M. Renan, l'Allemagne et l'athéisme au XIXe siècle
PREMIÈRE PARTIE.
CHAPITRE PREMIER.
NÉGATION DE LA RELIGION.
Il y a deux manières d’être athée.
On peut dire : Je suis athée ; Dieu n’est pas.
On peut dire comme M. Renan : Je crois en Dieu, je l’adore ; mais il n’existe pas.
Celui-là est athée qui nie Dieu : ceci est élémentaire. Or, voici les paroles de M. Renan :
« A ceux qui, se plaçant au point de vue de la substance, me demanderont : Ce Dieu est-il ou n’est-il pas ? Ce Dieu, répondrai-je, c’est lui qui est, et tout le reste qui paraît être. Supposé même que, pour nous, philosophes, un autre mot fût préférable, outre que les mots abstraits n’expriment pas assez clairement la réelle existence, il y aurait un immense inconvénient à nous couper ainsi toutes les sources poétiques du passé, et à nous séparer par notre langage des simples qui adorent si bien à leur manière. Le mot Dieu étant en possession des respects de l’humanité, ce mot ayant pour lui une longue prescription et ayant été employé dans toutes les belles poésies, ce serait renverser toutes les habitudes du langage que de l’abandonner. Dites aux simples de vivre d’aspirations à la vérité, à la beauté, à la bonté morale, ces mots n’auront pour eux aucun sens. Dites-leur d’aimer Dieu, de ne pas offenser Dieu, ils vous comprendront à merveille. Dieu, Providence, Immortalité, autant de bons vieux mots, un peu lourds peut-être, que la philosophie interprétera dans des sens de plus en plus raffinés, mais qu’elle ne remplacera jamais avec avantage. Sous une forme ou sous une autre, Dieu sera toujours le résumé de nos besoins supra sensibles ; la catégorie de l’idéal (c’est-à-dire la forme sous laquelle nous concevons l’idéal), comme l’espace et le temps, sont les catégories des corps (c’est-à-dire les formes sous lesquelles nous concevons les corps). En d’autres termes, l’homme placé devant les choses belles, bonnes ou vraies, sort de lui-même, et, suspendu par un charme céleste, anéantit sa chétive personnalité, s’exalte, s’absorbe. Qu’est-ce que cela, si ce n’est adorer ? »
J’ai cité cette page pour aller, dès le premier mot, au fond de la question. M. Renan veut habiller l’athéisme, parce que, nu, ce monstre fait horreur. Je veux déshabiller l’athéisme, parce que, nu, ce monstre apparaît comme il est. Je veux montrer que la raison est en cause comme la foi, attaquée comme elle, menacée comme elle. C’est l’armée du néant qui s’avance à la conquête du monde, pour détrôner l’homme et pour détrôner Dieu. L’ennemi veut détrôner Dieu par la négation, la seule arme qu’il ait sous la main ; arme impuissante et pourtant chérie, la négation. Il veut détrôner l’homme par le renversement des lois constitutionnelles de sa raison et de sa pensée.
Dieu, c’est l’Être. Or, la personnalité étant une condition essentielle de l’Être absolu, admettre l’Être et lui refuser la personnalité, c’est dire : l’Être n’est pas. Si l’Être n’est pas, tous les êtres sont impossibles, et le néant est nécessaire. Le Dieu de M. Renan, le Dieu abstrait, n’est pas l’Être, puisque l’idée de l’Être absolu implique nécessairement vie, personne, conscience. Donc, si le vrai Dieu était ce Dieu, l’Être ne serait pas.
Il est vrai que ce blasphème, contenant une négation absolue de l’Idée, contient une négation absolue de la parole, et le langage humain recule devant lui. Pour que l’Être soit parlé, il faut d’abord que l’Être soit. L’homme ne peut nier l’Être sans l’affirmer au même moment, puisque son nom, qu’il faut prononcer avant de le nier, implique et contient déjà son affirmation. Dieu n’est pas ; traduisez : l’Être n’est pas, ou : l’Être est n’étant pas ; ou bien encore : Celui qui Est n’est pas.
