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M. Renan, l'Allemagne et l'athéisme au XIXe siècle

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CHAPITRE III
NÉGATION DE LA SCIENCE.

Le christianisme a relevé la raison humaine. Le XVIIIe siècle l’a déracinée. Voltaire a passé sur la France. Il l’a souillée de son venin. Son règne finit, il est vrai. L’humanité le maudit, la science se moque de lui ; l’art le repousse, et pourtant la queue du serpent s’agite encore au milieu de nous. Le XIXe siècle est une armée en marche. Mais toute armée a son arrière-garde.

La raison est la lumière humaine. La science est le développement de la raison. Or, je déclare que la science est radicalement niée par M. Renan et je vais le prouver.

La science est le développement de la raison, la synthèse de nos connaissances. Tout développement suppose un germe. Toute route suppose un départ. Tout progrès suppose un premier pas. Or, M. Renan supprime le point de départ, il nie le premier pas : il parle ensuite de voyager. Toute science est comprise dans l’idée être, et il doute de l’être. Toute la philosophie est dans le mot substance, et il doute de la substance première, de la substance nécessaire, de la substance éternelle, sans laquelle toutes les substances seraient éternellement impossibles. Il sape le fondement, il ôte la première pierre et parle de construire un monument. Aussi, réduit à l’impuissance d’affirmer, puisqu’il est privé de la grande affirmation, principe et fin de toutes les autres, l’affirmation de l’être, il ne peut plus que répéter sa première négation qui contient toutes les autres, la multiplier, la reproduire sous mille formes, la diviser en mille négations partielles, appeler les négations de faits, les négations de détail, les négations d’analyse au secours de la négation synthétique qui est la base de son système, de sa doctrine. Pour la caractériser, cette doctrine à laquelle aucun mot connu ne convient, parce que tous les mots tendent à exprimer l’être, et que cette doctrine tend à le nier, il faut créer un mot aussi affreux que la chose, un mot qui ne dise rien, un mot qui signifie le rien : ce mot serait : nihilisme.

Dieu et la société supprimés, le bien et le mal confondus, le vrai et le faux, qui ne sont que le bien et le mal dans leur principe, sont naturellement confondus. Si le vrai et le faux sont identiques, ou seulement indifférents à l’homme, que devient la science qui n’existe qu’à la condition de distinguer l’un de l’autre, et de préférer l’un à l’autre ?

Dieu est le support de la science, comme il est le support de la création. Omnia in ipso constant, le monde idéal, et le monde réel. Tous les êtres visibles et invisibles peuvent répéter la parole de l’Apôtre : In ipso vivimus, movemur et sumus. Tous les verbes sont l’écho du verbe être : toutes les pensées sont l’écho de la pensée par laquelle l’homme pense l’être. Si vous voulez l’édifice solide, donnez-lui un fondement inébranlable. Un inexplicable préjugé, qui est né de l’ignorance, qui s’appuie sur l’ignorance, qui grandit par l’ignorance attache l’idée de progrès à l’idée de négation. On dirait, à entendre certains hommes, que l’affirmation est un mouvement rétrograde et que l’avenir est à ceux qui ne croient plus à rien. S’il y a pourtant au monde une vérité évidente et d’une évidence niaise, c’est que le progrès est le développement des principes connus, et non leur oubli, que le progrès est l’expansion de la vie, et non la mort. Cependant voyez le nihilisme ! Il marche le front haut comme s’il était maître du monde.

On dirait, à le voir, que l’Être était le Dieu du passé, mais que le néant sera le Dieu de l’avenir.

Le XVIIIe siècle a déraciné la raison : les principes les plus élémentaires du sens commun ressemblent aujourd’hui à des paradoxes. La pensée chancelante à besoin d’effort pour se tenir debout sur sa base.

La doctrine opposée au nihilisme, c’est la doctrine de l’Être, l’ontologie. Entre ces deux doctrines se place le psychologisme.

