Lèvres closes
Lèvres closes
I
Vers une extrémité de la longue galerie qui, dans cet appartement tout moderne, remplaçait l'antichambre, un domestique disposait la petite table pour prendre le café.
Deux tasses seulement, avec la courte cafetière anglaise, et, sur la tablette inférieure, le cabaret à liqueurs, menu chef-d'œuvre de verrerie signé Gallé, que la sobriété des maîtres de la maison rendait inutile lorsqu'ils étaient seuls.
Le valet de chambre approcha la bergère préférée de Monsieur et le rocking-chair de Madame, — non pas une de ces disgracieuses balançoires en bois courbé, unique effort en ce genre de l'ébénisterie française, mais un rocking-chair américain en acajou sombre, délicatement sculpté, avec coussins de soie ancienne, dont la solide élégance avait, même au repos, comme une grâce de mouvement, une ondulation de nacelle.
Puis l'homme ouvrit un panneau du vitrail, pour qu'à travers la glace sans tain de la vaste baie on eût l'illusion de l'air extérieur, par cet après-midi de décembre, où traînait un peu de soleil rose, diffus, brisé par le moindre obstacle.
La température égale du calorifère s'accordait avec cette caresse de clarté, avec ce simulacre de rayons, qui, au dehors, imprégnait la brume froide sans parvenir à la disperser.
Là-bas, sur l'espace grisâtre, des cimes d'arbres se dessinaient, noires silhouettes aux attitudes découragées et lointaines.
Un coin du parc Monceau se découvrait d'ici, de ce côté de la maison, dont la façade regardait la rue Rembrandt.
Et, dans toute la longue galerie, par l'accord des harmonieuses nuances, par la disposition des bibelots disparates, des meubles curieux, — le grand poêle en faïence de Delft, le confessionnal gothique aux adorables sculptures, la châsse florentine en cuivre niellé, les émaux de Limoges, les vases de Satzuma, les tapisseries éteintes, les tableaux de maîtres aux coloris sourds et profonds, — par tout cet ensemble de si sensuelle intelligence, une hauteur de vie humaine s'affirmait. Ce luxe avait une âme. On le sentait combiné pour les besoins du rêve plus que pour l'orgueil des yeux. Quelqu'un vivait là qui devait savoir chercher aux contours de ces belles choses la trace frémissante des mains de l'artiste, et s'émouvoir du tourment sacré qui les avait conçues. Sans doute, quand ce quelqu'un paraissait, un unisson devait se produire, les détails se complétaient, s'expliquaient. Le décor devenait alors un cadre.
C'est ce qui arriva.
Une porte s'ouvrit. Marcienne de Sélys pénétra dans la galerie.
Elle la préférait à toutes les pièces de l'appartement, parce qu'elle l'avait arrangée à son goût, qu'elle y avait entassé ses trésors ; tandis qu'ailleurs les préjugés artistiques de M. de Sélys faisaient triompher, sans une fantaisie personnelle, sans une faute heureuse, l'impeccabilité des styles spéciaux : style Louis XV dans le grand salon, Louis XVI dans le petit, style anglais dans la salle à manger, et Henri II dans la chambre conjugale, — chambre qu'il abandonnait d'ailleurs à Marcienne, dormant lui-même le plus souvent sur un divan qui se transformait le soir en lit, dans le fumoir voisin de son cabinet de travail.
Édouard de Sélys était un avocat célèbre, dont l'éloquence, aux jours de grandes plaidoiries, transformait le prétoire en un milieu mondain d'admiration, d'émotion frissonnantes.
Ses ancêtres appartenaient à la noblesse de robe. Mais les générations qui l'avaient immédiatement précédé, ruinées par des spéculations au moment du système de Law, puis accablées par la Révolution, s'effaçaient dans une ombre de médiocrité matérielle et morale. C'est lui, c'est sa forte personnalité d'orateur, qui avait relevé la famille, rétabli le prestige de ce nom de Sélys, fameux autrefois dans les parlements.
Son mariage avec Marcienne, fille d'un duc de Thouars et veuve d'un Verdun-Lautrec, l'avait replacé, voici dix ans, dans ce vieux monde aristocratique, dont l'atmosphère chargée d'orgueil et de souvenirs, bien que secouée de plus en plus par des souffles de démocratie, semble encore, pour la fierté de certaines âmes, un refuge contre la vulgarité moderne.
