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Lèvres closes

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VII

Charlotte, j'ai eu le tort… (nous avons tous, ton mari et ma chère Marcienne aussi, tous eu le tort) de te traiter trop longtemps en enfant. Tu comptes peut-être là-dessus pour faire passer en espièglerie ta singulière action d'hier soir. Mais il n'est plus temps, parce que cette action n'est pas isolée. Elle complète toutes les bizarreries dont tu nous attristes depuis quelques semaines. Non, tu n'es plus une enfant, et ce n'est pas en enfant que tu te conduis. Tes paroles sont d'une femme, tes attitudes d'une femme, et c'est le mystère d'un sentiment de femme qui t'a jetée entre d'Orlhac et moi. Aujourd'hui, tu vas m'expliquer ce que cela signifie. Tu vas me tirer de l'inquiétude qui m'étouffe. Je n'ai pas fermé l'œil cette nuit, Lolotte, en songeant à toi. Si je n'en ai rien dit à Marcienne, c'est que je ne voulais pas lui faire partager mon angoisse. D'ailleurs, si tu as un secret, je te promets de le garder même à son égard. Tu peux tout me dire, à moi. Je suis plus que ton frère aîné. J'ai été, depuis que tu es au monde, ton père, ta mère, ton guide… Ce qu'on ne dit pas à son mari, on le dit à sa mère, à son confesseur… Je suis tout cela pour toi. Je suis tout ce qui peut te conseiller, t'appuyer, t'aider, te comprendre… Dis-moi ce qui te trouble, te transforme ainsi depuis quelque temps. Est-ce un danger?… un regret?… une faute?… Aie confiance. Parle à ton vieux frère, ma chérie… Tu me fais peur… Oui, tu m'as fait peur, hier au soir. »

Ce discours, commencé avec une fermeté un peu âpre, et qui se terminait en tendresse, fut interrompu quelquefois par l'espoir d'une réponse. Comme Charlotte se taisait, M. de Sélys alla jusqu'au bout.

Dès neuf heures du matin, — laissant de côté tous ses travaux, et, en particulier, la préparation d'une plaidoirie dans un procès d'avance fameux, qui mettait en cause de graves intérêts sociaux, — Édouard s'était rendu auprès de sa sœur.

La petite se leva pour le recevoir, et lui apparut en peignoir clair, tout neigeux de dentelles. Déshabillé qui lui seyait d'habitude, mais qui aujourd'hui soulignait sa pâleur, lui donnait un air plus brisé, plus las. Car elle n'avait pas dormi non plus. Et peut-être avait-elle pleuré. Cela se devinait aux meurtrissures de ses paupières, cerclant de rose l'iris élargi et fiévreux, dans la délicatesse un peu brouillée du visage.

Elle emmena son frère vers la retraite intime de son cabinet de toilette, qu'un paravent transformait en boudoir.

Le peintre travaillait dans son atelier, situé au dernier étage de la maison, et relié à l'appartement par un escalier intérieur.

M. de Sélys enjoignit au domestique de ne pas le prévenir qu'il était là.

L'explication entre le frère et la sœur allait donc se dérouler dans le tête-à-tête le plus confidentiel. L'avocat ne doutait guère qu'elle n'aboutît à quelque confession dont il n'était pas sans appréhender la nature.

Il avait débuté sur une note un peu rude, mais devant la pauvre figure blêmissante de Lolotte et son silence effaré, il s'adoucit.

Quand il lui rappela leur longue intimité sans nuage, et sa tendresse, et la confiance qu'elle avait toujours eue en lui, la jeune femme vint se jeter dans ses bras.

— « Oh! » dit-elle, « Édouard, quoi que tu penses de moi, je t'en prie, ne doute jamais que tu sois ce que j'admire et ce que j'aime le plus au monde. »

Il l'écarta de lui.

— « J'en douterai si tu ne me donnes pas l'explication que je te demande.

— A propos de… d'hier, au théâtre?

— Oui, tu le sais bien. Finissons-en. Quelle raison avais-tu pour m'empêcher de donner la main à Philippe d'Orlhac? »

Elle tressaillit.