L’ontologie est la science des lois de l’être. Elle place le point de départ de la pensée là où est le point de départ de toute chose. Elle donne la première place à la première idée ; elle construit sur la pierre angulaire de toute construction ; elle pose la science sur l’inébranlable, et, ainsi posée, la science pourra marcher sans inquiétude. Elle ne se retournera plus à chaque pas pour regarder, tremblante, derrière elle. Les principes sont assurés, et voilà la loi de tout progrès. Les esprits trop faibles pour l’ontologie débutent par la psychologie. Ceux-ci, au lieu d’étudier avant tout l’être, étudient avant tout l’homme ; au lieu d’asseoir la science sur Dieu, ils l’associent sur eux-mêmes. Je ne nie pas l’intérêt de leurs travaux et la somme de vérités qu’il leur est permis de voir ou d’entrevoir : je dis seulement que, si ma vue ne me trompe pas, le psychologisme est un pas fait par l’homme pour s’éloigner de l’Être et s’approcher du néant. Toutes les paroles sont l’écho de la première parole, et la somme d’être que possède la science se mesure à la somme d’être que possède son point de départ. Descartes, comme tous les chefs d’école, est un esprit vigoureux, mais étroit, qui appuie sur une formule. L’école cartésienne, que nous avons sous les yeux, représentée par des hommes lesquels se croient des hommes de progrès, a reculé de plusieurs siècles la pensée humaine. Ils seront étonnés, le jour où ils comprendront que la devise qui flotte sur leur bannière, la devise de la pensée moderne, de la pensée affranchie, de la pensée hardie, est le mot d’ordre de la timidité, de la routine, le point d’arrêt qui a tenu l’idée en suspens pendant trois siècles. Le cogito ergo sum est en retard sur la philosophie qui l’a précédé, puisque celle-ci partait de Dieu et que celui-là part de l’homme. Or, je le demande, où est la liberté, où est la grandeur, où est la source de l’Être, et par conséquent du progrès, sinon dans l’Être ?

Serait-il le père du progrès, celui qui, possédant un levier pour soulever le monde, briserait l’instrument que lui ont légué ses pères et restreindrait sa puissance à la force de son bras ?

Non in arcu meo sperabo et gladius meus non salvabit me, disent à la fois l’homme et la science.

Qu’on le sache bien ! nul n’a le droit de rester indifférent aux idées ; elles n’ont pas besoin, pour être importantes, d’être traduites en faits extérieurs et écrites dans l’histoire de ce monde. Néanmoins cette consécration dernière ne leur manque jamais. L’espoir de M. Renan, qui voudrait placer la théorie dans un lieu inaccessible et la soustraire à toute tentative de réalisation, trahit l’erreur profonde d’un esprit exercé, mais égaré. Isoler la science de la vie, c’est méconnaître pleinement la nature de la science et de la vie. Elles se rejoindront malgré vous. Les années ne sont pas logiques peut-être, les siècles le sont toujours, et si nous échappons aux conséquences de vos pensées, c’est que nous aurons échappé à vos pensées elles-mêmes. Démembrez l’espèce humaine ; créez certains hommes qui n’aient que des têtes, et certains autres qui n’aient que des bras, peut-être les têtes ne feront-elles que penser ; mais, tant que vous n’aurez pas modifié ainsi la création, il faut vous résoudre à voir les hommes se précipiter là ou vous leur aurez montré un attrait quelconque. La réalisation de vos souhaits détruirait la société, nous l’avons dit ; mais, sachez-le, elle détruirait aussi la science. La science est une force qui ne trouve pas en elle-même sa satisfaction. L’homme qui sait qu’une chose doit être, désire invinciblement qu’elle soit. Vous avez tué la science en lui arrachant son principe et sa fin dernière, qui est la vérité ; vous la tuez une seconde fois en ne voulant pas qu’elle se tourne, comme dit Bossuet, à aimer et à agir.

Je sais bien que M. Renan et quelques esprits du même genre aiment la recherche pour elle-même, et craindraient de trouver, parce que, pensent-ils, quand on a trouvé on ne cherche plus. Ils ignorent que la vérité, infiniment profonde, réserve aux vrais chercheurs de telles lumières que plus l’homme la cherche plus il la trouve, et plus il la trouve plus il la cherche. Que restera-t-il donc à cette science vaine et stérile qui n’aura ni principe ni fin, et qui sera frappée, au point de départ, d’une impuissance absolue d’arriver ?

