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Lèvres closes

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VI

Tandis que se prolonge le bruit des applaudissements, des bravos, le rideau descend devant le geste incliné des acteurs, le sourire de l'actrice, tous trois debout, les mains unies, dans le joli décor de fraîche modernité, — étoffes souples et pâles, laques légères, vraies plantes verdoyantes et vivantes dans les potiches de prix, sous l'éclat blanc des tulipes électriques.

Cette répétition générale, dès le premier acte, s'annonce comme un succès. Le rideau retombé, on acclame encore, on applaudit encore. Une troisième fois la scène se découvre, pour un salut plus expressif, plus reconnaissant, des interprètes masculins, un sourire plus radieux de l'étoile qu'ils encadrent.

Et tout le grand théâtre frémit, secoué de la base au faîte par le retentissement des passions que viennent d'exprimer ces trois êtres. Un accent de vérité humaine, d'angoisse humaine, a vibré sur la foule. Des centaines de cœurs ont tressailli ; des centaines de mémoires, chargées de souvenirs, ont ressuscité des noms, des images… Toutes ces femmes, tous ces hommes, songent à quelque analogie de joie ou de douleur, cachent quelque triomphe ou quelque plaie d'amour, derrière le masque d'approbation littéraire, le détachement intellectuel des appréciations.

— « Bien mené, ce premier acte. Une exposition claire, une situation, du mouvement…

— Elle est intéressante, la petite femme… Un peu bécasse…

— Une bécasse qui deviendra une grue.

— Croyez-vous?

— Voyons!… Si l'auteur la fait à ce point vertueuse, c'est pour qu'elle s'en repente plus tard.

— Pourtant cette crânerie d'avouer la tentation… de réclamer l'appui moral de son mari…

— Il s'en fiche bien, son mari, de l'appuyer moralement. Il va souffrir comme un fat de ce qu'elle a été effleurée par le rêve d'un autre amour. Il ne lui pardonnera jamais sa franchise.

— Ça, c'est vrai. Tous les maris déclarent qu'il n'y a pas de femme fidèle, mais chacun haïrait la sienne s'il pouvait croire avec certitude qu'elle a désiré pendant une minute les lèvres d'un autre homme.

— Aussi, pourquoi avoue-t-elle, cette petite dinde?

— C'est une gaffe. On pourrait appeler la pièce : La Femme qui fait des Gaffes. »

Dans la loge d'avant-scène où se trouvaient les deux couples de Sélys et Fromentel, une voix, — une petite voix flûtée et douce, — s'éleva lorsque la chute définitive du rideau cacha le trio des acteurs :

— « Le mari, la femme et l'amant. C'est la famille moderne. Car, pour ce qui est de l'enfant, — quand il existe, — il compte si peu!… »

Trois regards stupéfaits, douloureux ou mécontents, se dirigèrent vers Charlotte.

— « Eh bien!… » murmura son frère.

— « Ce n'est pas toi qui parles, Lolotte. Où as-tu lu cette phrase? » grogna le peintre.

Marcienne posait sur sa belle-sœur des yeux d'inquiétude et de supplication.

C'était le châtiment que, sans préméditation ou calcul, la petite maintenant lui infligeait. La gêne qu'imposait à Charlotte une contrainte morale, l'angoisse du secret, la crainte de le trahir, le tremblement intérieur d'indignation ou d'inquiétude qu'un rien suffisait à éveiller, lui donnaient une gaucherie qu'elle essayait de dissimuler sous des fanfaronnades. Désorientée brusquement dans sa conception des choses, elle se montrait plus naïve que jamais par sa façon de se lancer à un autre extrême.

Des mots amers, des constatations cyniques, une perception de la vie changée, sceptique, soupçonneuse, la bravade d'une philosophie perverse, derrière laquelle sanglotait la révolte d'une âme tendre et blessée, voilà par quelle attitude Charlotte reprenait le train de l'existence courante, cachait l'exaspérant secret, trompait la hantise de l'idée fixe.

N'était-ce qu'une attitude? Quels ravages inconnus la goutte corrosive de poison n'exerçait-elle pas sur le fond candide de cette nature sans défense?

Était-il possible que ce cœur si frais s'altérât, se corrompît, fût menacé par la dissolution des croyances éteintes, de l'idéal ébranlé, de la foi morte?

