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M. Renan, l'Allemagne et l'athéisme au XIXe siècle

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CHAPITRE II
NÉGATION DE LA SOCIÉTÉ.

Un trait caractéristique du christianisme, c’est sa connaissance profonde du cœur humain. Lui qui est si fort, il connaît toutes nos faiblesses : il les a prévues. Découvrez à un saint le fond de vos misères, vous ne l’étonnerez jamais. Calme comme un être en qui Dieu vit, il comprendra vos agitations, à vous qui n’êtes qu’un homme, et le remède qu’il vous proposera sera toujours à la portée de vos bras faibles : il ne vous demandera pas l’impossible. Vous lui avez découvert l’abîme de votre néant. Il l’a sondé. Il a tenu compte de sa profondeur.

Découvrez-le maintenant à un sophiste (je ne dis pas à un philosophe) : au lieu de regarder au fond, il argumentera au dehors. Il s’en tiendra à des généralités. Sa morale sera sans application. S’il vous propose un remède, le remède sera inacceptable. Dans aucun cas vous ne tirerez de lui une parole réelle, vivante, pratique. Son intelligence aura peut-être été en rapport avec votre intelligence : vos deux âmes seront restées profondément étrangères.

En effet le caractère propre de la sophistique, c’est l’ignorance profonde du cœur humain. Elle peut analyser avec une finesse incontestable les opérations de l’entendement. La vie lui glisse entre les mains : l’homme lui échappe. Peut-être cette nature si complexe, si chargée d’éléments multiples ne se rend-elle qu’à la simplicité absolue. Peut-être cette âme surchargée, compliquée, obscure, veut-elle, pour devenir lisible, être regardée et déchiffrée par un œil simple. Quoi qu’il en soit, la sophistique ne s’aperçoit pas, à force d’ignorer l’homme, qu’elle nie la société.

Si quelque chose est évident dans la nature morale et dans la nature physique, dans l’histoire et dans la conscience de l’homme, c’est l’impossibilité radicale où se trouve chaque espèce et chaque individu de subsister par ses propres forces et de se nourrir de sa substance. Tout ce qui vit, s’alimente. Toute nature créée s’assimile, sous peine de mort, une nature étrangère à la sienne et qui devient la sienne. La loi des corps est aussi la loi des âmes. La nutrition visible est l’image de l’autre nutrition. L’homme, puisqu’il est esprit et corps, a besoin de pain : il a besoin de l’Idée. L’Idée est l’aliment de son âme, comme le pain est l’aliment de son corps.

Anéantissez les moissons. Que la terre vous refuse subitement son fruit précieux ; le règne de la mort arrive. Vous le comprenez, je pense ? Comment donc ai-je besoin de vous prouver que vous fermez à l’humanité, et bien plus absolument, les sources de la vie, si vous lui arrachez l’autre pain ? Car vous lui arrachez du même coup la vérité naturelle et la vérité surnaturelle ; vous lui arrachez Dieu.

Vous lui arrachez la vie et vous lui dites : Vivez.

Je crains de comprendre. Vous reconnaissez la nécessité de l’alimentation pour tout ce qui existe réellement. Vous ne supprimez pas la nourriture des corps parce que vous croyez aux corps. Vous laissez quelque chose aux intelligences, l’exercice dans le vide, parce que vous ne les niez pas tout à fait. Vous supprimez la nourriture des âmes, parce que vous ne croyez pas aux âmes. Vous en parlez, je le sais. Mais vous en parlez comme vous parlez de Dieu.

La sophistique a une réponse toute prête, mais aussi mauvaise et aussi vulgaire que facile.

« Nous laissons au peuple la religion, et nous gardons pour nous la critique. »

Un signe distinctif de M. Renan, c’est même l’absence totale de l’esprit de prosélytisme. « Ce monde, dit-il, est un si curieux spectacle tel qu’il est, que la critique, quand elle en aurait le pouvoir, n’aurait peut-être pas le courage de le changer. »

Ainsi la critique ne voudrait pas faire à la vérité une place plus grande, tant il est amusant de la voir en occuper une si petite ! La critique ne voudrait pas guérir les malades ou éclairer les aveugles, car les malades et les aveugles sont vraiment curieux tels qu’ils sont.

