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M. Renan, l'Allemagne et l'athéisme au XIXe siècle

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CHAPITRE IV
NÉGATION DE L’ART.

J’arrive à la quatrième négation, la négation de l’art.

L’art est l’expression de l’idée par un signe sensible.

Mais l’idée s’exprime à une condition, et cette condition, c’est l’amour. L’amour est la vie de l’art. L’amour procède de la connaissance. Pour aimer la vérité, il faut la voir. Vous la contemplez, elle est belle. Le beau vous appelle, vous allez à lui, et si vos pieds sont lents, les ailes qu’entrevoyait Platon vous poussent d’elles-mêmes. L’amour, c’est le fruit mûr qui tombe. Mais qu’aimerez-vous, Si vous ne croyez rien ? Supprimez la religion et la raison, vous aurez déraciné l’enthousiasme. La négation exclut l’art, qui est affirmatif par essence. Toute œuvre d’art est un acte de foi. L’empire de la négation est un empire vide, c’est l’empire de la mort. Au moins la négation y devrait régner en silence, car la parole suppose une affirmation.

Mais le silence serait logique, et rien ne le sera dans cette destruction épouvantable. Credidi, propter quod locutus sum : celui-là seul qui croit a le droit de parler. Le nihilisme ne croit ni n’aime. Il ne voudrait pas corriger le monde, parce que les défauts du monde sont amusants… Je suis malade, et vous ne voulez pas me guérir, parce que ma maladie est curieuse. Mais pourquoi donc alors me parlez-vous ? Vous qui n’avez rien à m’apprendre, et qui ne voulez rien me donner, de quel droit, au milieu de l’humanité qui a besoin et qui espère, élevez-vous votre voix ennemie ? Le nihilisme devrait être muet comme la tombe, puisqu’il est froid comme elle, et cependant il parle ! De quel droit ? Je vous le demande au nom de l’art. Il parle, et il parle de l’art ! Cette contradiction suprême, dont l’absence serait une ombre de grandeur, et cacherait sous un manteau de deuil les autres contradictions, cette contradiction suprême ne lui est pas épargnée. Il parle, et pourtant voici sa devise : Vous qui entrez, laissez ici la joie ! La joie, don de l’amour, la joie, jeunesse et splendeur de l’âme ! la joie, triomphe de l’art, soulèvement radieux qui rend léger le poids de la vie ! la joie, qui fait la beauté du matin, le calme de la journée, la clarté des nuits et la solennité des soirs !

Pitié pour ceux qui ont desséché chez eux-mêmes et chez les autres la source sacrée de la joie ! La négation est froide et triste ! Ils ont renoncé au ravissement !

Ils ont renoncé à l’art ! L’art est la splendeur royale de l’idée. L’amour est si nécessairement la base de l’art, que l’artiste qui est poussé par un autre mobile n’a pas même le triste honneur d’être un coupable sérieux. L’artiste qui n’aime pas est ridicule. L’art affirme à la fois la raison et l’amour ; sa grandeur nous est parfaitement inconnue ; nous en avons fait je ne sais quel misérable et mauvais passe-temps. Parmi les hommes vulgaires, les uns croient que l’art est un exercice soumis à certaines règles, et dont on vient à bout au moyen de certaines formules ; les autres le prennent pour un fou qui a le désordre même pour condition, pour essence. Or voici la vérité : la poésie et la musique, qui vivent d’amour, ont leurs racines dans les mathématiques, inflexibles et absolument exactes, comme si l’amour et l’ordre, qui quelquefois nous semblent ennemis, mettaient je ne sais quelle intention, je ne sais quelle affectation à se proclamer unis dans ces hautes manifestations d’eux-mêmes.

Pour les hommes vulgaires, l’art, ou plutôt, pour parler leur langage, les arts sont complétement séparés de la science, laquelle est elle-même séparée de la vie. Cette séparation des choses le plus profondément unies ressemble à une sorte de folie et de mort universelle. La folie et la mort, n’est-ce pas la perte complète, l’oubli radical de l’unité ?

Voulez-vous mesurer la portée intellectuelle d’un homme, ne vous demandez pas s’il est doué de tel ou tel talent : les aptitudes spéciales sont souvent dévolues aux hommes médiocres. Demandez-vous quelle est sa conception de l’unité ; la réponse donnera sa mesure.