Serait-ce elle, Mme de Sélys, qui aurait accompli cette œuvre d'assassinat moral, de dévastation?

Elle examinait Lolotte et la trouvait changée, même de visage. Quelque chose d'arrêté, de durci dans les traits. Ce n'était plus le flou enfantin, la fleur de chair toujours pétrie de sourires et creusée de fossettes. L'azur des yeux ne pétillait plus comme une source au soleil, mais s'immobilisait, s'assombrissait en surface d'abîme.

L'inquiète attention de sa belle-sœur sembla surexciter les velléités audacieuses de Mme Fromentel.

— « Eh bien, quoi donc?… Vous avez l'air scandalisés tous les trois. Je ne dis rien d'extraordinaire.

— Tu dis : le mari, la femme et l'amant, » fit observer le peintre, — que ce dernier mot sur les lèvres de sa Lolotte gênait comme l'eût gêné une tache sur la robe délicate. — « Mais ce n'est pas juste. La faute n'a pas été commise. Cette petite imprudente, — comment s'appelle-t-elle? — s'est reprise à temps!… Et c'est très touchant, l'aveu à son mari.

— C'est très touchant? Tu veux dire que c'est très bête… Quand elle pourrait avoir des rendez-vous si amusants, sans que personne en sache rien, le mari moins que tout autre. Ah! elle a bien tort de conserver des scrupules. Mais ça lui passera avant le quatrième acte. Espérons-le. »

M. de Sélys ouvrait la bouche pour répondre à sa sœur ; mais il remarqua une lueur de colère dans les yeux de Jacques Fromentel, et il se tut.

Marcienne, pressentant aussi l'irritation du peintre, essaya de détourner son attention.

— « Regardez donc, Jacques, quel type étrange, cette femme brune, là-bas, à gauche, au balcon. Elle me rappelle votre Dalila… Vous vous souvenez?… votre prix de Rome. »

Il avança le buste, et distraitement :

— « Tiens, c'est vrai. »

Charlotte se penchait à son tour :

— « C'est peut-être ton ancien modèle, Jacques. Elle aura fait son chemin. Ça m'a l'air d'une cocotte calée. »

Fromentel se tourna, le geste nerveux, la voix âpre :

— « Fais-moi le plaisir de te taire. Je te défends ces expressions. Tu as déjà trop parlé pour ce soir. »

Lolotte essaya de ricaner :

— « Je ne suis plus une enfant. »

Puis elle eut une brusque retraite vers le fond de la loge. Un picotement de larmes lui rougissait les paupières. Elle murmura :

— « Si la vie est répugnante, ce n'est pas ma faute. Je n'ai pas demandé à la voir. »

Édouard de Sélys regarda son beau-frère avec une interrogation soucieuse :

— « Qu'est-ce qu'elle a?

— Ah! je n'en sais rien, » dit brusquement le peintre. Il ajouta entre ses dents :

— « Je n'aime pas les énigmes. Je commence à en avoir assez.

— Jacques!… » murmura la voix suppliante de Marcienne.

Ils ne parlèrent plus. Le rideau se levait. Charlotte revint à sa place. Une lourdeur de malaise tomba entre ces quatre personnes, jadis étroitement unies dans une confiance et une communauté de bonheur vraiment rares.

Les yeux vers la scène, ils demeuraient maintenant inattentifs aux passions fictives, repliés chacun vers sa préoccupation intérieure, avec l'inquiétude des âmes proches et mystérieuses, des âmes si chères dans lesquelles, réciproquement, ils ne lisaient plus.

Marcienne, un moment, baissa les paupières, en proie à une détresse indicible.

L'après-midi, elle avait été rue Ribéra.

Sur sa chair glissait encore le frisson des caresses. Elle était comme imprégnée de baisers. Mais pourquoi la volupté demeurait-elle maintenant en elle-même à fleur de nerfs, sans éveiller comme autrefois les échos profonds de sa personnalité intérieure, sans la jeter dans cet état d'ivresse morale qui complétait et prolongeait l'ivresse physique?

Ce n'était ni lassitude ni insuffisance de cœur. Jamais sa tendresse et son désir n'avaient volé plus ardemment vers Philippe. Jamais elle n'avait plus souffert de le quitter qu'à leurs récents adieux. Si, dans le bonheur, il lui eût été possible de mettre en doute la force de sa propre passion, c'est à la souffrance accrue des départs, à l'anxiété plus vive de vouloir être toujours éperdument idolâtrée, qu'elle en eût reconnu la tyrannie.