Mais alors pourquoi donc travaillez-vous ? Si vous disiez la vérité, vous risqueriez d’agrandir sa place. Vous devez cependant aux autres et à vous-même de croire que vous la dites ; dès lors vous risquez de modifier cet état de choses, si joli qu’il ne faut pas l’améliorer. Ailleurs, M. Renan pousse encore plus loin la sincérité des aveux :

« On s’est habitué à présenter comme une des qualités de l’esprit français cette rigueur de logique en vertu de laquelle les théories ne restent jamais chez nous à l’état de spéculation, et aspirent très-vite à se traduire dans les faits. C’est là sans doute un des traits de l’esprit français ; mais j’hésite beaucoup, pour ma part, à y voir une qualité. Il n’est pas de plus grand obstacle à la liberté de la pensée. En Allemagne, au contraire, la pensée naît inoffensive, étrangère aux choses de ce monde… Elle ne demande que le royaume de l’air : on le lui abandonne. Si vos théories sont vraies, me dira-t-on, elles doivent être bonnes à appliquer. Oui, si l’humanité en était digne et capable. La théorie est toujours un idéal. Il sera temps de la réaliser le jour où il n’y aura plus dans le monde de sots ni de méchants. »

Ainsi, tant qu’il y aura dans le monde des sots et des méchants, ceux qui ne seront ni méchants ni sots auront néanmoins la permission d’agir comme s’ils l’étaient. Vous êtes honnête, vous êtes intelligent, vous connaissez la vérité, vous l’aimez ; vous pourriez la servir, mais vous dites : A quoi bon ? Il y a encore des méchants et des sots dans le monde ; donc, imitons-les.

Mais il y a aussi des menteurs ; donc vous n’êtes pas tenu à la bonne foi. Il y a même des voleurs et des assassins ; donc, etc., etc.

Il est vrai qu’ailleurs M. Renan nous déclare que la critique ne doit pas reculer devant la crainte d’ébranler le christianisme, et félicite les premiers chrétiens de n’avoir pas reculé devant la crainte d’ébranler le paganisme.

Ces deux manières de voir se concilieront entre elles comme elles pourront.

S’il faut nous attacher à la première doctrine, à celle qui interdit le prosélytisme, je vous répondrai : Vos lecteurs vous demanderont-ils la permission de vous croire ? Vous écrivez pour n’être pas cru ; vous exposez des théories que vous trouvez dangereuses, et vous vous rassurez en pensant qu’on ne les adoptera pas.

Mais si par hasard on les adoptait !

Ah ! si on les adoptait vous seriez avec nous victime de votre imprudence ! Il ne serait plus temps de vous repentir. Paris, la France et le monde écriraient dans leurs ruines une vérité que j’annonce, avant que la cloche n’ait sonné l’universelle agonie : Le peuple est sérieux, si les sophistes ne le sont pas.

Un homme d’esprit se met à sa table. Il rédige quelques phrases dont il est content. Elles sont bien faites, elles ont du succès. Dans ces phrases, il nie agréablement la différence du bien et du mal. Il offense la raison et la conscience. Le monde est léger : l’homme d’esprit le savait. Le livre fait son chemin. Il a d’abord amusé les gens de lettres : il n’était écrit que dans ce but. Mais un jour vient où le peuple l’ouvre, le peuple qui se mêle de tout et qui prend tout au sérieux. Votre voix a plus de portée que vous ne l’aviez cru ; elle arrive au peuple malgré vous. Il vous écoute, et peut-être il vous croit, car ses passions le lui conseillent. Vous êtes perdu alors, et vous reconnaissez trop tard ce que je vous annonce d’avance, appuyé sur l’histoire des idées et sur celle des faits. Le peuple est sérieux, si les sophistes ne le sont pas.

Vous faites devant lui l’apologie du mal dans une page que je veux transcrire :

« Beau comme toutes les créatures nobles, plus malheureux que méchant, le Satan de M. Scheffer signale le dernier effort de l’art pour rompre avec le dualisme et attribuer le mal à la même source que le bien, au cœur de l’homme…

« De tous les êtres autrefois maudits, que la tolérance de notre siècle a relevés de leur anathème, Satan est sans contredit celui qui a le plus gagné au progrès des lumières[1] et de l’universelle civilisation. Il s’est adouci peu à peu dans son long voyage, depuis la Perse jusqu’à nous ; il a dépouillé toute sa méchanceté d’Ahrimane. Le moyen âge, qui n’entendait rien à la tolérance, le fit à plaisir laid, méchant, torturé, et, pour comble de disgrâce, ridicule. Milton comprit enfin ce pauvre calomnié, et commença la métamorphose que la haute impartialité de notre temps devait achever. Un siècle aussi fécond que le nôtre en réhabilitations de toutes sortes ne pouvait manquer de raisons pour excuser un révolutionnaire malheureux, que le besoin d’action jeta dans des entreprises hasardées. On pourrait faire valoir, pour atténuer sa faute, une foule de motifs contre lesquels nous n’aurions pas le droit d’être sévères.

[1] Donc, pour nous, Satan est la lumière !

