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M. Renan, l'Allemagne et l'athéisme au XIXe siècle

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CHAPITRE VI.
L’INCARNATION.

Dieu a sa vie interne : il est. Il a sa vie externe : il se manifeste.

Depuis sa chute, l’homme sent en lui les mouvements d’une nature contradictoire qui penche vers la créature, sans pouvoir se passer du créateur. Il est incliné vers la multiplicité ; mais il ne se rassasie que dans l’unité.

Il est si petit qu’il se complaît en lui ; il est si grand qu’il ne se satisfait qu’en Dieu.

Avant la venue du Christ, l’humanité se divisait en deux parties distinctes, le peuple juif et les autres nations.

La philosophie grecque, pour ne parler que d’elle, chercha la sagesse. Elle constitue une philosophie. Elle n’est pas une religion. Le culte manque. La philosophie grecque ne s’adresse qu’à la vie interne de Dieu, cette vie qui s’appelle dans l’Écriture Sapientia. Elle oublie sa vie externe, sa force, sa vertu : Virtus.

Le culte juif, quoique divinement institué, ne dut réaliser que des figures. Ces figures cependant, voulues de Dieu, renfermaient l’idée en germe. L’animal immolé était la figure de la grande victime. Jésus-Christ n’avait pas encore dit aux hommes : Mes enfants, mes amis. Saint Paul n’avait pas encore célébré la liberté joyeuse des fils de lumière. Le judaïsme était une religion : mais cette religion était provisoire ; elle s’adressait surtout à cette vie externe de Dieu que l’Écriture appelle Virtus.

En parlant de la philosophie grecque et de la religion juive, n’oublions pas la distance qui les sépare. La première était une chose humaine, la seconde une chose divine. N’oublions, en les considérant, ni la différence de leur origine, ni celle de leur destinée.

Ainsi seraient restées en face et en guerre les oppositions, les thèses et les antithèses, si l’unité même n’était venue tout simplifier, par un mystère formidable.

Le Verbe se fit chair. Ainsi les deux choses que nous avons appelées de ces deux noms Sapientia, Virtus, se réunirent dans un être visible. Ainsi le Verbe s’offrit à l’intelligence de l’homme, et à ses yeux donnant un corps au λογος qu’avait rêvé Platon, substituant l’idée aux figures Judaïques, et l’homme entier put adorer Dieu, tel qu’il est.

« Judæi signa petunt (thèse). Græci sapientiam quærunt (antithèse). Nos Christum prædicamus crucifixum, Judæis quidem scandalum, gentibus autem stultitiam, ipsis autem Judæis vocatis atque Græcis Christum Dei virtutem et Dei sapientiam. » (Synthèse.) (Saint Paul.)

Le christianisme est l’occupation de la chair par le Verbe. Or, quel est l’objet de cette incarnation ?

C’est de mettre Dieu en rapport avec nous par toutes les parties de nous-mêmes, par toutes nos facultés, par tout ce qui nous fait hommes. Le Dieu fait chair entre dans l’homme par tous les pores.

Le Dieu véritable est donc à la fois une idée et un fait, un principe immatériel et un signe sensible : protestants et catholiques nous en convenons. Mais l’œuvre est-elle terminée à la mort du Christ ? Oui, dans un sens. Non, dans l’autre. Jésus-Christ n’est resté sur terre, sous forme humaine, qu’un instant et dans un endroit. Il n’a occupé qu’un point imperceptible du temps et de l’espace. Et cependant il a vécu, il est mort pour tous les hommes. Il est venu pour nous qui ne l’avons pas vu marcher, parler, boire, manger, dormir ? Et alors, que nous reste-t-il, puisqu’il est mort ?

La doctrine, direz-vous ? mais une doctrine, c’est une idée, ce n’est pas un fait. Et puisque nous avons besoin du fait avec l’idée, du signe avec le principe, puisqu’il convient à la bonté de Dieu de satisfaire les besoins qu’il a mis en nous, son œuvre resterait incomplète si, après le départ de Jésus, rien de sensible et de divin à la fois ne persistait sur la terre déshéritée.

Si au contraire Jésus-Christ, idée et signe, a laissé une idée et un signe, cette merveille de spiritualité et de plasticité est en tous points digne de lui.

Or, la chose est faite. Il a laissé l’idée, il a laissé le fait suprême, l’assemblée universelle que nous appelons en grec Église catholique. Le Dieu un a fondé l’Église une, universelle, immuable.