« Il est en un sens plus important, dit M. Renan, de savoir ce que l’esprit humain a pensé sur un problème, que d’avoir un avis sur ce problème ; car, lors même que la question est insoluble, le travail de l’esprit humain pour la résoudre constitue un fait expérimental qui a toujours son intérêt, et, en supposant que la philosophie soit condamnée à n’être jamais qu’un éternel et vain effort pour définir l’Infini, on ne peut nier du moins qu’il n’y ait là pour les esprits curieux un spectacle digne d’attention. »

Je prends note de cet aveu. Souvenons-nous, à ce propos, que le rationalisme affecte de prendre, contre le christianisme, la défense de la science et de la philosophie. Il accuse quelquefois l’Évangile d’être contraire à la raison. Pris en lui-même, et considéré théoriquement, ce reproche est vide de sens ; il ne représente rien à l’esprit. Craindre que la foi ne soit incompatible avec la raison, c’est craindre que la lumière ne fasse schisme avec elle-même, et que la vérité ne se contredise. Cette incompatibilité est un non-sens ; elle est inintelligible ; elle ne peut pas être pensée. A la lumière de la pensée, cette crainte est absurde. Considérons-la à la lumière de l’histoire. Qui donc, du christianisme ou de la sophistique, a estimé l’homme et sa légitime raison ? Le christianisme a élevé tous les grands monuments philosophiques qui ont vu le jour depuis dix-huit siècles. Les sciences physiques l’ont attendu pour naître, comme si elles avaient eu peur de livrer à l’homme la clef de la nature, avant l’apparition humaine du Créateur, qui a livré à saint Pierre la clef du ciel. Le christianisme compte parmi ses enfants saint Denis, saint Anselme, saint Thomas, et tant de grands inconnus qui ont agi sans se montrer, qui ont vivifié le monde, sans lui permettre de les apercevoir, comme la sève invisible qui fait la beauté des fleurs et la douceur des fruits. Le christianisme, c’est l’union hypostatique elle-même, c’est le Verbe uni à la nature de l’homme. Donc, la raison divine ne réside pas seule dans nos tabernacles ; la raison humaine est sur l’autel catholique, en tant qu’elle est la raison de l’Homme-Dieu.

Voilà la conduite du christianisme vis-à-vis de notre intelligence. Il l’emploie, il la dirige, il la consacre ; il la touche de ses mains divines ; il l’illumine de ses regards divins. Voulez-vous savoir maintenant comment la sophistique traite cette même raison, comment elle traite la philosophie. Ce n’est pas moi qui vous le dis, c’est elle-même ; je ne commente pas, je cite : « En supposant que la philosophie soit condamnée à n’être jamais qu’un éternel et vain effort pour définir l’Infini… »

Voilà les deux places qui sont offertes à la raison : choisissez au nom de Dieu et choisissez au nom de l’homme.

Que vous restera-t-il, si vous choisissez la sophistique ? La recherche stérile, désespérée, absurde, de l’introuvable, la critique isolée. Mais la critique, cette dernière vivante, est-elle assurée de sa vie ? Non ; elle périra sous ses propres coups. Écoutez-la elle-même : « Qui sait, dit-elle par la bouche de M. Renan, qui sait si la finesse d’esprit ne consiste pas à s’abstenir de conclure ? »

Vous l’entendez : elle a perdu même le droit de conclure, cette souveraine isolée et désolée d’un monde où il n’y a plus rien, cette reine du vide ! Elle ne peut que raconter ! Voilà le pouvoir unique que lui laissent ses glorificateurs ! La critique n’a sa raison d’être que là où il y a quelque chose à critiquer. Mais quand la finesse d’esprit a chassé toute conclusion, quand le vrai et le faux sont devenus indifférents, aussi curieux, mais aussi inutiles l’un que l’autre, la critique n’a plus que faire de son discernement, de sa sagacité, de sa profondeur. Il faut que la société ait encore une croyance, il faut au moins qu’elle en cherche une, avec l’espoir de la trouver, pour que le critique ait encore un travail, un but, une mission. Mais s’il renonce même à discerner (κρινειν), s’il se borne à détruire, s’il n’ose pas conclure, le jour où il aura réussi, il deviendra lui-même aussi inutile, aussi impossible que ses victimes. Le jour où il aura tout détruit, il ne lui restera plus qu’à terminer par un suicide l’universelle destruction. Il a ouvert les cataractes, tout a été submergé. Le critique voguera quelque temps dans l’arche qu’il se sera construite, puis les eaux grandiront et enseveliront bientôt, avec le reste du monde, l’unique et solitaire nautonnier de l’abîme !