Marcienne, de seize ans plus jeune que lui, — elle l'avait épousé à vingt-huit ans quand il en avait quarante-quatre, — lui avait accordé sa main dans un entraînement d'enthousiasme, après un triomphe de barreau qui, en sauvant l'auteur d'un meurtre passionnel, retentissait dans toute l'Europe, bouleversait les consciences et les cœurs, ouvrait la source de toutes les pitiés, de toutes les larmes, par des aperçus tragiques sur les fatalités, les douleurs, les irrésistibles vertiges de l'amour.
Mme de Verdun-Lautrec, veuve depuis deux ans et alors dans tout l'éclat de sa beauté, se trouvait à l'audience. Préoccupée de l'inclination qui la portait vers Édouard de Sélys, elle était allée l'entendre. Elle fut conquise. Bientôt après elle devenait sa femme.
Dix années avaient passé depuis.
Y songeait-elle? Se rappelait-elle le trouble éperdu, profond, dont elle tremblait et pâlissait malgré son élégante impassibilité extérieure, dans cette salle des assises, où elle avait vécu en quelques heures toutes les splendeurs de la vie, tous les éblouissements du bonheur et toutes les angoisses du mystère, sous le prestige d'une parole dominatrice, ensorceleuse, foudroyante?
Est-ce à cela que pensait Marcienne de Sélys lorsque, après avoir versé le café dans les deux tasses, elle se balançait au mouvement imperceptible du rocking-chair, les yeux perdus au dehors, vers la mort des grands arbres enlinceulés de brume, en attendant que, dans la salle à manger, son mari eût fini de répondre à quelque question d'un secrétaire?
A trente-huit ans, elle était moins éclatante peut-être, mais plus séduisante qu'à vingt-huit, d'un charme plus vivant, plus tentateur, plus subtil, accru de tout ce que les sensations et la pensée, goûtées avec réflexion et ardeur, peuvent ajouter de vertigineux aux prunelles et aux lèvres d'une femme.
Elle gardait beaucoup de jeunesse dans la démarche et dans la taille, — le corps assoupli par les sports auxquels se plaisaient son activité physique, sa hardiesse, passionnée qu'elle était pour le grand air et l'espace comme une hirondelle sauvage.
Elle montait à cheval presque journellement, même à Paris. Les claires gelées l'attiraient au Cercle des Patineurs, où elle traçait avec une grâce aisée des arabesques sur la glace. Elle n'avouait guère la bicyclette ; mais les allées de son parc, à la campagne, et les routes de la forêt voisine la voyaient souvent passer, agile et furtive, dans l'éclair de ses deux roues.
Son beau visage, malgré la fraîcheur des yeux, aux larges iris verts cerclés de noir, trahissait davantage l'effleurement des années : mais plutôt par une intensité mélancolique d'expression que par aucune trace de déclin. Son front, ses tempes restaient purs de toute ride sous le retroussis audacieux des cheveux châtains. Et Mme de Sélys, quand elle daignait rire, gardait le rire de ses vingt ans, d'une sonorité de cristal dans la blancheur lumineuse des dents étincelantes.
Elle ne riait pas, en ce moment. Elle portait même, dans ses prunelles sombres, sur sa bouche fléchissante, un tel indice de tristesse que M. de Sélys en fit la remarque.
Il venait de s'asseoir en face d'elle, et se disposait à prendre hâtivement son café, prêt à retourner à son cabinet de travail.
Des clients, il le savait, encombraient son salon d'attente.
Leur coup de sonnette ne se percevait pas dans cette partie de l'appartement. Les seuls visiteurs de la famille entraient du grand escalier dans la galerie, et ils étaient annoncés d'en bas par un timbre, car la maison, comprenant peu de locataires, avait des façons d'hôtel particulier.
Mais tout le mouvement d'affaires de l'avocat se passait dans une autre aile ayant son entrée particulière et son escalier spécial.
Avant de s'y rendre, Édouard de Sélys s'attardait, contre sa coutume, retenu par l'inquiétude de cette ombre douloureuse sur le visage de sa femme.
— « Qu'est-ce que vous avez, Marcienne? J'espère n'avoir rien dit, tout à l'heure en déjeunant, qui vous ait ennuyée.
— Au contraire, » dit-elle, en dardant vers lui la tendre lumière de ses yeux.
— « Comment, au contraire?
— Vous étiez bon, ce matin. Vous étiez confiant, expansif, différent de vous-même.