Je ne veux pas faire ici une théorie de l’art, mais je dois dire en un seul mot le sens de ce grand mot. L’art est le balbutiement de l’homme qui, chassé du Paradis terrestre et non arrivé au Paradis céleste, célèbre encore et célèbre déjà la beauté perdue. Il est tombé ; le lieu de la beauté est fermé pour lui ; mais l’exilé trace sur la terre étrangère une esquisse de la patrie. Peut-être l’art occupe-t-il dans l’ordre intellectuel la même place que l’espérance dans l’ordre moral. L’art est une initiation, un essai, un tâtonnement ; c’est un coup de main que l’homme tente pour saisir l’idéal, un pressentiment, un souvenir.

La beauté est la forme que l’amour donne aux choses. Dieu est le poëte suprême ; il est aussi l’amour absolu. Il y a un être qui est la contradiction vivante de l’art, c’est le premier négateur du dieu poëte et amour, celui qui ne fait rien, puisqu’il fait le mal, celui que l’œil humain fait pour la beauté ne pourrait contempler dans sa forme véritable, celui qui a arraché à la grande extatique cette exclamation extraordinaire : Le malheureux ! il n’aime pas !

Son nom impersonnel est laideur, son nom personnel est Satan.

Écoutons maintenant M. Renan parler de l’art. Ici, comme presque toujours, M. Renan parle au nom d’un autre. Il ne dit pas : Voilà ma pensée, il se met à couvert derrière quelqu’un et propose quelques restrictions. Dans un article fort travaillé sur Feuerbach et la nouvelle école hégélienne, M. Renan déclare et expose, au nom de l’Allemagne, la supériorité de l’esthétique païenne sur l’esthétique chrétienne.

« Païen par nature et surtout par système littéraire, Gœthe, dit M. Renan, devait peu goûter l’esthétique qui a substitué la gausape de l’esclave à la toge de l’homme libre, la vierge maladive à la Vénus antique, et à la perfection idéale du corps humain, représentée par les dieux de la Grèce, la maigre image d’un supplicié tiraillé par quatre clous. Inaccessible à la crainte et aux larmes, Jupiter était vraiment le dieu de ce grand homme, et on n’est pas surpris de le voir placer devant son lit, exposée au soleil levant, afin qu’il puisse le matin lui adresser sa prière, la tête colossale de ce dieu. »

Il a fallu toute la haine qu’inspire à M. Renan le supplicié tiraillé par quatre clous, pour lui dicter ces lignes indignes de lui. Il semble descendre ici jusqu’à prendre l’art pour l’imitation de la beauté matérielle, et lui assigner pour fin la copie d’un buste bien proportionné. Cette pensée est loin de lui : elle conviendrait à Voltaire, elle ne convient pas à M. Renan, et jamais un esprit si distingué n’aurait pu s’y complaire, s’il n’eût été égaré par l’aspect du crucifix.

La question de l’art est la même que la question de la vie. Où est l’ombre, où est la lumière ? La vérité première est-elle le visible ou l’invisible ?

La Grèce regardait la création, telle qu’elle nous apparaît, comme l’expression suprême de la beauté, aussi ne désirait-elle rien au delà : dès lors l’aspiration était un non-sens. Dans leurs Champs-Élysées, les héros regrettent cette terre, cette vie, cette lumière. Les héros sont des ombres ; la lumière pour eux est en ce monde-ci ; l’ombre est là-haut ou plutôt là-bas : voilà le fondement de leur société, de leur art, de leur poésie. Avez-vous jamais entendu Achille désirer et demander un éclat de jour supérieur ? Au contraire : vous l’entendez, au séjour des ombres, regretter sa force et sa valeur d’autrefois ! Si tel était l’éclat de leur atmosphère que le ciel bleu, aperçu à travers les colonnes du Parthénon, ne leur laissât plus, en fait de splendeur, rien à désirer, si la plus haute expression de la beauté divine était pour eux la beauté humaine (Hérodote raconte qu’un jeune homme, le premier venu, fut mis pour sa beauté au rang des dieux), si Jupiter n’était rien de plus qu’un beau Grec, si le temps et l’espace contenaient la lumière véritable, comment le monde invisible eût-il été pour eux autre chose qu’une ombre ? Or l’esprit humain a été directement retourné. L’humanité moderne sait que le monde visible (ombre et figure, figura mundi) est taillé sur le modèle du monde invisible, suprême et idéale réalité.

