Lèvres closes
III
Marcienne descendit du fiacre au coin de la rue Mozart.
Elle paya le cocher, lui donna plus qu'elle ne devait, par manque d'habitude, car, n'ayant jamais, jusqu'à cette époque de sa vie, pratiqué les courses mystérieuses, elle ne connaissait guère que sa propre voiture.
Puis elle s'engagea dans la rue Ribéra.
Quel sens avaient pris pour elle les trois syllabes du nom de ce maître espagnol! Quel sens plus pénétrant, le singulier décor de cette rue lointaine d'Auteuil, dont la pente, généralement déserte, descend entre d'anciens jardins, le long de clôtures par-dessus lesquelles pendent des branches.
Ces arbres enfermés représentent les débris des bois qui, naguère encore, résistaient à la lente conquête de la ville, à la marche en bon ordre de l'armée formidable des maisons. Ilots de verdure, transformés en petits parcs autour de villas particulières, ils disparaissent l'un après l'autre. La valeur des terrains augmente à l'ouest. L'emplacement d'une charmille est un capital perdu. On déracine pour bâtir. Déjà, vers le haut de cette pittoresque et verdoyante rue Ribéra, des constructions dressent leurs sept étages, dans l'horreur accrue des façades prétentieuses, des encorbellements lourds, des ferrures peintes en bleu pâle et des petits bandeaux de faïence aux tons criards.
Marcienne franchit vite cette région de modernité vulgaire.
Au delà, tout de suite, l'impression de dépaysement, d'existence lointaine.
Les secs trottoirs d'hiver sous la retombée des branches. Les nobles et tristes formes des grands arbres dépouillés. La vie mystérieuse des demeures entrevues dans le cadre des grilles, et qui semblent abriter des sensations fortes et lentes. La ouate basse du ciel de décembre déchiquetée aux ramilles noires. Et le parfum âcre, brumeux, qui monte des terreaux, des racines, des chrysanthèmes morts, des lierres vivaces.
Une impression morne et recueillie de province, une haleine de solitude forestière, avec une pointe aiguë de réminiscence nostalgique.
Marcienne aspirait ces choses, leur ouvrait toute son âme, déjà grisée de rêve, les yeux alanguis, les narines palpitantes.
Elle entrait dans son univers passionné. Elle était au seuil du merveilleux abîme, de l'au-delà, du surhumain.
Elle s'arrêta devant une grille étroite, murée à l'intérieur par des volets pleins, qui ne laissaient rien voir.
Elle l'ouvrit, la franchit et la referma, furtive et preste.
Dans le jardin, elle s'arrêta, la main à sa poitrine gonflée, où le cœur bondissait follement.
Une joie douloureuse l'oppressait. Dès cette première minute, tout ce qu'il y avait dans son amour de voluptueux et de tragique, tout ce qui en faisait l'ivresse et l'amertume, se précipitait en elle, y jetait cette exaltation douce et en même temps terrible, qui semblait à Marcienne la saveur suprême de la vie.
Son amour… Il était là, partout, dans cet asile secret et cher. Il se levait passionnément de toutes choses : de la pelouse étroite, où le gazon se poudrait d'une poussière de brouillard ; des corbeilles, où la sollicitude entêtée de l'amant voulait maintenir des fleurs en plein décembre ; de l'allée tournante, où le gravier criait une discrète bienvenue ; du petit porche à colonnettes, au fronton duquel s'échevelaient des ramuscules morts de glycine.
Les yeux de Marcienne effleuraient chaque trait du blême jardinet d'hiver, chaque détail de la façade, avec une caresse attendrie. Stables images des heures miraculeuses et fugitives. Apparences qui subsisteraient en elle à travers tout l'avenir obscur, jusqu'aux portes de la mort… Oui, toujours, toujours, elle les verrait. Et c'était le seul « toujours » dont la certitude fût permise à sa jeunesse déclinante.