— Et c'est cela qui vous chagrine?
— Cela m'émeut. »
Elle ne précisa pas le sens de cette émotion. Mais lui, habitué à la juger trop sentimentale, ne se soucia pas d'entrer dans des subtilités de cœur.
Il se leva. Et, comme ils étaient seuls, le domestique parti, un paravent déployé autour d'eux, il s'approcha pour embrasser Marcienne.
Elle tendit une joue sans chaleur ; puis, comme Édouard penchait la tête davantage pour rencontrer sa bouche, elle eut un léger recul devant le rude favori grisâtre, l'oreille déjà vieille, décolorée, hérissée de poils blancs, tandis qu'au-dessus la calvitie dénudait le puissant crâne.
Édouard de Sélys, à moins de cinquante-cinq ans, paraissait un vieillard. Vieillesse magnifique, sans doute, imposante par la haute taille, par la flamme des yeux, animée de toute la fougue du talent, transfigurée quand la voix surgissait, la voix d'un timbre éternellement jeune, d'une véhémence qui emportait les âmes : mais la vieillesse enfin, prématurée chez ce lutteur intellectuel, la cruelle usure humaine, l'abominable déchiqueture de l'être sous les griffes sournoises et les becs furtifs de ces oiseaux de passage que sont les rapides minutes.
En même temps qu'une brusque répulsion physique, un attendrissement, venu de cette répulsion même, de cette inconsciente méchanceté de sa chair, envahit Marcienne.
Cet homme, elle l'avait aimé d'amour, — amour d'enthousiasme plutôt que de sens, mais où sa ferveur d'admiration lui faisait trouver un prix inestimable au désir du mari et une joie orgueilleuse à le combler en l'enivrant.
Elle se rappelait la force de ce sentiment exclusif qui, pendant des années, au milieu des hommages, l'avait laissée aussi froide et inattaquable à l'assaut des ardeurs masculines que si elle eût vécu parmi des êtres d'une espèce différente de la sienne, et qu'il n'eût existé qu'un homme au monde, celui qu'elle adorait.
Et maintenant!…
Ah! pourquoi changeait-on? Pourquoi, si l'on changeait, gardait-on le passé d'un poids si lourd au fond de l'âme?
Qui parle de la douceur des souvenirs? Les souvenirs n'enchantent qu'à l'âge où l'on n'en a pas encore.
Chaque souvenir est un bonheur mort, ou une douleur éteinte. Et, dans le cimetière que nous portons en nous, celles-ci seulement soulèvent avec une force vive la pierre de leur tombe. Elles sont toujours mal enterrées, les douleurs. Mais il n'est pas de résurrection pour les joies.
« Moi aussi je vieillirai bientôt, » songea Marcienne.
Un frisson la traversa, à la pensée de l'imminente déchéance physique, et de ce que cette déchéance allait lui ravir…
Elle se dressa, posa ses mains sur les épaules de son mari, s'appuya contre ce cœur qui lui appartenait autant qu'autrefois, qui lui gardait sa place d'idole.
— « La vie est affreuse… » murmura-t-elle.
— « Je ne trouve pas, » dit tranquillement M. de Sélys. « La vie est pleine de devoirs et d'intérêts sans cesse renaissants. Ce qui est admirable, c'est qu'elle ne nous laisse jamais manquer ni de travail ni d'espérance. Une tâche à accomplir, un but vers lequel marcher, c'est toute la grandeur et tout le bonheur dont nous sommes capables. Et cela se trouve à la portée du plus dénué, du plus humble.
— Vous en parlez à votre aise, Édouard, vous dont l'œuvre est si belle, si glorieuse!…
— Mais vous, Marcienne, vous avez votre art. »
Elle eut un sourire, moins d'amertume que d'ironie spirituelle, de gentille moquerie d'elle-même :
— « Mon art!… Lequel? J'en ai trois. Je fais de mauvais vers, de la musique médiocre et de la peinture détestable. Ah! croyez-le, mon ami, tout cela n'existe pas, ne signifie rien. La vie, c'est d'être jeune, d'être beau et d'aimer.
— Il n'y faudrait pas des facultés bien rares, » dit M. de Sélys avec dédain.
Marcienne redressa la tête, soudain blessée du ton de son mari. Comment pouvait-il répondre par des généralités glaciales, par des contradictions tranchantes, alors qu'il aurait dû s'enquérir du malaise d'âme qui la faisait parler d'une façon dont elle n'avait guère coutume?
