Reconnaissance au Maroc, 1883-1884 (Texte)
RECONNAISSANCE
AU
MAROC
TYPOGRAPHIE FIRMIN-DIDOT. — MESNIL (EURE).
VICOMTE CH. DE FOUCAULD.
RECONNAISSANCE
AU
MAROC
1883-1884
OUVRAGE ILLUSTRÉ DE 4
PHOTOGRAVURES ET DE 101 DESSINS
D’APRÈS LES CROQUIS DE L’AUTEUR
TEXTE
PARIS
CHALLAMEL ET CIE,
ÉDITEURS
LIBRAIRIE COLONIALE
5, RUE JACOB, ET RUE FURSTENBERG, 2
1888
Au moment de livrer au lecteur le récit de mon voyage, lorsque les événements qui l’ont rempli, les travaux qui l’ont accompagné, passent ensemble devant mes yeux, que de noms, que de choses, que de sensations montent en foule à mon esprit ! Parmi les souvenirs, ceux-ci agréables, ceux-là pénibles, que cet instant évoque, il en est un d’une douceur infinie, un devant lequel tous les autres s’effacent. C’est le souvenir des hommes en qui j’ai trouvé bienveillance, amitié, sympathie, de ceux qui m’ont encouragé, protégé, aidé, dans la préparation de mon voyage, dans son accomplissement, dans les occupations qui l’ont suivi. Les uns sont Français, les autres Marocains ; il en est de chrétiens, il en est de musulmans. Qu’ils me permettent de les unir en un seul groupe pour les remercier tous ensemble et les assurer d’une gratitude trop vive pour que je puisse l’exprimer comme je la sens.
Que celui dont les savantes leçons ont préparé mon voyage, dont les conseils l’ont dirigé, dont la prudence en a organisé l’exécution, que M. O. Mac Carthy, président de la Société de Géographie d’Alger, protecteur-né de quiconque travaille pour la science ou pour la grandeur de notre colonie, reçoive le premier l’hommage de ma profonde reconnaissance.
MM. Maunoir et Duveyrier m’ont encouragé avant mon départ, accueilli à mon retour. Je leur dois la brillante distinction qu’à peine revenu, me décernait la Société de Géographie de Paris. Je ne saurais assez les remercier de leur bienveillance.
Ḥadj Bou Rḥim, Bel Qasem el Hamouzi, qui m’avez, au risque de vos jours, protégé dans le danger, vous à qui je dois la vie, vous dont le souvenir lointain me remplit d’émotion et de tristesse, où êtes-vous à cette heure ? Vivez-vous encore ? Vous reverrai-je jamais ? Comment vous exprimer ma reconnaissance et mon regret de ne pouvoir vous la prouver ?
Enfin que tous ceux que je ne mentionne pas, non par oubli, mais parce que leur liste serait trop longue, reçoivent l’hommage de toute ma gratitude.
Vte Ch. de FOUCAULD.
Paris, octobre 1887.
RAPPORT
FAIT A LA SOCIÉTÉ DE GÉOGRAPHIE DE
PARIS,
DANS LA SÉANCE GÉNÉRALE DU 24 AVRIL
1885,
PAR
M. HENRI DUVEYRIER,
SUR LE VOYAGE
DE M. LE VICOMTE CHARLES DE FOUCAULD AU MAROC.
Il est un État, limitrophe d’un département français, où le voyageur européen en général, et le voyageur français en particulier, n’a jamais été très bien vu. Cet État est le Maroc. Nos cartes et nos manuels de géographie nous montrent bien un vaste territoire qu’ils attribuent comme domaine au sultan du Maroc. Les géographes européens ont cherché ainsi l’expression la plus simple pour rendre un état de choses incertain, variable, embrouillé ; sans s’en douter, ils ont été depuis cent et tant d’années les complices d’une fiction. Car le sultan du Maghreb, cet empereur d’Occident des musulmans, n’est pas, à beaucoup près, le souverain temporel de tout le pays marqué à sa couleur sur nos atlas. Prenons-nous, au contraire, sa souveraineté sous le jour du spirituel, alors non seulement les cartes ont raison, mais il faudrait tellement élargir les limites de son diocèse que personne, ni à Paris ni à Constantinople, ne consentira à reconnaître que le sultan du Maroc peut juger comme d’abus sur un mandement pastoral ou sur une décision juridique rendus à Alger, à Tunis, à Tripoli ou à Ben-Ghâzi, villes dont il est pourtant juge suprême et le pape, et où la logique voudrait que l’imâm de chaque mosquée, lors du service public du vendredi, appelât les bénédictions du ciel non pas sur le président de la République française ou sur le padichâh de Constantinople, mais bien sur le sultan du Maroc, qui est en même temps le grand imâm de tous les musulmans mâlekites.
Mais le Maroc d’aujourd’hui n’est plus, à beaucoup près, celui d’il y a deux cent cinquante ans, alors que (de 1590 à 1660 environ) le souverain de Fâs envoyait ses armées et dictait sa loi jusque sur les rives du Niger et dans le Bâguena et le Tagânt, au nord et assez près du Sénégal. Cette ère-là s’est évanouie, et quiconque connaît bien la situation actuelle du Maroc ne comprendra pas le rêve de son gouvernement qui songerait maintenant à faire valoir ses droits périmés sur Timbouktou et sur Djinni. Sans être resté indifférent au progrès ni insensible aux événements, l’héritier des souverains de Fâs, à la fin du XIXe siècle, est dominé par une situation, la résultante d’un long passé ; et, tandis que chez nous le chef de l’État sait bien qu’il commande non seulement aux préfets de nos quatre-vingt-dix départements, mais aux gouverneurs de notre Inde, de la Cochinchine, du Sénégal, de nos Antilles, etc., Sa Majesté chérifienne est parfois forcée de faire parler la poudre quand elle veut prélever l’impôt, et cela jusque dans des cantons qui sont visibles, sans télescope, de l’une quelconque de ses capitales.
A côté de provinces ou de banlieues réellement soumises à l’administration du sultan, quelquefois même enclavées dans ces provinces, qui forment le beled el makhzen, ou « pays des bureaux », on trouve des territoires aussi sevrés des bienfaits de la bureaucratie marocaine que sont le Transvaal ou la république d’Andorre.
Dans un État comme celui-là, inutile de parler d’ordre et de sécurité.
C’est là pourtant qu’un jeune Français, M. le vicomte de Foucauld, soucieux de nous révéler ce qui touche à nos portes, avait résolu de faire un voyage d’exploration. Il l’a accompli, sans l’aide du gouvernement, à ses frais, et en faisant avec le sacrifice de son avenir dans la carrière militaire un autre sacrifice plus grand encore, si possible. Il s’est résigné à voyager sous le travestissement du juif, au milieu de populations qui considèrent le juif comme un être utile, mais inférieur. Prenant bravement ce rôle, il a fait abnégation absolue de son bien-être, et c’est sans tente, sans lit, presque sans bagages, qu’il a travaillé pendant onze mois chez des peuples qui, ayant plus d’une fois démasqué l’acteur, l’ont, à deux ou trois reprises, placé en face du châtiment qu’il méritait, c’est-à-dire de la mort.
Nous avions déjà vu un étudiant musulman, René Caillié, et deux derviches musulmans, Richard Burton et Arminius Vambéry, faire de très beaux voyages d’exploration ; leurs cartes pourtant prêtaient à la discussion, parce qu’un faux étudiant ou un faux derviche musulman doit rester fidèle à son rôle sous peine d’expier de sa vie un écart, un simple oubli... Le voile qui abrite le juif pendant sa prière a servi à cacher le baromètre et le sextant de M. de Foucauld ! C’est un véritable miracle qu’il ait pu rencontrer partout et toujours des caravaniers aussi complaisants ou aussi indifférents ! Mais le fait est qu’il vient placer sous nos yeux des itinéraires et des observations astronomiques exécutés d’après les principes enseignés à l’École de guerre.
Ajoutons tout de suite que le rabbin Mardokhaï Abî Souroûr, celui-là même dont vous connaissez déjà l’histoire et les travaux, a été le compagnon constant du vicomte de Foucauld. Cette association, qui dans l’espèce était un passe-partout nécessaire, a coûté à l’explorateur bien autre chose que les 270 francs de gages mensuels convenus ; les défauts de caractère prennent des proportions inouïes quand on se trouve dans l’isolement, et vous permettrez à votre rapporteur de déclarer, à la louange de M. de Foucauld, expérience faite en Seine-et-Oise, que le rabbin Mardochée n’est pas toujours un auxiliaire agréable et commode.
Voilà donc le voyageur dans son bien humble équipage. Voyons maintenant où en était la connaissance géographique du Maroc au moment où il commençait son exploration. En 1845, un géographe aussi savant que consciencieux, M. Émilien Renou, avait donné une première carte générale du Maroc, au 1/2,000,000e, qui a encore sa valeur aujourd’hui ; trois ans plus tard, le capitaine Beaudoin, disposant de renseignements nouveaux, refaisait, pour le Dépôt de la guerre, le même travail à l’échelle du 1/1,500,000e. Utilisant tous les documents et tous les renseignements qu’ils avaient pu se procurer, ces deux géographes français avaient livré les modèles de toutes les cartes générales qui ont été publiées pendant les trente-cinq années suivantes. Mais le nombre des itinéraires et des déterminations de positions s’est accru entre temps, et le 20 juin 1883, quand M. le vicomte de Foucauld commençait à Tanger son voyage d’exploration, les cartographes avaient à leur disposition 12208 kilomètres d’itinéraires jalonnés de bien rares déterminations de latitude et de déterminations de longitude plus rares encore ; on n’avait fait de géographie astronomique que sur une vingtaine de points dans l’intérieur de l’empire. Ajoutons qu’ici la France ne s’était laissé distancer par personne et que, des vingt et un auteurs d’itinéraires au Maroc, seize étaient des Français ; que, sur le nombre des kilomètres levés, 9232 l’avaient été tant par nos propres compatriotes que par deux étrangers patronnés et subventionnés par le gouvernement français (Badia y Leblich) ou par la Société de géographie de Paris (Mardochée).