Toute parole qui a une fois varié n’est pas la sienne, et il n’y a qu’une parole qui n’ait jamais varié. Consommer l’unité de tous, et garder l’individualité de chacun, tel était le problème. L’individu tire à lui, c’est la force centrifuge, l’assemblée universelle tire à elle, c’est la force centripète, bonne et utile à l’humanité comme l’agrégation moléculaire à la matière inorganique.

Le fait sur terre est le gardien de l’idée. Nous ne brûlons pas le portrait de nos pères morts. Le peuple dit que les petits cadeaux entretiennent l’amitié. Rien n’est plus vrai. L’Église est le grand cadeau fait par Dieu aux hommes pour entretenir l’amitié entre le ciel et la terre. Jésus-Christ a dit : Je serai avec vous jusqu’à la consommation des siècles. Je bâtirai mon Église sur une pierre. Dieu a donné sa parole au monde, et l’Église est légitime dépositaire de la parole donnée. L’homme est un être pensant : il a la doctrine. L’homme est un être pratique : il a le culte et les œuvres. Les sacrements administrés par l’Église sont les canaux dont elle se sert pour que l’idée soit versée en nous.

Mais nous sommes toujours libres de nous égarer, et deux grandes sources d’erreurs s’ouvrent devant l’homme :

1o Embrasser le fait seul, s’attacher au signe, et oublier l’idée. Ainsi font les superstitieux, qui, ardents aux pratiques, oublient la vérité elle-même. Le signe, chose merveilleuse ! au lieu de leur rappeler la chose signifiée, les aide à l’oublier. Ainsi font les schismatiques qui ont retenu certaines pratiques aussi, certaines formes chrétiennes, sans retenir la vie circulante. Ils sont tombés stériles, comme la feuille morte, qui ne communie plus à la sève du tronc.

2o Embrasser l’idée seule et négliger le fait. Ceux-ci oublient que l’homme a un corps. Et les hérétiques, se promenant de ruines en ruines, les hérétiques, niant l’Église, ont fait la guerre à toute la matière. Ils ont nié les sacrements, la présence réelle du Christ dans l’hostie, enfin ils ont chassé du temple les tableaux et les statues, formes sensibles de l’art données sur terre à l’homme pour s’élever au beau invisible. L’hérésie, en général, continue l’œuvre de la philosophie grecque, et en ce sens Tertullien avait vu bien avant dans les choses, quand il a appelé Platon le patriarche des hérétiques. L’hérésie a la haine du signe extérieur : et les hérétiques deviennent aisément grossiers et charnels : Luther et beaucoup d’autres nous offrent ce profond enseignement : quiconque se vante de mépriser trop la matière, et veut se passer d’elle, l’adore pour sa punition.

Incrédulité.

Superstition.

Voilà les erreurs humaines.

Incarnation du Verbe : assemblée universelle.

Voilà la vérité.

L’Église catholique possède le Verbe fait chair dans sa plénitude et dans son étendue.

Comme, en attaquant le culte extérieur, les sacrements, l’art, le protestantisme attaquait, sans s’en rendre compte, l’incarnation même du Verbe, la pratique, qui ne pardonne jamais, a conduit quelques esprits à cette seconde négation qui dépasse les projets des fondateurs. La chair du Verbe mangée par l’homme suit dans les desseins de Dieu la chair du Verbe, prise par lui pour l’homme. Calvin avait attaqué la chair mangée ; Socinius plus hardi a attaqué la chair prise. Calvin avait attaqué la société des âmes, l’unité dans l’amour, la communion des saints ; Socinius a attaqué la divinité même du Christ, en qui s’associent les âmes, en qui s’aiment les hommes, en qui communient les saints. A la victime absente le protestantisme n’en a substitué aucune. Il a offert au monde le spectacle inconnu d’une religion sans sacrifice, et d’un temple sans autel. Seulement suivez et admirez. Calvin et Luther, séparés de l’unité, n’ont pu créer une unité. Excommuniés de la société catholique, leur société brisée n’a pu se tenir debout, attendu qu’elle avait pour base la négation même de l’unité.

Calvin a brûlé un de ses amis ; il l’a brûlé inutilement ; ses descendants ne se souviennent plus de lui ; son œuvre est morte : les assassinats se terminent souvent par des suicides.