Ce malaise, elle ne se souciait pas, certes, de le lui expliquer, mais elle s'irritait qu'il n'en eût pas le soupçon, l'inquiétude.
— « Vous êtes bien toujours le même, » reprit-elle. « Vous qui débordez de tendresse, de pitié pour vos criminels, qui faites verser des larmes, qui en répandez parfois vous-même sur des douleurs qui ne vous touchent pas, vous êtes l'homme le plus fermé aux choses de la passion et du sentiment. Vous êtes un artiste en émotions, un virtuose qui sait jouer sur toutes les cordes du cœur ; mais, au fond, vous méprisez comme des nervosités un peu morbides ces frissons de détresse et d'amour, si aigus parfois que nous en défaillons. »
Édouard de Sélys regarda plus attentivement sa femme. Ce n'était pas la première fois qu'elle lui reprochait une froideur de caractère en contraste avec la chaleur de son talent oratoire. Et elle avait raison de reconnaître qu'il mettait son orgueil d'intellectuel à la discipline de ses mouvements impulsifs, à une parade d'impassibilité pour tout ce qui le concernait personnellement. Mais, depuis peu, elle semblait creuser avec un acharnement douloureux et bizarre cette discordance entre leurs deux natures.
Il en avait eu déjà, fugitivement, l'impression pénible. Une révolte contre l'injustice féminine le contracta intérieurement. Car il sentait, au contraire, sa tendresse pour Marcienne s'imprégner de plus de douceur, d'abandon. Son amour ne pesait plus sur elle avec cette sorte d'âpreté passionnée dont autrefois, par moments, il l'avait meurtrie. Pourquoi semblait-elle changer à l'inverse de lui-même, devenant moins tolérante à mesure qu'il oubliait de la dominer pour s'appliquer davantage à lui plaire?
A cette minute même, il n'eut pas seulement l'impulsion — lui si vite cabré jadis — de riposter par quelqu'une de ses phrases hautaines qui faisaient tomber l'attaque ainsi qu'un bouclier sur lequel une flèche s'émousse, et ne laissaient pas à l'audacieuse la satisfaction de soupçonner une blessure.
Avec une petite lâcheté sentimentale bien éloignée de l'impassibilité qu'on lui reprochait, M. de Sélys eut un rire sans malice et cette réponse d'affectueux enjouement :
— « Ah! voilà votre grand reproche!… Je ne suis pas aussi éloquent près de vous qu'à la barre. Mais pourquoi le serais-je? Quelle cause plaiderais-je ici?… puisque vous m'aimez, Marcienne. »
A ces mots, à cet accent, Mme de Sélys devint très pâle. Toute droite devant son mari, elle le contemplait. Quelque chose d'insondable approfondissait les magnifiques prunelles. Mais lui les trouva seulement plus attirantes, plus expressives ; et il allait, cet époux vieilli, prononcer une parole d'amant, lorsqu'un coup de timbre, vibrant dans la cour, dispersa les émotions différentes de leurs deux âmes.
La double sonnerie annonçait une visite de famille.
— « A cette heure-ci, ce ne peut être que Charlotte, » murmura Mme de Sélys.
— « Alors je reste, » fit l'avocat après un premier mouvement de retraite.
Un valet traversa l'autre extrémité de la galerie, ouvrit la porte extérieure.
Et, parmi l'ancienneté précieuse des choses d'art, le concert assourdi des nuances, les songes immobilisés des jours lointains, une vision de printemps s'avança.
Charlotte Fromentel, à vingt-neuf ans, conservait, dans sa silhouette vive et gracile, ses gestes menus, son teint de lait où seraient tombés des pétales de rose, dans l'étonnement de ses purs yeux clairs sous le désordre joli de ses frisons d'or pâle, un délicieux air d'enfance, cette fraîcheur exquise d'âme et de chair qui fait dire de certains petits êtres qu'ils sont « à croquer ».
Nature plus intuitive, plus réfléchie que ne laissait soupçonner l'allure de fillette, mais qu'on ne devinait guère autour d'elle, chacun ne songeant qu'à la gâter, à s'égayer de sa drôlerie de poupée espiègle.
Elle s'avança, dans un sérieux inaccoutumé de son minois de candeur. Le pétillement des traits, des yeux, s'éteignait sous une ombre de gravité.