Ce nom sur les lèvres d'Édouard… prononcé tranquillement, sans défiance… Ce nom qu'il eût craché, s'il avait su!

— « Bah! tenais-tu tant que ça à lui donner la main?

— Il ne s'agit pas de savoir si j'y tenais.

— C'était bien de l'honneur pour ce petit monsieur. Toi, le célèbre Édouard de Sélys, pourquoi traiter en ami le premier venu, un garçon sans conséquence?

— J'estimais son père… Je l'estime lui-même. Il a de la valeur, et le montrera… Mais, encore une fois, il ne s'agit…

— Tu l'estimes!… Ah! tout ce que tu voudras, Édouard, mais pas ce mot-là… Ton estime!… Ne vaut-elle pas qu'on la mérite? Elle irait… de toi… de la hauteur où tu es, à ce viveur, à ce mannequin de salon!… »

L'avocat saisit presque brutalement le bras de sa sœur.

— « Charlotte!… Qu'y a-t-il entre cet homme et toi? »

Elle éclata d'un rire nerveux.

— « Oh! rien, rien du tout… Je ne lui ai pas parlé trois fois depuis que, par malheur, on nous l'a présenté. »

« Par malheur… » Le mot avait été involontaire, aussi involontaire que l'élan insensé de la veille.

Il frappa Édouard comme le choc d'une balle.

M. de Sélys recula, contemplant sa sœur avec des yeux si farouches qu'elle haleta, le cœur crispé.

— « Assez, Charlotte!… Je ne t'interroge plus. Je te défends même d'ajouter un mot.

— Édouard!… Quoi donc?

— Voilà ce qui m'avait traversé l'esprit. Mais je trouvais cela trop monstrueux… De toi, Charlotte, un soupçon, une insinuation sur ELLE!…

— Tu ne veux pas dire?…

— Ah! tu savais bien le sens de ton geste, malheureuse enfant!… Pour écarter ma main de celle d'un autre homme, tu ne peux avoir que deux motifs : une pensée indigne entre cet homme et toi… Ou bien une imagination plus indigne encore… la supposition que Marcienne… »

Elle cria, les mains projetées, comme dans la terreur d'un écroulement :

— « Moi! Jamais, jamais!… Moi, j'aurais accusé Marcienne!… Est-ce que c'est possible, voyons?… Ta femme… ô mon Dieu!…

— L'accuser?… » répéta-t-il. (Et Charlotte le voyait avec une expression de physionomie nouvelle, inattendue, froidement redoutable.) « Mais si tu osais l'accuser, toi, je te rejetterais comme un petit reptile venimeux! L'accuser!… C'est déjà trop que tu te sois forgé quelque vilain scrupule romanesque… Ah! M. d'Orlhac te semble inquiétant pour mon honneur, et tu prétends me mettre sur mes gardes!… Tu défendrais par tes manèges inconvenants la vertu de ta belle-sœur et la dignité de mon foyer!… Ta belle-sœur!… qui doubla mon affection pour la petite fille que tu es, qui t'ouvrit son cœur au large, qui t'abrite de toute la hauteur de son caractère… Mais tu ne peux pas avoir assez de respect, assez d'adoration pour elle! »

Elle râla :

— « Édouard, tu te trompes… Je te jure que tu te trompes… Quelle abominable idée! »

Il marcha vers elle, et ses yeux aigus de sondeur de consciences enfoncèrent des vrilles d'acier dans les diaphanes prunelles bleues :

— « Alors, dis-moi, Charlotte, pourquoi la scène absurde d'hier au soir? Pourquoi, ce matin, le mot de « malheur » en parlant de mon amitié pour Philippe d'Orlhac?

— J'étais nerveuse… j'étais folle… je ne sais plus…

— Allons donc! »

Une inspiration la souleva :

— « Et si tu avais d'abord deviné juste? Si j'avais craint… de… de… penser… un peu trop à M. d'Orlhac?… »

Elle ne savait pas comment exprimer cette chose. Les mots ne venaient pas, ou venaient dans une sécheresse, avec des heurts, au lieu de la trouble douceur où ils eussent coulé si elle avait dit vrai.

Son frère l'examina avec un clignement d'ironie.