En onze mois, du 20 juin au 23 mai 1884, un seul homme, M. le vicomte de Foucauld, a doublé pour le moins la longueur des itinéraires soigneusement levés au Maroc. Il a repris, en les perfectionnant, 689 kilomètres des travaux de ses devanciers, et il y a ajouté 2250 kilomètres nouveaux. Pour ce qui est de la géographie astronomique, il a déterminé quarante-cinq longitudes et quarante latitudes ; et, là où nous ne possédions que des altitudes se chiffrant par quelques dizaines, il nous en apporte trois mille. C’est vraiment, vous le comprenez, une ère nouvelle qui s’ouvre, grâce à M. de Foucauld, dans la connaissance géographique du Maroc, et on ne sait ce qu’il faut le plus admirer, ou de ces résultats si beaux et si utiles, ou du dévouement, du courage et de l’abnégation ascétique grâce auxquels ce jeune officier français les a obtenus.
Jetons un coup d’œil rapide sur ces résultats, en envisageant séparément les travaux de M. de Foucauld au nord de la chaîne de l’Atlas, puis ceux qu’il a faits dans l’Atlas même, et enfin ce qu’il ajoute à notre connaissance des contrées au sud de cette chaîne.
Partant de Tanger le 20 juin 1883, il fait d’abord une pointe, par Tétouân, au sud-ouest, jusqu’à Chichawân, où commence le territoire des Berbères indépendants du Rîf, populations guerrières dont les tendances fanatiques sont excitées, ici dans l’ouest du pays, par les chorfâ (pl. de cherîf) marocains. Il est là, déjà à 60 kilomètres de Tétouân, sur un terrain nouveau pour la géographie. Le projet de M. de Foucauld d’atteindre Fâs directement en partant de Chichawân, et en levant un itinéraire des plus précieux, échoue devant l’impossibilité même pour les indigènes musulmans de traverser les territoires de tribus pillardes indépendantes, les Ghezâwa, les Benî-Hamed et les Rehôma. Il revient à Tétouân et relie directement cette ville à El Qaçar El-Kebîr par un chemin nouveau, traversant un pays dont la population nomade, de race arabe, est assez dense.
De là à Fâs et à Sefero, il ne fait que compléter les observations topographiques de ses devanciers.
Il y a de cela quatre ans, un officier anglais, le capitaine Colville, accompagné de sa jeune et courageuse épouse, faisait le voyage de Fâs à Oudjeda et rapportait le premier itinéraire détaillé fait dans cette partie du Maroc qui touche à l’Algérie, car son prédécesseur, le célèbre Espagnol Badia y Leblich, s’était appliqué principalement aux déterminations astronomiques. A son tour, M. de Foucauld s’enfonce dans le dangereux pays à l’est de Fâs, et il trace jusqu’à Tâza deux itinéraires qui fixent pour la première fois la configuration du cours et du bassin de l’Ouâd Jennawen. Sans doute le voyageur voudra bien vous communiquer lui-même les observations qu’il a faites dans cette contrée, où les tribus arabes des Ghiâta et même des Hiyaïna ne laissent guère d’autre liberté au représentant du sultan, le gouverneur de Tâza, que celle de végéter prisonnier dans sa citadelle.
Mentionnons pour mémoire le trajet de Fâs à Meknâs (Méquinez), route tant de fois parcourue qu’à peine un explorateur aussi sérieux pouvait-il y compléter les notions acquises.
Mais à Meknâs précisément commence une des parties les plus nouvelles et les plus intéressantes du voyage de M. de Foucauld ; de là jusqu’à près de cinq degrés plus au sud, son itinéraire est à proprement parler celui d’un voyage de découverte dans la province de Tâdela (ici déjà l’expression administrative est illusoire), et plus au sud, dans le territoire parfaitement indépendant des Berbères. Pour rester fidèle à notre programme, nous considérerons maintenant le pays jusqu’à Qaçba Beni-Mellâl (aussi nommée Qaçba-Bel-Kouch), où commencent les premiers plis du soulèvement de l’Atlas. Il se présente d’abord avec une surface accidentée, puis il devient montagneux et ici les montagnes sont boisées. A 20 kilomètres de Boû-El-Dja’d, le voyageur entre dans la plaine pierreuse et aride de Tâdela, qui s’étend au sud, montrant des signes de fertilité quand on se rapproche de l’Ouâd Oumm Er-Rebîa’, sur lequel est bâtie la Qaçba de Tâdela, à l’intérieur des murs de laquelle le sultan est obéi par un qâïd si désœuvré, par suite de l’insoumission de ses prétendus administrés, qu’il passe ses journées à réciter son chapelet. Entre la Qaçba de Tâdela et la Qaçba Bel Koûch, ou Qaçba Benî Mellâl, bâtie au pied d’une première chaîne dépendant de l’Atlas, on passe dans un pays bien arrosé, couvert de cultures, de jardins et de villages. — Toute cette partie du voyage est entièrement nouvelle.
Beaucoup plus à l’est, au retour, en rentrant en Algérie, M. de Foucauld a relevé, entre Debdou et Oudjeda, une autre partie de la même zone naturelle.
Nous arrivons à l’Adrâr-n-Deren, à la chaîne du seul véritable grand Atlas, et à ses contreforts. Quiconque a jeté une fois seulement les yeux sur la carte d’Afrique a vu son attention éveillée par les forts coups d’estompe qui y accusent avec fermeté la chaîne de l’Atlas. Pour qui n’est pas bien au courant de l’histoire moderne de la géographie, la sûreté du dessin rassure l’esprit, et on se croit là en terrain à peu près sinon complètement connu. Il n’en est pourtant rien. De l’Iguîr Oufrâni, du cap Guîr de nos cartes, à la frontière de l’Algérie, le soulèvement du grand Atlas mesure, vous le savez, une longueur de 700 kilomètres. Eh bien, sur ce long développement de la chaîne, les itinéraires de tous les voyageurs européens n’avaient encore traversé et fixé que quatre cols, en comprenant le col qui touche au rivage de l’Océan : Tizînt El-Rioût, Tagherot, Onq El-Djemel et le col sur l’Iguîr Oufrâni (cap Guîr). Après René Caillié et Gérard Rohlfs, M. le vicomte de Foucauld, lui aussi, a passé par le Tizînt El-Rioût ; il est le premier explorateur qui ait franchi et mesuré le Tîzi-n-Guelâwi, à l’est-sud-est de Merâkech. Ses observations du baromètre nous apportent donc les altitudes de deux cols dans l’arête maîtresse de l’Atlas ; ces chiffres sont les premiers que nous possédions, ni Rohlfs ni Lenz, qui avaient pourtant des baromètres, n’ayant fait d’observations sur les points culminants de leurs deux itinéraires dans le Maroc. De plus, sur une longueur de 300 kilomètres au moins, les itinéraires de M. le vicomte de Foucauld passent à une distance de l’Atlas qui permettait de déterminer sur la carte la direction de la chaîne.
Mais à 50 kilomètres dans le nord, à 150 et à 200 kilomètres dans le sud, cette arête maîtresse est flanquée de chaînes parallèles dont le tracé sur la carte de M. de Foucauld est toute une révélation. Malgré le soin apporté par les géographes les plus habiles, aucun d’eux jusqu’ici n’avait trouvé dans les observations et les renseignements des voyageurs assez de données pour débrouiller ce qui était resté souvent un chaos, un enchevêtrement presque fantastique de sierras anastomosées. M. de Foucauld rectifie et simplifie tout cela d’après ce qu’il a vu et observé, et les géographes ne seront peut-être pas seuls à s’en réjouir, les géologues, eux aussi, en éprouveront de la satisfaction. Au nord de l’Atlas, court, nous le savons maintenant, une chaîne de 300 kilomètres, qui prend les noms de Djebel Aït Seri et de Djebel Benî Ouaghaïn ; au sud, c’est d’abord le petit Atlas, l’Anti-Atlas de la carte de Lenz, avec son prolongement oriental, le Djebel Sagherou, et enfin, encore plus au sud, le Djebel Bani, dont le rabbin Mardochée nous avait appris le nom, et que Lenz a coupé sans s’inquiéter de ce nom.