Le protestantisme, ce corps décomposé d’avance, tombe maintenant en pourriture, afin qu’un grand spectacle soit donné au monde. Ceci se passe sous les yeux de l’Europe inattentive, qui devrait regarder et qui ne regarde pas. Si elle regardait la carte du monde intellectuel, elle comprendrait pourquoi la société humaine s’est désorganisée, en réfléchissant à la désorganisation de la société religieuse, et peut-être, avertie par le sang et par le feu, elle s’habituerait à traiter sérieusement les crimes de la pensée.

Nous assistons aujourd’hui au désossement du protestantisme. Ayant nié le fait de l’Église, il a nié le fait de l’incarnation. Ceux qui étaient déistes il y a dix ans sont athées aujourd’hui. Il ne restera bientôt plus que deux camps dans la plaine : la vérité et l’erreur, le oui et le non, le catholicisme et l’athéisme. La lutte du bien et du mal, à mesure que les siècles marchent, se fait plus gigantesque. Les vérités se serrent, les erreurs se serrent, toute chose aspire à la synthèse.

Les intermédiaires s’effacent peu à peu, afin qu’il reste un jour deux athlètes seulement en face l’un de l’autre, visibles et nus : l’Église catholique, la cité de Dieu, l’affirmation, l’amour, et, en face, la cité de Satan, la négation, la ruine, la mort et la haine. Et quand les temps seront finis, selon que chacun aura adhéré à la vie ou adhéré à la mort, il ira vivre dans l’amour ou mourir dans la haine, et subira pendant l’éternité le sort qu’il se sera préparé dans le temps.

De cette grande scission faut-il conclure que l’homme, qui ne voit pas la vérité révélée, ne peut rien voir ; qu’il est nécessairement voué à la nuit absolue s’il refuse la lumière chrétienne ; qu’en dehors de la foi la raison n’a pas d’existence ; qu’à celui qui ignore la rédemption, la notion de Dieu, la notion de l’âme, la notion du bien et du mal échappent nécessairement ? Rien ne serait plus faux. Cette erreur effacerait la distinction fondamentale de l’ordre naturel et de l’ordre surnaturel. Cette affirmation, à la fois fausse et maladroite, tournerait contre elle-même : elle attaquerait le christianisme en voulant le glorifier à contre-sens. Voici comment s’explique la grande séparation qui s’opère sous nos yeux.

Le péché que l’homme porte en lui est un poids qui l’entraîne incessamment vers l’abîme. Le péché est la négation pratique ; il est la force centrifuge qui tend sans relâche à écarter l’homme de son centre.

A la force centrifuge du péché, l’Église oppose la force centripète de la prière et des sacrements, force immense dont l’action fréquemment répétée lutte contre la puissance dissolvante du mal, et tend à retenir l’homme dans la sphère active de l’aimant.

Mais qu’arrive-t-il si l’homme repousse volontairement la planche de salut ? Séparé de la grande unité extérieure, il perd bientôt l’unité intérieure de son être ; il entre dans l’empire des ténèbres, et entraîné non pas par la nécessité intrinsèque et logique des principes qui lui commanderaient encore de rester homme, même s’il renonce à devenir Dieu, mais bien par la pesanteur spécifique de sa propre personne, il roule d’abîme en abîme et finit par abandonner la loi naturelle comme il a abandonné la foi catholique. Cet homme pourrait rester debout sur le bord du précipice ; il le pourrait rigoureusement, il ne le fera pas : le vertige qui le saisit n’est pas une nécessité logique de sa situation, c’est une infirmité de sa nature. L’homme n’est pas un point mathématique ; c’est un être vivant, compliqué, multiple, qui est en relation avec Dieu, non par sa pensée isolée, mais par toutes ses facultés : la vérité est en même temps la vie.

L’Europe, qui a renié l’Église catholique, aurait pu, dans le sens absolu et abstrait, garder la loi naturelle ; mais elle ne l’a pas fait parce que l’homme ne fait pas tout ce qu’il peut, parce qu’elle a obéi à la force centrifuge du péché originel ; aussi la foi et la raison, blessées par les mêmes ennemis, ont contracté dans ce siècle une alliance plus étroite qu’autrefois.

