← Retour

Lèvres closes

16px
100%

X

Charlotte Fromentel ne mourut pas. Elle fut sauvée par ce qu'on est convenu d'appeler un miracle, et ce qui n'est que l'enchaînement d'effets très apparents à des causes très secrètes, sans aucune dérogation aux lois naturelles.

Certains esprits fervents croient que l'extrême-onction opère parfois des guérisons extraordinaires. Charlotte assura Marcienne que c'était son serment qui l'avait retenue au bord du tombeau. La reconnaissance qu'elle témoigna à sa belle-sœur, la foi absolue qu'elle montra dans la parole si solennellement donnée étaient de ces liens capables d'engager davantage une femme du caractère de Mme de Sélys.

Pourtant il fallut plus encore pour que l'amante, affolée de douleur, ne manquât pas à la promesse jurée.

Il fallut toutes les frêles contingences matérielles et morales qui, même plus ténues que des fils de la Vierge, forment la chaîne infrangible du Destin.

Ce furent, pendant les premiers jours, les alternatives qui tinrent Charlotte littéralement suspendue entre la vie et la mort.

Puis, sitôt qu'un réel espoir s'annonça, la nécessité d'emmener la convalescente, de la soustraire à l'aigre printemps de Paris, de la conduire vers le soleil, vers le Midi, où elle pourrait reprendre ses forces au grand air, dans les brises vivifiantes de la Méditerranée.

Il paraissait tout simple que Marcienne l'accompagnât, car Jacques Fromentel se trouvait retenu à Paris par l'achèvement de deux toiles destinées au Salon.

Mais surtout Charlotte le voulait. Sa victoire définitive était à ce prix. Elle serait retombée malade d'inquiétude si elle avait dû rester seule, au loin, durant de longues semaines, laissant Marcienne exposée au dangereux vertige, et la sécurité de son frère au péril d'une défaillance.

Et si Marcienne, elle aussi, souhaita ce départ, c'est qu'elle se sentait à bout de force dans le glacial silence de Philippe.

Le jeune homme pouvait lui écrire. Jamais M. de Sélys n'ouvrait les lettres de sa femme. D'ailleurs, par une convention prudente, celles de l'amant étaient toujours enfermées dans une seconde enveloppe, portant un nom imaginaire, avec prière à Mme de Sélys d'y ajouter l'adresse. En cas d'accident, c'était une double barrière, et la possibilité d'une plausible explication. Une correspondance de ce genre comporte toujours, il est vrai, un danger. La catastrophe du billet trouvé par Charlotte en était la preuve. Mais comment ne pas y recourir quand leurs deux pauvres cœurs séparés n'avaient plus que cette ressource pour se parler encore, pour s'assurer de leur impérissable tendresse, pour s'illusionner peut-être dans la complicité d'une espérance?

Cependant les courriers, l'un après l'autre, apportaient les messages des relations mondaines, les enveloppes chargées d'écritures indifférentes. (Avec quelle exécration Marcienne les reconnaît et les écarte, comme si leur banalité eût exprès déçu la tremblante ardeur de son désir!…) Pas un mot de M. d'Orlhac.

Est-ce une tactique pour la reprendre?… Une cruauté pour la punir? Peut-il vraiment croire qu'elle manque d'amour? N'imagine-t-il pas ce qu'elle endure? Se la figure-t-il, pendant les longues heures d'immobilité dans cette chambre de malade, avec les tristesses qui l'entourent et la dévorante torture intérieure? N'est-ce pas à devenir folle ou à mourir? Quoi! pas un mot de pitié, d'encouragement, pas même un reproche! Car un élan, fût-ce de violence et d'injustice, serait préférable à cette résignation qui ressemble à du dédain… à de l'oubli!

Elle attend, sans écrire elle-même, — moins par orgueil que pour ne pas se priver du spontané retour d'une affection qu'elle veut croire distincte de la volupté, mais dont la plus faible marque réveillerait l'enivrement des caresses.

Au bout d'une semaine pourtant, elle n'y tient plus. Elle adresse à Philippe quatre pages qui ne sont qu'un long gémissement. Et voici la réponse qu'elle reçoit :

« Chère Marcienne,

« Ta douce et triste lettre me fait presque penser que tu m'aimes encore.

« Je t'attends chaque jour. Je t'attendrai jusqu'à ce que tu m'écrives d'abandonner notre nid d'amour, de le fermer comme un tombeau, de ne plus m'asseoir sur notre banc, les yeux attachés à la porte, dans l'espoir de te voir paraître.

« N'aie pas la démence de croire qu'il y ait deux façons dont nous puissions nous aimer. Songe à mes yeux au fond de tes yeux… Songe à ma bouche contre la tienne…

« Viens, ma Maîtresse, viens… Oh! bientôt, dis?… Est-ce demain que tu m'apporteras tes lèvres?…

« Je t'aime, je t'aime…

« Ton amant,

« Philippe. »

Appel brûlant de la chair… Indifférence de l'âme.