Votre rapporteur devine que vous voudriez bien entendre aujourd’hui autre chose que le résumé aride des découvertes purement géographiques de M. de Foucauld, que l’état des populations au sein desquelles il a voyagé vous intéresse aussi, car l’homme se préoccupe toujours d’abord de son semblable. Sur ce point, la moisson de M. de Foucauld est extrêmement riche ; mais mieux vaut lui laisser, à lui qui a vu, qui a senti, qui a souffert, l’honneur de satisfaire votre légitime curiosité. A lui donc, dans une autre séance, de vous peindre les mœurs et la politique des Imazîghen, de ces montagnards berbères de l’Atlas, avec lesquels jusqu’à ce jour personne n’a fait une connaissance aussi intime. Il vous montrera les Aït Atta d’Amelou, et tous les Imazîghen à l’est de Tîzi-n-Guelâwi, vivant dans des villages dont chacun est dominé par un château fort où les villageois emmagasinent leurs récoltes (cette coutume existe aussi dans le Djebel Nefousa, en Tripolitaine, où j’ai pu l’observer) ; il vous montrera au contraire les Imazîghen de la région entre Tizî-n-Guelâwi et l’Océan groupant leurs villages autour d’un centre fortifié qui reçoit les récoltes de tout un canton. Au point de vue de l’administration que se sont donnée ces tribus berbères indépendantes, il vous fera distinguer deux groupes de population : celles du nord, organisées en démocraties et ennemies de la centralisation, où chaque fraction de tribu obéit, et obéit exclusivement, à l’assemblée de ses notables ; celles du sud, qui ont adopté un régime mixte entre celui des communes et celui de la féodalité, et qui se sont donné des cheïkhs héréditaires, dont quelques-uns bravent le sultan et pourraient fort bien s’approprier la fière devise d’un haut baron français du temps passé :
Ces sires de Tikirt, de Tazenakht, et cætera, ont des résidences fortifiées, aux murs flanqués de quinze à vingt tours. Leurs vassaux aussi sont loin d’inspirer la pitié, car ils vivent dans des maisons à un ou deux étages, construites en pisé épais et solide, et dont les murailles extérieures sont ornées de moulures.
Un peu au sud et au nord du 30e degré de latitude, l’arête du petit Atlas marque une division tranchée. Au nord de cette chaîne, nous apprend M. de Foucauld, on est encore dans la zone tempérée ; la flore dans ses traits généraux rappelle celle du midi de l’Europe. Le versant sud du petit Atlas est déjà dans la zone saharienne caractérisée par un climat à extrêmes. Ici, le dattier et les acacias à gomme remplacent le figuier, l’amandier, le grenadier, l’olivier et même le noyer du versant septentrional et de la région plus au nord. Le dattier, il est vrai, cet arbre cultivé, n’existe que dans les vallées que la fonte des neiges et les pluies de l’Atlas viennent mouiller de temps en temps ; l’acacia à gomme se trouve de loin en loin sur les plaines d’un sable blanc. Quant à l’eau, on est réduit à celle de sources cachées sous le sable.
Au milieu de cette plaine M. de Foucauld trace, d’après ses observations, une bien singulière montagne, longue de 500 kilomètres, le Djebel Banî, dont je mentionnais tout à l’heure l’alignement parallèle avec l’Atlas. C’est, dit le voyageur, une simple arête rocheuse, tranchante au sommet, épaisse d’un kilomètre à la base, et haute de 200 à 300 mètres, au sud de laquelle court la partie inférieure de l’Ouâdi Dhera’a, le fleuve le plus important de ce que nous appelons le Maroc, si l’on ne mesure que la longueur du cours, mais malheureusement fleuve sans eau. Une arête rocheuse, un long tesson, comme le Djebel Banî, ne peut naturellement pas fournir une quantité appréciable d’eau à un fleuve ; aussi les trois affluents nord de l’Ouâdi Dhera’a, que M. de Foucauld a relevés, descendent-ils du petit Atlas et traversent-ils le Djebel Banî par autant de brèches de cette étrange digue naturelle. Au sud de chacune de ces brèches (le mot cassure serait peut-être plus exact) on trouve, sous la montagne, de belles oasis : c’est Tissint, c’est Tatta, c’est Aqqa, patrie du rabbin Mardochée. Et M. de Foucauld ne nous fait pas attendre l’explication du phénomène : les affluents nord de ce fleuve mort, l’Ouâdi Dhera’a, sont de belles rivières d’eau courant à pleins bords. Telle est la puissance du climat du Sahara ! Le lit de l’Ouâdi Dhera’a, large de 4 kilomètres, a tellement soif que l’apport permanent de ces rivières ne sert qu’à lui conserver de la fertilité. Pour que cette vallée redevienne le fleuve que les Romains ont connu sous le nom de Darat, lorsque venaient s’y désaltérer et s’y baigner les éléphants dont les figures sont gravées sur le Djebel Tabayoudt, excroissance dans la chaîne du Bani, il faut ou bien une fonte subite des neiges du Djebel Dâdès et du Djebel Guelâwi, ou bien des pluies torrentielles continues dans les parties de l’Atlas que nous venons de nommer. Alors, pendant deux ou trois jours, la vallée est entièrement inondée, et le voyageur assez heureux pour que son passage coïncide avec une de ces crues aurait sous les yeux un cours d’eau de 3 ou 4 kilomètres de large.
Au mois de décembre 1883, le vicomte de Foucauld touchait le Dhera’a, au sud de Tatta. Quelque temps après, il le revoyait, loin dans le nord-est de ce point, dans le district de Mezguîta, et là, sous le Djebel Sagherou, c’est un beau et large fleuve permanent, coulant avec une rapidité moyenne au milieu de plantations de dattiers ; je ne résiste pas au plaisir de vous faire part d’une découverte que M. de Foucauld m’a fait faire. Son itinéraire reporte d’un degré plein, vers l’ouest, le tracé de cette partie du cours du fleuve telle qu’elle est indiquée sur la carte du docteur Rohlfs, et, bien que les deux voyageurs n’aient pas touché le même point de l’Ouâdi Dhera’a, la correction si importante que je signale pourra sans doute être utilisée pour redresser l’itinéraire même du docteur allemand.
Toute la partie haute de l’Ouâdi Dhera’a est constellée de villages, peuplés d’Imazîghen et de subéthiopiens, de ces noirs, indigènes du Sahara et parlant aujourd’hui la langue berbère.
Plus haut encore en remontant vers le nord, le voyageur français arrive dans le canton populeux de Dâdès, arrosé par un affluent du Dhera’a. Ici déjà on entre dans le domaine des Aït Attâ, l’un des deux grands groupes formant la fameuse confédération des Berâber, dont le nom dispense d’ajouter qu’ils sont de race berbère. De toutes les tribus de cette expression géographique, le Maroc, les Berâber sont la plus nombreuse, la plus belliqueuse et à la fois la plus riche, ce qui indiquerait qu’ils ne méprisent ni les travaux des champs et de l’industrie, ni le commerce, car chacun sait que la guerre et le pillage ne sont jamais les sources d’une fortune durable pour un peuple.
Toujours en terrain neuf, M. de Foucauld continue sa route sur Todegha, Ferkela et Gherîs, trois oasis qui, dans son langage imagé, « s’allongent comme trois tronçons de serpent » dans les lits de cours d’eau affluents du Zîz. Il entre donc là dans le bassin hydrographique à l’extrémité sud duquel s’épanouit le Tafîlelt, le berceau de la dynastie marocaine régnante, le lieu d’exil pour ceux de la famille impériale qui pourraient devenir des prétendants, le groupe d’oasis célèbre, dans une vaste partie de l’Afrique, pour les cuirs qu’on y prépare avec une grande perfection.
Plus loin encore, notre hardi et méritant explorateur atteint, à Qeçar Es-Soûq, le cours supérieur de l’Ouâd Ziz, séparé de ses premiers affluents par un désert des plus arides. Qeçar Es-Soûq touche l’oasis de Medghâra ou Medâghra, où M. de Foucauld tombe sur les traces de René Caillé et du deuxième voyage du docteur Rohlfs, qu’il ne quittera qu’au col de Telghemt, ou Tissint Er-Rioût, comme l’appelle Rohlfs, au moment où il traversera une dernière fois le grand Atlas. C’est ici seulement que finit dans la direction du nord-est le territoire des Berâber, et que commence celui des Aït Ou Afella, tribu d’Imazîghen que nous aurons la surprise de compter parmi les loyaux sujets du sultan du Maroc. Du col de Telghemt, où l’Atlas n’accuse que 2182 mètres d’altitude, M. de Foucauld peut laisser planer sa vue sur la vaste plaine de la Moloûya, de ce fleuve qui aurait formé une frontière si commode et si naturelle de l’Algérie, si l’État voisin, du côté de l’ouest, avait la puissance voulue pour la faire respecter de ses nationaux.
M. de Foucauld touche la Moloûya à Aqçâbi Ech-Chorfâ (c’est-à-dire les citadelles des cherifs), où un qâïd marocain est gardé par une centaine de soldats avec deux canons. Grâce à cette force, le représentant du sultan se fait obéir dans un rayon d’une vingtaine de kilomètres, au delà desquels on retrouve, comme presque partout, des tribus bel et bien libres de toute attache gouvernementale.
Avec le bassin de la Moloûya, notre vaillant explorateur trouve, sur le versant nord de l’Atlas, d’abord une région dont la flore rappelle la nature des hauts plateaux d’Algérie. Bientôt des groupes de villages, des forêts d’oliviers et de pommiers et de splendides cultures accusent une transition rapide à la région de Tell, autrement dit aux conditions naturelles qui font, de l’autre côté de la Méditerranée, la richesse de notre Provence.