Marchant droit à M. de Sélys, elle lui mit les bras au cou, l'étreignit d'un grand baiser silencieux, sans répondre au : « Bonjour Lolotte », gaiement lancé par Marcienne.
— « Eh bien, eh bien, petite? » dit l'avocat, la détachant de lui, — mais dans une câlinerie de geste et de voix imprégnée de tendresse profonde.
On l'eût crue sa fille. Elle était sa demi-sœur. Une enfant naturelle que son père avait eue d'une liaison tardive, dans un de ces amours poignants de la cinquantaine, où toute la splendeur de la vie enivre l'homme, l'affole, avant de le laisser défaillant sur le chemin crépusculaire de la mort.
La naissance de Charlotte avait coûté la vie à sa mère, — une honnête fille.
Georges de Sélys, le père d'Édouard, était venu trouver son fils, qui, à vingt-six ans, comptait déjà des succès de barreau. Il lui avait révélé l'existence de l'enfant, et son intention de l'élever.
— « La reconnaîtras-tu? » demanda le fils.
— « Je ne l'aurais pas fait à cause de toi. »
Un désir craintif surgissait dans les yeux du père. Cette petite créature vagissante rayonnait dans sa pensée, dans son cœur, dans l'orgueil de sa chair. L'affirmer sienne, la hausser sur sa main paternelle vers le sommet social… Certes, il l'eût souhaité. Mais il n'était pas seul détenteur du beau nom qu'il portait. En face de ce grand garçon, brusque et fier, dont la personnalité jaillissait si forte du vieux tronc ancestral, Georges de Sélys éprouvait la timidité de sa vie inutile et finissante, dans l'espoir et le respect d'un avenir supérieur. Il ne voulait ni engager ni embarrasser cet avenir. Il ne s'en croyait pas le droit.
— « C'est à cause de moi que tu ne reconnaîtrais pas ta fille? » répéta Édouard.
— « Oui.
— Eh bien, à cause de moi donne-lui notre nom. Crois-tu que j'aimerais moins ma sœur, cher père, pour l'avoir attendue pendant vingt-six ans? »
Éclair d'âme, éblouissement de joie. Douceur, fierté, générosité, dans la mâle étreinte des deux hommes. Dès cette minute, Édouard adopta Charlotte. Ce fut lui le vrai père. L'autre, vieillissant, d'une tendresse pleine de regrets et d'alarmes, devint de plus en plus l'aïeul. Il mourut douze ans après.
Ses dernières paroles allèrent à sa fille, entrèrent dans le cœur de l'enfant, n'en sortirent plus, parce qu'elles se confondaient avec tous les souvenirs, toutes les suggestions délicates, toutes les douceurs des années d'aurore :
— « Je te donne à Édouard. Tu lui dois plus que la vie. Tu comprendras cela plus tard. Et je donne Édouard à toi, à ta reconnaissance, à ta tendresse. Si grand, si fort qu'il soit, ta petite main pourra peut-être un jour écarter de lui une souffrance. Je lui laisse ton affection comme un talisman, une sauvegarde. »
Fraternité paternelle d'un côté, filiale de l'autre. Union de charme complexe et rare. L'âge du frère se haussant de force, d'autorité, par le prestige et le caractère ; l'adolescence de la sœur prolongeant les puérilités, la soumission, l'adoration superstitieuse de la petite fille. Ces différences, que tout accentuait, qui pouvaient s'élargir en abîme, rendaient au contraire ces deux êtres plus nécessaires l'un à l'autre.
Édouard ne songeait pas à se marier, dans l'ensoleillement de cette jeunesse blonde et rieuse, illuminant toutes les heures que n'absorbaient pas l'acharné travail et le souci de la gloire.
Quand Charlotte atteignit l'âge où les prétendants commencèrent à se présenter, Édouard connut l'égoïste désir de la garder toujours, l'angoisse du départ inévitable, l'inconsciente jalousie envers l'homme que, fatalement, elle lui préférerait, toutes les détresses de la paternité dont le rôle s'achève.
Une appréhension se mêlait à ces sentiments. Ne devrait-il pas révéler à Charlotte, et à celui qu'elle agréerait, le secret de la naissance irrégulière?