Mais voilà… Tandis que cet amour lui devenait plus nécessaire, il lui apparaissait comme d'une essence moins précieuse, d'une beauté moins exceptionnelle. A mesure que ses sens et son cœur se prenaient davantage, sa souveraine et exigeante imagination se désintéressait, se détachait, cessait d'excuser, de parer, de diviniser les joies.

La crise qu'elle avait subie un jour en montant l'escalier de Charlotte revenait fréquemment, moins aiguë, moins extrême, et par conséquent plus durable. Il s'y mêlait une pitié pour sa belle-sœur, puis maintenant la crainte de voir se détraquer le jeune ménage par le déséquilibre où elle avait jeté cette pauvre petite âme.

Et peut-être l'ensemble de tous ces sentiments formait-il chez Mme de Sélys ce qu'on nomme le remords, — disposition complexe et plus variable d'un individu à l'autre qu'aucune manifestation de la personnalité morale.

Ce soir, au théâtre, sur toutes ces vagues intérieures de mélancolie qui gémissaient en elle, un souffle passa, une voix plus déconcertante : « Philippe m'aime-t-il?… M'aimerait-il encore s'il avait la vision amère de tout ce qui s'agite en moi?… Il ne connaît que la sérénité de ma tendresse. Son cœur serait-il assez fort pour ne pas reculer devant mes doutes, mes regrets, la tyrannie de mes chimères, les dénigrements de ma raison?… Me devine-t-il? Aime-t-il vraiment la pauvre femme orgueilleuse et tourmentée que je suis… ou seulement la maîtresse qui l'enivre, la donneuse de sensations, l'amante qui lui sourit, qui lui sourira toujours et quand même?… »

Elle frissonna. Aujourd'hui un léger malentendu s'était produit entre eux… une petite querelle sans commencement ni fin, et surtout sans cause. Mais la folle sensibilité de Marcienne avait cru sentir le différend de leurs âmes s'élargir au delà des paroles. Et c'était affreux, cette impression d'éloignement, d'étrangeté, de distance, qui, pour un motif insignifiant, pouvait tout à coup survenir entre deux êtres qu'unissait le plus ardent des liens.

Philippe n'avait pas frémi comme elle devant cette espèce de sacrilège. C'était un homme impatient et jeune. Il n'avait vu que le futile sujet du débat, n'avait pas compris l'émotion exagérée de Marcienne. Pour un rien, dans sa susceptibilité sentimentale, n'avait-elle pas failli mettre leur amour en cause? A cette heure sûrement il lui en voulait de la condescendance hautaine par laquelle, sans daigner trahir le tremblement de son cœur, elle avait soudain coupé court.

A présent, où était-il par la pensée? Dans quelle région lointaine, un peu hostile peut-être? Ah! douleur… Avec la misère de cette attitude absurde de Charlotte, l'étranglement de leur malaise à tous quatre dans cette loge!… Mais, après tout, n'était-ce pas mieux que tant de pointes cruelles la déchirassent à la fois? Le courage d'en finir… N'y trouverait-elle pas le courage d'en finir?… Si Philippe lui gardait rancune… s'il la boudait à leur prochaine rencontre… (elle devint toute froide à se l'imaginer), c'est qu'il ne l'aimait pas autant qu'elle avait cru, c'est qu'il pouvait endurer une séparation, — fût-ce passagèrement, — séparation morale plus tranchante que la séparation physique… Et alors… la promesse faite, l'engagement pris de s'arracher, si elle souffrait seule, ou du moins, — ce qu'il fallait interpréter, — si elle souffrait le plus…

Un torrent glacé submergea son âme. Au fond des livides profondeurs, Marcienne entendait des phrases dont le sens et l'accent lui parvenaient confus et assourdis, comme de très loin.

C'était le drame qui continuait à se dérouler sur la scène. Un cri poignant de passion s'éleva, qui lui fit monter des larmes dans les yeux, bien qu'elle n'eût rien suivi des péripéties d'où il jaillissait. Mais il lui sembla que son propre cœur avait crié.

