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M. Renan, l'Allemagne et l'athéisme au XIXe siècle

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CHAPITRE VIII.
LA CROIX.

Ai-je tout dit ? Non. Saint Paul n’a pas cru avoir tout dit au moment où il venait de faire sa profession de foi et sa profession de science, déclarant qu’il ne voulait savoir que Jésus-Christ. Jésus-Christ, principe et fin dernière des choses, ne lui suffit pas. Le Thabor ne lui suffit pas. Il demande une autre montagne. Il ajoute au nom de Jésus-Christ un autre mot ; il veut savoir Jésus-Christ crucifié.

Jetons un coup d’œil sur le monde idéal. Il est, depuis 1800 ans, informé, dominé par un signe étrange qui s’appelle le signe de la croix. Jetons un coup d’œil sur la terre habitée, sur la planète. Le temps et l’espace sont divisés en deux parties. Dans l’une la croix est présente ; dans l’autre, elle est absente.

Le signe de la croix est la distinction entre le ciel et l’enfer. Il est le premier effort de la main de l’enfant, le dernier effort de la main du vieillard, et partout où cela n’est pas ainsi, le ciel n’est pas. Bientôt après, en vertu de cette habitude humaine que j’ai déjà constatée, la terre cède la place à l’enfer, et la civilisation meurt devant la barbarie. Les contrées où la croix ne domine pas les paysages, où nul clocher n’apparaît au voyageur sur la montagne, sont habités par des hommes qui généralement se mangent entre eux.

La croix greffe un Dieu sur un homme, et nulle parole, même la plus exagérée en apparence, ne pourra dire ce qu’elle est.

Néanmoins, puisque la parole nous est donnée, disons d’elle quelque chose.

Le monde a été créé suivant les lois mathématiques aperçues par Dieu dans le Verbe. Le monde a été créé in numero, in mensurâ, in pondere.

In numero. Arithmétique, temps.

In mensurâ. Géométrie, espace.

In pondere. Poids, mouvement, attraction.

Il a été racheté par le même Verbe et suivant les mêmes modes. Il y aurait probablement entre les jours de la semaine créatrice et ceux de la semaine rédemptrice des analogies que Dieu sait.

In numero. Sciens quia tempus venit, nunc es hora vestra. Voici le temps, l’heure. La Rédemption s’accomplit dans le nombre, in numero. Mais cette heure est l’heure par excellence. Elle est l’heure centrale. Mon heure n’est pas encore venue, avait dit le Verbe au moment où il ne faisait encore qu’un miracle. Cette heure est placée au milieu des heures, au centre du temps. Elle résume le temps. L’AGNEAU a été égorgé dès l’origine du monde, et le sacrifice doit se renouveler sur l’autel jusqu’à la fin des temps.

In pondere. Quand je serai là-haut, j’attirerai tout à moi (omnia et non pas seulement omnes. Homines et jumenta salvabis). Je serai devenu le centre et par là l’attraction elle-même, la loi de l’attraction et le fait de la suprême attraction, l’aimant universel.

In mensurâ. Écoutons la géométrie nous parler de la croix. La géométrie, qui est la rigueur même, et qui par là semble ne rien devoir indiquer sans en faire à l’instant l’objet d’un théorème, a encore une fenêtre ouverte sur l’infini.

Examinons rapidement la synthèse universelle.

Quelle est la forme absolue de l’opposition morale ?

C’est l’être infiniment parfait maudit de Dieu. C’est le juste portant le fardeau du péché humain dans sa totalité.

Mais voici une parole de la vérité éternelle :

« Il est entré une seule fois dans le sanctuaire, non avec le sang des boucs et des veaux, mais avec son propre sang, nous ayant acquis une rédemption éternelle. C’est pourquoi il (Jésus-Christ victime sans tache) est le médiateur du Nouveau Testament afin que, par la mort qu’il a soufferte pour expier les iniquités qui se commettaient sous le premier Testament, ceux qui sont appelés de Dieu reçoivent l’héritage qu’il leur a promis. »

Quelle est la forme absolue de l’opposition métaphysique ?

C’est la vie éternelle subissant la mort.

Exanimavit semetipsum. La vie humaine était déjà pour lui un anéantissement. Or, il s’anéantit jusqu’à la mort humaine. Car voici une autre parole :

« Il a plu au Père que toute plénitude résidât en lui, et de réconcilier toutes choses avec soi par lui, ayant pacifié par le sang qu’il a répandu tant ce qui est sur la terre que ce qui est au ciel. »

Jésus-Christ, poussant un grand cri, baissa la tête et expira.

Tout était consommé.

Quelle est la forme absolue de l’opposition géométrique ?

C’est la rencontre de deux parallèles.

Un jour, par ordre du proconsul romain, un arbre fut abattu dans une forêt. C’était un sycomore. Les ouvriers galiléens reçurent l’ordre de le tailler. Ils ne le taillèrent pas sans peine. Il leur fallait réaliser le plan géométrique aperçu par Dieu dans le Verbe qui allait être cloué sur ce morceau de bois. Sur ce bois en effet fut cloué le Verbe fait chair. Le corps fut dressé verticalement : ligne de vie ; les bras furent étendus horizontalement : ligne de mort. Ainsi se résuma le sacrifice qui contient la vie et la mort réconciliées.