Tâchez donc, pour nier Dieu réellement, de fuir dans un monde où vous puissiez parler et échapper au verbe : être.
A ceux qui se plaçant au point de vue de la substance, dites-vous. Mais comment voulez-vous qu’on ne se place pas au point de vue de la substance ?
Le nom de Dieu, ce bon vieux mot un peu lourd, ne mérite-t-il pas qu’on demande s’il représente pour vous l’Être, ou s’il représente le néant ?
Je suppose que M. Renan ne songera même pas à voir dans mes paroles une attaque personnelle, ni rien qui ressemble à cette misère. A cette hauteur-là, les personnes disparaissent devant les principes. Il m’écoutera l’esprit libre, et le cœur calme.
« S’anéantir, sortir de soi, qu’est-ce que cela, si ce n’est adorer ? »
Mais, pour adorer, il faut adorer quelqu’un. Or qu’adore M. Renan ? Un idéal abstrait. Quel être vivant a jamais pu adorer ce qui ne vit pas ?
En faisant votre Dieu, vous n’avez oublié qu’une chose, c’est que Dieu est nécessairement la vie essentielle. Et pourtant vaincu par la nécessité de votre nature, par la force des choses, vous tombez à genoux, parce que l’homme ne peut pas faire autrement. Votre parole n’a pu éviter l’inévitable : être ; votre âme n’évite pas l’inévitable : aimer. Vous êtes celui qui n’est pas, celui qui a besoin (ego, egeo). Donc vous adorez. Mais qui adorez-vous ? Je vais vous le dire : vous adorez le néant. Un Dieu sans vie, c’est le néant pur. Votre poids, c’est votre amour, et votre amour vous entraîne à toutes les négations. La critique, entre vos mains, au lieu d’être une arme, devient une divinité : elle ne cherche pas pour trouver. Elle cherche pour chercher. Car, si une fois elle avait trouvé, il lui faudrait adorer autre chose qu’elle-même ; elle cherche pour chercher : de cette façon-là elle s’adore pour toujours, et son investigation n’aura pas de fin. Si la vérité demandait à la critique : Quelle récompense veux-tu ? dit M. Renan. Nulle autre que de t’avoir cherchée, répondrait la critique. Voilà la réponse officielle. Mais voici la réponse vraie : Nulle autre que moi-même. Je n’ai que faire de toi. C’est moi qu’il s’agit de glorifier. Je te défends d’apparaître, tu m’effacerais.
Et ainsi triomphante, la critique attire en faisant le vide. Elle veut régner sur les ruines du monde, non pour construire un nouvel univers, mais pour se dire : J’ai détruit l’ancien. Cette reine du vide a des moments d’enthousiasme qui font peur. Ses enthousiasmes sont des élans vers la mort. Le plaisir de nier va chez elle jusqu’au vertige, et je crois donner sa formule, quand je dis : le néant est son idéal.
Étrange passion, n’est-ce pas ? Une passion qui a pour objet Rien ! Cette passion existe-t-elle dans l’humanité ? A-t-elle un sens ? A-t-elle un nom ? Le néant peut-il inspirer quelque chose ? Non. Mais voici le secret : l’amour du néant, c’est la haine de l’Être.
Mais l’Être, c’est le vrai, le beau : c’est le centre adoré vers qui les êtres se tournent, et dans leur élan vers lui, Platon leur voyait pousser des ailes. Comment donc haïr l’Être ?
Prenez garde : les êtres aiment l’Être, s’ils consentent à suivre sa loi ; car l’Être est nécessairement la souveraineté absolue. Mais s’ils veulent placer en eux la souveraineté, s’ils changent leur mouvement d’aspiration vers lui, en un mouvement de rotation sur eux-mêmes, ils se prennent pour dieux, et haïssent le vrai Dieu qui les gêne.
Le rayon, qui veut se faire centre, déteste le centre, qui reste centre en dépit de tout. Le détestant, il le nie. Nier Dieu, ce n’est pas une doctrine : c’est un cri de colère. La négation, c’est la haine qui se déguise, et l’Écriture place l’athéisme non dans l’esprit mais dans le cœur : Dixit insipiens in corde suo : Non est Deus.