Le moment vint. Mlle de Sélys s'éprit du peintre Jacques Fromentel, — garçon de fière allure, de fortune presque nulle mais de réel talent. Lui-même l'aima, et sincèrement, bien qu'elle fût pour lui le « beau parti ». Les confidences d'Édouard, loin de le décourager, lui donnèrent la joie de prouver sa ferveur quand même. Et ce furent les fiançailles.
La veille de son mariage civil, Charlotte apprit de son frère que jamais sa mère, à elle, n'avait porté le nom de leur père. De ce mystère qui l'humiliait, elle ne comprit pas tout. Mais elle entrevit, dans la longue sollicitude d'Édouard, quelque chose de plus providentiel, de plus hautement bon. Elle se redit tout bas les paroles paternelles : « Tu lui dois plus que la vie. » Une clarté confuse lui fit pressentir le rôle généreux qu'il avait joué. Dans l'obscurité de silencieuse souffrance où la jetait une révélation qu'elle n'osait approfondir, elle trouva une consolation à exalter la grandeur d'âme de celui qui, pour elle, avait été jusqu'à ce jour tout au monde.
Désormais son affection pour Édouard prit une nuance de vénération religieuse. Elle eut le culte de son caractère, de son talent, de sa renommée. Lorsque sevré d'elle, veuf de ce rayon de grâce et d'enfance, isolé dans une hauteur aride, il eut le loisir d'aimer, Charlotte à son tour prit peur de la femme inconnue qui marcherait vers lui du fond du destin, avec un leurre de félicité dans les yeux.
Mais quand son frère la présenta à Marcienne de Verdun-Lautrec, ses craintes s'évanouirent. Une magie d'attirance lui capta le cœur. Elle fut éblouie par la grâce fière, qui, de s'incliner en soumission amoureuse devant Édouard de Sélys, lui parut divinement émouvante. Et son instinct d'enfance, de petite animalité tendre, prompte à démêler la caresse sincère, sentit chez sa future belle-sœur la nature profonde, aux droites avenues sans détour, les lointaines harmonies de l'âme avec le paysage extérieur des gestes, des regards, avec les frissons de la voix. Elle eut confiance. Et nulle jalousie. Partager l'affection du grand frère, du grand homme, avec une créature si riche de sentiments qu'elle multipliait alentour l'abondance des cœurs, semblait à Charlotte un accroissement au lieu d'une perte.
Des années d'intimité charmante s'écoulèrent.
Le ménage riant de Jacques et de Charlotte, auquel une éclosion rose et blonde de petits êtres donna bientôt un frais rayonnement de nichée heureuse, s'abritait en une sécurité d'adoration dans le bonheur large, hautain, tranquille, d'Édouard et de Marcienne.
Le prestige d'art, l'élégance mondaine, la dignité inattaquable dont Mme de Sélys ornait la vie privée de l'avocat, remplissaient Charlotte d'admiration. Une seule ombre pour la douce petite sœur. Elle, toujours si filialement docile auprès de cet aîné, qui, maintenant, devenait un vieillard, ne comprenait pas chez Marcienne certaines révoltes d'orgueil, de sensibilité cabrée. Mais c'étaient des nuances de désaccord, insensibles pour des yeux moins attentifs que les siens, incapables d'éclater jamais en surface, hors des limites où les maintenaient le respect réciproque, la fierté, le bon ton.
Dans ce jour de décembre, — jour qui devait compter redoutablement au souvenir des deux belles-sœurs, — Marcienne, surprise que Charlotte ne lui eût pas encore rendu sa bienvenue gentille, et la voyant s'attarder d'une câlinerie si grave au cou de l'avocat, se rappela certaines bouderies de la petite quand elle-même s'était raidie en orgueil ou en volonté contre Édouard.
Mais, récemment, Charlotte n'avait rien pu remarquer de ce genre. Et, si intuitive, elle ne l'était pas au point d'avoir pressenti de l'escalier l'acidité des paroles qu'ils échangeaient tout à l'heure.
— « Tu ne me dis pas bonjour, Lolotte?
— Mais si. »
Un froid éclair des yeux diaphanes, et nul mouvement vers Marcienne pour l'embrasser comme d'habitude.
— « Les mioches… comment vont-ils? » demanda M. de Sélys, indifférent à ces manèges de femmes.