Puis elle cessa de réfléchir. Elle imaginait le visage de Philippe tendu et fermé pour toujours, dans l'éloignement, l'indifférence. Et ce fut une douleur insoutenable.

Alors, tout à coup, sur ses nerfs à vif, l'effleurement d'un bruit léger. Une porte retombait, en un choc étouffé de capitonnage. L'indication murmurée par une ouvreuse soulevait quelques « chut! » à l'orchestre.

Marcienne jugea absurde l'impulsion qui lui faisait se dire : « Si c'était lui!… » Elle s'interdit de se retourner. Mais l'attraction fut trop forte. Un mouvement, un coup d'œil vers le passage obscur entre les baignoires… Et elle aperçut M. d'Orlhac.

Il commettait la chose interdite. Présenté récemment à M. de Sélys par le plus intime ami du père qu'il avait perdu, accueilli avec une chaude bienveillance en souvenir de ce même père, que l'avocat avait connu et estimé, Philippe ne pouvait éviter sa poignée de main partout où il le rencontrait. Aussi, pour sa maîtresse comme pour lui-même, le jeune homme esquivait cette nécessité, dont tous deux également sentaient la gêne, la duplicité humiliante.

La grande différence d'âge entre lui et M. de Sélys permettait qu'il réduisît leurs rapports à la plus étroite limite. Donc il était convenu que Philippe ne se trouverait avec le mari de Marcienne que lorsqu'il ne pourrait faire autrement. Même, quand les amants se racontaient d'avance l'emploi de leurs soirées, c'était autant pour prévenir une coïncidence de ce genre que pour le plaisir de mêler leurs existences et de se suivre au loin par l'imagination. C'était perdre les mille rapprochements que les occasions mondaines et des relations officielles faciles à resserrer, leur eussent offerts. Mais leur délicatesse préférait cette privation.

« D'ailleurs, » disait Philippe à son amie, « c'est pour moi une joie trop douloureuse de te voir là où tu n'es pas mienne. »

Elle avait beau répondre : « Je suis tienne partout, » c'était la plus sûre cause de son courage d'abstention, à lui, le bouillonnement exaspéré de sa jalousie, l'exacerbation de ce mal terrible qu'il avait dans le sang, dans le cœur, dans la tête, et dont il s'affolait en contemplant Marcienne à côté de l'époux.

Ce soir donc il s'imposait une discipline cruelle et il manquait à un engagement sérieux.

Pourquoi?

Mme de Sélys ne se posa pas la question. Philippe était là. Il ne pouvait pas ne pas y être. Ne venait-il pas effacer par un échange de regards l'ombre si légère et pourtant si intolérable entre eux? A peine loin d'elle, comme elle à peine loin de lui, ils avaient souffert du même tourment. Cette futile brouille… un peu de reproche, un peu de tristesse dans leurs yeux, un peu de froideur dans leurs paroles, avaient-ils pu, l'un ou l'autre, supporter cela?

Elle s'en torturait tout à l'heure, et elle se torturait surtout de croire qu'il n'en avait pas autant qu'elle-même le cœur broyé. Pauvre folle! qui cherchait dans cette assurance l'énergie d'affronter le pire,… l'effroyable supplice d'un définitif adieu.

Un adieu… Mais y avait-il, entre elle et lui, un adieu possible?… Elle le fuirait au bout du monde que, tout à coup, il apparaîtrait, il la regarderait, comme maintenant… Et tout le reste s'anéantirait, s'effacerait, emporté par un souffle immense de joie, comme à cette minute, où le cœur triomphant de Marcienne volait à sa lèvre invinciblement souriante, et où tous les deux, Philippe et elle, par-dessus la foule qui remplissait ce théâtre, par-dessus les conventions, par-dessus les catastrophes possibles, accueillaient et s'envoyaient dans un ravissement l'invisible essaim des baisers.

— « Marcienne! » dit la voix de Charlotte.

L'amoureuse extasiée tressaillit. Elle oubliait sa belle-sœur. Et celle-ci avait vu. Mme de Sélys rougit profondément, tandis qu'elle se tournait de nouveau vers la scène.

Les deux hommes, placés en arrière dans la loge, n'avaient pu remarquer ni l'entrée de Philippe d'Orlhac, ni l'échange si prompt, si dangereux, des passionnés regards.

