Lèvres closes
II
— « Marcienne, j'ai à te parler, » dit Charlotte.
— « Viens. »
Toutes deux traversèrent des pièces, gagnèrent un salon que Mme de Sélys appelait son atelier.
Quelques chevalets, des moulages, un mannequin drapé d'étoffes, des toiles sans cadre accrochées aux murs justifiaient ce titre.
Mais le grand piano à queue, et surtout, dans un angle, le bureau de bois mat aux incrustations d'étain, chargé de papiers, de livres, disaient les occupations favorites.
Marcienne composait des mélodies dont elle rimait les paroles. De son talent, qu'on vantait sans le connaître, et qui méritait mieux, elle tirait des jouissances purement personnelles. La fierté lui rendait la modestie sincère. Il ne lui plaisait pas de soumettre au jugement des autres ce qui surgissait en vibrations plus ou moins expressives de ses enchantements ou de ses nostalgies. La griserie qu'elle en éprouvait se serait évaporée, croyait-elle, devant l'incompréhension, l'indifférence, ou — pis encore — les compliments prodigués à faux. C'était, chez elle, une pudeur d'âme invincible. L'horreur du cabotinage mondain aggravait cette réserve. Et l'asile même de ses méditations artistiques restait sacré. Quelques intimes seuls, quelques élus de sa sympathie, connaissaient l'atelier. Ils étaient moins nombreux encore ceux qui avaient entendu la maîtresse de la maison chanter ou lire ses vers, de sa voix aux modulations pénétrantes.
Dans ce sanctuaire, Marcienne se sentit à la fois plus vulnérable et plus forte. L'accablement d'une immense misère confuse lui fit appréhender l'horreur de souffrir. Mais en même temps toutes les ailes de ses rêves s'ouvrirent à l'horizon lointain de son être. Le grand vol sombre et doux la souleva. Un souffle gonfla sa poitrine. Et, magnifiquement, l'ardeur et le droit de vivre illuminèrent ses larges prunelles.
Droite, la tête légèrement renversée en arrière, de toute sa fierté raidie elle écrasait la timidité de Charlotte.
Celle-ci, blanche et comme mourante, les lèvres tirées par un frémissement, les jambes amollies, dut s'asseoir. Elle défaillait.
Il y eut un silence, une minute de grâce au bord du gouffre. Puis un geste de Charlotte. Deux pauvres petites mains qui cherchaient, s'égaraient, tremblantes. La blancheur d'un papier tendu. Et une voix inégale qui semblait traverser au fond de la gorge du sang ou des larmes en suspens.
— « Dans ta jupe de bicyclette… Heureusement j'ai ouvert le paquet moi-même. Ma femme de chambre aurait pu trouver cela… »
Marcienne reconnut le pli de la feuille, l'écriture trapue, toute en largeur, les écrasements passionnés de la plume.
Elle avait eu la folie d'emporter cette lettre dans une excursion — pour l'avoir tout un jour contre elle, dans la courte jupe collante, près de sa chair. Par quel inconcevable oubli avait-elle pu la laisser là?… Elle aurait juré l'avoir reprise, l'avoir emportée au nid de mystère où se dérobait, au delà du monde, au-dessus du monde, dans les régions de l'absolu, la fatale merveille de sa passion.
— « Prenez donc, » dit nerveusement Charlotte.
Son geste de dégoût!… Et, sur ce papier qu'elle écartait comme une chose immonde, toute la splendeur d'amour que la Destinée fait surgir parfois, en des rencontres exceptionnelles, pour l'éblouissement, la transfiguration de l'être humain!
Contraste dont s'épouvanta Marcienne. Un accablement l'anéantit devant les remparts infrangibles, l'isolement des âmes dans les taillis de l'inconcevable, les forêts sans bornes des sentiments, où résonnent, au long des sentiers qui nulle part ne se croisent, la foule des pas que nous ne rencontrons jamais.