Arrivée là, la parole, qui se refuse à elle-même le droit de rien savoir, de rien croire, de rien affirmer, doit, comme l’idée, s’abîmer dans le néant. Mais alors aussi la contradiction vient à son secours. Si le nihilisme ne se contredisait pas, si cette ressource lui était enlevée, il ne pourrait ni penser ni parler. Mais la nature le soutient, comme dit Pascal, et l’oblige à affirmer quelquefois malgré lui. Ainsi, M. Renan parle de la nécessité où nous sommes de connaître la vérité presque aussi souvent que la nécessité où nous sommes de ne la connaître pas.

Il blâme ceux qui détruisent les religions établies ; il blâme ceux qui les respectent et sacrifient à un vain scrupule les intérêts de la vérité.

Quelle vérité, s’il vous plaît ?

Tantôt il parle d’elle comme s’il la connaissait, tantôt comme s’il ne la connaissait pas, tantôt comme s’il était impossible de la connaître, tantôt comme si elle n’était pas.

Tantôt : « La critique ne détruit pas l’admiration, elle la déplace. » Ici M. Renan se regarde comme possesseur de la vérité.

Tantôt il répond avec Mahomet : « L’âme est une chose dont la connaissance est réservée à Dieu. Il n’est donné à l’homme de posséder qu’une bien faible lueur de science. » Ici M. Renan se regarde comme ne possédant pas la vérité, mais semble croire qu’elle existe.

Ailleurs enfin : « Si le monde est le cauchemar d’une divinité malade. » En ce cas la vérité n’existe plus.

Dans un autre endroit : « Le critique, exclusivement occupée de la vérité, est rassuré d’ailleurs sur les conséquences, parce que les résultats de ses recherches ne pénètrent pas dans les régions où les illusions sont nécessaires. » Ici la vérité existe ; mais heureusement elle est ignorée, car, si elle était connue, elle serait fatale à la société.

Tantôt les religions sont pour M. Renan la forme la plus respectable de la pensée. « La civilisation a des intermittences, dit-il ; la religion n’en a pas. » Tantôt il affirme que l’Europe doit propager son dogme, qui est la civilisation. Il n’y a donc plus de dogme en dehors de la civilisation ? Que deviennent ces religions qui tout à l’heure n’avaient pas d’intermittences, tandis que la civilisation en avait ?

Enfin, quelquefois M. Renan lève le masque et montre le visage de Proudhon. Par exemple, après avoir discuté les origines de l’islamisme, il ajoute :

« J’ai longtemps insisté sur l’infirmité native de l’islamisme. Il y aurait injustice à ne pas ajouter qu’aucune religion et aucune institution ne résisterait à l’épreuve que nous pouvons faire subir à celle-ci. »

Et cependant M. Renan semble professer pour les religions, si fausses qu’elles soient, un respect inexplicable dans son esprit.

La logique accompagne et récompense naturellement la vérité. Elle déroule sans effort les anneaux de la grande chaîne. L’erreur est naturellement contradictoire. Ayant le faux pour principe et pour fin, tantôt elle entre courageusement dans les conséquences de ses principes, tantôt recule devant elle et se cache derrière les mots. Quelquefois M. Renan parle des religions avec une indulgence profondément méprisante qui mérite d’être remarquée :

« Les religions, dit-il, étant les œuvres les plus complètes de la nature humaine, celles qui l’expriment avec le plus d’unité, participent aux contradictions de cette nature et excluent les jugements simples et absolus. »

Peut-on dire aux religions avec plus de politesse qu’elles sont absolument humaines, et, par conséquent, absolument fausses ?

Pour réfuter le sophiste, il suffirait de rapprocher les textes qu’il nous présente éloignés, disséminés, égarés, mélangés.