En entendant l'exclamation de sa sœur, M. de Sélys se pencha vers elle, sans songer même à observer sa femme.

C'était Lolotte qui le préoccupait. D'où venait la nervosité, si fréquente maintenant, de la pauvre petite? Son mari avait été un peu rude avec elle tout à l'heure. N'avait-elle pas le cœur gros?

— « Qu'est-ce que c'est, mignonne? » interrogea-t-il à voix basse.

— Je disais à Marcienne d'écouter. Elle regardait dans la salle. Elle perdait le plus intéressant.

— Le plus intéressant!… oh!… » murmura l'avocat, — que les drames des tribunaux civils, encore plus peut-être que ceux de la cour d'assises, rendaient rétif aux psychologies artificielles. — « Enfin tu t'amuses, c'est le principal, ma chérie. »

Il lui avait soufflé cette douce parole tout près de l'oreille, pour ne pas troubler le silence dans lequel s'immobilisait un public garrotté d'émotion. Charlotte, le cou un peu tordu en arrière, leva sur lui des yeux de reconnaissance, de douleur voilée, de filial enthousiasme.

— « Que tu es bon et grand, Édouard!… Je ne connais pas de plus grand cœur que le tien. »

Comment eût-il soupçonné l'horrible chose contre laquelle protestait cette phrase? Il se renfonça dans sa chaise, attendri, heureux, enveloppant d'une fierté souriante les deux têtes au charme si différent, le profil intense et fin de Marcienne, la nuque blonde de Lolotte, ce double rayonnement de grâce illuminant sa vie. Il se dit que, dans une assemblée d'élite comme celle de cette répétition générale, on se les montrait parce qu'elles étaient belles, et on le désignait, lui, parce qu'il était illustre. Il goûta la hauteur de son destin, qu'il trouva naturelle et juste. Alors, en sa force tranquille de puissant travailleur intellectuel, il recommença de prêter une attention encore plus ironique aux subtilités de sentiment qui se quintessenciaient de l'autre côté de la rampe, à tous ces ingénieux tourments du cœur ou des sens, qui lui paraissaient des maladies bizarres de nerveux et d'oisifs.

Quand l'acte finit, M. de Sélys se leva.

— « Viens te promener un peu avec moi, Lolotte. Tous ces détraqués-là m'ont donné la courbature.

— Oh! ne sortons pas, » dit vivement Marcienne.

— « Pourquoi non?

— Le théâtre est plein de gens que nous connaissons. Nous serons arrêtés à chaque pas. Je déteste tenir salon dans les couloirs.

— Reste avec Jacques, » fit Charlotte sèchement. « Moi je sors avec Édouard. »

« Elle attend sans doute, » pensait la petite, « que son Philippe vienne la voir dans sa loge. »

Et Marcienne se disait :

« Je suis sûre qu'ici le pauvre cher garçon n'osera pas venir. Mais il va rôder du côté du foyer. Il ne se doute pas que Charlotte sait tout. Je ne veux pas le rencontrer. Ma situation entre eux trois serait trop abominable. »

Elle insista encore pour demeurer dans le refuge du petit salon contigu à l'avant-scène. Mais Fromentel insista, lui aussi, pour prendre l'air. Elle dut céder, aimant mieux les suivre, après tout, dans la crainte que l'énervement où elle voyait sa belle-sœur ne poussât celle-ci à quelque incartade.

Dans les couloirs, ils furent, comme elle l'avait prévu, arrêtés à chaque pas. Parmi le « Tout-Paris » qui vient aux répétitions générales déguster les pièces en primeur, M. et Mme de Sélys, le peintre Jacques Fromentel et sa jolie femme étaient des gens que tous les autres connaissaient ou voulaient connaître. Et ils étaient entourés, assaillis, plutôt par ceux qui désiraient se vanter le lendemain de leur avoir parlé que par les personnes de leurs relations habituelles, qui toujours auraient le loisir d'échanger avec eux des impressions.

— « On a encore plus chaud ici que dans la salle. Rentrons, » murmura Marcienne.

Mais un dégagement se produisit. Ils arrivaient devant une des larges baies ouvrant sur le foyer. Charlotte, par un mouvement hâtif vers l'atmosphère moins dense de la grande galerie, entraîna son frère, et ils se trouvèrent tous deux en avant de l'autre couple.