Mme de Sélys prit la lettre, et regarda cette petite sœur blonde qu'elle chérissait d'une si vraie tendresse, qui, en ce moment, souffrait tant à cause d'elle, et qui n'aurait même pas l'apaisement de comprendre. Elle murmura :
— « Pauvre… pauvre Lolotte! »
Devant cette pitié inattendue, les yeux bleus, les yeux enfantins s'indignèrent.
— « Lisez cette lettre… Dites-moi si c'est bien à vous, à vous… la femme de mon frère, qu'on l'a écrite. »
Oh! ce « vous » de justicière! Ce « vous » dont Lolotte avait eu peine à perdre l'habitude dans le respect, l'admiration, et qui lui revenait aux lèvres dans l'amertume, l'hostilité, le mépris! Marcienne fléchit sous le désastre que représentait cette syllabe.
Elle s'assit à son tour.
Instinctivement elle prit refuge près de son petit bureau, dans l'angle du paravent, forteresse de soie et de cristal où veillait l'armée de ses chimères.
Elle posa la lettre sur son buvard. Ses yeux s'y fixèrent sans la relire. A quoi bon? Elle en savait les phrases par cœur. Mentalement elle se les redit, mesurant le sillon d'affreuse lumière tracé par chacune dans l'âme de Charlotte.
Voici quelle était cette lettre :
« Ma noble et tendre Marcienne,
« Oui, certes, j'avais pris pour moi le Premier Adieu, mais je voulais douter pour me faire du mal, me rappelant ce que tu m'as dit au début de notre immortel amour : « Rien n'est meilleur que la souffrance dans la vie et dans l'amour. » Parole horriblement fausse et atrocement vraie en même temps. Mais voici que tu m'as envoyé tes vers. Si tu voyais ce que j'ai fait de ce sonnet! Il est dans un état lamentable de vétusté, car il roule d'une poche à l'autre, tant je l'ai lu souvent, tant je l'ai embrassé, comme un grand fou, comme un grand enfant que je suis depuis que je t'aime, c'est-à-dire depuis que je te connais, depuis que je t'ai vue.
« Oh! te rappelles-tu comme j'ai saisi ta main ce jour-là, comme je t'ai regardée tout de suite dans les yeux!… Déjà je te voulais… Que dis-je? Je t'avais déjà prise, et même si tu n'avais pas été si entièrement à moi depuis, ose dire que tu ne le fus pas, ce jour-là, au delà de toute séparation possible.
« Cela a été soudain comme la flamme et comme la tempête… Et c'est une tempête qui souffle en nous depuis des semaines, des mois, — déjà! — et c'est une flamme qui nous consume, à moins qu'elle ne nous donne des forces nouvelles… Qui sait?
« Pour ma part, je ne me savais pas si riche de passion ardente, de fierté, de sensibilité, de vaillance fougueuse. Ne prends pas cette phrase dans un sens orgueilleux. Il n'y a pas de quoi, au fond. Si je suis tel, c'est par toi, pour toi, à cause de toi uniquement. C'est Toi qui m'as voulu ainsi, qui m'as fait ainsi. C'est ton corps divin surtout, et c'est aussi ton âme adorable, et tes yeux… C'est Toi qui as voulu cela, et l'amour infini dont tu es digne m'a illuminé parce que tu m'as élu, me fait l'égal des plus illustres, des plus fortunés, des plus grands.
« Je suis fou. Me comprends-tu? Je t'aime, Marcienne, je t'aime!… J'ai peur de le crier tout haut. J'ai peur d'être entendu de toutes choses. On doit le lire dans mes yeux. Quand on touche ma main on doit la sentir trembler d'amour. C'est fou… C'est fou! Où allons-nous? Qu'importe, pourvu que je t'aie, que je te tienne dans mes bras, sous mes lèvres, tu sais… tu sais…
« Ah! m'amour, que je t'aime!
« Donne ta bouche… Laisse-moi t'étreindre, — de loin, hélas! — passionnément, follement, dans l'attente des extases les plus exquises et les plus surhumaines qui soient.
« Ton
« Philippe. »
— « Marcienne, » murmura Charlotte, « est-ce possible?