Quand la haine s’est déguisée sous la négation, l’ouvrage n’est pas terminé. Il s’agit de déguiser la négation sous les apparences du respect ; la rhétorique se charge de cette affaire délicate, et l’athée furieux vous parle en termes polis de son respect pour toutes les religions.
Ce pluriel est une perfidie ! La religion, c’est la religion unique et absolue. C’est celle-là qui s’appelle la Religion. Les religions qui ne sont pas le catholicisme, ce sont les altérations de la religion. Mais si, passant sous silence la religion, je vous parle seulement des religions, je les assimile toutes, et je vous les présente comme des formes diverses de la même erreur.
Je conçois très-bien que l’homme qui hait la religion aime les religions. La religion est posée par Dieu. Donc nous n’y pouvons toucher. S’agit-il des religions ? L’orgueil les aime, parce qu’il sent que là c’est l’homme qui s’adore, sous prétexte d’adorer Dieu : car ces religions sont l’ouvrage de l’homme, et l’auteur d’une religion en est nécessairement le Dieu. Toute adoration vraie reconnaît que Dieu c’est l’Être, et que l’homme est par lui-même un néant. Toute adoration fausse tend à affirmer que l’homme est l’être et que Dieu est le néant. Sous quel discours voile-t-elle sa pensée ? Ceci varie, comme l’habileté des écrivains.
Dieu étant le néant, l’homme lui est très-supérieur ; aussi l’athéisme adore-t-il l’humanité qui est, pour lui, la plus haute expression de l’être. Le ciel supprimé, il faut que la terre prenne sa place. Seulement l’orgueil ne peut pas ajuster le monde à la supposition qu’il fait. Il est moins fort pour agir que pour parler. Il est moins puissant que subtil. Il n’a pas encore pu, en proclamant que l’homme est Dieu, rendre ce Dieu immortel et invulnérable.
Les religions, en ce qu’elles ont de faux, sont posées par l’homme qui les fait et les défait suivant le caprice du moment. Or, l’homme ne hait la religion que parce qu’il n’a pas de prise sur elle : elle le domine ; elle le gouverne. La religion est intraitable. Mais les religions sont commodes, flexibles, maniables. On les travaille comme on veut. De là la sympathie de tous les athées pour toutes les hérésies. Le rationalisme fait comme l’empire romain. Il reçoit volontiers un Dieu nouveau qui demande droit de cité, à côté des autres, dans le Panthéon. Il repousse le vrai Dieu qui est nécessairement unique, exclusif et immuable. Là où une histoire des variations n’est pas possible, l’orgueil se cabre, parce qu’il a horreur de tout ce qui ne vient pas de lui. Or, le caractère propre de la religion, c’est de ne pas venir de l’homme. Dieu est à la fois caché et évident au fond d’elle. Aveugle qui ne le voit pas. La religion est le point de rencontre, le point d’intersection entre le mystère et la lumière. Comme la colonne qui guidait les Hébreux dans le désert, elle est lumineuse d’un côté, obscure de l’autre, et l’homme en la contemplant, est dans l’impossibilité de dire : Voilà mon œuvre.
Dieu, s’il est le néant, n’a pas de verbe. Jésus-Christ n’a pas de raison d’être. Jésus-Christ ! voici le fond : voici la racine, voici l’intime de la question. Jésus-Christ ! voilà où vise l’amour, voilà où vise la haine ! Notre siècle, qui va au cœur de tout, va droit à Jésus-Christ pour l’adorer ou le crucifier : il sait que c’est en lui que Dieu est touché au cœur. L’être suprême de 93, l’orgueil ne le hait pas. Robespierre tolérait le Dieu de Luther et de Calvin. Il sentait dans ce Dieu la part de l’homme. Le Dieu haï, le Dieu persécuté, le Dieu maudit, le Dieu adoré, c’est le Dieu vivant, qui est celui qui est comme il l’a déclaré jadis à Moïse ; le grand ennemi, le grand ami, c’est le verbe, auquel, quand on l’a vu en chair et en os, les hommes ont préféré Barrabas : voilà l’objet de la fureur, sourde ou éclatante, parce que voilà l’être qui était avant que vous ne fussiez, avant qu’Abraham ne fût, celui qui était in principio, au commencement, avant tout commencement, celui qui était dans le Père et qui disait au Père en retournant à lui : Clarifica me tu, Pater, apud temetipsum claritate quam habui, priusquam mundus esset, apud te !… Ah ! voilà votre immense ennemi. Il était la lumière avant que le monde fût.