Dans cette solitude relative, M. de Sélys risqua de sonder l'état d'esprit qui l'inquiétait chez sa sœur.

— « Dis-moi, Lolotte, ça ne marche donc pas, entre Jacques et toi?

— Mais si.

— Autrefois tu me l'aurais affirmé plus chaudement.

— Autrefois je ne savais rien. On pouvait tout me faire croire. Maintenant c'est le contraire.

— Comment, le contraire?

— Oui… J'avais confiance en mon mari. Mais j'ai appris à voir les choses sous un autre jour. J'ai des soupçons à propos de tout.

— Depuis quand? »

Elle hésita.

— « Depuis que j'ai découvert la tromperie et le mensonge dans ce que je croyais honnête et pur par-dessus tout. »

Il répéta : « Ce que tu croyais honnête et pur par-dessus tout, » d'un tel accent d'étonnement, d'inquiétude, qu'elle trembla de la tête aux pieds, craignant de lui avoir donné l'éveil.

Mais Édouard était trop loin d'appliquer à Marcienne une allusion de ce genre. Seulement sa crainte qu'une frasque moins discrète de Jacques n'eût blessé le tendre cœur de sa Lolotte, prenait, aux termes employés par la jeune femme, une gravité inattendue. S'agirait-il d'une écervelée de leur monde, de quelque amie intime dont elle eût deviné ou surpris la trahison?

— « Voyons, que me dis-tu là?… Quel roman te fabriques-tu?… Tu te seras monté l'imagination sur une apparence. D'ailleurs, si quelqu'un est dans son tort, — fût-ce ton mari, — ce n'est pas une raison pour t'y mettre à ton tour.

— Moi?… dans mon tort?…

— Sans doute, ma mignonne. Tu nous as tous peinés, il y a un moment… Allons, tu sais bien que cela ne te va pas, que tu n'es plus toi du tout quand tu affectes ces petits airs de cynisme… »

Il s'interrompit. La main de Charlotte se crispait sur son bras. Édouard regarda sa sœur et fut effrayé par l'altération de son visage.

Ce qui se passa ensuite fut si soudain, d'une signification si équivoque, si singulière, qu'il en demeura abasourdi.

Devant lui, une silhouette aimable, un beau garçon, élégant, qui s'inclinait. Un nom traversant en éclair la vive mémoire de l'avocat : « Philippe d'Orlhac. » Puis, comme il tendait la main, plein de cordialité, un élan sauvage de Charlotte, l'interposition frémissante de la jeune femme entre les deux hommes, une secousse détournant sa main ouverte, et l'accent rauque, farouche, de sa sœur, qui répétait avec une sorte d'égarement :

— « Allons-nous-en… Allons-nous-en… Viens… »

Inconsciemment M. de Sélys fit volte-face. Le désarroi de sa pensée ne lui laissait pas une impression nette. Mais quelque chose d'aigu lui perça le cœur, sans qu'il sût pourquoi, devant la pâleur effrayante de Marcienne, qui les rejoignait.

Des mots vagues, qui n'expliquaient rien, qui sonnaient faux, s'échangèrent.

— « Qu'est-ce qui lui a pris?

— Est-ce que tu as perdu la tête, Charlotte?

— Je ne comprends pas… J'allais saluer M. d'Orlhac… Elle m'a tiré le bras…

— Où a-t-il passé, M. d'Orlhac? » demanda Jacques.

Le jeune diplomate avait disparu. Des personnes s'arrêtaient, regardaient curieusement. La sonnerie électrique rappelait le public dans la salle. M. de Sélys entraîna son groupe vers la loge.

Il ne questionnait pas Charlotte, saisi par le sens de gravité qui planait sur leur petite aventure. D'ailleurs il la sentait brusquement alanguie sur son bras, comme accablée par quelque fardeau trop lourd. Elle se traînait d'une démarche raide, les yeux élargis, la bouche entr'ouverte et tremblante. Il entendit le choc léger de ses mâchoires qui se heurtaient.

Qu'avait-elle? Philippe d'Orlhac s'était-il permis de lui faire la cour? Il n'y avait pas de quoi la mettre dans un état pareil. A moins que… (mais qu'allait-il supposer là?) à moins qu'elle-même ne craignît de l'aimer.

