Lèvres closes
IV
Le lendemain matin, dans son cabinet de toilette, au moment de prendre sa douche, Mme de Sélys éloigna sa femme de chambre.
Une fois seule, elle s'approcha du paravent de glaces, entr'ouvrit son peignoir, et tressaillit.
Devant les stigmates de colère et d'amour, violente prise de possession de sa chair, tentative désespérée d'étreindre son âme, — elle éprouva une joie orgueilleuse mêlée étrangement de soumission ; puis une aiguë réminiscence des délices ; et, par-dessus tout, un sentiment de fatalité sombre et forte, une impression de mystère.
Ce qui la ravit, ce furent moins les traces meurtrières des doigts sur la rondeur délicate, élancée du cou, qu'un signe farouche écartelé au-dessus du sein gauche.
Trois fines meurtrissures de pourpre violacée s'effilaient, se divisaient en s'éloignant d'un centre plus large, semblaient l'empreinte d'une patte griffue d'oiseau, ou bien une éclaboussure de sang, si rudement projetée là, qu'elle se serait incrustée sous la peau transparente.
Sur la poitrine pleine, lisse et neigeuse, cela éclatait comme un hiéroglyphe passionné.
Marcienne contemplait avec un singulier transport ce visible témoignage… C'était Philippe lui-même, toute sa jeune ardeur ombrageuse, qu'elle portait là, dans sa chair.
Lentement, elle appuya son doigt sur la place meurtrie pour y éveiller une douleur. Et il lui plut d'en souffrir un peu.
Cet enfantillage de passion devait la charmer pendant plusieurs jours. Elle, pourtant si peu perverse, goûta vivement les petites ruses qu'elle dut inventer pour éviter le décolletage des dîners officiels, l'intrusion de son mari dans sa chambre, l'empressement de sa camériste. Marcienne eût voulu rester ainsi à perpétuité, tellement stigmatisée d'amour que nuls regards autres que ceux de l'amant ne pussent, au péril de son redoutable secret, effleurer sa personne. C'était souhaiter le pire danger. Mais le danger même, en cette période affolée, la grisait.
Pour peindre l'état d'exaltation amoureuse où vivait Mme de Sélys, on ne saurait mieux faire que de transcrire la lettre en vers qu'elle écrivit à Philippe d'Orlhac, au lendemain de cette soirée où peu s'en était fallu qu'ils ne mourussent ensemble, sans autre cause d'une si criminelle folie que l'excès même de leurs sensations.
La pauvre femme si coupable, et qui allait tellement en souffrir, a mérité, — ne fût-ce que par la sincérité de sa nature et son noble besoin de sacrifice en amour, — la divulgation (qui, si ce n'était pour la justifier en une certaine mesure, serait une trahison) de la page où elle exhala son cri de passion et son vœu de mort. L'appréhension, la mélancolie qui lui inspiraient ce vœu, sauvent la hardiesse de la confession sensuelle. Et l'accent de fatalité donne à penser qu'un tel amour échappait peut-être au contrôle de la volonté humaine, et doit, par conséquent, rester soustrait à la condamnation des jugements humains.
Voici les strophes que reçut Philippe, dans la petite maison de la rue Ribéra : — strophes qui le jetèrent dans le plus délicieux enivrement du cœur et des sens, — vers de flamme et de caresse auxquels il dut l'heure la plus merveilleuse de sa vie, et que pourtant, par l'inconséquence des passions humaines, il allait transformer bientôt en un instrument de torture morale, — le plus atrocement cruel, — pour la femme adorée qui les lui adressait.
A PHILIPPE