Le panthéisme allemand est une des formes les plus complètes que puisse prendre l’erreur. Il est fils cependant du protestantisme, qui, en toute chose, est timide et incomplet. Il descend de Luther, et quoiqu’il ait renié son père, chose remarquable, il ne le déteste pas. Il garde sa colère pour les choses divines. L’éclectisme français est une pâle imitation du panthéisme allemand. Son dieu à la fois dieu, nature et humanité, est le dieu de Schelling amoindri. Pour comprendre l’état de la France, il faut connaître l’état de l’Allemagne. Pour comprendre le langage de Vert-Vert chez les Visitandines, il faut savoir quels gens avait fréquentés l’oiseau avant de pénétrer si mal à propos dans le couvent[3].

[3] Je crois que le R. P. Ventura a dit à ce propos un mot charmant, mais je ne saurais indiquer au juste le passage.

Quoi qu’il en soit, notre panthéisme est un pauvre panthéisme d’emprunt.

La doctrine de M. Renan consiste à n’en avoir pas, comme la doctrine de plusieurs autres consistait à faire des phrases. M. Renan, lui, est un soldat, un tirailleur adroit. S’il n’a pas de doctrine, il a au moins une intention : il veut attaquer Dieu au cœur.

La France, qui ignore la philosophie, et croit sur ce sujet tout ce qu’on veut bien lui dire, à amalgamé les insinuations de M. Renan avec la bêtise sentimentale représentée par Rousseau, père de l’opéra comique, et la bêtise méchante représentée par Voltaire, père de la chanson. Au point de vue de l’exégèse, la France en est encore à Strauss, cet enfant malveillant, qui est oublié depuis longtemps de l’autre côté du Rhin.

L’Allemagne a usé et rongé ses propres erreurs : il est temps qu’elle vienne à la vérité qui ne s’use pas. Il faut qu’elle recommence. Elle ne peut recommencer que par le germe des germes. Elle cherche la synthèse. L’Église universelle, unité vivante, lui tend les bras.

Si Platon était la préface humaine de l’Évangile, Moïse en était la préface divine : mais l’Église possède seule le Verbum caro factum dans sa plénitude, Dei virtutem et Dei sapientiam : et cette synthèse est fidèle à elle-même.

Vous savez que nul homme n’a jamais eu un disciple fidèle, et pas même lui-même ; vous connaissez l’homme, ce monstre d’inconstance, ce prodige de faiblesse ; vous avez contemplé, ne fût-ce qu’un instant dans votre vie, la défaillance de toute créature ; vous savez à quoi tiennent les hommes, les institutions et ce qu’il faut de vent pour renverser tout ce qui est debout ici-bas ; pourtant vous voyez trois choses :

1o L’existence réelle des saints.

2o L’existence réelle de l’unité. Un homme dans l’Église est d’accord avec lui-même et avec tous.

3o L’existence d’un fait social, l’Église, qui survit à tous les faits, sans aucun moyen connu d’existence et de durée, ne cédant rien de son esprit et de sa doctrine, faisant tout céder à sa doctrine et à son esprit.

Pouvez-vous voir ces trois choses, demeurer calme en face d’elles, et dire avec assurance : Cela ne signifie rien ?

Les héros sont là pour nous avertir que les saints ne sont pas possibles humainement.

Luther est là, comme type du réformateur. Il est là, racontant aux générations ce que devient une doctrine, livrée à ses apôtres, livrée à son apôtre, à son inventeur.

Toutes les institutions doctrinales sont là, ou plutôt ne sont plus là ; mais l’histoire nous dit combien de temps elles durent dans les pays civilisés.

Pourtant les saints sont là.

Pourtant l’unité du dogme est là.

Pourtant l’unité de l’Église est là.

Le christianisme est naturellement impossible.

Or il est.

Donc il est surnaturellement.

Aucun progrès ne le dépasse, et il dépasse tous les progrès.

Il est assimilable à tout, et il n’est semblable à rien.

Sa présence et son absence produisent dans l’âme d’autres effets que la présence ou l’absence d’une pensée scientifique. Aussi n’est-il pas une opinion. Il est une foi, et la foi est une vertu ; ce seul fait établit entre le christianisme et toute autre doctrine une différence que j’indique en passant.

Regardez le monde des idées. Le christianisme triomphe en lui-même. Regardez le monde des faits. Il triomphe par ses amis, qui atteignent là où l’homme ne peut atteindre, et qui, sans jamais se ressembler, sont fondus dans le même esprit. Il triomphe par ses ennemis qui le glorifient à leur manière, et semblent mettre je ne sais quelle affectation à nous montrer ce qu’on devient sans lui.