Dans le premier chapitre de ce travail, j’ai montré la négation pure et simple de la religion. J’ai réservé les contradictions relatives à cette négation au troisième chapitre, au chapitre de la science, parce qu’elles constituent un attentat contre les lois essentielles de la raison. Mais c’est surtout sous la pression du christianisme que M. Renan semble en proie à je ne sais quelle fièvre. Quelquefois Jésus-Christ lui semble presque avoir mérité la mort :

« L’intérêt de la pureté religieuse de l’histoire exige de répéter sous toutes les formes que l’école chrétienne n’est nullement acceptable, quand elle a ramené ce qui regarde le conseil suprême des Juifs, dans ce conflit solennel, à une question de basse jalousie, à une affaire de tribunal, quand elle a accablé la nation juive, à qui elle devait la naissance et dont elle s’appropriait les plus beaux ornements, sous prétexte du crime volontaire que ses anciens auraient commis en prononçant contre Jésus un arrêt qui avait été annoncé d’avance et provoqué par toute la théorie du maître sur l’accomplissement des Écritures. »

Ces paroles sont de M. Salvador : M. Renan les cite avec une complaisance qui équivaut, dans sa bouche, à l’approbation. « A l’en croire, ajoute-t-il, le sanhédrin n’aurait fait qu’appliquer les lois existantes. Jésus lui-même avait cherché la mort, et dès qu’on ne l’envisageait que comme citoyen (tel devait être nécessairement le point de vue des Juifs), il la méritait… Pour nous, Dieu nous garde d’émettre sur une telle question un autre avis que celui de Jésus lui-même : il fallait que le fils de l’homme mourût. Sans cela, il n’eût pas représenté l’idéal du sage, odieux aux superstitieux comme aux politiques, et payant de sa vie sa beauté morale. Une mort vulgaire pour couronner la vie de Jésus ! Quel blasphème ! Quant à rechercher ce qui se passa dans l’âme de ceux qui le condamnèrent, c’est là une question vaine et stérile, lors même qu’elle ne serait pas insoluble. Qui sait s’il est digne d’amour ou de haine ? Qui peut bien analyser ce qui se passe au fond de son cœur ? Celui qui dit comme Caïphe : Expedit unum hominem mori pro populo, est certes un détestable politique et pourtant, chose triste à dire, ce peut être un honnête homme. »

Ces paroles élégantes et obliques, qui se traînent en spirales, découvrent la pensée de M. Renan, tout en la cachant dans leurs replis.

Mais tout à coup Jésus-Christ lui apparaît immense. Il approuve le saint qui peignait à genoux la face du Verbe fait chair, et dans un transport vraiment étrange, il écrit ces belles paroles :

« Sorti d’un petit canton très-exclusif quant à la nationalité et très-provincial quant à l’esprit, il est devenu l’idéal universel : Athènes et Rome l’adoptèrent ; les barbares tombèrent à ses pieds, et aujourd’hui encore le rationalisme n’ose le regarder un peu fixement qu’à genoux devant lui. »

Glorieusement vaincu par la vérité, M. Renan vient d’avouer que Jésus-Christ n’a payé aucun tribut ni à une nation ni à une époque : mais tout à coup revenu à lui-même, il ajoute :

« Dans le Christ évangélique une partie mourra ; c’est la forme locale et nationale, c’est le Juif, c’est le Galiléen : mais une part restera, c’est le grand maître de la morale. Le thaumaturge et le prophète mourront ; l’homme et le sage resteront. »

Et ce sont deux passages d’un même article.

Ce Jésus mystérieux contre qui les coups n’ont pas de prise, excite chez M. Renan une colère qui change à chaque instant de forme et de couleur, une colère mouvante, et quel hommage que cette colère ! ce Jésus inexplicable l’irrite : quel plaisir, s’il était possible de le nier tout à fait ! Du moins faut-il n’en pas tenir compte ; car, pour M. Renan, l’inexplicable est simplement l’inexpliqué.

« Certes, dit-il, il faut désespérer d’arriver jamais à la complète intelligence d’apparitions surprenantes, que le manque de documents bien plus encore que leur nature mystérieuse couvrira pour nous d’une éternelle obscurité. Dans la solution des problèmes d’un ordre aussi élevé, et l’hypothèse surnaturelle et les hypothèses naturelles trop simples, celles du XVIIIe siècle par exemple où tout est réduit aux proportions ordinaires d’un fait d’imposture ou de crédulité, doivent être également rejetées. On me proposerait une analyse définitive de Jésus, au delà de laquelle il n’y aurait plus rien à chercher, que je la récuserais. Sa clarté serait la meilleure preuve de son insuffisance. L’essentiel n’est pas ici de tout expliquer, mais de se convaincre qu’avec plus de renseignements tout serait explicable. »