— « Ce sont des diables, » fit-elle avec le ravissement de cette constatation chez les jeunes mères. « Crois-tu que Georges et André ont voulu grimper sur la bicyclette de leur père? Elle est remisée dans l'atelier. Ces deux petits monstres l'ont fait rouler contre un chevalet. Tu te figures la dégringolade! Heureusement, c'était le portrait de la duchesse… Quatre-vingts ans, et elle trouve que Jacques l'a vieillie!… Il devait retoucher. C'est fait. Je t'assure qu'on ne voit plus ses rides, ni son menton poilu. Elle est ratissée proprement. »
Charlotte riait. Un rire faux. Nervosité de la bouche, navrement des prunelles, tout le joli visage contracté, douloureux. Et cette obstination de ne s'adresser qu'à Édouard! Un lancinement d'inquiétude traversa Mme de Sélys. De l'ombre intime et lointaine tassée aux cavernes de la personnalité mystérieuse, une vapeur d'angoisse monta. Serait-il possible que Lolotte?… Absurde pensée! L'évidence même ne convaincrait pas cette chère petite naïve. Or, d'évidence, il n'en existait pas.
Cependant le malaise pesait. Marcienne voulut forcer Charlotte à lui répondre :
— « Eh bien… A propos de bicyclette… Ma jupe… Ta femme de chambre pourra-t-elle la copier?
— Ta jupe de bicyclette!… »
De quel ton sonnèrent ces mots! Mots alertes et allègres, tout à coup sombrés en une lourdeur de mort. Ils roulèrent au fond de Marcienne comme des pierres dans un abîme. Un écho s'éveilla. Puis ce fut une clameur, un roulement de foudre dont ses fibres tremblèrent. Elle se souvenait… La dernière lettre de Philippe… Celle qu'elle n'avait pas encore brûlée avec lui comme toutes les autres… N'était-ce pas dans cette poche?…
Elle sentit les yeux de Charlotte boire sa pâleur. Dressant un front calme, elle prononça :
— « Un tailleur de Londres me l'a faite… C'est une coupe spéciale… Je serais bien étonnée…
— Vous parlez chiffons… Je vous laisse, » dit M. de Sélys.
Il fit deux pas, puis se retournant :
— « Vous dînez tous deux avec nous, ce soir, Lolotte? »
Elle rougit.
— « Mais… Je voulais justement te dire… C'est ennuyeux…
— Comment?… »
Il prit l'air contrarié.
— « Tu sais bien, Charlotte, que nous aurons le ministre… Et pour la croix de ton mari, au premier janvier…
— Oh! Édouard… » murmura-t-elle.
Une grande détresse apparut sur son transparent visage, aux traits d'enfance. Elle eut l'air près de pleurer.
— « Comme tu es bon!… Tu t'occupes de cela?
— Certes, je m'en occupe.
— Tu n'en disais rien.
— Ah! tu sais, moi, je ne suis pas l'homme des phrases. Si je t'en parle maintenant, c'est que je crois la chose à peu près sûre. D'ailleurs Jacques a plus de talent qu'il n'en faut.
— Oh! que tu es bon!… que tu es bon!… » répétait Charlotte.
— « Petite bébête… Quand il s'agit de toi… Où est le mérite?… Demande à Marcienne si elle me trouve bon. »
Un rayon farouche, à travers l'attendrissement d'une larme, jaillit des yeux de Charlotte vers sa belle-sœur. Celle-ci prononça, — et la densité de signification dépassait les mots :
— « Vous êtes bon, mon ami, foncièrement bon. Je le crois et je vous le dis de tout mon cœur.
— Oh! oh!…
— Votre bonté, » reprit Mme de Sélys, « est une bonté active, qui se met en mouvement pour le bien d'autrui. Elle n'est pas la bonté sensitive qui s'émeut, qui sympathise, qui comprend.
— Et qui se prodigue en belles paroles, » reprit Édouard avec ironie.
— « Les paroles ont une grâce agissante, » dit vivement Marcienne. « Comment pouvez-vous les dédaigner dans le domaine sentimental, vous qui connaissez leur puissance de conviction, vous, un grand orateur?… »
Elle s'interrompit, surprise par un écho strident :
— « Le domaine sentimental!… » répétait Charlotte, avec un ricanement aigu.
Cependant l'avocat regardait sa montre :
— « Sapristi! »
En deux enjambées gagnant la porte, il cria encore :
— « A ce soir, c'est entendu.
— J'enverrai Jacques, » dit Charlotte. « Moi, réellement, je ne peux pas. »
Il n'entendait plus. Une portière retomba. Les deux belles-sœurs restèrent en face l'une de l'autre.