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M. Renan, l'Allemagne et l'athéisme au XIXe siècle

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CHAPITRE VII.
LA RÉDEMPTION.

Nous avons étudié la synthèse dans l’Incarnation. Il est temps de l’étudier dans la Rédemption.

Rien n’est isolé dans ce monde ni dans l’autre. Le courant électrique de la solidarité fait frémir toute la chaîne des êtres à chaque vibration du moindre anneau. Tout donne et tout reçoit. Tout agit et tout réagit. Toute langue humaine a un verbe actif et un verbe passif.

Dans l’ordre primitif sans doute toute créature touchée eût rendu, comme un instrument d’accord, un son harmonieux, et la réaction eût été douce comme l’action. Depuis la chute la nature révoltée a plus de duretés que de douceurs. Rien ne se donne : tout se vend. Dans l’ordre primitif peut-être eût-il fallu appeler passions les douces sensations de l’homme heureux, le parfum que faisait respirer la rose au roi innocent qui s’approchait de sa corolle. Aujourd’hui elle a des épines pour couronner le roi coupable. Alternativement maître et esclave, roi et sujet, grand et petit, fort et faible, vainqueur et vaincu, selon que Dieu lui communique ou lui retire un peu de sa force, l’homme tourne dans une spirale d’actions et de réactions qui lui rappellent tour à tour sa grandeur et sa misère. Qui trouvera le joint entre ces choses ? Qui dira à l’action : Sois humble, passive ? Qui dira à la passion : Sois glorieuse, active, conquérante ? Le suprême accablement est peut-être l’élévation suprême ? La douleur est la chose humaine la plus voisine de Dieu. Je ne connais qu’une parole qui puisse ainsi parler : c’est la croix. En connaissez-vous d’autres ? Les bras et les jambes étendus, en se laissant faire, Jésus-Christ a sauvé le monde. La passion suprême a été l’action par excellence, et la messe, qui reproduit la passion, se nomme l’action.

La farce est jouée, disait en mourant Octave Auguste, empereur du monde. Il avait raison. Qu’avait été la vie d’Auguste, sinon une série d’actes isolés, sans résultat, une dépense inutile, et qu’est-ce qu’une farce, sinon un fait sans but ?

Tout est consommé, disait la vérité en mourant, et la vérité disait vrai. La vie de Jésus-Christ avait été l’acte par excellence ; elle avait réconcilié toutes choses avec Dieu. Elle est la note suprême de la grande harmonie. La croix a consommé l’œuvre. Jésus-Christ sacrement devait se dilater multiple sur la terre. Jésus-Christ sacrifice devait se contracter dans l’unité de Dieu. La croix conciliatrice a résolu le double problème et l’a fondu. En livrant le corps de Jésus-Christ aux hommes, elle l’a par là même rendu à Dieu. Elle a permis au ciel et à la terre la même communion à la même victime, sacrement ici-bas, sacrifice là-haut. Elle est la clef de la Jérusalem éternelle où resplendit dans son unité le corps de l’Homme-Dieu, lumière sans fin d’où partent les rayons qui éclaireront les élus, l’éternité durant. Elle est la clef qui a ouvert le sépulcre où devait fermenter trois jours le grain de froment pour multiplier ensuite sur la terre. La Rédemption est accomplie. Tout est consommé. La dette est payée au ciel, et payée à l’enfer. Satan n’a pas le droit de se plaindre. Il a eu son heure de puissance. Nunc est hora vestra, et potestas tenebrarum. Les ténèbres ont triomphé à leur manière. La lumière l’a bien voulu.