« … Il (le Satan de Scheffer) a perdu ses cornes et ses griffes ; il n’a gardé que ses ailes, appendice qui seul le rattache encore au monde surnaturel, et ne semble conservé que pour faire ressortir le triomphe de la forme humaine pure, représentée par le Christ, sur la forme hybride de l’être mythologique. Il manque de vigueur peut-être, et je m’en réjouis. Permis au moyen âge, qui vivait continuellement en présence du mal, fort, armé, crénelé, de lui porter cette haine implacable qui se traduisait dans l’art par une sombre énergie. Nous sommes obligés aujourd’hui à moins de rigueur. On nous reproche parfois notre optimisme en esthétique ; on nous blâme de n’être pas plus sévères pour le mal, plus exclusifs dans notre goût de la beauté. Mais en réalité c’est là une délicatesse de conscience. C’est par amour du bien et du beau que nous sommes si timides, parfois si faibles dans nos jugements moraux. Les siècles absolus tranchaient, fauchaient un champ pour en arracher l’ivraie. Nous, qui respectons l’étincelle divine partout où elle reluit, et qui, habitués à une manière plus étendue d’envisager les choses humaines, savons que le bien et le mal se mêlent ici-bas dans des proportions indiscernables, nous hésitons à prononcer des arrêts exclusifs, de peur d’envelopper dans notre condamnation quelque atome de beauté. »

Elle était nécessaire, cette longue citation. Nous n’aurions jamais compris sans elle l’étendue de notre tolérance et de notre impartialité. Voici la pensée de M. Renan traduite dans un style plus clair : il y a du bon et du mauvais partout, dans chaque personne, dans chaque chose, et bien audacieux sera celui qui tracera entre ces deux principes, puisqu’on parle de deux principes, une ligne de démarcation. Satan se révolte contre Dieu. (M. Renan croit parler un langage métaphorique.) Satan a-t-il tort ? Ne serait-ce pas un acte de noble indépendance ? Ne représente-t-il pas l’affranchissement des opprimés ? Dieu n’est-il pas un tyran ? Le moyen âge pouvait donner raison à Dieu. Mais nous, qui avons fait la déclaration des droits de l’homme, n’avons-nous pas le droit de maudire ce maître, au nom de la fraternité moderne, et de réhabiliter celui qui nous a donné l’exemple, le premier-né entre les révoltés, notre chef, notre vrai Dieu, Satan qui a levé avant nous l’étendard que nous portons ? Le jour est venu où ce pauvre calomnié reprend ses droits aux respects des hommes. Approchez donc aussi, vous tous, ses enfants, ses disciples. Nous vous ferons une place dans notre admiration ! Mais pourquoi le crime ne serait-il beau que dans le passé ? Pourquoi perdrait-il, dans les temps modernes, sa splendeur ? Pourquoi le XIXe siècle, qui, dans sa haute impartialité, le réhabilite, le repousserait-il de son sein avec une intolérance digne de ce siècle aveugle et barbare où le manteau de saint François montait avec Élisabeth sur le trône de Hongrie ? Non, non ! nous avons l’esprit large !

Place aux révoltés ! Place aux assassins ! Honneur à la mort ! son jour est arrivé. Vous tous qui, animés de la haine universelle, voulez la ruine universelle, la ruine de Dieu, la ruine de l’homme, la ruine de la société, venez, fils de Satan, les sophistes vous convoquent, et s’ils sont plus logiques dans leurs actes que dans leurs paroles, ils feront place à vos fureurs, comme ils ont fait place à vos théories : car en vous condamnant, ils envelopperaient peut-être dans cette condamnation quelque atome de beauté. Venez donc, et puisque nous avons l’esprit large, dévorez-nous. Les siècles de chevalerie, les siècles d’enthousiasme suivaient saint Bernard sur la montagne, Godefroy de Bouillon à Jérusalem, et allaient, la croix en tête, faire la veillée des armes près du saint sépulcre reconquis. Mais les siècles de critique, les siècles de tolérance, n’accordent plus à la société le droit de se défendre ; car qui sait si, tout compte fait, les agresseurs n’ont pas aussi leurs bonnes raisons dont il faut tenir compte ? Saint Louis pouvait prendre les armes au nom du Dieu vivant qui s’appelle le Dieu des armées. Mais que peut-on faire au nom du néant ? Rien n’est absolument vrai, rien n’est absolument faux. On veut nous massacrer. Mais, après tout, ces fils de Satan ont autant de droits que leur père. Comme lui, ils ont leur beauté, si nous avons la nôtre. Il y a du pour et du contre : tous sont égaux devant le néant.

Étrange société que celle qui serait régie par la sophistique ! Voudriez-vous en faire partie ? Le passant attaqué dans la rue demande secours à la force armée qui répond : Non pas ! mon intervention était bonne au moyen âge. Désormais, entre l’assassin et la victime, je suis impartiale. D’ailleurs ce monde est un si curieux spectacle et votre supplice est si amusant à regarder que je ne me priverais pas volontiers de ce plaisir délicat.