— « Tu mens. »

Elle lui tendit les bras, défaillante.

— « Édouard… Jamais tu ne m'as parlé ainsi… Jamais tu ne m'as regardée ainsi… Je mourrai de ton mécontentement… Ne peux-tu pas oublier une minute d'inconséquence… me pardonner? »

Il répliqua durement :

— « Je n'oublierai pas, je ne te pardonnerai pas, parce que tu n'as pas été VRAIE. Depuis quelque temps tu joues une comédie dont le but m'échappe, mais dont le dernier acte, je l'espère bien, a été représenté hier. »

Charlotte se tordait les doigts autour d'un mouchoir tout humide de ses larmes. Elle ne protesta pas contre ce mot de « comédie ». Si elle eût gémi sa sincérité, la réelle torture morale qui l'avait détraquée, jetée à des extravagances de paroles et de démarches, elle eût trouvé des accents trop persuasifs. Son frère aurait vu clair en elle, mais clair aussi autour d'elle, dans l'affreuse région de mystère… Oh! n'avait-il pas déjà marché, au cours de son inquisition tâtonnante, dans la direction de son malheur? Dût-il l'écraser dans sa colère, elle le détournerait de ce chemin, au moins par son silence, puisque toutes ses paroles étaient si maladroites. Elle lui barrerait la voie de ses bras ouverts, de ses lèvres closes, de son cœur qu'il déchirait.

Blottie sur sa chaise longue, où se bousculait le désordre des coussins, effondrée de sanglots, Charlotte ne prononçait plus que de vagues exclamations de prière et de douleur.

Édouard de Sélys fut implacable. Nulle faute découverte ou avouée de sa jeune sœur ne l'eût monté à ce degré d'indignation. Mais il s'exaspérait devant l'équivoque, les protestations qui n'expliquaient rien, l'inconnu de cette âme, naguère limpide et chantante comme une eau de source, et où jamais il n'avait distingué l'ombre d'un secret ou d'une pensée douteuse. Puis, par-dessus tout, l'offense d'un soupçon effleurant Marcienne le jetait hors de lui. Et c'était cela qu'il ne pouvait s'empêcher de lire dans le mutisme de Charlotte ; c'était cela qui, pour la première fois, le glaçait contre elle d'hostilité, cela qui le transformait un peu en bourreau. Car il broyait cette faiblesse sous sa rudoyante autorité.

Heureusement il n'alla pas jusqu'au bout de ses velléités de représailles, de châtiment. Il n'énonça pas l'affreuse réflexion qui le traversa : « Ah! elle n'est une des nôtres que par mon père. C'est le sang louche de sa mère qui se trahit en elle par cette basse pensée de calomnie et d'intrigue. » Ces mots meurtriers, il ne les prononça pas. Mais leur suggestion mit une âpreté plus décisive dans ses paroles d'adieu : ils en furent le sourd commentaire.

— « Je vais partir sans avoir obtenu l'éclaircissement auquel j'ai droit, Charlotte. Garde ton secret. Je suis fixé. Tu me laisses un doute. C'est me donner une certitude. Jamais tu n'effaceras de mon esprit ce que ton étrange attitude y a fait naître ce matin. Tu n'es plus l'enfant que j'ai aimée. Tu es autre. J'habituerai sans doute mon affection à ton nouveau visage. Mais ce ne sera plus la même chose. »

Il sortit sans voir la frêle silhouette qui se dressait, puis retombait. Il n'avait nulle pitié pour Charlotte. En ce moment, par une pénible évocation, ce qu'il apercevait en elle, c'était ce qu'il avait oublié pendant près de trente ans : le ténébreux fantôme maternel, la créature inconnue de lui dont l'hérédité médiocre devait, à certaines heures, dans cette personnalité frêle, triompher de l'âme des Sélys.

Le contraste s'imposait dans sa pensée avec Marcienne, fleur d'une sève si franche, éclose à des rameaux intacts de toute greffe obscure. La noble femme! Elle lui paraissait plus altièrement pure et plus précieuse que jamais. Et il en voulait à Charlotte d'être l'enfant inconsciente qui, dans quelque trouble région d'une vulgaire origine, aurait ramassé des parcelles de boue pour en éclabousser la robe de lumière.