— Plus que possible… Inévitable.
— Vous osez dire?… »
Elles se considéraient, haletantes.
— « Être la femme d'Édouard de Sélys, et le tromper!… Être VOUS, Marcienne, et descendre si bas!… »
Un sourire, les sourcils levés. Mais Mme de Sélys se tut.
— « Parlez… Défendez-vous, par pitié! » supplia Charlotte.
— « De quoi me défendrais-je? » dit hautainement Marcienne. « Tu as surpris la vérité. Je ne nie rien.
— Et… cela dure toujours? Et vous continuerez?…
— Oui.
— Si je ne m'oppose pas à cette infamie!
— Tu as plusieurs moyens d'empêcher, en effet, ce que tu juges ainsi, sans discernement.
— Sans discernement!… Mon frère!… Une injure pareille à mon frère, au plus noble des hommes!… Et pour qui?…
— Arrête!
— Ce Philippe, qui signe cette odieuse lettre, c'est bien Philippe d'Orlhac, n'est-ce pas?
— C'est lui.
— Il a vingt-sept ou vingt-huit ans?
— Pas davantage.
— Et vous en avez près de quarante. »
Un léger sursaut du buste, le palpitement des longues paupières, la pâleur accrue : tels furent les signes, presque imperceptibles, de souffrance.
— « Mais ce garçon n'a rien d'extraordinaire! » s'écria Charlotte. « Il est entré dans la diplomatie parce que c'est une carrière de parade. Et il reste au ministère pour ne pas quitter Paris, où il s'amuse. Voilà le rival que vous donnez à Édouard!…
— Ma pauvre enfant!… Si tu soupçonnais ta naïveté!…
— Ma naïveté… Elle est morte!… Vous l'avez tuée, Marcienne. Vous étiez mon culte, mon adoration, mon modèle… Maintenant, je ne verrai plus que des abominations et des trahisons dans la vie. »
Les paroles vibrèrent dans un frémissement de douloureuse sincérité. Jusqu'à présent, Charlotte, par la gaucherie de ses questions, la raideur où elle forçait son angoisse de petite fille prête à fondre en larmes, manquait totalement du prestige que réclamait son rôle.
Mais soudain, elle fut elle-même. Elle eut l'accent de sa propre catastrophe morale. Son cri cessa d'être conforme à son attitude de surface. Il jaillit des profondeurs. Une intense émotion troubla Marcienne.
— « Ah! Charlotte… ma petite sœur!… Ah! quelle fatalité!
— Ne m'appelle plus ta sœur, Marcienne!… Je ne la suis plus. Je suis la sœur d'Édouard, de cet admirable grand homme, que, maintenant, ton existence même outrage!… »
L'impétuosité des mots, le tumulte des sentiments, les sanglots éclatèrent. Et le tutoiement revenait, parmi les lambeaux sanglants de tendresse déchirée. Car ce n'était plus la sage petite Mme Fromentel, guindée jusqu'à l'accomplissement d'un effarant devoir : c'était Lolotte, éperdue de détresse, jetée dans une situation trop forte, et ne comprenant plus, ne voyant plus clair même dans sa propre conscience, à sentir qu'en face de la belle-sœur coupable, elle ne parvenait pas à la haïr, qu'elle subissait toujours son charme tendre, sa domination d'altière douceur, et qu'une tentation lui venait d'aller pleurer sur son épaule.
— « Comment as-tu pu faire une chose pareille… toi, Marcienne? Et tu ne t'en repens pas… Tu ne le regrettes pas!… Tu n'as pas l'air d'en souffrir…
— J'en souffre devant tes larmes, Charlotte. Je sacrifierais, — non pas mon amour, — mais ma vie, pour que tu n'aies pas lu cette lettre.
— Ton amour!… C'est à moi que tu dis cela!… Tu me donnes à entendre que ce misérable amour t'est plus précieux que l'existence, que ma sécurité morale, ma confiance en toi!…
— S'il ne m'était pas cher au delà de tout, je serais pire que tu ne me supposes.