Une pâleur à la joue, Mme de Sélys entra.
Il était à peine trois heures et demie. Philippe ne serait pas encore là. Elle le savait.
Le jeune homme n'habitait pas cette villa, louée uniquement pour leurs rendez-vous.
Il demeurait avec sa mère, dans un superbe appartement de la place Vendôme.
C'était pour ne pas quitter Mme d'Orlhac, et non, comme l'avait insinué Charlotte, pour mener à Paris une vie de plaisirs, que le jeune diplomate s'était fait donner un poste au ministère des Affaires Étrangères, plutôt de d'accepter le secrétariat d'ambassade auquel il avait droit.
Philippe, sous certaines apparences de futilité mondaine, et avec ce scepticisme d'attitude qui est le costume d'élégance morale de rigueur à notre époque, était un être de tendresse, de chimère, de vive sensibilité.
Un courant d'idées, une mode d'opinion, en façonnant les gestes de tous, laisse intact le caractère de quelques-uns. Vers 1830, il y a eu des romantiques au cœur sec ; et, pour un petit nombre qui s'exaltaient sincèrement, combien restaient glacés tout en pinçant de la guitare lyrique.
Aujourd'hui, il faut être féroce. Mais les larmes qu'on n'étale plus au dehors ne laissent pas que de couler en dedans. L'égoïsme, la négation, la « blague », sont pour certains les traits du visage véritable. Mais pour d'autres ce n'est qu'un masque retenu par la fierté.
Jusqu'à vingt-huit ans, Philippe d'Orlhac avait essayé d'être de son époque. Il avait eu des maîtresses, et se vantait de ne leur avoir jamais dit : « Je vous aime. » Il cachait comme une faiblesse inavouable son culte pour sa mère, la soumission où il restait volontairement vis-à-vis d'elle, plus troublé de lui causer un chagrin que, dans son enfance, de subir une de ses gronderies. Il se défendait d'un enthousiasme ou d'une admiration autant que d'une impulsion basse. Il affectait de goûter dans l'art l'intellectualité seule et de mépriser le sentiment.
De bonne foi, il se composait une tenue morale en contradiction avec sa nature secrète. Il en subissait le malaise sans se l'expliquer. C'était un enfant. Il ne se connaissait pas.
Mais il rencontra Marcienne de Sélys.
Et ce fut, dans ce cœur neuf, intact, — prisonnier dont on ouvrait le cachot et qui découvrait la splendeur du soleil, — un éblouissement de passion ; chez cet être jeune, ardent, crédule, qui se croyait vieux de tous les siècles de pensée humaine, qui se jugeait indifférent, sceptique, une éclosion de miracle, une apothéose de chair et d'âme à illuminer toute l'existence.
Lui qui se renfermait dans l'artificielle forteresse de son MOI, qui s'appliquait à cette culture taciturne et altière de sa personnalité, il se donna avec confiance, avec fougue, avec une tendre prodigalité de tout son être. Et il éprouva un bonheur extraordinaire à se donner ainsi. Il eut l'émerveillement de ce qu'il croyait un miracle, alors qu'il rentrait seulement dans la véritable ordonnance de sa nature. Il attribua ce miracle à la grâce unique, incomparable de Marcienne. Il adora cette femme avec l'illusion d'un amant à son premier amour, — l'illusion qu'elle seule aurait pu lui ouvrir les portes du ciel inconnu, et que, s'il la perdait, ces portes se refermeraient pour toujours. Il eut la reconnaissance agenouillée d'un adolescent, avec la fierté ombrageuse, le prestige de volonté et d'intelligence, l'entente des choses sensuelles, qui sont le fait de l'homme.
Marcienne songeait à la beauté, à la spontanéité de ce jeune amour, tandis qu'assise dans le petit salon de la rue Ribéra elle attendait Philippe.