Dieu et l’homme sont deux aimants qui s’attirent d’un côté et se repoussent de l’autre. Dieu appelle l’homme et l’écarte. Il l’écarte, parce qu’il l’aime. Il l’écarte, parce qu’il veut être conquis. La vie et la mort, dans leur tête-à-tête éternel, expliquent le système du monde. Vis fugere a Deo, fuge ad Deum. Le Dieu qui vous appelle vous fournira l’arme destinée à vaincre le Dieu qui vous résiste. Lui résister passivement, tel est le secret de la grandeur. De tout temps, l’homme a rêvé une bataille dans laquelle il vaincrait Dieu. Et certes il ne s’est pas trompé complétement. La vie est cette bataille. Seulement l’homme a mal vu le tableau. Il n’a pas trouvé le point. La lumière ne venait pas d’en haut. Il a choisi pour champ de bataille la haine, au lieu de choisir l’amour. Les Titans, voulant escalader le ciel, n’avaient pas complétement tort. Jésus-Christ invite à la violence et ne promet Dieu qu’à son vainqueur. Celui qui voit tout du même coup d’œil dit de la même voix : Devenez semblables à ces petits enfants ; et : Escaladez le ciel. Prométhée n’avait pas réussi. C’est qu’il avait oublié de s’allier Dieu, cet adversaire adoré qu’il faut supplier en le combattant. Les efforts des hommes, grands et petits, qui ont voulu la conquête sans vouloir le sacrifice, Manfred, Faust, don Juan, ont abouti à l’inutile, au crime, au ridicule. Mais un enfant de douze ans, qui fait sa première communion, peut être utile aux hommes et forcer Dieu à se rendre.

Le point qui sépare les deux espèces de conquérants, le point qui détermine la victoire, c’est l’acceptation du sacrifice. Hoc signo vinces. Il y a une telle gloire à céder, que Dieu même ne se manifeste jamais plus glorieusement qu’en se laissant vaincre : de là le miracle.

Les fautes sont-elles personnelles ? — Oui.

Chacun se sent personnellement responsable. Personne n’a de remords des fautes d’autrui ; cependant chacun se sent fier ou honteux des gloires ou des ignominies de ce qui le touche. D’où viennent chez l’homme ces convictions intimes, naturelles, et en apparence contradictoires ?

L’humanité, qui hait l’injustice, aime pourtant l’idée du juste souffrant et mourant pour tous. Vous pouvez ne pas comprendre ; mais vous ne pouvez pas ne pas voir. Dieu frappe son Fils innocent, qui représente les hommes coupables, et voilà la solidarité. Dieu pardonne aux hommes coupables pour l’amour de son Fils innocent, et voilà, avec la solidarité, le triomphe personnel de l’individu. Je n’explique pas, je constate.

Et que faisait au moment décisif cette victime ? Frappait-elle un grand coup ? Non ; elle le recevait. Et que font les religieux, que font les carmélites ? Rien, n’est-ce pas ? Les paratonnerres aussi perdent leur temps sur les monuments. Supprimons ces pointes de fer. Que faisait Jésus-Christ sur la croix ? Il avait les jambes clouées et immobiles. Je le répète, l’action par laquelle l’Homme-Dieu a fermé le combat et vaincu son Père a été la Passion. Cette attitude de crucifié, signe sensible de l’extrême impuissance, symbole de la Passion, a été l’attitude de la victoire choisie par le triomphateur doux et terrible dont les coups visaient à Dieu. Je ne sais pas si je finirais. La croix est entre le ciel et la terre ; la croix est au centre du temps, au centre de l’espace, au centre même du mouvement. On allait à elle pendant 4,000 ans, on revient à elle depuis 1,800 ans. Les regards de la terre et ceux du ciel se tournent vers la montagne qu’elle a couronnée. Elle est la base de tout, le centre de tout, le sommet de tout ; elle a fondu la science et la vie dans l’unité immense d’une théorie divine réalisée entre le ciel et la terre par un Homme-Dieu.

Comme, dans l’humanité, l’homme représente la liberté et la femme la nature, ainsi, sur le globe habité, l’Orient est la terre de la nature, et l’Occident celle de la liberté. Jésus-Christ, qui fait appel à la liberté pour redresser et reconquérir la nature, meurt en Orient et meurt tourné vers l’Occident. C’est à l’Occident qu’il tend les bras ; c’est à l’Occident que va son regard ; c’est à l’Occident qu’il a construit Rome.

Dans le monde ancien, Rome et la Grèce avaient déjà, au nom de la liberté, vaincu l’Asie, Troie, la Perse, qui représentaient la nature. La nature avait plié sous la force conquérante. C’est en Occident qu’Alexandre avait dompté Bucéphale pour vaincre ensuite le monde.

Le cheval, c’est la nature ardente et indomptée que l’homme dresse, assouplit, excite ou calme comme il veut.

Plus tard, la chevalerie est née en Occident. C’est à l’Occident que la victime expirante laisse la croix ; c’est l’Occident qui le premier arborera cet étendard.