Rien n’est triste comme le délire. Pourtant il amène quelquefois des combinaisons de mots si étranges que les spectateurs sourient quelquefois, malgré eux, en écoutant le malade. C’est ce qui vient de nous arriver.

Voilà donc où vous allez au nom de la raison ! Entre l’être et le néant, entre la société et la barbarie, à force d’impartialité, vous tenez la balance égale ! Triomphez, si vous l’osez ! vous ne survivrez pas à votre triomphe. Du reste, je l’espère comme vous, vous resterez dans votre solitude. L’humanité ne vivra pas de vous. Car pour vivre il lui faut quelque chose, et vous lui offrez le rien dont elle a horreur. Il lui faut le pain et l’Idée : vous ne lui apportez ni le pain ni l’Idée. L’humanité veut vivre, et votre critique c’est la mort. Il est vrai que vous prenez en pitié le besoin de vivre. C’est une grossièreté digne du bas peuple auquel vous permettez la certitude, parce qu’il n’est pas assez fin, assez distingué pour se passer d’elle. Ce bonheur est réservé aux esprits délicats. Ceux-ci cherchent toujours la vérité, avec l’intention de ne la trouver jamais. Et où est-elle cette vérité que les plus fins chercheurs ne trouveront jamais ? Où est-elle cette vérité qui n’est pas. M. Renan va vous le dire. « La vérité est tout entière dans les nuances. »

Dans quelles nuances, s’il vous plaît ? Dieu détruit, l’homme détruit, la société détruite, quand rien ne s’appuie plus sur rien, quand la vie n’a plus de fondements, quand ce qui est n’a plus sa raison d’être, quand l’univers est le cauchemar d’une divinité malade (vous auriez dû dire d’une divinité chimérique), la vérité naturelle et la vérité surnaturelle disparues, toute idée éteinte, toute chose anéantie, dans quelles nuances trouverons-nous cette vérité introuvable pour deux raisons, d’abord parce qu’elle n’est pas, ensuite, parce que, fût-elle, nous voudrions la chercher toujours, et ne la trouver jamais ? Les nuances de la pensée supposent une affirmation générale qui leur serve de fond, de support. Mais, puisque vous n’affirmez rien, que veulent dire ces nuances, qui sont les nuances du néant ? O Dieu ! où en sommes-nous ? La tête tourne au fond de cet abîme, et quand on l’a exploré un instant pour en mesurer la profondeur, il est temps de se dégager et de se tourner vers la lumière ! Le peuple a besoin de Dieu, dites-vous ? Pourquoi donc, si Dieu n’est pas ? L’erreur c’est le néant. Si Dieu est le néant, comment le peuple a-t-il besoin de lui ? Et s’il est l’Être, comment, vous, n’en avez-vous pas besoin ? Est-ce qu’il y a dans le monde des êtres si délicats que leur délicatesse leur tienne lieu de pain ! Donnez-nous donc le secret de cette délicatesse qui déguste éternellement les nuances d’une vérité éternellement inconnue et absolument chimérique ! L’homme est vivant. Il a faim, il a soif. Que voulez-vous qu’il fasse de vos nuances ? Chose remarquable ! la sophistique, parce qu’elle a perdu le sens du vrai, dédaigne ceux qui l’ont gardé, et comme elle n’a plus la force de porter Dieu, elle méprise ceux qui le portent encore. Il semble voir un mourant, qui, incapable de recevoir aucune nourriture, dédaignerait, dans son délire, l’infirmier qui le soigne, et lui dirait : Vous êtes donc bien faible, vous qui avez besoin de manger ?

Les nuances délicates ont deux avantages ; d’abord elles font illusion aux esprits faibles qui pensent que cette doctrine est quelque chose puisqu’elle est délicate, et qu’elle contient quelque chose puisqu’elle contient tant de nuances. Ensuite elle donne à l’auteur les apparences du calme et de la modération. Un homme qui tient la balance égale entre toutes choses peut sembler à quelques-uns dominer toutes choses : on ne s’aperçoit pas toujours que l’impartialité entre la vérité et l’erreur est le plus radical de tous les non-sens.

La doctrine de M. Renan pourrait se caractériser ainsi : une apologie délicate et finement nuancée du néant.

La modération de M. Renan est une précaution oratoire. Elle cache un profond mépris pour la faiblesse de ceux qui l’obligent à être modéré. Il a pour les préjugés une pitié douce ; mais ne vous fiez pas à sa douceur.

La traduction pratique et sociale de sa doctrine serait la destruction de tout ce qui existe. Car rien n’existe qu’en vertu d’une préférence accordée à l’Être sur le Néant.

Comme la religion, la société est une affirmation vivante de l’être, et si Satan a les mêmes droits que Dieu, toutes deux sont également impossibles.

Après les négations de la religion et de la société, écoutons la négation de la science.

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