Tous les jours, vers cinq heures, en sortant du ministère, il courait à Auteuil. Il s'enfermait dans leur chère maison, sans jamais être sûr que Mme de Sélys pourrait l'y rejoindre, car n'était-elle pas entourée de toutes les barrières de la prudence et des nécessités mondaines? Il écrivait ou lisait jusqu'au moment — tardif par bonheur aujourd'hui — des dîners en ville.
Il s'habillait là, sans valet de chambre, et partait, morose ou enivré, suivant que Marcienne était ou non venue.
Le domestique sûr, réservé au service de la villa, ne paraissait que le matin. L'horreur des curiosités serviles, plus que le danger, faisait écarter par les amants toute présence mercenaire.
Mais, par les ordres de M. d'Orlhac, tout, dans le nid étroit, si soigneusement paré, était prêt à partir de midi pour une arrivée inopinée de Mme de Sélys. Un caprice de nostalgie ou de rêve y amenait parfois la jeune femme, comme en cet après-midi où elle accourait se réfugier là, toute meurtrie de son entretien avec Charlotte.
La tête au dossier de la bergère, dans le silence passionné, dans l'arome des fleurs dont s'imprégnait la tiède atmosphère, Marcienne réfléchissait.
Un sourire de tendresse mélancolique flottait à ses lèvres. Elle regardait au fond d'elle-même, dans l'arrière-plan de détresse obscure qui se creuse sous une passion telle que la sienne, et elle trouvait une volupté étrange à la secrète souffrance qu'elle éprouvait seule, que seule elle connaissait. Tout à l'heure, quand l'adoré viendrait, avec quelle joie triomphante elle lui ouvrirait ses bras, elle lui tendrait sa bouche! Comment se douterait-il des ombres que mettent au cœur d'une femme de cet âge, et qui aime, les lointains déjà profonds de la vie? Elle-même y penserait-elle encore dans l'étourdissement de l'ivresse? Sous les baisers de Philippe, ne trouvait-elle pas la sensation d'existence indomptable et éternelle qui doit être la respiration des dieux? Et quand, tremblante et mortelle, Marcienne retombait sur la terre, tout le tragique des hiers et des lendemains, qu'ignoraient les vingt-huit ans de Philippe, ne devenait-il pas une source de volupté sombre? Aurait-elle renoncé, même pour l'insouciance de la jeunesse, qui ne sait pas goûter la vie, à l'intense, à l'amère saveur de ses joies formidables et précaires?
Ah! ce qui la faisait si grande!… La mort en soi de l'égoïsme, l'acceptation du destin, la tendresse non point seulement pour l'amant d'aujourd'hui, pour l'amant éperdu de passion, mais pour le fatalement infidèle de bientôt, pour celui qui s'écarterait de son chemin, pour l'être qui portait en lui-même, sans le savoir et sans le croire — mais elle savait, elle! — l'infinie douleur des jours à venir.
Elle l'aimait!… Comme elle l'aimait pour l'enchantement des heures présentes, et pour le martyre que, malgré lui, malgré son adorable cœur, il ne pourrait pas ne pas lui infliger plus tard.
Capable de savourer, d'approfondir des émotions pareilles, Mme de Sélys ne se croyait pas tenue d'y renoncer, même pour son mari, même pour Charlotte. Elle eût protesté devant Dieu même de son droit de vivre un tel rêve.
Extase de mélancolie, de sacrifice tendre, merveilleux frissons de la chair : c'était la cime de son destin qu'elle atteignait. Qui donc l'eut empêchée d'y monter?
Un grincement de la grille — si léger, mais qu'elle entendit — la souleva vers une fenêtre, dont elle écarta le rideau.
A travers l'ombre complètement tombée, elle devina plutôt qu'elle n'aperçut Philippe.