La civilisation et la science ont été léguées d’abord à cette Europe qui devait, la première, recevoir la croix, et les nations qui possèdent la croix sont les seules qui possèdent le paratonnerre ! O altitudo ! L’Occident est le champ de bataille ; mais quand la liberté humaine aura vaincu la nature, alors viendra l’âge de l’intuition. L’Orient viendra sans doute alors et arborera la croix à son tour. Enfin, l’Orient et l’Occident seront réunis dans la vallée de Josaphat, et la croix apparaîtra triomphante, ouvrant le règne éternel de Dieu.

Plus un homme est placé haut, plus il demeure seul.

L’ange de l’isolement frappe tout ce qui s’élève.

Aux élévations de la pensée correspondent souvent les déchirements du cœur. Et pourtant les grands hommes, les grands isolés deviennent les liens qui unissent entre eux les hommes ordinaires. Du fond de leur solitude, ils lancent dans la société humaine les grandes découvertes, les grandes œuvres qui en deviennent le ciment. Transportez cette vérité naturelle dans l’ordre surnaturel et dans le domaine de l’infini. La croix est l’isolement absolu. Pourtant le crucifié réconcilie toutes choses entre elles et attire tout à lui.

Si exaltatus fuero, omnia ad me traham. Il est la synthèse universelle.

Par une légèreté et une ignorance dont les causes mériteraient d’être recherchées, quelques-uns en sont venus à adopter la morale chrétienne, du moins en théorie, et à rejeter le dogme chrétien. Ils ont oublié que la morale chrétienne étant l’expression pratique des vérités dont le dogme est l’expression théorique, admettre l’une et rejeter l’autre, c’est admettre la conséquence et rejeter le principe.

Ici encore Jésus-Christ apparaît comme conciliateur. La contemplation de cet être immense ferait fondre les ténèbres. Le dogme de l’Incarnation est la démarche de Dieu vers l’homme. La morale chrétienne est la réponse complète de l’homme qui retourne à Dieu. Jésus-Christ comme lumière de Dieu est la raison et la substance même du dogme. Jésus-Christ, comme lumière de l’homme, est la raison et la substance même de la loi. En tant qu’il est l’art divin, il préside à la conduite de Dieu. En tant qu’il est la fin dernière, il préside à la conduite de l’homme. Or, sur la croix Jésus-Christ réalise et consomme absolument les desseins de Dieu, et, à la fois il réalise le salut du monde. Il apparaît comme sacrifice. Il apparaît comme sacrement. Il apparaît comme Dieu : Il est le dogme de la Rédemption. Il apparaît comme homme. Il est la sainteté absolue. Prêtre et victime en même temps, il est la vérité absolue, vérité à la fois dogmatique et morale. Omnia in ipso constant.

Il est à remarquer que Dieu se réserve, en général, la science de l’équilibre. Livré à lui-même, l’homme est le paysan ivre de Luther, qui penche tantôt à gauche, tantôt à droite. Jésus-Christ a le secret de l’équilibre, et son nom de pontife en est le signe. En dehors de lui, l’homme penche. Je demande la permission de signaler, à propos de la croix, comme type de l’équilibre, une analogie que je trouve frappante.

L’attraction est la loi du monde. L’attraction est une loi, elle n’est pas une force. Le mot force impliquerait une puissance attachée aux corps, inhérente à eux ; le mot loi indique l’être absolu comme source de toute-puissance.

L’attraction est la loi du monde. Les corps s’attirent en raison directe de leur masse, et en raison inverse du carré des distances. La terre est attirée par le soleil. Mais comme la force centrifuge, laquelle n’est encore qu’une loi, contre-poids naturel de la force centripète, maintient dans l’ordre de l’univers le système de la pondération, la terre prend un terme moyen, et tourne autour de l’astre qui l’attire au lieu de se jeter sur lui. L’homme est attiré par Dieu. Il crie, il hennit vers lui : c’est la force centripète. De l’autre côté, la matière, le fini, le limité l’attire aussi. Il est tombé : sa chute réclame ses droits. Ainsi embarrassé et tiré en sens contraire, que fera l’homme ? Il ira vers Dieu, et la matière sera sa voie ; non pas la matière victorieuse et indomptée, celle-là l’écarterait du but, mais la matière soumise, la chair du Verbe, le médiateur. Sans figure de style, au bord de l’abîme, il rencontrera le pontife. Dans l’ordre primitif, l’homme innocent eût traversé sans douleur. Mais l’homme déchu paye le passage, et le pont est une croix. L’obstacle devient un moyen, suivant l’usage de Dieu.