Dieu, comme l’homme, a sa parole publique et sa parole intime. Sa parole intime, c’est le mysticisme. Tout être intelligent et libre tend à se communiquer ; mais il est différentes natures, différents degrés de communication. Plus l’homme est élevé, plus il est profond. Plus il est profond, plus profonds sont en lui ses secrets.
L’homme vulgaire jette ses paroles au hasard, comme s’il sentait qu’elles ne sont d’aucun prix, l’homme profond les réserve, parce qu’il les respecte. Il ne les livre qu’à une âme disposée à les recevoir. Pour parler il a besoin que celui qui écoute soit un ami, et que cet ami fasse silence, qu’il attende, qu’il demande. Un cœur profond ne se verse pas dans un cœur léger. Si nous sommes fiers de l’amitié d’un grand homme, c’est que nous sentons, au moins instinctivement, sa gloire rayonner sur nous, quand nous avons eu l’honneur d’arracher une parole intime à celui dont la parole publique éclaire le monde.
Ces vérités ne nous surprennent pas, si nous nous les appliquons à nous-mêmes.
Mais s’il s’agit de Dieu, de sa parole publique et de sa parole intime, nous nous étonnons, nous sommes prêts à douter. Pourquoi donc ? C’est que nous croyons vraiment à notre vie, à notre liberté, tandis que nous doutons de la vie et de la liberté de Dieu ; c’est que nous nous sentons maîtres de nos paroles, de nos actes ; c’est que nous nous sentons libres dans les choix que nous faisons. Mais la sophistique, dont la tendance est d’annihiler Dieu, nous engage à le considérer comme n’étant pas, alors même qu’en apparence elle convient qu’il est. Elle veut bien qu’il soit, mais elle ne veut pas qu’il agisse ; elle consent à le laisser dans son ciel, pourvu qu’il y reste et qu’il lui abandonne la terre. Elle lui donne, quelquefois du moins, la permission d’exister, pourvu qu’il n’en use pas vis-à-vis de nous. Elle se résignerait à un Dieu purement abstrait, à un Dieu neutre dans tous les combats, un Dieu qui n’engageât à rien les créatures, un Dieu condamné par je ne sais qui à je ne sais quelle impuissance ; elle admettrait l’Être enfin, pourvu que l’Être fût le néant.
A la honte de notre époque, Rousseau, ce représentant de la médiocrité, vit encore parmi nous. Il n’est pas rare d’entendre ses derniers et malheureux enfants répéter ses enseignements glacés. Les saints gênent M. Renan comme ils gênaient Rousseau, parce que les saints sont les preuves vivantes d’un Dieu vivant, parce que leur histoire est en même temps l’histoire de la vie extérieure du Dieu qui les habite. Jésus-Christ docteur, quelques-uns le supportent, en s’efforçant de fermer les yeux sur la divinité de la doctrine. Ils consentiraient à l’admirer comme homme (car ce serait encore admirer l’humanité dont ils font partie), pourvu qu’ils ne fussent pas forcés de l’adorer comme Dieu. Mais Jésus-Christ thaumaturge leur fait horreur, parce que, dans le miracle, Dieu se révèle en acte ; la toute-puissance se déclare, et l’humanité ne peut plus rapporter à elle la victoire.
Otez les miracles de l’Évangile, et toute la terre est aux pieds de Jésus-Christ, disait Rousseau. Jamais un miracle ne s’est passé là où il a pu être constaté, examiné, dit M. Renan. Ces deux esprits se touchent par une horreur commune du surnaturel et une commune adoration de la critique qui cherche à le détruire.