Aucun hommage ne lui manque ; mais l’hommage de la haine est un des plus significatifs. Il agit avec la perfection infaillible de l’instinct. Il est aveugle et par là même éclairé. Cette haine a un caractère particulier : c’est une fureur d’un genre à part, à laquelle ses plus doux ennemis échappent rarement ; c’est la haine d’un obstacle que l’on sent invincible.

C’est la colère du bœuf qui se casse les cornes contre un mur. Or, l’hommage de cette haine précieuse ne s’adresse qu’au catholicisme. Le catholicisme est le point central : tous les coups frappent sur lui. Tout ce qui a horreur du surnaturel a horreur de lui.

Tous les esprits puissants ont besoin de synthèse.

Il leur faut une doctrine complète qui rende compte de tout

Plutôt que de s’en passer, ils abordent hardiment l’absurde, si l’absurde systématisé leur offre l’apparence du repos. Magnifique démonstration ! Nous avons tant besoin de croyance que nous nous jetterions dans les bras de Fourier, plutôt que de tomber dans le vide. Ames agitées en ce siècle terrible, âmes altérées, qui ne voulez pas puiser à la source ouverte, jetez les yeux sur vous et sur l’univers. Deux routes vous sont ouvertes, la route des systèmes, celle de la vérité. Les systèmes singent la vérité ; ils veulent tout embrasser, parce qu’elle embrasse tout. Ils veulent être immenses, parce qu’elle est immense. Mais ils sont absurdes, et elle est raisonnable.

Creusez dans le système, vous allez trouver le fond, vous apercevrez l’orgueil d’un homme qui a égaré quelques esprits faibles. Mais le fond de la vérité, vous ne le trouverez pas. Elle vous plongera dans un abîme fécond dont les richesses se multiplieront devant vous, à mesure que vous vous en approprierez davantage. Plus vous chercherez, plus vous trouverez, et plus vous trouverez, plus vous chercherez ; car l’avidité de l’infini grandit dans l’homme avec sa jouissance. La loi de l’infini, contraire à la loi du fini, c’est de nous apparaître d’autant plus désirable que déjà nous avons plus goûté de lui. Les systèmes trompent pour un jour votre inquiétude de l’absolu. Le christianisme la reposerait vraiment. Mais vous préférez le mensonge à la vérité pour deux raisons.

D’abord, la vérité oblige, et le mensonge n’oblige pas. Aussi l’éternel cri de la foule retentit de siècle en siècle : Qu’on délivre Barrabas !

Ensuite, le christianisme vous apparaît comme un fait accompli, tandis que les systèmes, par cela même qu’ils sont inapplicables, gardent le charme de la nouveauté et semblent le secret des siècles futurs.

Retournez votre raisonnement : le christianisme a eu le passé ; donc il aura l’avenir. Est-ce que l’univers va changer de Dieu ? Pensez-vous que le Créateur fatigué remette ses pouvoirs à un successeur quelconque ? Or, si Dieu ne change pas, la religion ne changera pas. Celle qui a été vraie une minute sera vraie tant que Dieu sera Dieu. Craignez-vous que l’homme ne dépasse Dieu, que nos progrès ne l’étouffent et que l’infini ne soit plus assez grand pour nous ?

Mais non : le christianisme irrite l’homme autant qu’il l’attire, tandis que l’erreur, qui n’est rien, n’agit pas sur lui. Il n’est pas rare d’entendre un homme, raisonnable d’ailleurs, mais ennemi de Jésus-Christ, déraisonner en approchant de lui et abjurer le bon sens, s’il entrevoit l’Église dans le lointain. C’est là, c’est au centre des mystères que les aveugles voient et que les voyants ne voient plus.

Le Verbe se fait chair : il prend place dans notre monde ; vous abordez un homme et vous lui dites : Quel accueil lui sera-t-il fait ? — Dieu, nous répondra-t-on, est l’Éternel vainqueur. Il se servira, pour sa gloire, de la nature et de l’humanité. Les hommes seront des saints ; ils feront des miracles que la création subira, et la terre sera transformée.

Vous quittez cet interlocuteur, vous en abordez un autre, et vous lui posez la même question : Dieu, vous répondra-t-on, est l’Éternel vaincu ; on va le railler, le battre, le crucifier.

