Lèvres closes
V
Après l'explication qui avait eu lieu entre les deux belles-sœurs, Mme de Sélys ne revit pas Charlotte de quelques jours.
Celle-ci se disait souffrante, s'enfermait.
Son mari vint rue Rembrandt, parut dans des réunions mondaines où les deux couples devaient se rencontrer. Elle l'y laissa aller seul.
Aux questions inquiètes d'Édouard, le peintre répondit en plaisantant : « Lolotte n'est pas plus malade que moi. C'est un caprice.
— Elle n'est pourtant pas fantasque, » fit observer M. de Sélys. « J'espère bien qu'elle n'a pas quelque contrariété. »
Marcienne écoutait, le cœur étreint.
— « Oh! pas par ma faute, » répliqua vivement Jacques Fromentel.
La franchise de sa voix et de son regard dissipa chez Édouard une légère anxiété. Il savait sa sœur heureuse en ménage. Mais il n'ignorait pas que ce bonheur nécessitait un peu d'aveuglement. Le peintre était sujet à de courtes infidélités, — de ces fantaisies de nerfs ou d'imagination, plus irrésistibles pour un artiste que pour tout autre, qui, aux yeux des hommes, ne comptent pas, et qui cependant suffisent parfois à briser le cœur d'une femme, surtout d'une femme aussi ingénue que Lolotte.
— « Vous savez, Jacques, » dit l'avocat, rassuré et riant un peu, « si quelque étourderie de votre part faisait du mal à cette enfant-là, je ne vous le pardonnerais pas.
— Je ne me le pardonnerais pas à moi-même, » déclara Fromentel, soudain sérieux.
Il ajouta :
— « Ne craignez rien. Je n'ai jamais été pour Lolotte un meilleur mari qu'en ce moment. Ce qu'elle a ne me préoccupe pas, puisqu'il s'agit d'un malaise qui n'a pas de cause. Moral ou physique, il sera passé bientôt.
— Tu n'as pas vu Charlotte, Marcienne? Pourquoi n'y es-tu pas allée? » demanda M. de Sélys en se tournant vers sa femme.
Celle-ci se troublait à constater la mâle sollicitude des deux hommes pour l'aimable et fragile créature si profondément atteinte par sa faute.
Ainsi Lolotte, malgré sa puérilité, son besoin de consolation et de confiance, n'avait pas trahi la douloureuse gravité de son secret. Qu'elle eût un poids terrible sur le cœur, le mari même ne le soupçonnait pas. Non seulement elle gardait les lèvres closes, mais elle ne laissait échapper aucun symptôme involontaire de ce qui devait la tourmenter si cruellement.
Marcienne en ressentit une émotion où la gratitude et la pitié se mêlaient d'impatience. Son orgueil eût préféré la lutte. Et peut-être, dans l'exaltation d'amour qui lui rendait impossible tout retour à l'existence normale, aussi dans l'antipathie du perpétuel mensonge, souhaitait-elle vaguement une catastrophe qui l'eût libérée des contraintes, qui l'eût autorisée à mourir en plein rêve.
Elle entendit Jacques Fromentel lui dire :
— « Oui, ma chère Marcienne, venez donc voir Lolotte. Un mot de vous la guérira. Vous la confesserez. Elle doit avoir quelque petite folie en tête. Et vous êtes son modèle, son bon ange. Ah! elle apprécie sa chance de posséder une sœur comme vous.
— J'irai voir Charlotte aujourd'hui même, » dit Marcienne.
Elle y alla.
Dans l'ascenseur l'emportant vers l'étage élevé qu'habitait le ménage du peintre, Mme de Sélys sentit son cœur battre de timidité comme cela ne lui était pas arrivé depuis qu'elle était une petite fille. Si hautaine et brave quand Charlotte l'accusait, quand elle s'était crue en face d'une hostilité et d'un péril, elle tremblait maintenant devant la générosité muette, la souffrance résignée de cette enfant. Quel rôle pour elle-même! Toutes les attitudes où l'on s'expose et où l'on attaque, Marcienne les avait prévues, son audace altière les risquait. Mais cela!… Cette dissimulation qu'elle imposait et dont elle profitait ; cette humiliation d'obligée et cette œuvre secrète de bourreau ; cette dépravation partielle d'une âme dont elle avait un peu la charge… Et quel reproche dans les yeux clairs dont elle goûtait jadis si fort la tendre admiration!
De tous ces sentiments, trop compacts, touffus et oppressants pour qu'elle les analysât, une confuse angoisse montait.
Pour y résister, Marcienne évoqua l'image de Philippe.
Chose singulière, elle le revit avec une expression de visage qui lui avait déplu.