M. Renan est au XIXe siècle ce qu’étaient Voltaire et Rousseau au XVIIIe. La proportion est la même. Il est aussi supérieur à eux que notre époque est supérieure à leur époque ; mais au fond, ces trois hommes n’en font qu’un. Jésus-Christ considéré comme personne vivante réelle, Jésus-Christ dans son action sur nous, Jésus-Christ et les saints, voilà ce qui les soulève tous, parce que, dans ces manifestations éclatantes de sa vie, Dieu se montre tout près et ne permet pas de l’oublier.
L’article que M. Renan a consacré à la vie des saints est un chef-d’œuvre d’habileté. On ne peut se moquer plus poliment. Le monde actuel, qui ne supporte pas le grand amour, ne supporterait pas non plus la grande haine ; il lui faut une haine accommodée à sa froideur.
Les faits qui servent de fondement à la mystique chrétienne peuvent être attaqués de deux façons. Ils peuvent être contestés en détail, un à un, au nom de la critique historique ; ils peuvent être niés en masse, résolument et absolument, au nom de cette assertion qui se croit philosophique : « Les lois naturelles sont immuables ; établies par Dieu, ou plutôt établies par leur propre vertu, elles ne peuvent être changées par personne. »
Si la sophistique entrait dans la première discussion, dans la discussion des détails, et si nous l’y suivions, notre devoir serait de lui présenter les faits mystiques, entourés, au point de vue historique, des mêmes garanties que les faits les plus incontestés. Nous lui demanderions alors pourquoi elle admet les uns et repousse les autres, quand les uns et les autres présentent, au nom de l’histoire, les mêmes titres à la croyance. Mais la sophistique abandonnerait alors la première question et aborderait la seconde, celle qu’elle pose toujours, je me trompe, celle qu’elle tranche toujours, sans l’avoir jamais posée. Elle me répondrait : Je repousse les faits surnaturels, les miracles, les extases, parce que ces faits sont impossibles ; la croyance que vous me proposez est contraire à ma raison. Peut-être ajouterait-elle : C’est Dieu qui les a posées ces lois (le Dieu impersonnel, le Dieu qui n’est pas). Pourquoi les détruirait-il ? pourquoi aurait-il changé d’avis ?
Ici l’athéisme se cache derrière un certain air de respect.
Puisque Dieu existe, répondrais-je, il a créé le monde et il en a posé les lois. Puisque Dieu existe, il a agi de cette sorte avec intelligence et liberté, et puisque cela est ainsi, pourquoi Dieu, qui n’est susceptible d’aucune diminution, perdrait-il ses droits ? Pourquoi, puisqu’il a pu créer, ne pourrait-il plus agir sur la création ? Pourquoi son œuvre lui deviendrait-elle ou indifférente ou étrangère ? Il a été Dieu : donc il l’est toujours ; s’il ne l’était plus, il ne l’aurait jamais été ; puisqu’il a créé, il maintient, en d’autres termes, il continue la création. Il a pensé, il a parlé, il a voulu les choses ; il continue à les penser, à les parler, à les vouloir. Pourquoi ne pourrait-il pas, à son heure, les vouloir autrement ? Ces lois, sur lesquelles vous vous appuyez pour le braver aussi fièrement que si elles étaient votre ouvrage, il les a posées librement, dans le jeu de sa puissance. Pourquoi ne pourrait-il pas les suspendre librement ? Quelle valeur scientifique a donc cette négation : l’ordre naturel ne peut jamais être interverti ? Négation purement gratuite, qui, sans être fondée sur rien, se dresse contre Dieu, contre la raison, contre l’histoire, pour tout attaquer et tout détruire ?
Oui, tout cela est vrai du Dieu qui existe ; celui-là agit. Mais quand la sophistique parle de Dieu, elle parle du Dieu impersonnel, du Dieu qui n’existe pas. De là vient entre nous le malentendu. Nous parlons de notre Dieu, elle parle du sien, et comme celui-là n’existe pas, il ne peut rien faire, j’en conviens.