Ainsi l’art moderne, logique comme l’ancien, ne voyant plus dans la nature qu’un miroir et qu’une énigme (per speculum et in enigmate), la perce à jour pour découvrir à travers elle ce qu’elle cache. De là le type idéal manifesté par la forme matérielle ; de là la poursuite et le désir.

Possession de la beauté satisfaite et jouissant d’elle-même, tel est le fondement du Parthénon.

Aspiration immense de l’amour non satisfait, tel est le fondement de la cathédrale de Cologne.

Voilà la pensée grecque et la pensée moderne. Je ne veux pas dire : voilà la pensée chrétienne et la pensée païenne. Sous l’action du christianisme, le monde a changé de souverain ; mais ne l’oublions pas, jamais l’homme n’a vécu totalement privé de raison et de lumière. Le paganisme n’a été qu’un accident ; au fond du païen vivait l’homme, et la lumière naturelle n’a jamais été absente de la création. L’écho des traditions premières a été altéré, mais non pas étouffé. D’ailleurs la Grèce n’est pas la véritable antiquité. Les pyramides d’Égypte avaient été construites avant elle ; la mythologie grecque est une mythologie inférieure. Platon a résolu la question dans le sens moderne ; mais Platon est plutôt Chaldéen que Grec ; il a déclaré le monde visible figure et image du monde invisible le jour où les yeux fixés sur l’idéal qu’il aimait, il aperçut dans l’extase de son génie les prisonniers de la caverne. Si le christianisme a assis sur d’autres fondements, sur des fondements surnaturels, le trône de l’invisible, n’oublions pas que l’homme a toujours été pourvu naturellement du don de croire à l’âme, d’aimer l’idéal et d’adorer un seul Dieu !

Nous blesserions Dieu même si nous portions atteinte à notre grandeur, et toute l’économie de la vérité si nous en arrivions, égarés par l’amour du surnaturel, à méconnaître l’ordre naturel.

Le caractère de l’art grec, qui est l’art classique, mais qui n’est pas le véritable art antique, est un rapport d’équation entre l’idée et la forme. La beauté est le but, la beauté est l’instrument ; l’idéal de l’artiste est réalisé. Il n’était pas trop haut pour être atteint. L’art exprime complétement une beauté que l’artiste trouve dans son âme, mais qu’il peut mettre à la portée de son bras. Le marbre n’est pas brisé ; il est façonné élégamment. L’horizon ne s’étend pas derrière l’œuvre ; le temple ne s’élève pas. La colonne élégante et régulière détermine le caractère de l’esprit qui a élevé cet édifice sans grandeur. La prière entraîne avec elle vers le ciel tout ce qu’elle touche, parce que l’ascension est de son essence. Mais le temple grec, sans voix, sans désir, trahit, par l’aplatissement de son sommet, la limite de sa pensée. Le temple grec ressemble à une habitation humaine, comme le dieu qu’on y adore ressemble lui-même à l’homme.

L’Olympe est une montagne sur laquelle on se promène. Les Grecs risquaient d’y coudoyer Jupiter, Mars et Vénus. Du reste, c’étaient de vieux amis et de vieux ennemis avec lesquels on s’était mesuré au siége de Troie. Les dieux vivaient au milieu des Grecs comme des concitoyens ou des égaux. Il faut insister sur ce fait, particulier à la Grèce, et qui n’est pas le fait de l’antiquité tout entière, pour comprendre le caractère de cet art, né au pied du mont Parnasse, et qui n’imagine rien de plus beau que la vallée de Tempé. Aussi le sublime lui est-il interdit, car si le beau est un rapport adéquat de perfection entre l’idée et la forme, le sublime est une disproportion. Dans le sublime l’idée écrase la forme et l’engloutit en elle. La forme humiliée s’anéantit, afin de ne pas nous troubler dans la contemplation de l’immense. La cathédrale de Cologne, qui respire l’infini, n’est pas finie. Le temple grec est parfaitement fini, dans tous les sens du mot, et le caractère général de tout l’art classique, grec, latin, français, peut se déterminer par un mot : l’absence de l’infini.