Poursuivons. L’homme, ayant découvert la loi de notre rotation, s’est dit : Si deux forces peuvent s’unir pour en composer une qui soit la résultante des deux autres, une force peut sans doute aussi se décomposer en deux forces qui, réunies, équivalent à la force unique dont elles procèdent. Puisqu’il y a synthèse, il peut y avoir analyse. Voici un pont suspendu. Posons sur lui une force que nous nommerons x, et ne divisons pas la charge. Le pont sera trop faible. Il ne supportera pas son épreuve. Mais si, profitant de la loi que nous avons constatée, nous pouvons décomposer la force qui tire en bas et faire peser non plus sur un point, mais sur plusieurs, si nous pouvons partager l’épreuve entre les diverses forces de résistance devenues solidaires de l’effort commun, peut-être l’équilibre que nous cherchons sera-t-il réalisé. De là la merveille des ponts suspendus, sublime image de la solidarité.

C’est ici que je fais appel à l’attention de ceux qui croient que le monde visible manifeste et reflète le monde invisible qui en est le type et l’explication.

J’aime mieux indiquer le mystère que de porter la main sur le voile qui le couvre. Souvenons-nous que le pontife, chargé de son épreuve, chargé de sa croix, n’a pas dédaigné un secours humain. Simon le Cyrénéen n’a pas été inutile. Et nous, qui marchons ensemble, côte à côte, sur la route, regardons Celui en qui réside substantiellement la loi de l’équilibre, Celui qui nous a dit de porter les fardeaux les uns des autres, et qui a promis de se trouver là où deux ou trois âmes le prieraient réunies ensemble.

Rattachons cette pensée aux pensées que la croix fait naître. Qu’est-ce que l’épreuve des justes ? C’est la lutte du bien et du mal qui se manifeste en eux.

Avec leur fardeau, ils portent celui des autres. Si nous fixions nos regards sur la réversibilité, l’aspect du monde changerait pour nous. On dit souvent que les méchants prospèrent, que tout leur succède, et que les bons sont traversés dans leurs entreprises. Mais qui réussit ? Qui ne réussit pas ? Savons-nous ce que c’est que réussir ? Qu’est-ce qu’agir ? Qu’est-ce que perdre son temps ? Au moment où vous dites : Je travaille, et cet homme ne fait rien, peut-être c’est vous qui ne faites rien, malgré le mouvement que vous vous donnez : peut-être cet homme immobile vous sauve de la mort et de la damnation : peut-être, pendant que vous dormez, c’est lui qui veille, peut-être il agit comme médiateur. Qui sait si le succès des méchants ne s’explique pas quelquefois par l’absence de la croix ! Absorbés tout entier par le réel, ils ne sont pas traversés par l’idéal. Mais il n’est pas inutile de dire aux hommes bons et mauvais la vérité que voici : La douleur n’est pas la souffrance, et le plaisir n’est pas la joie. La douleur et le plaisir sont deux accidents qui se passent dans notre âme, mais qui ne l’atteignent pas toujours dans sa racine, dans ses derniers retranchements. La joie et la souffrance la pénètrent et l’ébranlent dans ce fond intime que la main de Dieu se réserve peut-être le pouvoir de remuer : ce sont des attouchements profonds, intérieurs et redoutables, supérieurs aux choses sensibles qui leur servent quelquefois d’occasion. Ce sont les mystères de l’âme, ils se passent dans un sanctuaire où l’œil humain ne pénètre pas, et la parole humaine ne peut pas les raconter. La joie est le transport idéal dont a parlé le prophète quand il a dit : Exaltationes Domini in gutture eorum, et la souffrance a arraché à la grande Victime ce cri suprême : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ?

Or, voici un fait que je crois incontestable : Ceux-la seuls connaissent la joie, qui ont traversé la souffrance ; la souffrance c’est l’opposition sentie, la joie c’est l’harmonie pressentie. Enfin les saints déclarent (et si leur témoignage nous étonne, qu’importe ?), les saints déclarent qu’ils trouvent la joie dans la souffrance. Cette opposition, si insoluble en apparence, est levée au fond des âmes : elle est levée par la croix, en faveur de ceux qui sont entrés déjà dans le domaine de l’harmonie.