Marcienne ne se dit pas que cette indifférence pouvait être feinte. A dessein, le jeune homme évitait la discussion des devoirs, la sympathie pour les luttes épuisantes, la considération des scrupules.

Il l'attendait… O tentation!… Il l'attendait… Voilà tout. La tombe ouverte, le remords qui déchire, les serments qu'on foule, la délicatesse qu'on bafoue, tout ce qui labourait cette conscience de femme, il voulait l'ignorer… Il ouvrait les bras, il évoquait les baisers, il sollicitait l'union de leurs bouches… Vertige!

Il l'attendait… Demain, à l'heure coutumière, il serait là-bas, sur leur banc…

Oh! dans Marcienne l'idée de l'action possible, le geste de sa main sur la serrure… La grille qu'elle entr'ouvre… et le voici, LUI, l'éternellement aimé!…

Pendant tout le jour, au chevet de Charlotte, pendant la nuit, où elle veut remplacer la garde, dans un acharnement à se dépenser, à se briser, étendue tout habillée sur un divan, les yeux au cercle de la veilleuse qui palpite là-haut sur la pâleur du plafond, Marcienne accomplit la répétition imaginaire d'une scène qui peut-être ne se représentera plus jamais.

Qu'en sait-elle?… Demain décidera… Ah! du moins pour aujourd'hui l'illusion, l'image… La pente de la rue, la petite porte… sa clef qui tourne, — oh! les battements dans sa poitrine! — le gravier qui crie sous ses pas… l'odeur froide du gazon d'hiver… le baiser de Philippe!…

Le lendemain eut lieu la dernière crise qui faillit emporter Charlotte. A certains instants, on crut qu'elle avait cessé de vivre. Mme de Sélys ne la quitta pas.

Elle décrivit, dans une lettre à Philippe, les détails de ces terribles heures. Sans la gravité de la situation, aurait-elle résisté à l'entraînement de tout son être vers celui qui l'attendait? Elle ne pouvait le dire, et elle le laissa lui-même dans le doute. Mais, accablée jusqu'à une espèce de fatalisme par l'excès de ses émotions, elle montra une mélancolique acceptation du destin qui parut glacée à la fièvre de l'amant.

Il crut à la raison et à l'orgueil de cette femme, à qui cependant la moindre évocation de lui-même ôtait toute raison et tout orgueil. Il la supposa presque guérie, alors qu'elle agonisait du désir de sa présence. Une démarche, un mot de lui à certaines heures, et le torrent de leur amour eût tout emporté. Mais, dans son obstination amère, il s'abstint d'accomplir cette démarche, de formuler ce mot, il se renferma dans son silence, — ce silence dont Marcienne, de son côté, n'imaginait guère la détresse.

Et ce qu'il y avait de mutuellement impénétrable dans leurs cœurs s'éleva entre eux brusquement, comme un mur, dès que l'intimité profonde des caresses ne leur donna plus l'illusion de se comprendre.

Quand Marcienne eut décidé de partir pour le Midi, elle écrivit à Philippe :

« Tu m'as dit, mon bien-aimé, de t'avertir quand tu ne devrais plus m'attendre, dans notre jardin, sur notre banc…

« O Philippe, c'est moi, ta maîtresse, ta Marcienne, qui ne vivais que pour la douceur de tes baisers, c'est moi qui viens t'adresser cette affreuse prière.

« Et pourtant je t'aime, cher être adoré!… Je t'aime comme aux jours où tu m'as enivrée le plus follement. Je t'aime de tout mon cœur, de tout mon corps, avec des regrets qui me déchirent, avec des sanglots atroces et le désir incessant de tes baisers.

« Je t'aime, Philippe… Je t'aimerai toujours.

« Ce « toujours » que tu me demandais, qui me faisait peur parce que dans si peu de temps je deviendrai pour toi une vieille femme, crois-tu que j'aie un instant cessé de l'avoir dans le cœur depuis que tu m'as serrée dans tes bras, que tu as pris mes lèvres?

« Mais pouvais-je te le dire, avec mes dix ans de plus que toi, qui, au fond, nous ont séparés plus que tout le reste?

« Tu vois, je te parle de mon âge, moi qui faisais semblant de l'oublier pour que tu n'y penses jamais. Je ne suis plus coquette… Je voudrais que tu puisses apercevoir mes rides… Oui, les rides qui me viennent autour des yeux à force de t'avoir pleuré.

« Peut-être comprendrais-tu la fatalité des choses. Tu ne m'accuserais plus de prendre tout au tragique, parce que tu pressentirais, mon cher enfant de vingt-huit ans, que je n'ai plus le droit de partager la folie adorable de ta jeunesse. Tu me regretterais moins aussi. Car tu me regrettes, — ne dis pas non, mon amour! — malgré ton cruel silence.

