?…

Philippe y est-il? Et que fait-il?… Oh! le mystère de ce qu'il éprouve en ce moment… Lire dans son cœur, ne serait-ce pas pour elle plus inestimable que de découvrir le secret des mondes?

Machinalement, par les vitres du fiacre, elle voit défiler le piétinement de la foule, papilloter les lumières aux étalages des magasins ou dans les vestibules des maisons. Elle songe à l'inconnu de toutes ces portes presque pareilles, qui laissent voir, dans la clarté vive du gaz, la netteté d'un tapis, le miroitement du stucage, et au delà desquelles on devine la spirale de l'escalier montant vers le secret des existences. Il y a quelque chose d'un peu inquiétant dans la multitude de ces allées vides et claires que l'immense ville ouvre toutes larges sur l'obscurité des trottoirs.

Elles sont si paisibles : elles n'ont pas l'air de se creuser vers le gouffre des vies profondes. Elles se ressemblent : et ne trahissent rien des passions qui les traversent.

Leur fascination sur Marcienne s'exerce malgré l'espèce d'engourdissement où elle essaie de s'anéantir. Toutes ces portes… Toutes ces portes!… Que d'amants les ont franchies dans l'angoisse atroce d'un déchirement tel que le sien!…

Elle frissonne… Elle ferme les yeux pour ne plus les voir… L'horreur des séparations lui semble inscrite sur tous les seuils.

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