Cherchons la pensée ; dépouillons-la des mots. Que trouvons-nous ? Nous trouvons l’intention bien arrêtée de chercher toujours, et de ne savoir jamais. En effet, en face d’un phénomène mystérieux, il faut de deux choses l’une, lui attribuer une cause surnaturelle, ou lui chercher une explication naturelle. M. Renan repousse ces deux procédés ; il repousse la cause surnaturelle gratuitement, sans motif, sans discussion, il l’écarte parce qu’il l’écarte, et quant à la cause naturelle, il l’écarte encore, parce que l’admettre ce serait conclure, ce serait manquer au devoir qu’impose la finesse d’esprit, enfin et surtout, parce qu’admettre une explication ce serait se soumettre soi-même à la critique. « On me proposerait une analyse définitive de Jésus que je la récuserais. » Pourquoi donc ? Comment ! vous déclarez qu’il y a une explication naturelle, et vous en rejetez une qui semblerait bonne, par cela seul qu’elle serait claire ! Cette explication est donc condamnée à être obscure ? Mais si l’on vous en présente une qui soit obscure, vous la rejetterez parce qu’elle est obscure. Par ce procédé très-habile, vous renverrez les esprits à une explication naturelle qui n’est pas encore venue, qui ne viendra jamais, et qui aura ainsi sur toutes les autres l’avantage de ne pouvoir être jugée, puisqu’elle sera toujours dans l’avenir et toujours dans l’inconnu. Si vous proposiez vous-même votre explication, nous sentirions l’insuffisance de cette explication, comme des autres. Car toute explication naturelle de Jésus est une explication qui n’explique rien. Mais cette explication inconnue, dont vous affirmez l’existence sans la prouver, échappe à la discussion. Elle vous permet de vous passer de Dieu, et vous dispense de dire comment vous faites pour vous en passer.

Au point de vue de la science historique, examinons la situation que M. Renan nous fait, vis-à-vis du miracle.

L’histoire nous offre une série de faits surnaturels. Nous, qui les admettons, nous leur faisons leur place. Ils ne dérangent en rien les sciences naturelles. Ils les dominent, ils ne les détruisent pas.

Une guérison miraculeuse ne contient aucune négation de la médecine. Ce sont deux applications différentes de la force qui guérit. L’une est conforme à l’ordre naturel, l’autre ne l’est pas. Voilà toute la différence. Immatérielle en elle-même dans les deux cas, cette force agit pourtant sur la matière. Que la prière ou le pain empêche un homme de mourir, le mystère qui le ramène à la vie, est dans les deux cas immatériel, comme la vie vers laquelle il revient, comme la loi qui ordonne ce retour. Le pain matériel exécute une loi qui n’est pas matérielle. La vie est l’action de la forme sur la matière. Ce n’est donc jamais dans la matière même qu’il faut chercher la cause de la vie ou celle de la mort. Il ne faut lui demander aucun secret. Elle n’est que l’occasion manifestatrice de la vie. La matière est un instrument qui prête son secours à l’harmonie : c’est le bois du violon qui porte les cordes. Mais c’est toujours une force immatérielle qui fait la vie ou qui fait la mort, la maladie ou la guérison. Naturelle ou miraculeuse, la vie a sa raison d’être dans l’immatériel.

Donc l’admission des faits surnaturels ne gêne ni la raison ni l’histoire. La raison conçoit que la cause souveraine agisse souverainement. L’histoire admet tous les faits prouvés, et les faits d’un certain ordre ne gênent en rien les faits d’un autre ordre.