Un troisième passe ; vous l’abordez encore et vous lui citez les deux réponses : Voilà ce que deux hommes m’ont assuré, dites-vous ; lequel des deux dois-je croire ? — Tous les deux, répondra le troisième, et le troisième aura raison. C’est qu’en effet Dieu, qui par son attraction réunit dans l’amour les êtres le plus naturellement faits pour ne pas s’entendre, qui triomphe de toute race, de toute haine, de tout préjugé, Dieu, par sa force de répulsion, unit aussi dans la haine de lui-même, s’il est permis d’appeler union la communauté de la mort, les êtres les plus faits pour ne pas s’entendre.

Et certes ils ne s’entendent pas. Mais ils se pardonnent toutes leurs dissidences, en faveur d’un seul accord, la haine de Dieu. Leur nom est toujours légion ; mais ce point donne à la légion je ne sais quelle unité horrible, parodie de l’autre. Gœthe aime Voltaire, que certes il est digne de haïr ; mais il l’aime, parce que tous deux haïssent le christianisme.

Pourtant ils ne le haïssent pas de la même façon.

La position de Voltaire, vis-à-vis du christianisme, est franche ; c’est l’aveuglement complet. C’est la tranquillité qui vient de la stupidité absolue. N’entrevoyant rien, il évite jusqu’au trouble. D’ailleurs, son cœur aide son esprit : Voltaire, pour le définir en passant, est un imbécile malpropre. Gœthe, au contraire, est un homme intelligent. Aussi est-il conduit, à chaque instant, dans la direction du christianisme ; mais comme la main de Dieu est la seule qui introduise dans le temple, Gœthe, qui veut se réduire à ses propres forces, n’entre pas. Par là il proclame deux choses, la tendance des grands esprits, et la punition des volontés mauvaises. A chaque instant, il constate une vérité qui serait comme le pressentiment du christianisme. Mais il est condamné par la haine à ne pas avancer dans la connaissance. Il commence la route et ne pousse pas jusqu’à Dieu. Cette situation d’esprit ne lui est pas particulière. Elle est commune à tous les hommes intelligents qui volontairement ne sont pas chrétiens. Frappés à tout moment par quelque idée qui les rapproche du christianisme, ils s’abjurent eux-mêmes et s’arrêtent dans leur élan plutôt que d’aller vers lui. Ils repoussent toute lumière qui menacerait de devenir la lumière chrétienne. Ils s’interdisent les horizons qui attireraient la vue de ce côté. Le christianisme rayonne de tous côtés. Ils sentent son approche inquiétante. Car les vérités naturelles lui servent de prélude, d’introduction, et l’âme est naturellement chrétienne. Il semble voir des exilés volontaires qui étouffent sur la terre étrangère. L’air respirable pour eux, c’est l’air de la patrie. Mais, dans cette patrie, il faut être citoyens. Or, ils veulent être rois et détestent le seul roi légitime. Ils s’éloignent pour ne pas le voir, mais ils étouffent en s’éloignant. Rappelés par l’intelligence, ils sont écartés par la haine. Ils rôdent alors, comme des malfaiteurs, autour des murs qu’ils se sont fermés, ont peur et besoin de la lumière, font un pas en avant, un pas en arrière, aspirent une bouffée d’air, la rejettent et s’enfuient. Ce qui ressemble à la cité habitable leur plaît. La cité elle-même leur déplaît ; car elle impose à tous ses lois. Dans leur course folle, ils se heurtent de temps en temps le front contre les murs sacrés des palais qui pourraient être à eux, puis s’écartent épouvantés, reviennent encore et regardent avec une haine mêlée de désir les douze grandes portes de la ville qui pourrait devenir leur patrie !

Si le christianisme est d’une nécessité évidente pour l’immense majorité des hommes qui n’ont pas le temps de chercher leur croyance, et qui pourtant ont besoin de croire, il n’est pas moins nécessaire au penseur qui a besoin de croire aussi, qui est un homme aussi, un enfant quelquefois, et qui, livré à lui-même, peut s’attendre à tout, de la part de lui-même. Hégel en est un solennel exemple. Nous ne l’avons pas quitté, même quand nous avons prononcé d’autres noms que le sien. Il représente la synthèse de l’erreur moderne ; il est l’aboutissant des erreurs précédentes ; nous allons le résumer en le quittant, et résumer nos vues sur l’Incarnation, considérée comme synthèse de la vérité.