J’abrège, car il y a beaucoup à garder dans les résultats de la dernière partie du voyage, chez les Oulâd El Hâdj et de là à la ville algérienne de Lâlla Maghnîa en passant par Debdou et Oudjeda, c’est-à-dire sur un terrain qui touche aux dernières reconnaissances faites lors de l’expédition du général de Martimprey contre les Benî Senâsen (1859). Le 21 mai 1884, M. le vicomte de Foucauld mettait le pied en Algérie après avoir traversé le Maroc du nord au sud et du sud-ouest au nord-est. Sacrifiant bien autre chose que ses aises, ayant fait et tenu jusqu’au bout bien plus qu’un vœu de pauvreté et de misère, ayant renoncé, pendant près d’un an, aux égards qui sont les apanages de son grade dans l’armée, et s’étant consolé en recueillant les seuls et rares témoignages de bienveillance auxquels un caractère heureux pouvait lui donner quelque droit, même chez des peuples sauvages, il nous avait conquis des renseignements très nombreux, très précis, qui renouvellent littéralement la connaissance géographique et politique presque tout entière du Maroc. C’est là, disons-le hautement, un mérite peu ordinaire, que ne récompenserait pas trop, à l’avis de votre rapporteur, la plus haute distinction que nous ayons à décerner. Mais notre Société ne doit jamais oublier son caractère universel et international ; elle a dû tenir compte des mérites d’autres lutteurs qui venaient concourir à ses récompenses, et, forcée cette année-ci de ne pas choisir entre trois concurrents qu’elle estime être égaux en mérites, elle a transformé cette récompense en plusieurs médailles d’or, dont elle attribue la première à M. le vicomte de Foucauld.
AVANT-PROPOS.
A la veille d’entreprendre mon voyage au Maroc se dressaient deux questions : quel itinéraire adopter ? quels moyens prendre pour pouvoir le suivre ?
La première question se résolvait naturellement : il fallait, autant que possible, ne passer que par des contrées encore inexplorées et, parmi celles-ci, choisir les régions qui, soit par leurs accidents physiques, soit par leurs habitants, paraissaient devoir présenter le plus d’intérêt. Partant de ce principe, je me décidai pour l’itinéraire suivant :
Tanger, Tétouan ; de là gagner Fâs par une route plus orientale que celles suivies jusqu’alors ; de Fâs aller au Tâdla en traversant le massif montagneux occupé par les Zemmour Chellaḥa et les Zaïan ; parcourir le Tâdla, gagner l’Ouad el Ạbid, passer à Demnât ; franchir le Grand Atlas à l’est des cols déjà explorés, gagner le Sahara Marocain et en reconnaître autant que possible la vaste portion encore inconnue, c’est-à-dire le versant méridional du Petit Atlas et la région comprise entre cette chaîne, l’Ouad Dra et le Sahel ; puis voir le haut bassin du Dra et les affluents de droite du Ziz ; de là revenir vers la frontière algérienne en franchissant une seconde fois le Grand Atlas et en explorant le cours de l’Ouad Mlouïa : comme dernières étapes, Debdou, Oudjda, Lalla Maṛnia.
Tel fut le but que je me proposai. Restait la seconde question : quel moyen employer pour l’atteindre ? Pourrait-on voyager comme Européen ? Faudrait-il se servir d’un déguisement ? Il y avait lieu d’hésiter ; d’une part, me donner pour ce que je n’étais pas me répugnait ; de l’autre, les principaux explorateurs du Maroc, René Caillé, MM. Rohlfs et Lenz, avaient voyagé déguisés et déclaraient cette précaution indispensable : c’était aussi l’opinion de nombreux Musulmans marocains que je consultai avant mon départ. Je m’arrêtai au parti suivant : je partirais déguisé ; une fois en route, si je sentais mon travestissement nécessaire, je le conserverais ; sinon, je n’aurais qu’à le jeter aux orties.
Ce premier point arrêté, restait à faire un choix parmi les déguisements qu’on pouvait prendre. Il n’y a que deux religions au Maroc. Il fallait à tout prix être de l’une d’elles. Serait-on Musulman ou Juif ? Coifferait-on le turban ou le bonnet noir ? — René Caillé, MM. Rohlfs et Lenz avaient tous opté pour le turban. Je me décidai au contraire pour le bonnet. Ce qui m’y porta surtout fut le souvenir des difficultés qu’avaient rencontrées ces voyageurs sous leur costume : l’obligation de mener la même vie que leurs coreligionnaires, la présence continuelle de vrais Musulmans autour d’eux, les soupçons même et la surveillance dont ils se trouvèrent souvent l’objet furent un grave obstacle à leurs travaux. Je fus effrayé d’un travestissement qui, loin de favoriser les études, pouvait y apporter beaucoup d’entraves ; je jetai les yeux sur le costume israélite. Il me sembla que ce dernier, en m’abaissant, me ferait passer plus inaperçu, me donnerait plus de liberté. Je ne me trompai pas. Durant tout mon voyage, je gardai ce déguisement et je n’eus lieu que de m’en féliciter. S’il m’attira parfois de petites avanies, j’en fus dédommagé, ayant toujours mes aises pour travailler : pendant les séjours, il m’était facile, dans l’ombre des mellaḥs[1], et de faire mes observations astronomiques et d’écrire des nuits entières pour compléter mes notes ; dans les marches, nul ne faisait attention, nul ne daignait parler au pauvre Juif qui, pendant ce temps, consultait tour à tour boussole, montre, baromètre, et relevait le chemin qu’on suivait ; de plus, en tous lieux, j’obtenais par mes « cousins », comme s’appellent entre eux les Juifs du Maroc, des renseignements sincères et détaillés sur la région où je me trouvais. Enfin j’excitais peu de soupçons : mon mauvais accent aurait pu en faire naître ; mais ne sait-on pas qu’il y a des Israélites de tous pays ? mon travestissement était d’ailleurs complété par la présence à mes côtés d’un Juif authentique : le rabbin Mardochée Abi Serour, connu par son séjour au Soudan. Je l’avais pris à mon service et le gardai durant tout mon voyage ; parti d’Alger avec moi, il y revint de même. Son office consistait, d’abord, à jurer partout que j’étais un rabbin, puis à se mettre en avant dans toutes les relations avec les indigènes, de manière à me laisser le plus possible dans l’ombre ; enfin à me trouver toujours un logis solitaire où je pusse faire mes observations commodément, et, en cas d’impossibilité, à forger les histoires les plus fantastiques pour expliquer l’exhibition de mes instruments.
Malgré tant de précautions, je ne prétends pas que mon déguisement ait été impénétrable. Dans les quatre ou cinq points où je séjournai longtemps, ni mon bonnet noir, ni mes nouâḍers[2], ni les serments de Mardochée ne servirent de rien : la population juive s’aperçut tôt ou tard que j’étais un faux frère ; mais une seule fois, et pour des raisons toutes particulières, cela pensa me mettre en un sérieux péril ; en général, les Juifs marocains, tous commerçants, appelés fréquemment par leurs affaires soit dans des ports où ils trouvent nos consuls, soit en Algérie, ont avantage à être en bonnes relations avec les Chrétiens, surtout avec les Français. Aussi gardaient-ils religieusement le secret qu’ils avaient découvert ; rien ne transpirait hors du mellaḥ ; même avec moi, ils étaient fort discrets ; rien ne changeait dans leurs manières, sinon qu’ils devenaient plus prévenants encore et plus disposés à fournir tous les renseignements que je demandais. Quant aux Musulmans, il ne m’arriva que bien rarement de leur inspirer des soupçons.
Il y a une portion du Maroc où l’on peut voyager sans déguisement, mais elle est petite. Le pays se divise en deux parties : l’une soumise au sultan d’une manière effective (blad el makhzen), où les Européens circulent ouvertement et en toute sécurité ; l’autre, quatre ou cinq fois plus vaste, peuplée de tribus insoumises ou indépendantes (blad es sîba)[3], où personne ne voyage en sécurité et où les Européens ne sauraient pénétrer que travestis. Les cinq sixièmes du Maroc sont donc entièrement fermés aux Chrétiens ; ils ne peuvent y entrer que par la ruse et au péril de leur vie. Cette intolérance extrême n’est pas causée par le fanatisme religieux ; elle a sa source dans un autre sentiment commun à tous les indigènes : pour eux, un Européen voyageant dans leur pays ne peut être qu’un émissaire envoyé pour le reconnaître ; il vient étudier le terrain en vue d’une invasion ; c’est un espion. On le tue comme tel, non comme infidèle. Sans doute la vieille antipathie de race, la superstition, y trouvent aussi leur compte ; mais ces sentiments ne viennent qu’en seconde ligne. On craint le conquérant bien plus qu’on ne hait le Chrétien.
[1]Dans les localités marocaines où se trouvent des Israélites, ils sont confinés dans des quartiers spéciaux ; ces quartiers uniquement habités par des Juifs portent le nom de mellaḥ.
[2]Les nouâder sont deux longues mèches de cheveux que les Israélites marocains laissent pousser au près des tempes.
[3]بلاد السّيبة.
RECONNAISSANCE
AU
MAROC.
PREMIÈRE PARTIE.
VOYAGE.
I.
1o. — DE TANGER A TÉTOUAN.
Je débarquai à Tanger le 20 juin 1883, accompagné du rabbin Mardochée. N’ayant aucune chose nouvelle à voir en cette ville, qui est connue par maintes descriptions, j’avais hâte de la quitter. Ma première étape devait être Tétouan. Je m’informai, aussitôt arrivé, des moyens de m’y rendre. Il y avait une journée de marche ; de petites caravanes partaient quotidiennement de Tanger ; la route était sûre : inutile de prendre d’escorte. Je décidai le départ pour le lendemain.
Malgré le peu de temps que je passai à Tanger, c’en fut assez pour que le ministre de France, M. Ordéga, à qui M. Tirman, gouverneur général de l’Algérie, avait bien voulu me recommander, me fît, avec une bienveillance et une bonne grâce sans égales, préparer des lettres pour ses agents, m’en fît donner une de Moulei Ạbd es Selam, le célèbre cherif d’Ouazzân, ordonnant à quiconque était son ami de me prêter aide et protection, enfin me munit de toutes les recommandations qui pouvaient m’être utiles au cours de mon voyage. Il n’en fut pas une qui ne me servît par la suite ; aussi eus-je plus d’une fois à me souvenir, avec reconnaissance, de la sollicitude dont j’avais été l’objet.