A propos d'un ami commun qui faisait la cour à Mme de Sélys, le jeune homme avait exprimé quelque mécontentement, — et non pas avec cet emportement jaloux qui la brutalisait et la grisait, car elle y trouvait de l'âpreté et de la grandeur, — mais avec des façons gourmées et boudeuses, où elle avait découvert de la mesquinerie, sinon de l'impertinence.
Querelle d'amoureux vite dissipée, mais dont le souvenir froissait Mme de Sélys par un peu de banalité, de petitesse.
Brusquement elle se sentit toute froide. Un sursaut atroce lui fit bondir le cœur, comme lorsqu'on rêve de chute et qu'on s'éveille avec la sensation de rouler dans le vide. Pendant quelques secondes, toute la magnificence de son amour s'écroula, sombra vers une platitude d'aventure vulgaire.
Qu'est-ce qui distinguait son roman d'un vilain petit adultère bourgeois?
A le raconter, qui donc y verrait des splendeurs et des abîmes?
Elle trompait son mari avec un très jeune homme, de forte complexion amoureuse ; elle s'affolait dans la nouveauté, l'intensité des caresses ; et elle s'épeurait devant les années hâtives qui bientôt lui enlèveraient ces plaisirs.
C'était l'aventure ordinaire et médiocre des femmes de son âge. Où donc les mystères d'une volupté divine, l'enchantement d'une communion surhumaine, la beauté du sacrifice, la noblesse de la mélancolie?
Était-elle sûre seulement que Philippe se souciât de ces choses, eût l'ardeur de les créer avec elle?
Ah! minute amère, vision à rebours, piège affreux de la réalité, — qui n'est pas la vie, car notre vie à chacun est tissée par nous-mêmes au-dessus ou au-dessous de la réalité.
Et Marcienne, en cet instant, à travers le tissu resplendissant que son âme déroulait si haut par-dessus les prétextes matériels, venait d'entrevoir la fiction dépoétisante par laquelle la grossière majorité humaine interprète l'univers mystérieux des sentiments.
Mme de Sélys s'était arrêtée en sortant de l'ascenseur. Elle s'accoudait à la rampe, dans le silence de l'escalier, incapable d'un mouvement, et toute frissonnante de l'éclipse intérieure, de l'ombre glacée qui, brusquement, tombait en elle.
Ce n'était pas la première fois. Elle connaissait ces expiations abominables. Elle n'y découvrait qu'un remède : les sources ouvertes de sa tendresse, la pitié pour les autres, qui, pas plus qu'elle, ne réalisaient leur rêve.
Pauvre cher Philippe! Ne le mesurait-elle pas tout à l'heure à la mesure de son orgueilleuse chimère? Prétention insensée! Puisqu'il lui avait donné des baisers sincères et de vraies larmes, que lui demanderait-elle de plus?
Cher, cher Philippe… si doucement appuyé contre son cœur, là-bas, dans leur asile, dans leur retraite d'amour à jamais inoubliable… Cher être, qu'elle aurait voulu garder dans ses bras contre toute douleur, et qu'elle avait déjà fait souffrir, volontairement ou non. Son amant?… Oui… Mais aussi son frère, son enfant, tout ce qu'on aime, tout ce qu'on voudrait protéger contre la vie méchante.
Ah! s'il pouvait guérir d'elle, être heureux autrement… (Marcienne osa murmurer ce vœu amer), elle aurait le courage de provoquer la rupture, pour rendre la paix à Charlotte.
Cette pensée, Mme de Sélys l'accueillit comme une délivrance des hideuses ondes noires qui, un moment, avaient submergé son rêve. Elle ne la scruta pas. Il lui suffisait de l'entrevoir. Elle se disait seulement : « Si Philippe m'aimait moins… », sachant combien Philippe l'aimait, et qu'il ne se laisserait pas détacher d'elle. Mais c'était déjà un effort moral considérable, qui la redressait, lui permettait d'aborder Charlotte sans trop de honte.
Elle toucha le bouton électrique. Un domestique l'introduisit. Puis la femme de chambre vint la chercher pour la conduire auprès de Mme Fromentel.
Charlotte se trouvait dans son cabinet de toilette, étendue sur une chaise longue.
— « Souffres-tu vraiment? » demanda Mme de Sélys.
— « Je ne suis pas physiquement malade, Marcienne. Tu t'en doutes, n'est-ce pas? Mais il faut que je simule cette indisposition. Et, comme cela ne peut pas toujours durer, j'ai peur. »
Elle parlait d'une voix naturelle, un peu triste, mais sans intention d'emphase. Et l'air d'enfance dont s'imprégnaient ses joues fines et rondes, ses traits menus, devenait plus sensible par la claire gravité des yeux.