Elle toucha le commutateur électrique. Des lueurs jaillirent. Les gerbes de roses, de lilas, dans les vases aux formes bizarres, surgirent triomphalement de la nuit. Elle reconnut la certitude de l'amour… les pas dans le vestibule…
Oh! son cœur qui bondit! Et, dans ses veines, le grand flot de suavité tumultueuse…
Le voici, l'amant. Il entre :
— « Tu es là!… J'ai vu la lumière… Ah! que je suis heureux! »
Tout de suite leurs bras se sont noués aux bustes, leurs lèvres se prennent.
Les subtilités de leurs âmes s'évanouissent dans l'attraction impérieuse des corps. Et c'est la commotion bouleversante, la défaillance, toujours nouvelle et comme imprévue, de la première caresse. Cet homme jeune et ardent, cette femme aux nerfs fougueux et délicats, s'aiment avant tout de tous leurs sens.
L'appel réciproque de leurs fibres vivantes est si net, si violent, qu'ils en souffrent, — palpitants, écrasés, — dans le coup de foudre de chaque rencontre. Ils délirent, tremblent et s'émerveillent tout d'abord de s'effleurer.
Puis ce désordre s'apaise. Les vœux de la chair se précisent. Ils retrouvent le discernement des baisers.
— « Viens… » murmure à Marcienne la voix altérée de Philippe. « Viens… je t'aime… je te veux… à moi… toute. »
Elle marche, enivrée, dans son étreinte.
Elle se laisse entraîner vers les demi-ténèbres de leur chambre.
Ni résistance calculée, ni coquetterie. Ils sont tous deux dans la grande passion dévorante, qui n'a pas besoin de subterfuges, d'aiguillons.
Ils ont l'un de l'autre une soif égale. Et cette soif ne ressemble pas aux fièvres d'imagination qu'ils ont pu connaître — lui, dans des aventures sans sincérité ; elle, dans deux mariages : le premier, de virginale ignorance, le second, d'enthousiasme intellectuel.
Ils découvrent ensemble le paradis de leur amour. Chacun est pour l'autre l'initiateur involontaire, par la seule ingéniosité de sa tendresse.
Leurs baisers se façonnent à leurs lèvres, parce que ce sont leurs lèvres, sans qu'aucune science perverse, aucune furtive réminiscence, n'émousse la saveur violente, aiguë et neuve de leurs caresses, l'émerveillement de leurs audaces dans le mystère des voluptés.
Et maintenant ce sont les premiers mots de la causerie qui suit l'extase : cette causerie chuchotée des âmes blotties l'une contre l'autre comme le sont les corps heureux ; ces paroles qui, dans leur folle et câline douceur, gardent des frôlements, des soubresauts de chair frémissante.
— « Alors… tu m'aimes?
— Oh!… si je t'aime!…
— Tu as pensé à moi depuis avant-hier?
— Tout le temps, ma chérie. Je ne pense que trop à toi, mon Dieu!…
— Pourquoi, trop? »
Il ne répond pas tout de suite. Un reflet de souffrance passe dans ses yeux, que l'ombre et la passion remplissent d'une splendeur obscure. Et Marcienne y distingue le mal de jalousie dont il souffre, parfois jusqu'à l'injustice, jusqu'à la fureur. Elle regrette sa question. Mais dans la pression soudain plus étroite dont elle l'enserre, Philippe se domine, refoule en lui-même l'élan cruel, cherche sa réponse à la surface des impressions troubles.
— « J'ai tellement ton nom dans le cœur, dans la pensée, sur les lèvres, que je crains toujours qu'il ne m'échappe. Par moments… figure-toi… je sursaute… je crois l'avoir prononcé distinctement… Comme ces gens qui s'endorment à l'église, et qui se réveillent effarés, qui regardent leurs voisins avec inquiétude, croyant avoir parlé tout haut. »
Elle sourit, — moins effrayée d'une imprudence possible que d'une minute d'indifférence chez le jeune homme. Mais il est bien à elle. Il est sincère. Elle le contemple sous l'estompe de la fine obscurité. Cette belle tête, rayonnante de virile jeunesse, lui appartient. Cette chair, ce cœur, sont tout vibrants d'elle. Oh! la magnificence de la possession d'amour… Elle s'en extasie, Marcienne. Car, ce qui l'a fait souffrir dans le seul homme qu'elle ait aimé auparavant, dans son mari Édouard de Sélys, c'est la résistance latente de cet intellectuel, qui, sans cesse, et pourtant très épris, se défendait contre le sentiment.