21 juin 1883.
Je quitte Tanger à 3 heures de l’après-midi : ma caravane se compose de six ou sept hommes, Israélites la plupart, et d’une dizaine de bêtes de somme. Nous traversons d’abord une série de vallons bien cultivés, séparés entre eux par des côtes couvertes de palmiers nains. Vers le soir, on s’engage dans la vallée de l’Ouad Meraḥ : nous y cheminons durant le reste de la journée, au milieu de superbes champs de blé qui la couvrent tout entière. Nous nous arrêtons à 9 heures un quart auprès de quelques huttes : nous passons la nuit en ce lieu. La route, sûre le jour, cesse de l’être au crépuscule. C’est le moment où les maraudeurs se mettent en campagne. Aussi ai-je vu, au coucher du soleil, des vedettes, armées jusqu’aux dents, se poster à l’entrée des villages, auprès des troupeaux, sur des tertres d’où elles surveillaient les récoltes. Les rôdeurs, surtout en blad el makhzen, font une terrible guerre au pauvre paysan ; leurs rapines d’une part, les exigences du fisc de l’autre, lui laissent à peine, au milieu de ces belles moissons que je viens de traverser, de quoi vivre misérablement.
22 juin 1883.
A 4 heures du matin on se remet en marche. Nous ne tardons pas à entrer dans la montagne. Nous nous élevons d’abord par des pentes douces couvertes de bois ou de broussailles ; ce sont surtout des oliviers et des lentisques ; beaucoup de gibier : lièvres, perdreaux, tourterelles. A partir d’un fondoq[5] devant lequel nous passons, le terrain change : le sol devient rocheux, les côtes raides, le chemin difficile ; les arbres s’éclaircissent et sont remplacés par le myrte et la bruyère. A 6 heures et demie, nous atteignons le col.
Voici le profil du versant que nous venons de gravir.
La descente, rocheuse d’abord, nous ramène ensuite dans une région boisée où la culture réapparaît dans les fonds. Peu à peu les ravins s’élargissent ; leurs flancs s’abaissent. Enfin nous voici en plaine. Jusqu’à Tétouan, ce ne sont que larges vallées toutes couvertes de grands champs de blé s’étendant à perte de vue ; au milieu, des rivières roulent paisiblement leurs eaux limpides. A 9 heures et demie nous voyons la ville. Elle se dessine en ligne blanche sur un rideau de hautes montagnes bleuâtres ; à 11 heures, nous y entrons.
Aujourd’hui comme hier, j’ai rencontré beaucoup de passants sur le chemin, surtout en plaine : c’étaient presque tous des piétons, paysans qui se rendaient aux champs ; peu étaient armés : il y avait un assez grand nombre de femmes ; la plupart ne se voilaient pas. Hier, j’ai vu une grande quantité de troupeaux, beaucoup de bœufs ; ces derniers m’ont frappé par leur haute taille. Dans toute la route, un seul passage difficile, les environs du col. Sol en général terreux. Un seul cours d’eau important, l’Ouad Bou Çfiḥa (berges escarpées de 5 à 6 mètres de haut ; eau claire et courante de 6 à 8 mètres de large et de 0,30 à 0,40 centimètres de profondeur ; lit de gravier). On le franchit sur un pont de deux arches en assez bon état. Il ne faudrait pas conclure de là que les ponts soient au Maroc le moyen de passage ordinaire des rivières : ils sont, au contraire, fort rares : je ne pense pas en avoir vu plus de cinq ou six dans mon voyage. Je citerai en leur lieu ceux que j’ai rencontrés. Habituellement c’est à gué qu’on traverse les cours d’eau.
Il est inutile, je pense, de dire qu’il n’y a point de routes au Maroc : on n’y trouve qu’un très grand nombre de pistes qui s’enchevêtrent les unes dans les autres, en formant des labyrinthes où l’on se perd vite, à moins d’avoir une profonde connaissance du pays. Ces pistes sont des chemins commodes en plaine, mais très difficiles et souvent dangereux en montagne.
Deux choses surtout m’ont frappé dans cette première journée de voyage : d’abord l’eau fraîche et courante qui, malgré la saison, coule dans la multitude de sources, de ruisseaux, de petites rivières que j’ai rencontrés ; puis la vigueur extraordinaire de la végétation : de riches cultures occupent la majeure partie du sol et les endroits incultes eux-mêmes sont couverts d’une verdure éclatante : pas de plantes chétives, pas de places sablonneuses ni stériles : les lieux les plus rocheux sont verts : les plantes percent entre les pierres et les tapissent.
2o. — SÉJOUR A TÉTOUAN.
Tétouan s’élève sur un plateau rocheux qui se détache du flanc gauche de la vallée du même nom et qui la barre en grande partie. Dominée au nord et au sud par de hautes montagnes, ayant à ses pieds les plus beaux jardins du monde, arrosée par mille sources, elle a l’aspect le plus riant qu’on puisse voir. La ville est assez bien construite et moins sale que la plupart des cités du Maroc : ses fortifications consistent en une qaçba[6], s’élevant au nord-ouest de la ville, et en une enceinte en briques de 5 mètres de haut et de 30 ou 40 centimètres d’épaisseur ; quelques canons hors d’usage grimacent en manière d’épouvantails aux abords de chaque porte. Tétouan est grande, mais les quartiers excentriques en sont peu habités et en partie ruinés : beaucoup de mosquées : pas de bâtiment remarquable, si ce n’est le massif donjon du mechouar. Le quartier commerçant est animé, surtout le mercredi, jour de marché. Il y a un grand mellaḥ, le plus propre et le mieux construit que j’aie vu au Maroc. Tétouan peut avoir 20000 à 25000 habitants, dont environ 6000 Israélites. Elle a pour gouverneur un qaïd nommé directement par le sultan. L’autorité de ce magistrat s’étend sur le territoire situé entre la mer et les tribus indépendantes du Rif d’une part, et les provinces de Tanger et d’El Ạraïch de l’autre. Les environs de la ville sont d’une grande fertilité ; les fruits de ses immenses jardins sont renommés dans tout le nord du Maroc : on les exporte à El Qçar et à Fâs. La vallée de l’Ouad Tétouan, après s’être resserrée en face de la ville au point d’y former un véritable kheneg, reprend aussitôt au-dessous d’elle une grande largeur : en même temps, les montagnes qui la bordent, et qui étaient très hautes jusque-là, s’abaissent et deviennent des collines. Dès lors la vallée n’est plus, jusqu’à la mer, qu’un immense champ de blé semé de fermes et de jardins.
Revers nord des monts Beni Hasan. (Vue prise à 2 kilomètres de Tétouan, du chemin de Tanger.)
Croquis de l’auteur.
Je demeurai dix jours à Tétouan ; ce n’est pas que ce long séjour entrât dans mes projets ; bien au contraire. Mon désir était de partir le plus tôt possible pour Fâs : mais je tenais à y aller par un chemin déterminé, passant par les territoires des Akhmâs, des Beni Zerouâl, des Beni Ḥamed[7]. Je me mis donc, dès mon arrivée, en quête d’un guide qui me conduisît par cette voie. Je rencontrai de graves obstacles. Les tribus dont je voulais traverser les terres étaient insoumises, et de plus célèbres par leurs brigandages ; les caravanes évitaient avec soin leurs territoires ; les courriers n’osaient y passer : on leur prenait leurs lettres et leurs vêtements ; les ṭalebs mêmes ne s’y aventuraient qu’à condition d’être à peu près nus. — Bref, malgré mes recherches, malgré mes offres, je n’avais encore, après huit jours, pu trouver personne qui se chargeât de me conduire. Je fis une dernière tentative : je m’adressai à des cherifs, à des marabouts de Tétouan : peut-être avaient-ils de l’influence, des amis, dans ces régions, et pourrait-on les traverser avec leur protection : partout la réponse fut négative ; mais, me disait-on en même temps, ce qui était impossible d’ici devenait aisé de Fâs ; là se trouvaient des personnages pour qui me faire voyager en ces tribus serait chose facile. Ces dernières paroles, que je reconnus plus tard être la vérité, me décidèrent à ne pas m’obstiner davantage. Je résolus de partir pour Fâs par le chemin ordinaire, celui d’El Qçar.
Auparavant je consacrai deux journées à une excursion à Chechaouen, petite ville du Rif située à une cinquantaine de kilomètres au sud de Tétouan.
3o. — EXCURSION A CHECHAOUEN.
2 juillet.
Je sors de Tétouan à 8 heures du matin ; un guide musulman est mon unique compagnon. D’ici à Chechaouen, nous avons à traverser les territoires de trois tribus, les Beni Ạouzmer, les Beni Ḥasan, les Akhmâs : les deux premières sont soumises : on y voyage seul en sécurité ; la dernière ne l’est pas : quand nous en approcherons, nous aviserons à prendre nos précautions.