Mais si vous refusez à Dieu le droit d’agir surnaturellement, alors de deux choses l’une, ou vous niez absolument tous les faits mystérieux, ou vous les faites rentrer de force dans le domaine des faits naturels. Si vous les niez, vous détruisez la certitude historique. Elle mourra de ce coup : car ces faits sont aussi bien attestés que les autres, même au point de vue de l’histoire pure. Donc, les rejetant, vous n’avez plus de raison pour admettre quoi que ce soit. La certitude historique n’existe plus. Les affirmations motivées ne gênent en rien les affirmations d’un autre genre ; mais une négation gratuite détruit tout, car si vous niez une chose, pourquoi n’en nierais-je pas une autre ? Si, admettant à peu près les faits, vous les faites entrer dans les sciences naturelles, malgré eux, et malgré elles, vous détruisez ces sciences. Car les lois connues ne sont plus dominées, mais détruites par cette foule de lois du même ordre, qui se croisent avec elles capricieusement. Mais si ces lois sont d’un autre ordre, les sciences naturelles sont sauvées. La médecine ne souffre pas, si, miraculeusement, Jésus-Christ Homme-Dieu ouvre avec un peu de boue l’œil d’un aveugle. La médecine eût été détruite si naturellement, un jour, en vertu de je ne sais quelle faveur, la boue avait guéri un œil malade. Admettez l’extase, vous ne détruisez pas la vie normale. Sainte Thérèse ne nuit à personne, et sainte Thérèse extatique ne nuit pas à sainte Thérèse femme et chrétienne. Mais niez l’intervention surnaturelle, vous ne pouvez plus dire où la vie naturelle commence, où elle finit ; elle est bouleversée de fond en comble. Si vous attribuez au magnétisme tout ce qui est extraordinaire, le magnétisme prend une telle place qu’il détruit les autres sciences à force d’empiéter sur elles. Il n’y a plus de limites ; il trouble l’univers sans que vous puissiez savoir jusqu’à quel point, et lui marquer sa place. Si vous ne voulez pas du magnétisme, vous êtes dans un autre genre d’ignorance. Les lois naturelles n’ont dans les deux cas rien de fixe. Vous leur attribuez des phénomènes qui ne dépendent pas d’elles, qui relèvent de plus haut. Les exceptions détruisent les lois, et là où il n’y a plus de lois, il n’y a plus de science.

Niez l’intervention divine, vous rencontrez un mystère absurde ; admettez-la, vous rencontrez un mystère lumineux.

L’entrée triomphante de Jésus à Jérusalem est peut-être une indication, un souvenir, un rappel de l’Incarnation, telle qu’elle se fût accomplie, sans le péché, dans la gloire et dans la joie. Le miracle et l’extase ne sont-ils pas des souvenirs du paradis terrestre, où l’esprit ne subissait jamais les colères de la matière révoltée ? Pourquoi l’homme ne reprendrait-il pas, dans une certaine mesure, par la sainteté, cet empire qu’il a perdu par le défaut de sainteté ?

L’extase des saints me semble un souvenir des sommeils d’Adam. Le sommeil est le temps des révélations. Peut-être l’âme, destituée alors, au moins en apparence, de son activité propre, est-elle plus capable de recevoir et de subir l’activité étrangère, l’activité divine ? Nous aimons tous à parler, sans trop savoir pourquoi, du sommeil de l’enfance. L’innocence nous semble plus auguste et plus puissante que jamais, quand elle nous apparaît désarmée par le sommeil. Mais qui de nous connaît le sommeil ? nous a-t-il dit ses mystères ? Dans le monde déchu, il n’éveille qu’une idée d’obscurité et de nuit. Mais, grâce au mystère de la sainteté (la sainteté ressemble toujours plus ou moins au retour du paradis terrestre), grâce au mystère de la sainteté, un sommeil apparent ne pourrait-il pas devenir l’instant de la vérité, l’instant de la lumière, le réveil enfin ? L’âme, qui, dans le sommeil ordinaire, semble s’affaisser sous le poids du corps, ne pourrait-elle, dans un état extérieurement semblable au sommeil, mais réellement contraire à lui, se dégager des liens du corps ? Le ravissement matériel est une dérogation aux lois de la pesanteur, où plutôt la loi de la pesanteur produit un effet particulier, quand l’âme l’emporte sur le corps. Mon poids, c’est mon amour, a dit saint Augustin. Quand notre amour est au ciel, pourquoi le corps ne nous prouverait-il pas, par un ravissement matériel, qu’il est emporté par l’âme, et que l’homme pèse en haut, parce qu’en haut est placé son centre d’attraction ? La preuve ne nous est pas toujours donnée par un fait sensible. Mais en résulte-t-il qu’elle ne nous soit donnée jamais ? Pourquoi l’extase ne nous parlerait-elle pas, par la bouche des saints, des communications que l’homme sans péché eût gardées avec Dieu, dans la splendeur immaculée du paradis terrestre ? Le sommeil n’est pas tout à fait dépourvu de conscience ; il n’est pas aveugle, sourd et muet. Notre sommeil est souillé par le rêve. Le rêve, cette maladie normale de l’homme déchu et endormi, le rêve avec ses divagations, ses terreurs, ses folies, ses horizons lointains ordinairement affreux, quelquefois magnifiques, ne ressemble-t-il pas à l’extase, comme le singe ressemble à l’homme ? Ne ressemble-t-il pas un peu à une contre-épreuve mal tournée de l’extase, à une parodie satanique qui en aurait gardé jusqu’à un certain point l’apparence, mais qui en a perdu l’esprit, l’idée, la vie ?