Toutes choses s’embrassèrent dans un baiser immense. Car le bois du sycomore fut croisé. Ses lignes, parallèles tant que l’arbre avait vécu, tant que les racines avaient été en terre, se coupèrent à angles droits, à angles égaux. L’arbre prit la forme d’une croix et fut transporté sur la montagne.

La vie et la mort se traversèrent, et, se coupant à angles droits, chantèrent une musique infinie qui entraîna dans le même accord l’essence éternelle et les choses créées, Dieu, l’homme et la nature. Dieu le Père, revenu de sa fuite infinie, ne se repentant plus d’avoir fait l’homme, atteignit et embrassa la création sur cet épouvantable sommet. Il trouva encore une fois son œuvre bonne.

Or, voici un postulatum de mathématique transcendante :

LES PARALLÈLES SE RENCONTRENT A LINFINI.

Omnia in ipso constant. Je le dis avec une sorte de terreur : la vie et la mort se tiennent debout ensemble, cum stant, constant, sur la terre et sous les cieux.

Le panthéisme n’a pas de croix. Sa ligne, c’est la ligne horizontale. La terre s’étend aux regards, isolée et désolée. L’infini est absent. Les créatures sont ensemble, mais elles ne se tiennent pas debout, et aucun Dieu ne les redresse. Du mot chrétien, du grand mot si simple et si complet, constant, peut-être le panthéisme peut-il prononcer la première syllabe cum, avec, stant lui est refusé.

La croix janséniste, qui représente Jésus-Christ les mains levées, viole l’angle droit, ferme les bras du crucifié et l’isole de la nature. La croix janséniste est debout, stat. Mais elle est seule, le cum lui est interdit.

Le panthéisme n’a pas de tête, le jansénisme n’a pas de bras. L’un embrasse sans s’élever, l’autre s’élève sans embrasser.

Dans la croix catholique, Omnia constant. La vie soulève la mort et l’entraîne avec elle aux cieux dans sa course triomphante. Tout s’embrasse, tout s’élève, tout se distingue, tout s’unit.

Unité, reconstruction, plénitude, synthèse, consommation en un, cris de l’homme et cris de Dieu ! Au moment où le Verbe, hypostatiquement uni à la nature humaine, fut attaché à la croix, Dieu continuait à voir dans ce Verbe la Vérité ! Au moment où le Verbe attirait à lui toute créature, consommant dans l’unité toute division, cette croix sur laquelle les hommes clouaient son corps humain figurait géométriquement cette rencontre suprême, cette plénitude, cette fusion qui apercevait Dieu le Père, satisfait dans sa justice, dans sa miséricorde, dans toute sa personne infinie, et se réconciliant avec l’univers en la personne de ce Fils qu’il faisait semblant d’abandonner.

L’opposition absolue était réalisée : par elle se préparait l’harmonie absolue.

Trois jours après, celui qui avait consommé sur la montagne l’harmonie du temps et de l’espace par un sacrifice idéal et réel, ressuscita. Il alla s’asseoir à la droite du Père. C’est là que les élus le contempleront. La foi aura fait place à la vision.

Le Credo sera remplacé par l’Éternel Alleluia, et du symbole que nous chantons en exil il ne restera que la dernière parole : Amen.

Nous verrons face à face Dieu tel qu’il est. Nous verrons face à face l’Être, le Principe, Celui qui Est, Celui dont le nom est ineffable et ne s’écrit qu’en tremblant, Dieu le Père.

Nous verrons face à face Dieu le Fils, le Verbe, la distinction dans l’unité, Celui en qui Dieu le Père contemple éternellement les exemplaires de tous les mondes créés et possibles, le Verbe par qui celui qui Est communique avec ceux qui ne sont pas, le Dieu fait homme, le Dieu fait enfant, le Dieu qui a dormi[4], le Dieu qui a eu une mère, le Dieu qui a prié Dieu, le Dieu qui a pleuré, le Dieu qui s’est incliné vers le néant, le Dieu qui s’est penché sur l’abîme, le Dieu qui a trouvé moyen de faire connaissance avec l’infirmité, avec la peur, avec l’ennui, le moyen de s’anéantir ; enfin nous verrons face à face le Saint-Esprit, l’union du Père et du Fils, leur repos dans l’amour, Celui qui se laisse symboliser par l’huile et qui a dit de frotter d’huile les malades en priant pour que l’harmonie qui s’appelle la santé leur soit rendue, la paix et la joie incompréhensible du Seigneur, l’harmonie immense, infinie, éternelle, absolue, absolument inexprimable, absolument suradorable, l’harmonie enfin, l’harmonie, l’harmonie, l’harmonie.

[4] Le sommeil est le signe caractéristique de la nature sensible.

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