Durant toute la route le chemin est aisé. On est continuellement en montagne : par conséquent beaucoup de montées, beaucoup de descentes, un terrain généralement pierreux ; mais de passage difficile, point. Au début, dans la basse vallée de l’Ouad Meḥadjra, le pays a un aspect sauvage : la rivière est encaissée entre deux hauts talus tout couverts de broussailles ; myrte, bruyère, palmiers nains, et surtout lentisques : au delà de ces talus on ne voit, à l’ouest, que de longues croupes boisées se succédant les unes aux autres ; à l’est, que la haute muraille rocheuse qui couronne le Djebel Beni Ḥasan. Cette dernière se dresse toute droite au-dessus de nos têtes : à peine se trouve-t-il entre elle et les lentisques une étroite bande de cultures : quant à l’ouad, c’est un torrent aux eaux vertes et impétueuses. Mais après quelque temps le paysage se modifie : la bande de cultures s’élargit ; des troupeaux paissent dans les broussailles ; on rencontre des villages. On marche encore : la rivière prend un autre nom : un palmier solitaire croissant sur sa rive la fait appeler Ouad en Nekhla. A ce moment s’opère un changement complet : lentisques et palmiers nains disparaissent : les talus s’arrondissant deviennent des côtes assez douces, que garnissent des cultures. Le Djebel Beni Ḥasan présente maintenant un aspect enchanteur : des champs de blé s’étagent en amphithéâtre sur son flanc et, depuis les roches qui le couronnent jusqu’au fond de la vallée, le couvrent d’un tapis d’or : au milieu des blés, brillent une multitude de villages entourés de jardins : ce n’est que vie, richesse, fraîcheur.
Des sources jaillissent de toutes parts : à chaque pas on traverse des ruisseaux : ils coulent en cascades parmi les fougères, les lauriers, les figuiers et la vigne, qui poussent d’eux-mêmes sur leurs bords. Nulle part je n’ai vu de paysage plus riant, nulle part un tel air de prospérité, nulle part une terre aussi généreuse ni des habitants plus laborieux.
D’ici à Chechaouen, le pays reste semblable : le nom des vallées change, mais pareille richesse règne partout ; elle augmente même encore à mesure que l’on s’avance. J’arrive dans la vallée de l’Ouad Arezaz : les villages maintenant se succèdent sans interruption : le sentier, bordé d’églantiers en fleurs, ne sort plus des vergers ; nous cheminons à l’ombre des grenadiers, des figuiers, des pêchers et de la vigne, dont les rameaux couvrent les arbres : les ruisseaux sont si nombreux que l’on marche presque constamment dans l’eau. C’est ainsi que je parviens non loin du confluent où finit, avec le territoire des Beni Ḥasan, le blad el makhzen. Au delà commencent les Akhmâs : c’est le blad es sîba. Nous ne pouvons aller seuls plus loin. D’ailleurs il est 7 heures du soir. Nous nous arrêtons dans un beau village où l’on nous donne l’hospitalité.
Ici les habitations sont bien différentes des huttes que l’on voit près de Tétouan : ce sont des maisons, les unes de pisé, les autres de briques, toutes bien construites ; la plupart sont blanchies ; elles sont couvertes de toits, soit de chaume, soit de tuiles ; point de terrasses. Auprès de toute demeure est un clos de gazon ; des murs bas l’entourent, de vieux figuiers l’ombragent : là rentrent chaque soir les troupeaux qui, le jour, paissent dans la montagne. Des ruisseaux courent en tous les sentiers du village ; ils apportent l’eau devant chaque porte. Tout est propre, frais, riant.
Toute la journée, il y avait des passants sur le chemin, dans les champs une foule de travailleurs. Ainsi que nous l’avons dit, la plupart des cultures consistent en blé ; cependant on rencontre aussi de l’orge et, de loin en loin, quelques champs de maïs. Deux cours d’eau importants : l’Ouad Tétouan (berges de terre presque à pic de 4 ou 5 mètres de haut ; lit de 12 mètres de large, rempli d’eau courante et assez claire, de 50 à 60 centimètres de profondeur ; fond de sable) ; et l’Ouad Meḥadjra (voici ce qu’il est dans sa partie inférieure : berges à peine marquées ; eaux vertes, de 6 à 8 mètres de large et de 30 ou 40 centimètres de profondeur, serpentant dans un lit de galets beaucoup plus large ; courant très rapide). Le Djebel Beni Ḥasan est un massif extrêmement remarquable : le versant occidental en affecte, dans sa partie nord, la forme suivante : α ; dans sa région sud, celle-ci : β ; les plus hauts sommets, dont les cartes marines nous donnent les altitudes, 1410 mètres, 2210 mètres, 1818 mètres, en sont invisibles du fond de la vallée ; une haute muraille de pierre grise, à crête dentelée, le couronne de ce côté et lui donne l’aspect le plus étrange : on dirait une série de rochers de Gibraltar juxtaposés sur un piédestal de montagnes : quelque chose comme ceci : γ. La crête supérieure de cette muraille me paraît être à une altitude à peu près uniforme pouvant varier entre 1200 et 1500 mètres. Au-dessus, quelques cultures entrevues en deux ou trois points semblent révéler l’existence d’un plateau.
3 juillet.
A 3 heures et demie du matin, nous nous mettons en route ; un jeune homme du village où nous avons passé la nuit nous accompagne : son père, qui, moyennant une faible rétribution, nous a accordé son ạnaïa, nous le donne pour nous servir de zeṭaṭ[8]. Il est sans armes, comme toutes les gens qu’on rencontre de Tétouan à Chechaouen. Nous descendons d’abord les dernières pentes du Djebel Beni Ḥasan ; puis, suivant le fond de la vallée qui se déroule à son pied, nous ne tardons pas à entrer sur les terres des Akhmâs. C’est toujours la même prospérité, la même richesse : l’Ouad el Ḥechaïch roule ses eaux paisibles à l’ombre d’oliviers séculaires ; sa vallée est couverte de beaux champs de blé où travaillent gaiement une foule de moissonneurs. Ce n’est que sur les premières pentes du Djebel Mezedjel, prolongement du Djebel Beni Ḥasan, trop raides ici pour recevoir de culture, qu’on retrouve pendant quelque temps les palmiers nains. Encore cela dure peu : le premier talus franchi, les côtes deviennent plus douces, et au milieu de champs dorés, en traversant des ruisseaux innombrables, je monte à Chechaouen.
La ville, enfoncée dans un repli de la montagne, ne se découvre qu’au dernier moment : on a gravi tous les premiers échelons de la chaîne ; on est parvenu à la muraille rocheuse qui la couronne ; on en longe péniblement le pied au milieu d’un dédale d’énormes blocs de granit où se creusent de profondes cavernes. Tout à coup ce labyrinthe cesse, la roche fait un angle : à cent mètres de là, d’une part adossée à des montagnes à pic, de l’autre bordée de jardins toujours verts, apparaît la ville. Il était 6 heures du matin quand j’y arrivai : à cette heure, les premiers rayons du soleil, laissant encore dans l’ombre les masses brunes des hautes cimes qui la surplombent, doraient à peine le faîte de ses minarets : l’aspect en était féerique. Avec son vieux donjon à tournure féodale, ses maisons couvertes de tuiles, ses ruisseaux qui serpentent de toutes parts, on se serait cru bien plutôt en face de quelque bourg paisible des bords du Rhin que d’une des villes les plus fanatiques du Rif. Chechaouen, dont la population compte un grand nombre de cherifs[9], est en effet renommée pour son intolérance : on se raconte encore le supplice d’un malheureux Espagnol qui, il y a une vingtaine d’années, voulut y pénétrer : même les Juifs, qu’on tolère, sont soumis aux plus mauvais traitements ; parqués dans leur mellaḥ, ils ne peuvent en sortir sans être assaillis de coups de pierres : sur tout le territoire des Akhmâs, auquel appartient la ville, personne ne passa près de moi sans me saluer d’un Allah iḥarraq bouk, ia el Ihoudi[10], ou de quelque autre injure analogue. Chechaouen a 3 ou 4000 habitants, parmi lesquels une dizaine de familles israélites. Le marché s’y tient le dimanche. C’est une ville ouverte. Derrière elle s’élève à pic la haute muraille de roche qui couronne le Djebel Mezedjel ; en avant commencent de superbes jardins qui, s’étendant sur le flanc de la montagne, couvrent un espace immense ; les fruits qu’ils produisent, leurs raisins surtout, sont célèbres dans tout le nord du Maroc. Chechaouen est renommée aussi pour l’excellence de son eau.
Pendant cette dernière partie de ma route, j’ai encore rencontré beaucoup de personnes sur le chemin. Celui-ci ne cesse pas d’être bon : une seule côte un peu raide, aucun passage difficile. Sol terreux, peu de pierres. J’ai traversé deux cours d’eau assez importants : l’Ouad Arezaz (berges de terre d’un mètre ; eau claire et courante de 60 centimètres de profondeur ; 8 mètres de large ; lit de galets), et l’Ouad el Ḥechaïch (il coule à pleins bords dans un lit de gravier de 10 mètres de large ; eau claire et courante de 60 centimètres de profondeur). Le Djebel Mezedjel, identique au Djebel Beni Ḥasan, n’est que la continuation de celui-ci sous un autre nom : on le voit se prolonger bien loin encore dans le sud, appelé alors Djebel el Akhmâs.