Ainsi, ces lumières particulières se fondent dans la lumière générale, au lieu d’en changer la nature. Elles attestent de leur grande voix la liberté de Dieu et la majesté première de l’homme. Elles embellissent le monde sans le troubler, et illuminent la nature au lieu de la détruire.

Niez le surnaturel, si vous voulez, mais vous allez recevoir une admirable punition ! Vous allez arriver à cette ignorance que M. Renan attribue aux époques naïves : « Alors, dit-il, le miracle ne se présentait pas comme surnaturel ; le miracle était l’ordre habituel, ou plutôt il n’y avait plus ni lois ni nature pour ces hommes. »

Profond enseignement ! la sophistique nous ramène à cette ignorance d’où elle prétend nous tirer. Vous niez le miracle-exception, le miracle surnaturel. Comme les faits résistent à vos négations, vous avez le miracle-règle, le miracle naturel, et vous n’avez plus de lois. Ainsi de deux choses l’une : si vous admettez le surnaturel, il intervient sans rien détruire : l’ordre naturel est sauvé ; si vous niez le surnaturel, l’ordre naturel est confondu et bouleversé.

Cette destruction est si profonde qu’il est difficile de l’analyser avec ordre. Les points de vue se pressent au point de se confondre. Nous avons déjà vu la science et la raison niées plusieurs fois, car elles supposent l’existence de la vérité et la possibilité de la certitude humaine ; nous avons vu la négation contradictoire avec elle-même, contradictoire avec une affirmation précédente, contradictoire avec l’intention de l’auteur. Résumons-nous. Voici, quant à la religion, à la société, à la science, le Credo que nous avons découvert au fond de cette doctrine :

Je crois en Dieu, je l’adore, mais il n’existe pas. Je crois en l’humanité, je l’adore ; mais l’humanité est une folle qui ronge un os de mort pour essayer de s’en nourrir. Son pain quotidien, son pain nécessaire, c’est le néant, c’est l’erreur. Je crois en l’âme humaine, je l’adore ; mais on a bien fait de déclarer que nous n’en savons pas assez pour affirmer son existence. Je crois en la science humaine, je l’adore ; mais la notion de l’âme lui échappe comme celle de Dieu. J’adore le bien ; mais peut-être le mal, représenté par Satan, a-t-il autant de droit que lui à mon adoration. Je veux sortir de moi-même, m’anéantir, vivre dans un autre que moi, adorer ; mais l’humanité est le seul Dieu véritable[2], et je suis mille fois au-dessus de l’humanité, qui vit d’erreur, puisque moi je découvre son erreur. Mais comme je n’aperçois pas de vérité qui puisse remplacer les erreurs humaines, il me reste à adorer en moi, sans rien conclure, la critique toute seule, c’est-à-dire la négation universelle divinisée.

[2] « Il n’a pas existé, dit M. Renan, un individu formé par un privilége unique de l’essence divine et de l’essence humaine, dominant la nature, faisant des miracles, ressuscité corporellement ; il n’a pas existé un individu plus exclusivement Dieu qu’on ne l’avait été avant lui et qu’on ne le sera après lui… L’humanité est la réunion des deux natures, le Dieu fait homme… Elle est l’enfant de la mère visible et du père invisible, de l’esprit et de la nature. Elle est celui qui fait des miracles. Car, dans le cours de l’histoire humaine, l’esprit s’assujettit de plus en plus la matière. Elle est l’impeccable, etc., etc. »

Et c’est cette même humanité, cauchemar d’une divinité malade, qui ne sait pas si elle a une âme, tant elle possède une faible lueur de science !

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