Cependant Charlotte frémissait de regret et d'effroi. Pourquoi avait-elle agi comme elle venait de le faire? Quelle force l'avait poussée? Comment l'expliquerait-elle, et quelles en seraient les conséquences? Elle revivait la courte scène, dans la stupéfaction de voir une créature inconsciente, qui était elle-même, accomplir des gestes que lui eût interdits une demi-seconde de réflexion. Oh! cet air accueillant d'Édouard, cette main loyalement tendue… Elle n'avait pas pu supporter cela… Mais quelle folie risquerait-elle demain si ses impulsions la trahissaient de la sorte? Car enfin son devoir était de cacher l'affreux secret, de couvrir par son silence la faute qui menaçait le repos, l'honneur et peut-être la vie de son frère, de son noble et cher Édouard… Et elle ne pourrait pas… Elle sentait, après l'affolement de tout à l'heure, qu'elle ne pourrait pas. A quoi bon garder les lèvres closes si toute son attitude, ses réflexions, ses actes spontanés, équivalaient à des fragments de révélation?… Un jour ou l'autre, le principal intéressé réunirait ces fragments… Ou bien, simplement soupçonneux, il l'interrogerait directement… Que deviendrait-elle si Édouard se décidait à lui arracher la vérité?… Jamais, tout enfant ou plus tard, elle n'avait su lui mentir. Il serait le plus fort, et elle le savait bien.

L'ouvreuse crochetait la porte de leur avant-scène. Charlotte pénétra dans le salon de la loge, marcha en chancelant jusqu'au divan qui s'y trouvait, se laissa glisser, et perdit connaissance.

On la ranima vite. Marcienne avait son flacon de sels. Un verre d'eau fut apporté du buffet. La sœur de M. de Sélys, en revenant à elle, eut la présence d'esprit de dire :

— « C'est la chaleur… J'avais senti cela au foyer, quand je me suis bêtement cramponnée au bras d'Édouard… Je ne voyais plus clair… J'ai dû commettre quelque gaffe…

— Si tu n'en commettais que quand tu ne vois pas clair… » grommela son mari.

Il était le seul pourtant qui prît à peu près le change.

— « Allons, je vais l'emmener, cette petite entrave… Je ne sais quel tour elle nous jouerait encore ce soir.

— Si elle se sent assez bien pour rester, » dit Édouard avec une sévérité glaciale, « je lui demanderai d'en faire l'effort. J'ai horreur des manifestations en public. Charlotte nous a suffisamment donnés en spectacle. Si maintenant on voit notre loge à moitié vide, on inventera quelque drame. Celui qui se joue sur la scène est assez absurde pour que nous n'en fournissions pas une variante dans la vie réelle. »

Ce n'était plus le frère aîné, aux gâteries tendres, aux sollicitudes de maman vite alarmée. C'était le chef de famille, résolu à ne tolérer autour de lui, — même de la puérile sœur, chérie avec tant d'indulgence, — aucune irrégularité morale, surtout aucune équivoque dans les paroles ou dans l'allure.

Les deux femmes, Jacques lui-même, en furent impressionnés, quoique de façons très diverses.

Tous reprirent leurs places. Et, de la salle, l'admiration, le dénigrement ou l'envie flottèrent de nouveau vers eux, sans autre justification que l'aveugle instinct des cœurs appuyé sur le mensonge des apparences.

Marcienne, furtivement, regarda vers le fond de l'orchestre.

Philippe était encore là. Mais il n'osait lever les yeux.

Chère tête brune et charmante, unique royalement parmi le troupeau confus des autres têtes. Cher front couronné d'amour, cher visage, en ce moment si bien masqué d'indifférence, si sagement recueilli vers le rideau qui se levait, mais dont les yeux et les lèvres cachaient la vision et la saveur passionnées d'elle-même.

Oh! comme elle savait bien à quoi il pensait, sous son air d'attention tranquille. Elle était là-bas, tout entière, dans ce cœur, visible pour elle seule sous la glaçure neigeuse du plastron ; dans ce regard, — ce beau regard, éclatant et sombre, — qui se retenait de la chercher, mais qui, sûrement, ne voyait qu'elle ; dans le frémissement de cette bouche, dont elle évoquait la douceur bien connue parmi l'ombre de la moustache et de la barbe fine…

« Philippe… Philippe… que ma vie se brise… Du moins tu m'auras aimée!… »

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