Vers 7 heures du matin, je quitte Chechaouen pour reprendre la direction de Tétouan. Le chemin qui m’a conduit me ramène. Pas de nouvelles remarques à faire. Je ne me lasse pas d’admirer cette merveilleuse quantité d’eau courante qu’on rencontre le long de la route : si ce n’est dans les hautes vallées de la Suisse, je n’ai vu nulle part un aussi grand nombre de sources, de ruisseaux grands et petits, tous pleins d’eau douce et limpide. La population sait tirer parti de tant de bienfaits ; aucune place cultivable qui ne soit ensemencée : on voit des champs suspendus en des points qui paraissent presque inaccessibles. — Chemin faisant, je rencontre un ḥadj[11], qui suit la même direction que nous ; apprenant que je suis étranger, il me salue en français et nous causons. J’avais remarqué déjà, et c’est un fait que je ne cesserai de constater dans la suite, que les ḥadjs étaient généralement plus polis et affables que les autres Musulmans. C’est à tort qu’on se figure parfois qu’ils reviennent de la Mecque plus fanatiques et intolérants qu’ils n’étaient ; le contraire se produit : leur long voyage, les mettant en contact avec les Européens, leur fait voir d’abord que ceux-ci ne sont pas les monstres qu’on leur avait dépeints ; ils sont surpris et reconnaissants de ne point trouver chez nous d’hostilité ; puis nos bateaux à vapeur, nos chemins de fer, les frappent d’admiration : au retour, ce n’est pas le souvenir de la kạba qui hante leur esprit, c’est celui des merveilles des pays chrétiens, celui d’Alexandrie, de Tunis, d’Alger. La plupart du temps, le Pèlerinage, loin d’augmenter leur fanatisme, les civilise et leur ouvre l’esprit.
Quelle que pût être notre célérité, il n’était pas possible d’arriver à Tétouan le jour même : nous passâmes la nuit dans un village des Beni Ḥasan. Le lendemain, nous repartîmes de très bonne heure ; à 6 heures du matin, nous étions dans la ville.
Les Beni Ḥasan, sur le territoire desquels j’avais marché pendant la plus grande partie de cette excursion, sont de race et de langue tamaziṛt. Ils sont dits Qebaïl[12]. Tout le massif montagneux auquel ils ont donné leur nom leur appartient. Cette tribu me paraît riche et nombreuse, à voir la quantité et l’importance des villages, la fertilité du pays, les belles cultures qu’il renferme, le monde qu’on y rencontre sur les routes. Elle est fort dévote, à en juger par la grande proportion de ḥadjs qui s’y trouve, par le nombre de ses qoubbas et de ses zaouïas, à en juger aussi par les immenses détours qu’on me faisait faire à travers champs, chaque fois qu’on approchait d’un de ces lieux vénérés, de peur de le souiller par la présence d’un Juif.
Dans cette tribu, aussi bien que chez les Akhmâs, les costumes sont les suivants : pour les hommes de condition aisée : caleçons étroits s’arrêtant au-dessus du genou, courte chemise sans manches, en laine blanche, descendant jusqu’à mi-cuisse, enfin djelabia brune ; comme chaussure, la belṛa[13] jaune ; comme coiffure, une calotte rouge. Cette dernière se supprime souvent : dans tout le Maroc, les populations des campagnes ont d’habitude la tête nue, quelque soleil qu’il fasse, et bien que la plupart se rasent les cheveux. Les pauvres n’ont qu’une chemise de laine blanche et une djelabia ou un court bernous de même étoffe ; rien sur la tête, ou bien quelque chiffon blanc ou rouge noué autour, laissant le crâne à découvert ; les pieds nus ou chaussés de sandales. Ici, par exception, peu de cheveux sont rasés : on se contente de les porter très courts. Rien de particulier dans le costume des femmes : elles ont celui quelles portent dans les campagnes du Tell algérien ; il est uniformément en laine ou en cotonnade blanches ; toutes laissent leur visage découvert ; pour travailler aux champs, elles s’enroulent autour des jambes un épais morceau de cuir fauve fixé sur le devant par une agrafe : c’est quelque chose comme les cnémides que mettait Laërte pour jardiner.
En général, les hommes sont assez beaux et surtout vigoureux, les femmes laides et communes. Bien que le tamaziṛt soit leur langue habituelle, les Beni Ḥasan savent la plupart l’arabe ; mais ils y mêlent diverses expressions étrangères : telle est la particule d, dont ils font précéder les noms au génitif : ainsi ils disent Ouad d en Nekhla, Djebel d el Akhmâs, etc. Cet emploi du d se retrouve d’ailleurs dans le Maroc entier, avec le même sens, celui de notre préposition « de » ; mais nulle part avec autant d’excès qu’aux environs de Tétouan.
4o. — DE TÉTOUAN A FAS.
4 juillet.
Pendant cette première journée de marche, je me borne à gagner le fondoq devant lequel j’étais déjà passé, entre Tanger et Tétouan. La route a été décrite ; je n’en reparlerai pas. J’ai fait prix, pour me conduire à Fâs, avec un muletier musulman : c’est en sa compagnie que je suis parti ce matin ; notre caravane est peu nombreuse : dix bêtes de somme ; le muletier, son fils et un domestique ; voilà, avec Mardochée et moi, tout ce qui la compose. D’ici à Fâs, par la route que nous allons prendre, il n’y a rien à craindre ; nous serons constamment en blad el makhzen et en pays peuplé : inutile de prendre d’escorte.
Le fondoq où nous passons la nuit est une vaste enceinte carrée dont le pourtour est garni, à l’intérieur, d’un hangar : les voyageurs s’installent sous cet abri ; les animaux restent au centre : le maître du lieu perçoit une légère rétribution sur bêtes et gens ; de plus, il vend de l’orge et de la paille. Les établissements de ce genre, rares au Maroc dans la campagne, y sont très nombreux dans les villes : le hangar se surmonte alors d’un étage où sont disposées de petites cellules fermant à clef qu’on loue aux étrangers : ce sont les seules hôtelleries qui existent. Le fondoq où nous sommes paraît très fréquenté : vers le soir, près de cinquante voyageurs s’y trouvent réunis ; la cour est pleine : chevaux, ânes, mulets, chameaux, s’y pressent pêle-mêle avec des troupeaux de bœufs et de moutons.
5 juillet.
A 4 heures du matin, nous quittons le fondoq. La caravane s’augmente de trois personnes : un homme se rendant à Fâs ; il porte à la main une cage contenant six canaris ; c’est pour les vendre qu’il entreprend ce voyage ; il compte sur un bénéfice d’environ trente francs. Puis une femme et sa petite fille, allant je ne sais où. Aujourd’hui, la route traverse deux régions fort différentes : durant la première partie de la journée, je suis dans un pays montueux, très arrosé, souvent boisé : ce sont les dernières pentes du revers occidental des montagnes du Rif. Puis, vers midi, après avoir passé un col aux abords rocheux et difficiles, je débouche dans une immense plaine légèrement ondulée où je marche jusqu’au gîte. Cette plaine, couverte tantôt de champs de blé et de maïs, tantôt de pâturages, tantôt de nouara hebila[14], s’étend à perte de vue dans les directions de l’ouest et du sud ; au nord et à l’est, elle est bornée par une longue ligne de hauteurs bleuâtres, au flanc desquelles on distingue de blancs villages et les taches sombres de vergers. La nouvelle région où je viens d’entrer et où je demeurerai jusqu’à l’Ouad Sebou présente le contraste le plus complet avec celle que je quitte : là on ne voyait que des villages, ici presque que des tentes ; là une foule de jardins, ici pas un arbre ; là tous les ruisseaux, toutes les rivières avaient de l’eau courante, tous étaient bordés de lauriers-roses ; ici bien des lits sont à sec, d’autres ne contiennent qu’une eau croupissante et le laurier-rose a disparu. Cependant, sans être riante comme la première, c’est encore une riche contrée : le sol, terreux partout, est entièrement cultivable ; de beaux champs de blé, d’orge et parfois de maïs, en couvrent une grande partie et en prouvent la fécondité. D’ailleurs, si elle n’a pas ces ondes fraîches et limpides que j’admirais près de Tétouan, les rivières pourtant y sont nombreuses et l’eau est loin d’y manquer, malgré la saison.
Nous nous arrêtons à 4 heures du soir, dans un douar des Bdaoua[15], en un lieu où se tient un marché hebdomadaire, Souq el Arbạa el Bdaoua. Pendant cette journée, je n’ai rencontré sur la route qu’un passage difficile : les environs du col signalé plus haut. Parmi les cours d’eau traversés, trois avaient quelque importance : l’Ouad el Ḥericha (berges escarpées de 2 ou 3 mètres de haut ; 6 mètres de large ; eau claire de 50 centimètres de profondeur, qui coule sur un lit de gros galets ; courant rapide) ; l’Ouad el Kharroub (berges de terre escarpées de 2 ou 3 mètres de haut ; 5 mètres de large ; eau claire et courante de 50 centimètres de profondeur ; lit de gravier) ; l’Ouad Ạïcha (6 mètres de large ; eau de 50 à 60 centimètres de profondeur ; courant insensible). En général, peu de monde sur le chemin, mais sur quelques points beaucoup de travailleurs dans les champs : partout, de Tétouan à Fâs, on moissonne. Souvent les douars qu’on rencontre sont grands, mais ils ont l’aspect misérable : les tentes, petites et mauvaises, ne descendent qu’à 0,80 centimètres de terre, laissant un vide mal fermé par une cloison de nouara hebila. Encore tout n’est-il pas tentes ; celles-ci sont mêlées la plupart du temps de huttes en nouara hebila. Huttes et tentes sont groupées sans ordre, formant un ensemble qui rappelle peu le sens primitif du mot douar. Ainsi sont tous les campements de Tétouan à Fâs.
6 juillet.
Départ à 5 heures du matin. Toute la journée, je continue à marcher dans la plaine ondulée décrite hier ; rien n’y change : même terrain, mêmes habitants, même horizon ; seulement, à partir de 11 heures, j’ai en vue le Djebel Sarsar. Sa croupe massive apparaît à l’est, dominant les hauteurs qu’on aperçoit de ce côté. El Qçar est située au milieu de la plaine. Nous entrons dans la ville à 4 heures du soir.
El Qçar el Kebir, ses jardins, le Djebel Sarsar.