Lorsqu'il rentra, Mme de Sélys fut frappée du respect tendre avec lequel son mari l'abordait. Un malaise la prenait quand il trahissait ainsi la sourde chaleur de ses sentiments pour elle. Que ne se renfermait-il toujours dans la barrière habituelle de son humeur un peu rêche, de ses absorbantes préoccupations d'esprit! Quel châtiment de constater la force latente de sa sûre affection, et de subir sa confiance!

— « Je viens d'avoir une explication avec Charlotte, » dit M. de Sélys.

Marcienne tressaillit. Elle n'avait pas prévu cela.

— « Une explication… A propos de quoi? Parce que la pauvre petite était un peu nerveuse hier?

— Elle ne sera plus nerveuse, » prononça l'avocat, d'une voix sèche d'autorité. « Elle n'a pas le droit de l'être. Je le lui ai fait comprendre.

— Que s'est-il passé entre vous?

— Rien… Mais je ne vous cache pas qu'elle m'a fait de la peine, beaucoup de peine. Pour la première fois aujourd'hui j'ai songé que cette enfant n'est que ma demi-sœur. C'est une idée, figurez-vous, qui ne m'était jamais venue, du moins avec cette impression de distance morale, d'éloignement…

— Oh! d'éloignement… » supplia Marcienne.

Le mot sonna en elle avec un accent lugubre, un accent d'irrémédiable. Une responsabilité de désastre l'écrasa.

Elle eut l'épouvante du voyageur qui, pour se réchauffer et se réjouir, allume dans la forêt une flambée de bois mort, puis, sa route reprise, du haut de la colline, voit une fumée sinistre et des sursauts rouges de flamme s'élancer des futaies séculaires. Il a déchaîné la catastrophe. Il regarde avec horreur ses mains involontairement criminelles. Et son désespoir ne peut plus rien pour entraver le malheur dont il est cause.

Est-il possible qu'elle ait accompli cette sombre action, elle, Marcienne?… qu'elle ait contraint ces deux êtres à se faire réciproquement du mal?… Cette admirable tendresse du frère et de la sœur, — née d'un rare dévouement et d'une reconnaissance non moins rare, — cette belle chose unique… est-ce bien elle qui vient de l'empoisonner, qui la transforme en une source de défiance et de douleur?

Tant d'années témoin et confidente de leur affection, de la paternelle fraternité comme de la filiale idolâtrie, le cœur sans cesse ému par ce duo profond, d'un accord si parfait, elle a rompu le charme et brisé l'harmonie.

Elle… elle… LEUR Marcienne!

Où donc son orgueilleuse assurance de s'exposer seule à souffrir, et d'en avoir le droit? Elle ne croyait risquer que la mort… Elle l'affrontait, la souhaitait. Bravade absurde et stérile! Ce n'est rien, la mort. Voici ce qui pouvait lui arriver de pire, étant donnée sa nature : faire des victimes, voir son châtiment tomber sur d'autres, susciter hors de son amour les malentendus néfastes, les déchirements secrets, toutes les tortures sournoises où s'émiette et se défigure la beauté des ententes.

Et dans quel terrain sacré ses folles mains, ses mains pleines de caresses coupables, n'ont-elles pas jeté les graines amères?…

Édouard lui parle de Charlotte d'un ton qui grince sur son âme comme une scie de chirurgien sur un os dont on entame la moelle. Mme de Sélys ne peut imaginer le sens exact de la scène entre le frère et la sœur. Son mari se garde bien de le lui indiquer. Elle comprend seulement que la chère enfant n'a rien dit et qu'elle a expié son silence.

Cette pensée n'est-elle pas assez affreuse?

Mais voici plus encore… voici ce qui la fait trembler et pâlir…

Une détente se produit dans la rigidité de l'homme fort. Son confus récit s'entrecoupe… Sa voix, sa ferme voix d'orateur, se brise… Il murmure : « Ah! Lolotte…, » détourne la tête. Et Marcienne, sur ce visage qui se dérobe, sur ce visage dont elle accusa souvent l'impassibilité, devine deux larmes… qu'elle ne voit pas.

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