Quiconque limite Dieu, le nie ; donc vous le niez. Pourtant vous prononcez à chaque instant son nom ; donc vous prononcez un nom qui dans votre esprit ne représente rien.
Vous parlez de la vérité ; vous la cherchez, dites-vous. Or, la vérité c’est Dieu, c’est l’être. Mais si l’être n’est pas, la vérité n’est pas : donc vous cherchez ce qui n’est pas.
Avant de discuter les qualités ou les puissances qui peuvent être dévolues aux saints, il faudrait savoir ce que c’est qu’un saint. M. Renan leur reproche d’être terribles, absolus (comme si Dieu ne l’était pas !), vindicatifs. A l’appui de cette dernière assertion, quelques exemples n’eussent pas été inutiles. M. Renan les omet. Il paraît que ces saints, à force d’être vindicatifs, ont fait le malheur du monde ; car, à propos de saint Vincent de Paul, qui ne connut d’autre théologie que la charité, M. Renan s’écrie : « Plût à Dieu, pour le bonheur de l’humanité, que tous les saints eussent ressemblé à celui-ci ! »
Le saint Vincent de Paul bonasse et ignorant que M. Renan se figure, le console des saints fanatiques, dont il aurait peur, s’il en voyait. Telle est l’idée qu’il se fait du saint en général. D’autres voient dans le saint un moine superstitieux et idiot. Que faut-il voir en lui ?
Il faut voir en lui l’homme déifié. La création est posée sur un plan incliné. Toute créature aspire à monter. Placée à un degré quelconque de l’échelle des êtres, elle aspire au degré supérieur. Mais voici la loi ; c’est celle du monde naturel, et celle du monde surnaturel : nul ne pourra conquérir la vie supérieure qu’en abandonnant la vie inférieure. Tel est le sacrifice. Les êtres inanimés le font et ne le sentent pas. Les êtres animés le font, le sentent et ne le comprennent pas. L’homme le fait, le sent et le comprend. En général ceux qui parlent du sacrifice voient en lui la mort. Qu’est-il réellement ? Sa forme symbolique est la forme de la croix. La croix est formée de deux lignes qui se coupent à angles droits : la ligne verticale et la ligne horizontale. La ligne verticale est la ligne de vie, la ligne horizontale est la ligne de mort. Dans la croix et dans le sacrifice la vie et la mort se coupent à angles droits. La mort y a sa place puisque le sacrifice implique l’abandon de la vie inférieure. Mais la mort est le moyen, non pas la fin ; elle prépare : la vie couronne et termine. Celui qui a passé par la mort comme initiation, est transsubstantié, par le sacrifice, à une forme de vie plus haute.
Ceux qui, n’ayant pas traversé le sacrifice, le voient d’en bas, ne distinguent en lui que la mort. Ceux qui, l’ayant traversé, le voient d’en haut, reconnaissent en lui la vie glorifiée. Ceux qui le traversent actuellement sentent le choc des deux puissances.
Le saint est celui qui a traversé le dernier sacrifice. En lui la vie divine a absorbé, brûlé la vie humaine. La vie morale, comme la vie physique, n’est-elle pas une combustion ? Le saint est celui qui n’existe plus. Dieu vit en lui. Qu’est-ce donc qui vous étonne dans le miracle ou dans l’extase ? Dieu a pris la place de l’homme : voilà toute l’explication. La loi universelle, la loi de l’ascension, s’est accomplie dans sa forme la plus haute. L’obstacle à l’action divine est dans la volonté de l’être sur qui l’action s’exerce et qui résiste librement. Aussi l’action de Dieu sur la nature inanimée est souveraine et absolue. Rien n’empêche le soleil de se lever et de se coucher, parce que, dans cette opération, Dieu agit seul et ne nous demande pas notre concours. Mais pour agir dans l’homme, Dieu demande à l’homme son aide. Si l’homme dit : Non, Dieu respecte son refus. Si l’homme dit : Oui, pourquoi défendez-vous à Dieu d’investir, d’embrasser, de couronner et de ceindre celui qui s’est placé dans son sein, dans son centre ? Si Dieu a versé dans l’homme déifié son esprit, l’esprit de puissance, l’esprit qui fait les miracles, pourquoi lui refuserait-il les miracles eux-mêmes ? Pourquoi l’effet serait-il plus étrange que la cause ? Si vous avez changé votre vie contre la vie de Dieu, ce qui est une sorte d’extase permanente et insensible, pourquoi lui défendriez-vous de vous visiter à son tour par une sorte d’extase accidentelle et sensible ? Si l’esprit de Dieu exerce en vous une action intérieure, pourquoi n’exercerait-il pas de temps en temps par vous une action extérieure ?