L'orgueil d'Édouard n'admettait pas l'abandon complet à une femme, même à la femme qu'il adorait. Et celui-ci, ce Philippe, qui se livrait, qui se donnait, qui ne savait pas comment se donner assez, dût-il en souffrir!… Quel ravissement, quel attendrissement de tenir entre ses mains le bonheur d'un être si cher! Comme elle l'aimait pour sa confiance, pour la noble témérité qui consiste à ne rien garder par devers soi en amour. L'immensité tendre qu'elle sentait en elle-même était si bien faite pour accueillir le don merveilleux, pour abriter chaudement, profondément, le cœur candide et désarmé!
Elle glisse sa bouche contre l'oreille de Philippe. Elle murmure, — par un jeu où se plaît leur passion :
— « Qu'est-ce que je suis pour toi?
— Tu es mon idole adorée. »
Elle secoue la tête, — cette tête dont la fierté grave se disperse en mutinerie amoureuse, et qui, les cheveux défaits, paraît si jeune dans le désordre des dentelles.
— « Qu'est-ce que je suis?
— Ma passion… mon bien… mon tout.
— Non… Non… Dis vite. »
Alors il prononce le mot qu'elle attend, — ce mot que le respect de l'homme n'eût pas avoué d'abord à lui-même, mais que Marcienne a transfiguré, dont elle a fait un suprême symbole d'étreinte, de communion sensuelle, de périlleuse et divine folie.
— « Tu es ma maîtresse.
— Oui… Je suis ta maîtresse… TA MAÎTRESSE!… »
Elle serre les dents, pâle de la signification ardente. Les étoiles de ses yeux scintillent et sombrent entre le voile des cils. Elle fait répéter à Philippe, elle répète elle-même les syllabes dont la hardiesse d'aveu, dont même la sonorité nerveuse et crissante la grisent. Puis elle ajoute, la voix mollie en un roucoulement de rêve :
— « Tu es mon amant… mon amant!… »
Pour le lui redire, le jeune homme se met à genoux, délirant d'adoration :
— « Je suis TON AMANT!… »
N'est-ce pas leur destinée? L'exaltation de leurs sens et de leurs âmes, les puissances inconnues de vivre qui s'éveillent en eux, et dont eux-mêmes restent éblouis, ne leur crient-elles pas que tout au monde doit être erreur, excepté de telles indications, si hautement souveraines, de la Nature et de leur conscience, — non pas de la conscience artificielle que leur ont façonnée les morales humaines, mais du sentiment irrésistible, primordial, qui crée l'harmonie de leurs deux êtres.
Jusqu'à ce jour, Marcienne le croyait. Elle ne se découvrait aucun remords. Plusieurs fois, d'ailleurs, elle s'était dit : « Il n'est qu'une seule vertu absolue, la bonté. Ne pas faire souffrir, tout est là. » Et elle se plaisait à résumer la philosophie de son généreux cœur par cette phrase, — à propos de laquelle on la taquinait dans l'intimité :
« Mieux vaut commettre une grande faute que de causer une petite douleur. »
Mais aujourd'hui, dans l'enivrement du plus excessif bonheur, elle tressaille… Au fond d'elle-même, tout à coup, un sourd murmure de larmes… Elle revoit la petite figure blonde, crispée d'angoisse :
« Charlotte! »
Marcienne n'a pas prononcé le nom tout haut. Elle ne veut pas parler à Philippe d'une pareille tristesse, et dont la divulgation les mettrait tous trois dans une situation si délicate.