L’art moderne, s’il est vraiment moderne, travaille la matière, presque sans la regarder ; il s’en sert comme d’un moyen : il a pour principe et pour fin l’idée. L’art grec au contraire, part de la matière et vise à elle ; s’il frappe l’esprit, s’il éveille en nous l’harmonie, c’est que la forme, par sa perfection propre, s’élève au-dessus d’elle-même, et touche les confins du monde invisible. S’épanouissant dans les splendeurs de la forme, l’art grec atteint la poésie de la ligne. La ligne est le point de contact entre l’idée et la matière. Aussi l’homme seul la comprend et l’admire. Si le lion poursuivant la lionne dans le désert, admirait la beauté de ses lignes, il lui faudrait une âme immortelle ; car il aurait aperçu l’ombre de l’infini projetée sur une créature. Mais l’art grec, au moment où, emporté par la beauté, il va toucher l’esprit, s’arrête, vaincu par la forme, dans une espèce de cristallisation de la pensée. Car voici une loi naturelle : toute chose tend à son point de départ, l’art moderne à l’idée, l’art grec à la forme.

D’où vient que l’auréole accordée aux saints par la société moderne, l’art antique ne l’avait pas inventée pour ses dieux ? C’est parce que l’auréole est le rayonnement visible d’une vertu invisible, la traduction de l’âme en lumière. L’auréole suppose une splendeur cachée dont elle devient la parole. C’est la joie qui se fait visible. C’est le caillou qui déclare l’étincelle latente en lui. Mais si la forme dit tout, si elle ne cache rien au fond d’elle, si Jupiter apparaît tout entier, si la beauté s’offre aux yeux tout entière, si le souffle invisible ne la pénètre pas, si le mystère n’a pas sa place en elle, l’auréole n’a pas de sens, puisqu’elle n’est le reflet de rien, puisque le feu intérieur est absent. L’art grec a encore pour caractère l’inflexibilité. Il y a quelque chose de fatal dans la beauté même de la ligne grecque. Elle ne s’incline pas vers la faiblesse. Elle ne sourit pas. Sa pureté est rigoureuse, sévère. Sa sculpture est sans douceur, sans pitié. On dirait que le marbre a peur de rien relâcher de ses droits.

La fatalité semble peser sur la Grèce, et il y a quelque chose d’impitoyable au fond de cette majesté sophocléenne. Chez les Grecs, Apollon tue le serpent Python. Il ne respire que la force calme et solennelle. Chez les Égyptiens, Mercure arrache les nerfs de Python, qui s’appelle ici Typhon, pour en faire les cordes de la lyre divine. Quelle immense supériorité !

L’art grec est représenté par la sculpture qui n’a rien de transparent. La sculpture c’est la matière à son maximum de densité. L’art moderne tend à rapprocher la matière de la transparence, pour la faire entrer dans la liberté de l’esprit. Or la présence intérieure du feu est la condition nécessaire à la matière pour que le don de transparence lui soit conféré. De là l’auréole des saints. Comme toute création de l’art elle est symbolique. L’art a sa raison d’être dans le symbolisme des formes, et sans entrer dans cette question immense, je dois l’indiquer. Les formes ont avec les idées des relations symboliques. L’art est symbolique par essence. Toute chose qui n’est pas symbolique peut appartenir à la science ; elle n’appartiendra jamais à l’art.

Dans l’art moderne, l’idée dérange la forme. Ne pouvant être contenue par elle, elle la brise en éclatant, et la forme brisée laisse apercevoir derrière ses ruines un horizon immense. Quand le sublime apparaît, toute chose aspire autour de lui à une sorte d’anéantissement. Les mots voudraient mourir devant l’idée. L’idéal, parce qu’il a conscience d’être ineffable, se réfugie dans sa hauteur. Placé trop haut pour recourir à la beauté extérieure, il renonce à elle, il s’abstient presque de la forme ; il ne lui demande que le signe rigoureusement nécessaire à sa manifestation intelligible. Il apparaît seulement : il néglige de resplendir. L’indifférence est le caractère propre de cette beauté suprême qui, abdiquant l’habitude humaine, abdiquant la limite jusqu’à un certain point, s’abdique elle-même pour se retrouver dans les régions supérieures où se retrouvent les puissances qui ont abdiqué en bas.

M. Renan semble préférer l’art grec, l’art classique à l’art moderne. Il préfère de beaucoup la beauté placide de Jupiter à la maigre image d’un supplicié tiraillé par quatre clous.

C’est qu’en effet le crucifix est sur la terre une terrible apparition. C’est le brisement de la forme qui éclate sous les coups de l’idée. La puissance terrible qui, plus impondérable que la lumière, plus subtile que le glaive, pénétrant usque ad divisionem animæ et spiritus, a tout détruit, tout bouleversé, tout créé, tout renouvelé, l’art, la science, la vie, celle qui a tout remué de fond en comble, sans paraître toucher à rien, cette puissance n’a pas apporté la paix, mais la guerre !