La vie inférieure est tous les jours, sous nos yeux, absorbée par la vie supérieure, sans que nous songions à nous en étonner. L’herbe mange la terre, le mouton mange l’herbe ; l’homme mange le mouton ; la chair du mouton devient la chair de l’homme : nous trouvons cela tout simple. Nous voulons bien qu’il en soit ainsi, pourvu que Dieu reste à l’écart. Oui, mais il ne reste pas à l’écart ! il aime trop sa création pour la tenir à distance. Il s’est introduit par la Rédemption dans la solidarité universelle. Il a créé, pour avoir, a dit un saint, une occasion de mériter. Au lieu d’admirer cette effusion, les hommes s’en irritent. Ils se cabrent, ils se persuadent que la raison leur ordonne la révolte. Pourquoi donc se soumettent-ils à tous les autres mystères, tant que Dieu n’y figure pas nominativement ? Je crois avoir indiqué la solution du problème quand j’ai parlé de la haine que le néant révolté conçoit pour l’être, surtout pour les manifestations surnaturelles de l’être.
Résumons-nous.
Puisque Dieu est, il est personnel. Puisqu’il a créé le monde, il le crée encore. Puisqu’il l’a voulu, il le veut, et l’Univers ne subsiste qu’en vertu de sa parole continuée. Puisque Dieu a créé, il a pu créer : puisqu’il a pu, il peut encore. Il a établi librement les lois du monde : donc il peut les suspendre librement. Il les suspend d’une façon digne de sa grandeur, quand il se donne à qui s’est donné à lui, quand il visite sensiblement ceux qui insensiblement passent leur vie dans son sein, et se substitue à eux dans l’acte extérieur et accidentel comme ils l’ont substitué à lui dans leur vie intérieure et permanente.
Métaphysiquement, cela est possible.
Historiquement, cela est.
La négation historique est impossible. On ne l’entreprend pas, et on se borne à répéter : Assurément ce fait n’est pas : car il n’est pas possible. Nous voilà donc renvoyés à la négation métaphysique, et nous l’avons montrée comme elle est, gratuite et irrationnelle.
Si M. Renan a pour les saints cette haine curieuse à étudier, cette haine polie, mais profonde et intelligente, c’est qu’il reconnaît en ceux celui qui les habite réellement, son ennemi capital et personnel, Jésus-Christ. Jésus-Christ, celui qui relie et aussi celui qui distingue, Jésus-Christ in quo omnia constant. Jésus-Christ montre à leur place respective Dieu et l’homme, le fini et l’infini. Il est la lumière, et la lumière exclut la confusion. Aussi la sophistique tend à effacer la notion du verbe, et par là à effacer la distinction. La distinction des personnes divines, la distinction du fini et de l’infini, toutes les vérités précises, sauvegardées par la vérité du verbe, déplaisent à la sophistique. Elle aime à confondre toutes choses dans un vague respect qui, portant sur tout, ne porte sur rien, et exclut la foi laquelle est déterminée. La sophistique parle de l’union, mais elle repousse le Saint-Esprit qui est l’union substantielle. Elle parle de l’infini, mais elle veut l’infini moins Dieu, un infini qui réside dans la création, ou plutôt en elle-même : car elle est le principe et la fin de sa propre adoration.
Donc, en vérité, l’éclectisme, que je combats, contient la négation fondamentale, radicale, absolue de la religion.
Passons à la seconde négation.