Mais il a senti leur splendeur d'amour s'assombrir, — comme, les paupières fermées, on devine le passage d'une nuée sur le soleil.
— « Marcienne, promets-moi que tu m'aimeras toujours!… »
Elle le regarde sans répondre, et il s'épouvante de l'amertume de son sourire.
— « Oh! chérie, pas ces yeux-là… Ils me font mal. »
Elle ne les éclaire pas. Elle les détourne.
Une violence monte au cœur de l'amant.
Il est sujet à des crises farouches lorsqu'il se heurte à l'inaccessible dans l'âme et dans l'existence de cette femme.
— « Ah! je sais bien que tu appartiens à un autre… »
Un silence.
— « Et tu l'as aimé!… »
Elle a un geste qui implore, mais qui ne proteste pas.
Philippe s'affole.
— « N'as-tu aimé que lui?… Que sais-je de toi pendant toutes les années où je ne t'ai pas connue?… Oh! ton passé… Oh! toutes tes paroles… tous tes pas… Oh! tout toi que je n'ai pas possédée… que je ne peux plus prendre… que tu ne pourrais plus me donner toi-même si tu le voulais!… »
La fauve douleur est déchaînée. Elle bondit dans sa prison de chair ; elle se plaint… et tout à l'heure elle va rugir aux barreaux de la cage, à la barrière des dents serrées.
En face d'elle, chez Marcienne, l'orgueil et le mystère se dressent. Toutefois, dans le silence de fierté, une clameur de passion retentit. Elle n'accordera pas une explication à la colère de son amant, mais elle se jette d'un élan sur cette poitrine orageuse.
— « Philippe… Tais-toi! Je t'adore!…
— Tu m'adores?… Et quand je te demande : « Toujours?… » tu hésites… Ce mot-là te fait peur! »
Peur!… Il ne sait pas si bien dire. Il ne connaît pas l'effroi des deux syllabes, — pour lui si longues, pleines d'éternité, — pour elle si courtes!
Qu'est-ce que le « toujours » de l'amour en l'espoir de cette femme si proche de quarante ans?… Elle frémit jusqu'au fond de son être d'une intolérable épouvante.
Et le reproche insensé du jeune amant l'accable. Lui expliquera-t-elle?… Oh! plutôt mourir. Il ne saura que trop vite! Elle songe au bourreau qu'il sera, et le noble pardon qu'elle lui accorde d'avance l'emplit d'une ivresse d'abdication, d'un attendrissement infini.
— « Oui… mon Philippe… je t'aimerai toujours. »
Trop tard. Il a mesuré, — dans un autre sens qu'elle, — tout ce que les fatalités de la vie ont mis de distance entre eux.
C'est la coutumière torture, — sourde et confuse, — mais qu'un geste, un mot, une nuance d'intonation suffit à rendre aiguë.
Oh! ce quelque chose en elle d'impénétrable, d'insaisissable, — ce quelque chose tissé par les années, par les acquisitions de l'intelligence et du cœur, par les souvenirs, le long de tous les chemins fleuris de sensations où elle a marché sans lui!… Comme il s'en exaspère, comme il en souffre!…
— « Si tu m'aimais, tu divorcerais. Nous serions complètement l'un à l'autre.
— L'un à l'autre?… Mon Philippe… Nous ne pouvons pas l'être plus que nous ne sommes. »
Et c'est vrai. Ils ne peuvent pas. L'obstacle suprême est en eux et non en dehors d'eux. L'épouserait-elle — si elle était libre — cet homme de dix ans plus jeune qu'elle? Ce serait une faiblesse dont sa haute nature est incapable, et dont sa prévision clairvoyante aperçoit trop bien les conséquences. D'ailleurs elle n'infligera pas à Édouard cet effroyable désastre.