Et ce mot terrible, Croix, y avez-vous réfléchi ? La contrariété n’est-elle pas l’épreuve ? Si les églises de pierre ont, depuis dix-huit siècles, la forme visible de la croix, les âmes humaines, que saint Augustin appelle des temples, n’ont-elles pas la forme idéale de la croix ?

Saint Paul déclare qu’il accomplit ce qui manque aux souffrances de Jésus-Christ. Il leur manque donc quelque chose ? Nous entendons dire tous les jours que Jésus-Christ est la tête, et que l’église est le corps ; mais nous y pensons peu. Nous sommes pourtant en vérité les membres d’un même corps. Cela est ainsi : ce n’est pas, comme vous le croyez peut-être, une phrase, c’est une réalité. Nul homme ne fait mal à un autre homme, sans se faire mal à lui-même. Si la solidarité nous disait quelques-uns de ses secrets, nous tomberions la face contre terre. Nous nous voyons quelquefois agir sur un homme. Mais nous agissons continuellement sur tous les hommes, sans y penser. Nous apercevons quelquefois une des conséquences de l’une de nos actions. Mais cette conséquence, pour être la seule visible, est-elle la seule réelle ? Pensons-nous à ce rayonnement universel de nous-mêmes, de notre âme, de notre corps, de notre action, de nos paroles ? L’univers est une immense plaque photographique, et tout exerce sur tout un reflet mystérieux.

Dans l’ordre physique, nous ne saisissons notre rayonnement que dans le point précis où une plaque préparée le fixe sensiblement. Il est partout cependant, moins visible mais aussi vrai.

Chacun de nous remplit l’univers de son image, et si nous ne nous voyons pas partout, c’est que la chimie ne dresse pas partout d’appareil photographique : l’image est toujours là, c’est la plaque seule qui manque. L’acide pyrogallique révèle le rayonnement ; mais il existe sur la plaque avant lui : il le constate, il ne le crée pas. Dans l’ordre moral, nous ne croyons aux rayons qui partent de nous que là où nous les voyons s’arrêter et agir sensiblement. Nous ne pensons pas que nos âmes, victorieuses des lieux et des siècles, apportent un peu de vie ou un peu de mort à l’autre extrémité du temps et de l’espace, et que des âmes innombrables, qui n’ont avec nous aucun commerce sensible, profiteront de nos victoires ou souffriront de nos défaites.

Les effets de l’électricité, les réservoirs, les décharges, les chocs, les chocs en retour, toutes ces choses qui, soupçonnées plutôt que connues, nous remplissent déjà d’une admiration mystérieuse et terrifiée, ne reproduisent-elles pas ces courants d’une espèce à part, ces courants absolument immatériels qui remplissent le monde ? Ne symbolisent-elles pas ces combats de la lumière qui, incessamment reçue, repoussée, envoyée, renvoyée, cherchée, évitée, reflétée, opère dans le monde des esprits et marche où il lui plaît, suivant les angles qu’elle choisit ? Le télégraphe électrique, pour ne citer que lui, eût paru il y a quelques années l’impossible : ne semble-t-il pas symboliser et indiquer sensiblement certaines choses qui paraissent encore aujourd’hui aux esprits arriérés l’impossible ? Le progrès, dans toutes les directions, consiste à reculer les limites de l’impossible, et pour reculer les limites de l’impossible, la disposition la plus favorable, c’est la croyance au mystère.