La contradiction, en tant qu’elle est le mal et le néant, Hégel la regarde comme éternelle, nécessaire et définitivement victorieuse. Il affirme l’identité du bien et du mal, la nécessité, la fatalité de tous les deux. Il appelle harmonie cette chose qui ne devrait pas avoir de nom, et Dieu la substance qui supporte cet accident épouvantable ; aussi promet-il au mal un règne éternel comme au bien. Hégel croit que la collision dont nous sommes les acteurs et les victimes est l’état définitif et nécessaire des êtres. Ayant oublié la liberté de l’homme, il croit le péché nécessaire. Il lui ôte son nom, et par conséquent son caractère ; il en fait une des formes du développement universel. Ayant oublié Dieu, il oublie, en même temps que la différence du bien et du mal, la victoire de l’un sur l’autre, et le triomphe éternel de l’être.

Par exemple :

Nous avons sous les yeux le vice et la vertu. Hégel croit que tous deux constituent l’ordre, le constituent nécessairement, éternellement, à titres égaux. Hégel, chrétien, eût vu la vérité et l’eût vue de bien haut. Non, le péché n’est pas semblable à son contraire. Il est le mal. L’homme qui le commet librement sera puni. Non, le péché n’est pas dans l’ordre, mais il sera réduit à l’ordre dans l’éternité par le moyen de la justice et de la miséricorde.

Si la contradiction devait toujours durer telle qu’elle est aujourd’hui, loin de constituer l’harmonie telle que Dieu la veut, elle en serait la négation définitive. Mais résolue un jour dans l’unité par la sagesse absolue qui encadre le désordre dans un ordre plus large que lui, elle deviendra un accent de l’harmonie immense. Il est faux que le bien et le mal soient identiques ; il est vrai que tous deux peuvent trouver place dans l’ordre absolu. L’enfer sera dans l’ordre où le péché n’était pas, et chaque chose fera sa partie dans le grand concert.

Le jour où les oppositions relatives seront levées à nos yeux, le jour où l’éternelle justice et l’éternelle miséricorde trahiront leur unité en dévoilant leur essence, les contradictions réelles absolues trouveront en Dieu leur destinée écrite, et, sans s’identifier entre elles, s’accorderont avec l’ordre absolu, prenant chacune leur place dans l’harmonie universelle par la vertu une et active de l’infini.

Les oppositions relatives rencontrent une solution absolue.

Les contradictions absolues rencontrent une solution relative.

Réfléchissant à ces choses desquelles dépendra mon avenir humain et mon avenir éternel, sous le regard de Dieu que je ne tromperai pas, engagé dans la chaîne des êtres, appelé à faire un choix, considérant que je suis créé pour la vie et non pas pour la mort, pour la vérité et non pas pour l’erreur, pour l’amour et non pas pour la haine, considérant qu’incapable d’arriver par moi-même au but où je tends, j’ai besoin d’une main qui m’y conduise, je m’adresse à l’Église éternelle.

Cette Église a parlé une parole toujours la même, parce que divine. De saint Pierre à Pie IX elle n’a pas varié : elle ne variera pas. Que les trônes croulent ou s’élèvent, elle parle et parle d’une voix immuable. Par où que je regarde, en avant, en arrière, je suis enveloppé par la continuité de la parole. Je suis d’accord avec mes Pères de Nicée, avec mes Pères de Tolède, avec mes Pères de Laodice, avec mes Pères de Trente. Je suis d’accord avec l’humanité, d’accord avec moi, d’accord avec Dieu qui est plus près de moi que moi-même. Je communie à saint Thomas et à saint Athanase, et à saint Denis l’Aréopagite et à Hiérothée son maître, et à saint Anselme, qui ont cru, comme à Isaac, à Jacob, à Abraham, qui attendaient, comme aux enfants chinois que nos missionnaires baptisent. Je salue la science et la foi qui s’allient dans l’unité. Je prends parti pour la vie contre la mort. Je salue Rome et le Saint-Siége apostolique. Je me prosterne devant l’héritier des promesses faites à saint Pierre, devant le vieillard éternel dépositaire des clefs trois fois saintes, représentant de la lumière incréée et son organe infaillible. J’adhère sans restriction à l’unité de l’Église éternelle. Je lui soumets mon œuvre. Je lui soumets les paroles que je prononce en son honneur.

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