— Cher au delà de tout!… Mais tu blasphèmes! Tu préfères un Philippe d'Orlhac à Édouard?
— Je ne les compare pas.
— Que t'a fait mon frère? Réponds-moi franchement. A-t-il eu envers toi des torts que j'ignore?
— Aucun.
— Sa froideur n'est qu'apparente, tu le sais bien, Marcienne. Il ne débite pas des fadaises sentimentales… Mais quel grand cœur que le sien! Et il t'aime, Marcienne, il t'aime!… d'une façon à laquelle je ne songerai plus sans épouvante.
— Ma tendresse pour lui, je te l'assure, Charlotte, est immense.
— Tais-toi. Tu n'as pas le droit de parler de ta tendresse pour lui.
— Je ne puis pas t'en vouloir de t'exprimer de la sorte. J'aurais sans doute dit des paroles semblables, en jugeant une situation telle que la mienne, il y a seulement quelques mois.
— Ah?… Et le crime que tu aurais condamné, maintenant que tu l'as commis, te semble justifiable?
— Bien mieux : je ne puis même pas me persuader que cette révélation nouvelle, profonde, foudroyante, de la vie, comporte quelque chose de criminel. »
Charlotte écarquilla les paupières, ouvrit toutes grandes les claires fenêtres de ses yeux. Mais rien n'y entra des sombres lueurs dont fulgurait l'âme de Marcienne.
La petite belle-sœur eut un mot de violence :
— « Les assassins tiennent aussi des raisonnements pareils.
— Oui, peut-être… » dit rêveusement Mme de Sélys. « Ceux qui raisonnent, du moins. Et les autres, inconsciemment. C'est la réflexion que je me suis faite, dans l'étonnement du mystère que j'ai découvert en moi.
— Ce mystère n'est pourtant pas compliqué, » murmura Charlotte.
Ses pleurs s'étaient taris. La contraction des nerfs faisait par instants tressauter les muscles délicats de son visage. Un sourire avisé, furtif, d'un dédain qui s'appliquait, vint soulever la lèvre, puis se fondit dans le gercement d'un frisson.
— « Qu'est-ce que tu veux dire? » demanda Marcienne.
Elle avançait la tête, un peu inquiète, mais sans aucun redressement défensif contre l'offense probable. Plutôt avec une espèce de sollicitude pour les tourments baroques dont la naïveté de sa belle-sœur devait aggraver la tristesse logique de leur situation.
— « Qu'est-ce que tu veux dire… que ce mystère n'est pas compliqué?
— Oh! ne me force pas à m'avouer à moi-même ce que je devine… ce qui m'écœure!… »
Le mot heurta le calme de Marcienne comme une pierre la surface unie d'un étang. Un tressaillement passa, en ondes vives, puis apaisées, et qui, soudain, moururent.
— « Va, parle… Parle, Charlotte, de ce que tu ignores… Comme je le ferais moi-même à ta place, comme nous le faisons tous quand nous nous jugeons les uns les autres. Ce n'est pas de moi qu'il s'agit, mais de la douleur que j'ai mise en toi. Crie-la, cette douleur, ma pauvre enfant. Qu'importe si tu me blesses! »
Quel secret de dignité était en cette hautaine créature? Comment, dans un si tragique défilé, se maintenait-elle sur les sommets, d'une démarche noble et sûre, tandis qu'elle aurait dû se débattre d'horreur au fond du précipice? Nulle arrogance d'ailleurs dans son accent, nulle vibration d'orgueil. Une certitude singulière, une mélancolie profonde, et une émouvante pitié. Mais pitié pour qui?… Pour Charlotte sans doute… Pour Édouard?… Qui sait? Et pour toutes les misères des cœurs, auxquelles sa passion la rendait compréhensive… Pour tout ce qu'il y a de mesquin, de fatal et d'amer dans la poursuite impérieuse du bonheur.
Charlotte cependant, étreinte par cette supériorité, se taisait. Marcienne insista. Et la jeune femme, balbutiante, finit par dire :
— « Ah! cette idée qui me remplit de honte pour toi, pour moi, pour nous tous… qui me fait prendre en dégoût l'amour, le monde entier, tout ce qui existe!