L’unité radicale du corps du Christ est une chose profondément ignorée. Elle remplit l’Écriture et nous ne l’y remarquons pas. Celui qui accomplit tout en toutes choses doit, selon toute apparence humaine, être complet lui-même, puisqu’il est la plénitude ; mais toute vérité est mystérieuse, et toute doctrine qui ne s’appuie pas sur le mystère est par là même condamnée. Aussi l’homme porte-t-il en lui deux dispositions qui semblent contradictoires et qui ne le sont pas : l’amour de l’évidence et l’amour du mystère. Or, Jésus-Christ en qui réside substantiellement la plénitude de Dieu, selon saint Paul, attend lui-même, selon le même saint Paul, sa plénitude de l’humanité. Ne dira-t-il pas, au jour du jugement : J’ai eu faim et vous m’avez nourri. Il a donc faim encore ! Le péché, dit l’Écriture, dissout le Christ. En effet, il arrête la formation de son corps, et voici comment. Le corps de l’Homme-Dieu, mis en terre, comme le grain de froment, doit ressusciter multiple, parce qu’il est mort ; mais les frères du Rédempteur, premier-né entre tant de frères, sont héritiers de la rédemption. Que l’homme donc renonce à son rôle de Rédempteur, qu’il refuse de prendre part à l’œuvre, qui est à la fois Passion et Action, qu’il refuse de subir Dieu pour s’assimiler à lui, cet homme refuse d’entrer dans le corps du Christ ; il s’oppose à sa formation ; il le dissout dans la mesure de son pouvoir.

L’ancien monde, ombre et figure, avait pour but, sous le règne de la loi, de former le corps matériel du Christ ; le nouveau monde, plein de vie et de grâce, a pour fin dernière la mission de former le corps idéal du Christ, qui attend de la liberté humaine son achèvement et l’intégrité de ses membres.

Toutes les créatures appartiennent à l’homme, tendent à l’homme, et l’homme tend à Dieu par Jésus-Christ.

Ainsi, Jésus-Christ, Dieu et homme, est la fin dernière de tout ce qui existe, et l’opération de l’univers apparaît simplifiée ; il s’agit de le faire, de l’accomplir, dans un sens très-réel. Veritatem facientes in charitate, faisant la vérité dans l’amour.

Réaliser l’idée par des signes sensibles, continuer l’œuvre de la Vierge Marie, donner naissance au même Verbe par des paroles qui sont des actes, par des actes qui sont des paroles, lever l’opposition, préparer l’harmonie : telle est la loi chrétienne.

Qu’ils soient consommés en un, comme mon Père et moi nous sommes un ! Quand ce cri sortit de la poitrine de Jésus, un instant après, il allait être livré aux bourreaux ; un instant avant, il venait d’instituer l’Eucharistie.

Il prononce alors le cri suprême de l’harmonie absolue, proclamée au sein de l’opposition absolue. Celui qui allait être trahi par ses amis, crucifié par ses ennemis, abandonné de tous, renié par le chef de son Église, et, dans un certain sens, délaissé par Dieu son Père, celui qui allait perdre la figure d’un homme et prendre celle d’un ver de terre, celui dont les soldats allaient se moquer, proclame, en face de Dieu et de l’humanité, la paix faite. Il proclame son unité avec Dieu le Père, l’unité des hommes entre eux, seconde unité, image de la première. Il est un seul Dieu avec son Père, et, afin de se faire un avec les hommes unis, il vient de fonder l’Eucharistie. Il veut être un avec les hommes de la même unité qu’il possède vis-à-vis de Dieu. Mais comment faire ? Tout Dieu qu’il est, comment fera-t-il ? Je vous le dis : il vient de fonder l’Eucharistie, comme pour répondre à la dernière objection ; ce sera le sang de l’Homme-Dieu qui circulera dans les veines des hommes. Commencez-vous à entrevoir, vous qui parlez d’unité, ce que l’union hypostatique a fait du monde ? Cette harmonie immense, proclamée au sein de l’opposition immense, est la fondation de la religion chrétienne. Aussi le médiateur domine de si haut la situation qu’il proclame déjà son œuvre faite, comme s’il oubliait qu’il lui reste à mourir, Opus consummavi.

Et nunc clarifica me tu, Pater, apud temetipsum claritate quam habui, priusquam mundus esset apud te.

Le condamné à mort, qui voit dressé devant lui le gibet des esclaves, réclame de Dieu le Père la splendeur éternelle qu’il possédait dans son sein avant que le monde fût.

En face de l’opposition immense et de l’immense harmonie, je ne connais de réponse possible que le Credo et l’Amen de l’Église. Je crois à la parole de Dieu fait homme, parole condamnée par les hommes, qui fondera l’unité et le royaume à venir. Je crois à la vertu de son sang ; je crois à la prière exaucée de la vie éternelle qui va à la mort ; je crois à la prière exaucée de la lumière glorieuse qui, près de subir la nuit du jardin des Olives, promet à ses cohéritiers les splendeurs de l’éternelle union et de la vision béatifique. Omnia in ipso constant.

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