— « De quoi as-tu peur? » interrogea Marcienne.
— « De me retrouver entre vous. Je suis résolue à me taire, à faire comme si je ne savais rien, à cause d'Édouard. Mais je sens que je ne pourrai pas, que je me trahirai… »
Marcienne garda le silence.
— « J'ai songé à partir, » reprit Charlotte, « à me faire envoyer dans le Midi avec les enfants. Eh bien, je n'ai pas non plus le courage de perdre Jacques. Et ce serait le perdre. Il m'aime, je le sais. Mais il m'aimerait moins si je n'étais pas là. Il est un peu léger… »
Mme de Sélys fit un mouvement.
— « Oh! » se hâta de reprendre Charlotte, « je suis sûre de lui, sûre de sa fidélité, — du moins jusqu'à présent. Pourtant si je m'éloignais, je ne répondrais pas… Les hommes se croient autorisés à tant de choses! Et Jacques aurait d'autant moins de scrupules qu'il me serait impossible de justifier sérieusement mon départ. »
Cette naïveté, cette confiance, cette gentille jalousie touchèrent Mme de Sélys. Son orgueil abdiqua.
— « Chère petite Lolotte, » dit-elle, « comme tu dois me trouver coupable! »
Les grands yeux bleus se tournèrent, la regardèrent en face, sans dureté.
— « Oh! oui… bien coupable!
— Penserais-tu que ma mort fût une solution?
— Es-tu folle?… » s'écria Lolotte avec un soubresaut et un regard dont l'anxiété toucha vivement Marcienne.
— « Tu ne voudrais pas me voir mourir?
— Moi, te voir mourir?… Le vouloir?… Dis-moi, Marcienne, est-ce qu'une mauvaise passion détraque donc tous les autres sentiments? As-tu cessé de m'aimer, toi?
— Oh! ma petite sœur…
— Imagines-tu que j'aie pu anéantir tout à coup dans mon cœur ma tendresse pour toi? Elle est déchirée, cette tendresse… Elle souffre… elle s'indigne… elle se révolte… Mais si tu mourais!… Oh!… D'ailleurs puis-je souhaiter pour Édouard ce qui serait le plus grand des malheurs? Veux-tu que je te dise, Marcienne? Eh bien, je crois qu'Édouard préférerait te savoir vivante et criminelle envers lui plutôt qu'innocente et morte. Tu ne sais pas comme il est bon, tu ne sais pas comme il t'aime!… »
Elle fondit en larmes.
— « Ah! » murmura Marcienne, « ce qui est abominable, c'est que je le sais.
— Tiens, » reprit Charlotte, « l'autre jour je t'ai parlé de divorce. Je n'avais pas réfléchi, j'étais bouleversée, je disais n'importe quoi pour t'arracher une résolution, une promesse… Mais un divorce,… et qui te donnerait à un autre!… Mon Dieu!… Ce serait la fin pour mon frère… la fin de son ambition, de son talent, de son courage à vivre, de son bonheur… »
Elle s'arrêta un instant, haletante, puis continua, gémit tout son chagrin, l'effroi qui la torturait, qui ne la quitterait plus :
— « Quand je pense que cette catastrophe est suspendue sur lui, sur sa chère tête, sur toute sa vie glorieuse… Qu'une indiscrétion, un hasard, une imprudence comme celle de cette lettre peut le foudroyer d'une minute à l'autre… Quand je pense que, dans un tel malheur, il deviendrait la risée du monde… Lui si grand, un objet de moquerie pour les sots!…
— Cela, » dit Marcienne, « je donnerais mon sang pour le lui épargner.
— Ton sang!… Et tu oublieras un chiffon de papier dans une poche. Tu l'as fait. Est-ce que toutes les résolutions, toutes les précautions de la terre peuvent empêcher un absurde accident comme celui-là?
— Écoute, Charlotte, » reprit Marcienne, « tais-toi. Il est impossible que nous parlions de ces choses ensemble. Elles sont entre nous… Et c'est effroyable! Mais les paroles n'y changeront rien, et nous abaisseront. Tais-toi, je t'en prie, tais-toi.
— Me taire! » s'écria Charlotte, « Ah! n'attends pas cela de moi. Ce ne sont pas des reproches que je t'adresserai, vois-tu. J'ai réfléchi. Puisqu'une créature si vraiment loyale et noble que toi peut faillir, c'est qu'il y a sans doute des tentations au-dessus des forces humaines. Je ne te jugerai pas, je ne t'accuserai pas… Mais tu ne m'empêcheras pas de te supplier, de te poursuivre de mes prières… »
Elle se coula en bas de la chaise longue, glissa à terre, posa ses mains jointes sur les genoux de sa belle-sœur.