— Quelle idée?
— Édouard a cinquante-cinq ans. M. d'Orlhac n'en a pas trente. Et ce n'est pas de platonisme qu'il te parle dans son odieuse lettre… Toi, Marcienne, toi!… C'est pour cela que tu trompes l'homme admirable qu'est mon frère… que tu exposes son honneur… sa vie peut-être… Car tu sais bien qu'il en mourrait. »
Sur le beau visage de Mme de Sélys, depuis le cou jusqu'aux racines des cheveux relevés, la marée rose du sang surgit d'un flot brusque, s'étendit, resta.
Elle s'accouda, les doigts au front, les paupières closes.
Et elle ne dit rien.
Charlotte l'épia, déconcertée.
C'était l'accusation suprême qu'elle avait lancée là, et même avec un scrupule de la formuler, cette petite épouse gentille, tendre et froide, qui se croyait éprise de son mari et lui avait donné trois enfants, tout en conservant une indifférence physique et une antipathie morale pour les manifestations sensuelles de l'amour. Ces manifestations, il faut le dire, avaient été bornées, de la part de Jacques Fromentel, par le principe qu'il professait et exprimait suivant la formule classique : « On ne traite pas sa femme comme une maîtresse. »
Et, de fait, sans trop savoir comment on peut traiter une maîtresse, Charlotte envisageait vaguement, dans le désir trop ardent de l'homme, dans ses caresses trop vives, quelque chose de dégradant pour la femme. Elle entrevoyait ce domaine obscur avec l'intolérance rendue plus rigide par la curiosité inavouée, le dépit inconscient, qui pince les lèvres et aigrit la voix des vierges vieillies et des épouses trop chastes.
Douée d'une joliesse exquise, à qui l'on faisait fête, et d'une mansuétude charmante, Charlotte hérissait d'aussi peu d'angles que possible le petit glaçon de sa vertu. Toutefois elle gardait, pour les coupables amoureuses, ce « Comment peuvent-elles? » qui plisse de dégoût les lèvres que n'ont jamais affolées les baisers.
Et c'était Marcienne, — cette Marcienne tant admirée, toujours vue si haut planante, cette femme qui portait le nom illustre de son frère, dépositaire d'un repos si précieux, d'un honneur si sacré, c'était cette sœur aînée, maternelle à sa jeunesse, qui glissait au plus vil péché, dans les bras d'un homme de dix ans moins âgé qu'elle!
Pourquoi ne repoussait-elle pas au moins l'imputation de folie charnelle? Pourquoi n'avait-elle pas une protestation, pas un geste pour se soustraire au bas soupçon dont Charlotte eût voulu écarter l'horreur? Que n'invoquait-elle quelque chimère de compassion, de dévouement, un entraînement romanesque?… Mais cette rougeur d'aveu!… Et maintenant ce silence… Ces paupières abaissées, voilant un abominable rêve…
Marcienne songeait au miracle de la volupté magnifique… à l'extraordinaire unisson de deux êtres de chair dont les fibres et les nerfs s'attirent de l'attraction irrésistible qui rend foudroyantes les grandes forces de l'univers. Elle songeait que les ardents nuages magnétiques, — lorsque, du fond le plus lointain de l'espace, le vent les jette l'un vers l'autre, — ne peuvent pas se soustraire à l'union prodigieuse dont toute l'immensité s'illumine. Et qu'ainsi deux créatures humaines, qui marchaient calmes et inconscientes de leur puissance passionnelle avant de se rencontrer, sentent, quand leurs yeux se croisent enfin, quand leurs mains se touchent, que la fatalité d'un bonheur formidable est sur eux. L'étreinte leur devient inévitable, comme l'éclair aux nuées.