Elle garde le silence. Les lèvres inertes, les yeux mi-clos, elle goûte l'âcreté secrète, le parfum de ciguë qui mêle à sa passion une saveur si tragique. C'est la grandeur et la rédemption de sa faute. C'est aussi le brûlant aiguillon qui la précipite éperdue aux profondeurs des précaires béatitudes.
Dans un délire d'âme et de sens, Philippe se penche vers elle. Une soif de meurtre et d'amour éclate aux prunelles passionnées. Marcienne connaît cette lueur trouble. Elle s'y enivre. Elle la brave.
— « Tue-moi, Philippe… Tue-moi!
— Ah! tu le voudrais… dit-il. Oui… mourons, mourons!… C'est le seul moyen de nous appartenir tout à fait. »
Elle jette un cri de volupté, de surhumaine délivrance :
— « Ah! mourir, mourir de ta main!… »
Leur exaltation est indicible. Au cou délicat de Marcienne, Philippe crispe ses doigts nerveux. Elle perd le souffle. L'extase de ses yeux va vers l'amant et vers la mort.
Mais, tout à coup, le jeune homme se rejette en arrière, passe la main sur son front.
— « Je suis fou… Je suis fou! »
Sur leur désordre une stupeur s'abat. Un instant après, ils sont aux bras l'un de l'autre.
— « Que s'est-il passé? Qu'avions-nous?
— Ah! Philippe… Ton hésitation… Quel dommage!… Ce serait fini… Je dormirais dans mon rêve.
— Tu l'as souhaité?
— Follement.
— J'ai vraiment voulu te tuer, Marcienne.
— Qui t'a retenu?
— La pensée que je n'avais pas une arme pour me frapper immédiatement après et tomber là, près de toi, sur ton corps. Un revolver, un couteau à portée de ma main… c'eût été l'affolement complet, la démence irrésistible. Mais la seule préoccupation du moyen matériel m'a rappelé à moi-même. Puis, ensuite…
— Quoi donc?
— Une autre idée… qui m'est venue en second, celle-là… en second seulement, je l'avoue.
— C'est?…
— Le souci de ton honneur de femme. »
Elle ne répond pas. Elle l'avait oublié. Maintenant elle frémit. Elle voit la scène. Les deux cadavres trouvés là, demain. Quel scandale! Édouard… Charlotte. L'injustice, l'abomination d'un tel crime contre eux… Et pourtant?… Ah!… De quel soupir au bord des lèvres vaguement souriantes, de quels yeux noyés de regret, Marcienne suit dans le néant la minute fuyante, la minute irréfléchie et terrible où la vie, l'amour et la mort fulguraient en apothéose, — la minute unique, et qui aurait dû être la dernière, car, sans doute, elle ne reviendra jamais.
— « Oh! » s'écrie Philippe. (Il écartait les dentelles sur la poitrine fraîche, aux contours délicieux.)… « Comme je t'ai marquée mienne! Ah! il te faudra cacher ta gorge… De quelques jours, au moins, personne autre ne la verra. »
Une ironie, une férocité encore. Mais la frénésie se condense en volupté furieuse. Il couvre de baisers qui sanglotent, qui mordent, cette peau blanche, si tendre et fine, où toute empreinte s'exagère, et sur laquelle ses ongles ont laissé leur net et tragique dessin.
Marcienne ouvre ses bras et les referme éperdument. N'est-ce pas le Bonheur qu'elle étreint sous la forme jeune, impétueuse et belle, de cet amant selon sa chimère et selon son désir, de cet amant dont la ferveur atteint l'extravagance altière de ses propres songes? Elle est à lui dans un emportement de sensations, — qu'il sait exalter encore. Car Philippe, malgré le tumulte de son cerveau et de son sang, s'attarde aux lenteurs dévotieuses, aux errances et aux flâneries de caresses, qui retiennent longtemps la bien-aimée dans les sentiers de leur brûlant paradis…
Cette soirée, ils se haussèrent jusqu'à la cime suprême de leur amour.