Cette puissance, voulez-vous savoir avec quelle profondeur M. Renan la déteste ? Voulez-vous savoir comment M. Renan hait l’Évangile ? Écoutez-le :

« Hégel, dit-il, ne s’est pas prononcé moins décidément que Gœthe en faveur de l’idéal religieux des Hellènes et contre l’intrusion des éléments syriens ou galiléens. La légende du Christ lui semble conçue dans le même système que la biographie alexandrine de Pythagore ; elle se passe, selon lui, dans le domaine de la réalité la plus vulgaire, et nullement dans un monde poétique. C’est un mélange de mysticité mesquine et de chimères pâles comme on en rencontre chez les gens fantasques qui n’ont pas une belle imagination. L’Ancien et le Nouveau Testament n’ont à ses yeux aucune valeur esthétique. »

Sous le voile de ces mots : l’intrusion des éléments galiléens, le christianisme est à peine reconnaissable.

Quelques lignes plus tard :

« Un temple ancien, dit-il, est incontestablement d’une beauté plus pure qu’une église gothique, et pourtant nous passons des heures dans celle-ci sans fatigue, et nous ne pouvons sans ennui rester cinq minutes dans celui-là. »

L’homme qui se contredit à chaque instant possède dans la discussion un avantage assez bizarre. Si vous l’attaquez par une de ses pages, il vous répondra par une autre page où il dit exactement le contraire.

Dans son article sur Scheffer, M. Renan ne s’attache qu’à la beauté morale. Il renverse directement la théorie qu’il a semblé poser à propos de Gœthe et de Hégel. Mais il renverse malheureusement les notions les plus élémentaires de l’esthétique et de la logique.

« L’art, dit-il, est le plus haut degré de la critique. »

Concevez-vous l’art réduit aux proportions de la critique ? Éclairons ceci par un exemple.

Vous représentez sur la toile sainte Thérèse. Il faudra, pour être fidèle à la critique de M. Renan, la discuter, la nier en tant que sainte. La caricature et la satire, voilà les proportions que prendra l’art.

Si cette proposition que je viens de citer est inintelligible en elle-même, elle va le devenir bien plus encore si nous la rapprochons de celles qui l’accompagnent.

« Toute philosophie, dit M. Renan, est nécessairement imparfaite, puisqu’elle aspire à renfermer l’infini dans un cadre limité. Comment l’esprit humain saisirait-il, comment la parole rendrait-elle ce dont l’essence est d’être ineffable ? L’art seul est infini. L’art, allant chercher dans l’âme ce qu’il y a de bon et de pur, nous fait atteindre l’indubitable. »

Comment l’art est-il une des expressions de la critique, puisqu’il est ainsi opposé à la critique et à toute la philosophie ? Comment est-il infini, tandis que la critique est finie, puisqu’il n’est qu’une forme de la critique ?

Il semblerait, d’après M. Renan, que la philosophie essaie de nous révéler l’infini par une manifestation infinie elle-même. Cette prétention, la philosophie ne l’a pas. Elle sait que la parole ne peut rendre ce dont l’essence est d’être ineffable. La philosophie est une science qui parle de l’infini ; mais cette science, nous ne la possédons pas infiniment.

L’art seul est infini, dit M. Renan. Ou cette phrase n’a pas de sens, ou elle signifie que l’art est infini dans les manifestations qu’il nous offre de lui-même. La philosophie est finie, parce que la parole ne peut rendre l’ineffable. Mais si l’art est infini, j’en conclus que la peinture, la sculpture, la poésie, rendent l’ineffable, qu’elles sont infinies en elles-mêmes et dans leurs manifestations.

Ainsi la philosophie est réduite à ne pas atteindre l’indubitable, parce qu’elle est finie. Il paraît que la parole n’atteint l’indubitable qu’à la condition d’être infinie. Si j’affirme cette proposition : Dieu est, je n’atteins donc pas l’indubitable ; il faudrait, pour l’atteindre, vous montrer l’essence même de l’infini. Telle est, à ce qu’il paraît, la doctrine de M. Renan. Mais l’art, puisqu’il atteint l’indubitable, doit, d’après la même doctrine, nous montrer l’infini lui-même dans sa splendeur absolue. Je ne serais pas fâché de contempler les œuvres d’art dont parle ici M. Renan.