Tout disparaît devant la loi despotique de leur amour. Quelque chose d'infini passe dans leurs joies, comme si la Nature y condensait tous les secrets de la vie et de la mort. Car le couple élu pour cette rare félicité de la chair rentre dans l'ordre parfait, réalise le phénomène essentiel, résume dans un baiser de feu l'harmonie des mondes. Auprès d'une union pareille tous les autres mariages, légitimes ou illégitimes, ne sont que des ébauches d'amour, des essais plus ou moins durables, des erreurs plus ou moins douces de l'imagination et des sens.
Marcienne, le front sur sa main, sous l'ombre de ses paupières, vit les yeux de son amant, sa bouche… Elle sentit autour d'elle les bras d'adoration et de caresse qui l'avaient emportée dans les régions divines, sur les sommets de lumière, dans les au-delà fabuleux qu'elle eût ignorés toujours…
Comment le regret et le repentir seraient-ils venus? Elle n'avait au cœur, à côté de sa passion, qu'un grand désir de la mort, un désir qui, brusquement, l'avait saisie le jour où elle s'était éblouie devant la beauté de son amour. Toute sa vie n'avait été qu'une marche à tâtons vers la minute resplendissante. Redescendrait-elle dans la nuit les chemins qu'elle avait montés vers l'aurore? Que pouvaient être les lendemains d'une félicité pareille?
Si elle l'eût goûtée à vingt ans, peut-être eût-elle imaginé qu'un si complet bonheur était le pain quotidien de l'existence, qu'il devait être éternel ou qu'il se renouvellerait à l'infini.
Mais elle en avait trente-huit. Elle avait sondé les choses et les êtres, les joies et les douleurs, par toutes les forces intuitives de sa nature d'intelligence et de sensibilité. Il y a quelques semaines seulement, n'aurait-elle pas juré qu'elle connaissait la mesure de tout, ayant au moins tout imaginé de ce qu'elle n'avait pas ressenti?
Aujourd'hui, elle en arrivait à se demander comment, avant de connaître Philippe, elle concevait l'amour. Et elle n'y parvenait pas. Elle prenait en pitié son ignorance antérieure.
Du moins elle en savait assez pour connaître que rien ne dure, pour observer l'affreuse rapidité des jours, pour compter les heures de grâce accordées à sa jeunesse finissante.
Et voilà pourquoi Marcienne souhaitait d'un âpre vœu quelque mort soudaine et douce.
N'est-ce pas la seule éternité qui pouvait être accordée à son rêve? Des siècles n'y ajouteraient rien. Il suffirait pour qu'il fût impérissable qu'elle ne le vît pas finir.
La voix de Charlotte la tira de sa rêverie.
Mme de Sélys regarda cette enfant.
Comment lui faire comprendre ce qu'elle-même, Marcienne, malgré ses années en plus, sa supériorité d'organisation, sa curiosité de la vie, n'eût pas compris quelques mois auparavant, n'eût jamais compris peut-être sans le piège de lumière et de folie où l'avait prise le destin?
On lui avait tant fait la cour! Elle se sentait naguère encore si sûre d'elle-même, dans sa méfiance amusée des protestations que le désir met aux lèvres des hommes. Elle se serait condamnée d'avance sur la simple vision de sa conduite actuelle. Comment Charlotte ne la condamnerait-elle pas?
— « Ainsi, » disait la jeune femme, « tu te renfermes dans ton silence, Marcienne? Tu ne daignes me donner aucune explication, tu ne veux prendre aucun engagement?…
— A quoi bon? Corrige-t-on la fatalité par des paroles?
— Je la corrigerai par des actes.
— Que feras-tu?
— J'avertirai mon frère.
— Malheureuse enfant! Ne vaudrait-il pas mieux que tu prisses une arme pour le tuer?
— Je cesserai de te voir en tous les cas, Marcienne. Je n'entrerai plus dans cette maison où ton mensonge habite.
— Ce serait tout révéler à Édouard.
— Tu ne veux pas que je joue un rôle dans ta comédie, que je devienne ta complice?
— Je ne veux que sauver de la douleur celui que j'offense malgré moi. C'est bien assez du mal que je t'ai fait, ma pauvre Lolotte.
— Pourquoi n'as-tu pas le courage de ta folie, ne divorces-tu pas?