— « Aie pitié de nous, Marcienne! Aie pitié de toi-même! Où vas-tu? Vers quels affreux déboires? Toi si sensible, si tendre, qui as dû mettre tout ton cœur, toute ta fierté dans ton amour!… »
Cette parole instinctive et sublime, cette sympathie si inattendue pour ses condamnables douleurs, cette confiance quand même dans son caractère, émurent Marcienne au delà de tout.
Elle se leva, toute pâle, agitée d'un tremblement.
— « Ne te mets pas à genoux devant moi, Charlotte.
— J'y resterai… je te supplierai… Essaie de guérir… Pars avec moi… Si c'est pour t'emmener, j'aurai la force de quitter Jacques… Et je t'entourerai… Je te consolerai…
— Lolotte!… »
Le petit nom de tendresse palpita dans un sanglot. Mme de Sélys prit sa belle-sœur entre ses bras, la releva, la força de s'étendre à nouveau sur la chaise longue. Puis, s'asseyant sur le tapis, posant sa tête à côté de la douce tête blonde, l'orgueilleuse Marcienne pleura.
— « Chérie… Ma pauvre chérie… » murmurait Charlotte, apitoyée mais intimidée aussi par le miracle de ces larmes, qu'elle n'osait pas considérer comme une victoire.
— « Ah! la misère de la vie!… » soupira Mme de Sélys.
— « La vie… elle était si belle pour toi, Marcienne!
— Je ne pense pas à moi.
— A qui donc?
— A toi, mignonne… A ce que tu endures par ma faute, sans que je le veuille, sans que j'y puisse rien.
— Sans que tu y puisses rien?… » répéta Charlotte, qui se rejeta en arrière, consternée.
— « Ne t'écarte pas de moi, chère petite. Entends-moi. Tu as prononcé tout à l'heure des paroles belles à éblouir les cœurs et à désarmer le Destin. Tu ne sais pas ce que tu as dit, parce que tu l'as dit dans ta candeur. Tu ne connais rien de l'existence… rien des passions. Ne m'interromps pas… Je sais… Tu as vingt-neuf ans, tu es mère, tu aimes ton mari, tu lis des romans et l'on t'a raconté qu'il y a des cocottes. Alors tu crois que le monde n'a plus de secrets pour toi. Mais tu es innocente comme ton dernier-né, ma chérie! Et tu as conservé jusqu'à ce jour toute la sévérité intransigeante que cette innocence comporte. C'est pour cela que j'ai pleuré d'admiration devant ta générosité. Toi qui ne comprends pas la faute, tu en as compris la douleur. Toi qui pourrais maudire mon amour coupable, tu as offert de m'aider à l'immoler en risquant ton amour légitime, en m'offrant de quitter ton mari…
— C'est pour Édouard, » interrompit Lolotte.
— « Oui, je sais que c'est pour Édouard… Mais n'as-tu pas prononcé ce mot merveilleux : que tu me « consolerais »?
— Je voudrais avoir à te consoler maintenant, ma pauvre Marcienne. Plus tard je ne pourrai plus. Je ne sais si tu nous auras fait plus de mal qu'aujourd'hui, mais le mal que tu te seras fait à toi-même sera inguérissable. »
Cette phrase, prononcée d'un ton légèrement péremptoire, émanée de la réflexion, et non plus, comme les autres, d'une spontanée tendresse, aida Mme de Sélys à se reprendre, à recouvrer son sang-froid, et même un peu de son habituelle hauteur.
Cependant elle ne nia pas le nouveau devoir que lui créait la magnanimité de Charlotte.
— « J'ai une dette envers toi désormais, » lui dit-elle. « Une dette de sacrifice, car tu accomplirais, j'en suis sûre, celui que tu m'as proposé. Je te jure, Charlotte, je te jure solennellement, que si je puis m'acquitter envers toi et t'ôter ta peine en ne faisant souffrir que moi, je m'arracherai le cœur pour remettre la paix et la joie dans ta vie.
— Mais, » dit gentiment Charlotte, « si tu consentais à partir avec moi, je n'hésiterais pas à faire souffrir Jacques. Que deviendrait-il, moi absente? Pourtant je ne te marchanderais pas son chagrin. Dois-tu avoir plus de ménagements pour un autre?… Un autre… qui n'est pas ton mari… et qui ne peut pas t'aimer plus que Jacques ne m'aime. »
Mme de Sélys l'embrassa pour dissimuler un sourire.