Rapprochons cette page de celle où M. Renan semble regarder Jupiter comme l’expression suprême de l’art. Serait-ce dans la beauté plastique d’un jeune homme grec que M. Renan contemple l’infini ? Peut-être.

La conclusion de ces choses est jusqu’à un certain point consolante : le doute absolu, qui exclut la religion, la société, la science, exclut aussi l’art qui ne peut qu’affirmer. L’art, qui n’est qu’une des formes de la critique, cesse d’être.

De là résulte, ainsi que je l’avais annoncé, la négation radicale de l’art.

Voici, du reste, comment peut se traduire la théorie que j’essaie d’exposer.

La forme plastique est la fin dernière de l’art.

Or, la forme plastique est le fini par excellence.

Donc l’art est infini.

L’art est une des formes de la critique. Or, la critique est elle-même une des formes de la philosophie, qui est finie et imparfaite. Donc l’art est infini.

L’art est une des formes de la critique. Or, la critique nie toujours. Elle ne peut atteindre l’indubitable : elle ne peut exprimer l’ineffable.

Donc l’art, qui est une des formes de la critique, est l’affirmation par excellence ; il atteint l’indubitable, il exprime l’ineffable.

Telle est l’œuvre de M. Renan. Résumons sa pensée :

La religion est une belle chose : mais il n’y a pas de Dieu.

Le Christ ne vivra qu’en tant qu’homme. Jusqu’à ce qu’il soit remplacé par un idéal supérieur, l’humanité continuera, en le contemplant, de s’enivrer de sa propre image. Voilà le Dieu vivant, voilà celui qu’il faut adorer.

Il nous reste donc à adorer l’humanité. Seulement la société humaine est fondée sur l’ignorance générale. Si l’abrutissement universel diminuait, on comprendrait l’égalité de l’être et du néant, et la société serait impossible. Il ne faut pas que les recherches du savant pénètrent dans les régions où les illusions sont nécessaires. L’humanité n’a donc de valeur qu’en tant qu’elle est représentée par les savants.

Il nous reste donc la science à adorer. La science est divine. Elle est le seul but digne de l’homme.

Seulement la philosophie est peut-être condamnée à n’être jamais qu’un vain et éternel effort pour définir l’infini. Il n’est accordé à l’homme de posséder qu’une bien faible lueur de science. (Il ne peut savoir s’il a une âme.) La philosophie ne peut atteindre l’indubitable.

Mais l’art est infini. Il nous reste donc l’art à adorer. Seulement il n’est qu’une des formes de la critique. Il est réduit à la satire, à la caricature, ou, si je lis une autre page, à la forme plastique, ou, si je lis une autre page, il est l’auxiliaire d’une religion qui n’existe pas.

Que nous reste-t-il donc à adorer ?

Le néant.

C’est du néant que M. Renan affirme ce que nous affirmons du Verbe : Omnia in ipso constant.


Si les contradictions abondent dans M. Renan, nous n’avons pas le droit de nous en étonner. Dans son travail sur Averroès : « Il ne faut pas, dit-il, demander une extrême rigueur à la doctrine d’Ibn-Roschd. Nous nous garderons de lui en faire un reproche. La logique mène aux abîmes. L’inconséquence est un élément essentiel de toutes les choses humaines. »

M. Renan évite la logique : c’est qu’il craint les abîmes. Cette seule parole contient et explique tout à la fois la contradiction universelle de son œuvre, à savoir l’amour d’une vérité qui n’est pas, la recherche de ce qui ne peut être trouvé, et les contradictions de détail, qui résultent tantôt de son respect, tantôt de son mépris, tantôt de son indifférence vis-à-vis de toutes les doctrines.

M. Proudhon est l’enfant terrible de la famille dont M. Renan est l’avocat et l’académicien. Celui-là dit avec de gros mots ce que celui-ci voile sous des formes élégantes.


Pris en lui-même, M. Renan serait une énigme sans mot. Que penser d’un savant qui fait autorité dans le monde savant, et qui n’affirme ni ne nie rien, qui n’est ni dogmatique ni sceptique, qui est seulement contradictoire ? A quelle classe appartient M. Renan ? Qui est-il ?

Il est, dit-on, le vulgarisateur de la philosophie allemande. Nous ne le connaîtrons, nous ne saurons son secret, nous ne nous expliquerons le mystère de sa naissance et de sa fortune, que quand nous saurons au juste dans quelle relation il est avec elle, comment il procède d’elle.

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