— Parce que ni Édouard ni moi nous ne pourrions vivre l'un sans l'autre. »
A cette étonnante réponse, Charlotte eut un moment de stupeur. Puis, affolée d'incompréhension, d'impuissance, elle s'écria :
— « Eh bien, j'irai trouver M. d'Orlhac. Je le supplierai ou je le menacerai. Si c'est un homme d'honneur, il renoncera à toi. »
Marcienne, sans répondre, posa sur Charlotte un long regard indéfinissable.
Il y eut un silence. Toutes deux maintenant se tenaient debout, face à face. Et, brusquement, dans cette confrontation, le sentiment de ce qui les divisait sombra en elles, tomba au second plan de leurs âmes, subit comme une courte éclipse. La douceur intime et ancienne de leur amitié ressurgit. Un long flot de tendresse monta, dans une horreur étonnée de la lutte. Pouvaient-elles se traiter en ennemies? Mais que s'était-il donc passé? Pourquoi n'avaient-elles pas prononcé le mot qui les aurait fait se comprendre? Il devait exister, ce mot. Rien n'était irréparable. La triste chose pouvait finir, s'oublier, s'effacer comme un mauvais rêve.
Charlotte surtout, si longtemps pliée à l'influence de cette sœur qu'elle admirait, et dominée à cette minute même par le mystère, par le calme d'une nature vraiment supérieure, — plus enfant aussi, plus crédule aux miracles des revirements et des réparations, — admit soudain et sans cause la possibilité d'un remède.
— « Marcienne… j'avais tant de chagrin!… Pardon si je t'ai blessée… Je ne te juge pas, je t'implore… Dis, tu ne voudras pas notre malheur à tous!… »
Des larmes noyèrent les yeux de Mme de Sélys.
— « Lolotte!… Chère petite Lolotte!…
— Marcienne… j'en mourrai!
— Tais-toi, oh! tais-toi!… »
Elles s'étaient rapprochées. Elles s'étreignaient à présent, frémissantes de sympathie, d'angoisse. La tête blonde s'appuyait sur l'épaule plus haute. L'aînée entourait la cadette de ses bras, avec un bercement imperceptible, comme pour une petite fille que l'on console.
— « Pourquoi as-tu fait cela, Marcienne?
— Je ne puis pas te le dire.
— Je t'aimais tant!… Et maintenant… de t'embrasser ainsi, il me semble que je trahis mon frère.
— Ne crois pas une pareille chose.
— J'ai eu des idées affreuses. J'en aurai encore. Comment vivre entre vous deux désormais?
— Hélas! pauvre enfant, ce n'est pas moi qui peux te le dire. Toute sollicitation de ma part pour assurer son repos, à lui, aurait l'air de réclamer ta complicité.
— Comment!… Ta fierté ne me demande rien! Tu me laisses libre d'agir?
— Absolument libre.
— Mais je ne sais pas ce que je dois faire. Et quoi que je fasse ou non, je deviendrai folle de douleur.
— Tu as tes enfants, Charlotte. Oublie le reste et ne pense qu'à eux.
— Je suis l'enfant de mon frère. Il m'a élevée. Je lui dois tout. Voilà ce que je n'oublierai jamais. »
Un retour d'hostilité sur cette parole. Un recul.
— « A toi de voir, » dit Marcienne, « si, en l'éclairant, tu lui rendrais le bien qu'il t'a fait. »
Ce fut le seul effort où condescendit l'orgueil de Mme de Sélys, pour inciter sa belle-sœur au silence.
— « Et… tu es décidée, Marcienne?… Tu reverras M. d'Orlhac?
— Sur ceci, je n'ai pas à te répondre. »
Les fronts et les cœurs de nouveau redressés. Les yeux durcis. Une désolation d'espace entre les âmes.
— « Adieu, Marcienne.
— Au revoir, Charlotte. »
Et comme la jeune femme soulevait la portière :
— « Ne viendras-tu pas dîner ce soir?
— Je ne le peux pas. Adieu. »