« Il m'en coûte de te montrer ma misère, ma faiblesse. Il m'en coûte de t'avouer que, même loin de toi, il me sera douloureux, à cause de toi, de perdre ma beauté, que tu aimais.

« Je voudrais toujours retrouver dans mon miroir, avec tout ce qui te plaisait en eux, ces yeux qui reflétaient les tiens, ces cheveux que tu dénouais, ces lèvres où tu ne te lassais pas de poser les tiennes.

« A mesure que mes traits se flétriront, il me semble que je te perdrai davantage, petit à petit, chaque jour. Oserai-je évoquer tes caresses devant un visage auquel tu ne te soucierais plus de les donner?…

« O mon adoré, si tu souffres… plains-moi quand même. Tu ne peux pas imaginer ce qu'est ma souffrance!…

« En songeant que ceci est un adieu, de moi à toi, Philippe… de moi à toi!… je me sens convulsée d'épouvante… Comment subir?… Ah! je ne puis achever… Mon cœur éclate… Les larmes m'aveuglent…

« Je te donne mes lèvres… Je me donne toute à toi, en pensée, follement, une dernière fois… Ne doute pas de mon amour… Mais l'heure devait venir… Elle est venue trop tôt, hélas!… Pourtant, ce serait folie de ne pas l'entendre sonner.

« Adieu, Philippe… Je pleure… Je t'aime… Et je suis encore

« Ta Marcienne. »

Lorsque Philippe lut cette lettre, il lui sembla qu'un gouffre immense s'ouvrait entre Marcienne et lui. Il la voyait, sur l'autre rive, tout à coup étrangère, inaccessible, lointaine.

Jusque-là il avait espéré. Surtout en apprenant la convalescence de Charlotte. Maintenant il découvrait que les cœurs, une fois écartés l'un de l'autre, ne se rejoignent plus. Leur amour vivait encore, d'une vie déchirante, infiniment douloureuse, mais la saveur ineffable en était morte. Jamais, quand ils le voudraient tous les deux, ils ne ressusciteraient les jours d'autrefois. Lorsque les lèvres ont pu prononcer l'adieu, quelque chose se détache et se brise, que rien ne saurait renouer.

Mais comment Mme de Sélys imaginait-elle que la passion fougueuse de son amant s'amollirait jusqu'à la bienfaisance des larmes, de la résignation, de la mutuelle pitié?

Le lendemain même du jour où elle lui avait écrit sa lettre d'atroce héroïsme, — mais où il ne voulut voir que l'orgueil de la femme incapable d'attendre les atteintes des années qui lui enlèveront son jeune amant, — M. d'Orlhac, poussé par on ne sait quel âpre besoin de haïr et de souffrir, se rendit au Palais pour entendre plaider Édouard de Sélys.

C'était dans un procès politique qui forme désormais une page de l'histoire de ce siècle.

Le grand avocat y remporta un extraordinaire triomphe.

Et le matin suivant, comme Philippe revenait du Bois à cheval, après n'avoir rencontré que des gens occupés de ce succès incomparable de barreau, le hasard voulut qu'il croisât la voiture découverte où, dans la douceur d'un air de printemps, Mme de Sélys faisait faire à sa belle-sœur une première promenade.

De loin il aperçut Marcienne, qui riait.

Il ne se dit pas que ce rire était peut-être une inconsciente crispation nerveuse, ou quelque effort pour égayer la malade, si faible encore, si amaigrie, si pâle.

Il mit son cheval au petit galop, salua, passa…


Six semaines plus tard, à Nice, au moment même où Marcienne venait de lire dans un journal la nomination de M. Philippe d'Orlhac au poste de deuxième secrétaire dans une ambassade éloignée, elle reçut une enveloppe sur laquelle, avec un émoi indicible, elle reconnut la chère écriture.

Elle l'ouvrit.

Un papier apparut, dont l'aspect la transperça plus que ne l'eût fait un couteau enfoncé jusqu'à son cœur.

C'étaient les vers de flamme et de caresse adressés par elle à son amant au lendemain de leur plus inoubliable soir. Il les lui renvoyait!…

Défaillante d'une angoisse que rien ne peut peindre, Marcienne reconnut d'abord les dernières lignes, que Philippe, en la férocité de son chagrin, avait entourées farouchement d'un trait d'encre :

« Dans la tombe qu'on m'emporte,
Pourvu que ma lèvre morte
Soit close par tes baisers!… »

Achevé d'imprimer
le dix-sept février mil huit cent quatre-vingt-dix-huit
PAR
ALPHONSE LEMERRE
6, RUE DES BERGERS, 6
A PARIS

Chargement de la publicité...