(Vue prise à 2 kilomètres de la ville, du chemin de Tétouan.) Croquis de l’auteur.
Plus de voyageurs aujourd’hui qu’hier sur la route. Le principal cours d’eau traversé est l’Ouad el Mkhâzen (berges de terre à 1/2 de 4 à 5 mètres de haut ; 10 à 12 mètres de large ; belle eau courante de 50 centimètres de profondeur).
Un événement se produit ce soir dans notre caravane : en entrant à El Qçar, l’homme aux canaris nous fait part de son mariage : en marche, il a fait connaissance avec notre compagne de route ; elle lui a plu ; il lui a offert sa main ; elle a accepté ; ils vont se marier à El Qçar : on vendra les canaris comme on pourra ; le prix en servira au don nuptial et aux frais de la noce.
7 juillet.
C’est aujourd’hui samedi : force m’est de rester ici pendant 24 heures. De tous les ennuis auxquels m’a soumis ma condition de Juif, je n’en connais aucun qui approche de celui-là : perdre cinquante-deux jours par an. Certains Israélites du Maroc sont d’avis que c’est le point le plus admirable de leur religion. Je n’y ai rien trouvé de plus dur : on voudrait se mettre en route, on ne peut pas : on est en voyage, il faut s’arrêter. Encore si l’on pouvait profiter de ce retard pour rédiger ses notes, mais c’est presque toujours impossible. Se trouve-t-on seul ? On barricade sa porte, on bouche les fentes, et on se met au travail. Mais il est si difficile d’être seul ce jour-là ! Et il ne faudrait pas qu’on vous surprît à écrire : votre secret serait trahi ; on saurait que vous n’êtes pas Israélite. A-t-on jamais vu au Maroc Juif écrire durant le sabbat ? C’est défendu au même titre que voyager, faire du feu, vendre, compter de l’argent, causer d’affaires, que sais-je encore ? Et tous ces préceptes sont observés, avec quel soin ! Pour les Israélites du Maroc, toute la religion est là : les préceptes de morale, ils les nient ; les dix commandements sont de vieilles histoires bonnes tout au plus pour les enfants ; mais quant aux trois prières quotidiennes quant aux oraisons à dire avant et après les repas, quant à l’observation du sabbat et des fêtes, rien au monde, je crois, ne les y ferait manquer. Doués d’une foi très vive, ils remplissent scrupuleusement leurs devoirs envers Dieu et se dédommagent sur les créatures.
Encore ici ne suis-je pas très à plaindre : je profiterai de cette journée pour visiter la ville. Celle-ci a pu mériter autrefois son nom de El Qçar el Kebir[16], mais aujourd’hui elle n’est plus ni grande ni fortifiée. Très mal construite, avec ses maisons non blanchies qui lui donnent un air de saleté et de tristesse, c’est la plus laide des villes que j’aie vues au Maroc : elle manque d’eau ; on est obligé d’en aller chercher dans des outres à l’Ouad el Qous, à près d’une demi-heure de distance. La population peut être de 5 ou 6000 habitants, dont un millier d’Israélites : ceux-ci étaient autrefois enfermés dans un mellaḥ ; comme il est devenu trop étroit, on leur permet aujourd’hui d’habiter dans toute la ville. Malgré cela, il est difficile de se loger : j’ai eu toutes les peines du monde à trouver une chambre, et quelle chambre ! Je n’aurais jamais cru qu’une telle quantité d’araignées et de souris pût tenir en un si petit espace. Quant aux anciennes fortifications, on en retrouve peu de traces : quelques pans de murs ruinés, de pisé extrêmement épais, se dressant çà et là aux abords de la ville, voilà tout ce qu’il en reste. Une des choses remarquables de ce lieu est la quantité innombrable des cigognes : point de maison sans un nid de ces oiseaux ; il y en a, je pense, presque autant que d’habitants. El Qçar est la résidence d’un gouverneur, lieutenant du qaïd d’El Ạraïch[17].
Auprès de la ville, sont de grands vergers : j’y ai remarqué de belles plantations d’orangers, entretenues avec soin et arrosées par des norias. Mais ce sont des exceptions : en général, ces jardins sont plus vastes que florissants ; ils produisent peu de fruits ; la plupart de ceux qu’on consomme ici viennent de Tanger ou de Tétouan.
8 juillet.
Départ à 5 heures du matin. Je marche dans la même plaine : telle elle était avant-hier au nord d’El Qçar, telle elle sera encore toute cette journée. Il n’y a qu’une différence : la ligne de hauteurs qui la bordait vers l’est disparaît et fait place aux lourds massifs du Djebel Sarsar et du Djebel Kourt. A 3 heures de l’après-midi, nous arrivons à Chemmaḥa, petit douar où nous devons passer la nuit.
Je n’ai traversé aujourd’hui qu’une seule rivière, mais elle est importante : c’est l’Ouad el Qous (berges de terre à 1/1 de 7 à 8 mètres de haut ; eau courante de 60 à 70 centimètres de profondeur et de 20 à 25 mètres de large ; lit de gravier).
Une caravane qui chemine en ces pays arrive toujours plus nombreuse qu’elle n’était partie. En marche, elle se grossit de tous les isolés qu’elle rencontre et qui suivent la même route. A chaque gîte, elle s’accroît de quelques personnes qui profitent de l’occasion. El ạmara mliḥa, « la société est bonne », dit-on : la société est une sûreté et souvent une économie. Cinq au départ, nous sommes déjà une douzaine : nous arriverons quinze ou vingt à Fâs.
9 juillet.
Départ à 4 heures et demie du matin. Nous reprenons notre marche au travers du même pays. A 2 heures, nous parvenons au bord de l’Ouad Ouerṛa. Le fond de la vallée, très large ici, est limité des deux côtés par un talus de terre presque à pic d’une dizaine de mètres de hauteur. L’aspect de la vallée est riant : c’est une grande prairie où paissent de nombreux troupeaux ; quelques bouquets d’arbres l’ombragent ; des jardins, des douars s’y voient en grand nombre. Au milieu, la rivière, large de 80 mètres, aux eaux vertes, coule claire et rapide sur un lit de galets. Ce lit est bordé de berges de terre à pic, de 4 à 5 mètres de haut ; la largeur de la rivière atteint près de 100 mètres au gué où nous la traversons ; en ce point, elle a environ 60 centimètres de profondeur ; au-dessous, son cours se rétrécit, mais elle devient profonde de 1m,50. Nous nous arrêtons sur la rive gauche de l’ouad, dans un petit douar ombragé de figuiers : c’est là que nous passerons la nuit.
Avant d’arriver à l’Ouad Ouerṛa, j’avais franchi un cours d’eau assez important, l’Ouad Rḍât (berges de terre de 4 à 5 mètres de haut ; eau claire et courante de 50 centimètres de profondeur ; 15 mètres de large ; lit de gravier). Aujourd’hui, un peu moins de monde sur le chemin que les jours derniers. Les cultures semblent aussi un peu moins nombreuses et moins soignées. Les pâturages augmentent.
D’ici on voit, tout à fait dans le lointain, bornant l’horizon vers l’est, une longue série de crêtes grisâtres très découpées ; elles paraissent appartenir à des massifs élevés ; un sommet se distingue par ses formes escarpées : c’est le Djebel Oulad Ạïssa. Plus près de moi, dans la direction du sud, j’aperçois le Djebel Tselfat. — L’Ouad Ouerṛa renferme beaucoup de poissons ; des hommes de la caravane pêchent, et en prennent une quantité étonnante. Il contient aussi des tortues, comme la plupart des cours d’eau entre Tanger et Fâs.
10 juillet.
Départ à 5 heures du matin. Je marche jusqu’au gîte dans la même plaine que les jours précédents ; mais le terrain se modifie un peu. Il commence à changer vers 9 heures et demie, à la frontière des Oulad Ạïssa. Jusque-là c’était toujours la même plaine à ondulations légères, succession de plateaux peu élevés, coupés de vallées sans profondeur. A partir de là, les rides se creusent, les reliefs se prononcent. Cependant les mouvements sont encore peu accentués, et la région d’ici à l’Ouad Sebou peut se considérer comme appartenant à celle où je suis entré le 5 juillet. Mais, par divers côtés, elle annonce la contrée qu’on trouvera sur la rive gauche du fleuve : déjà les flancs des vallées se couvrent de jardins ; déjà apparaissent sur les côtes des plantations d’oliviers, de vignes et de figuiers ; déjà les collines se couronnent de villages. De plus, la nouara hebila, plante curieuse qui couvre une partie de la plaine que je finis de traverser, et que je n’ai jamais rencontrée ailleurs, devient rare : par contre, le jujubier sauvage commence à se montrer ; depuis que je suis chez les Oulad Ạïssa, j’en vois çà et là des buissons poussant dans la campagne. On rencontre plus de passants qu’hier ; le pays paraît plus habité et plus riche. Vers 3 heures et demie, nous atteignons la vallée du Sebou : moins large que celle de l’Ouad Ouerṛa, elle est aussi nettement dessinée. Un double talus à pente très raide en limite le fond de chaque côté. Ce fond est en partie sablonneux : on y voit peu de cultures, mais il y a des pâturages avec plusieurs grands douars ; au milieu coule, en serpentant beaucoup, l’Ouad Sebou. La largeur moyenne paraît en être de 60 mètres, la profondeur d’un mètre ; il coule entre deux berges de terre de 3 à 4 mètres de haut ; les eaux en sont moins claires que celles de l’Ouad Ouerṛa, mais le courant en est extrêmement rapide : nous profitons, pour le passer, d’un gué où il prend une grande largeur et se divise en trois bras : dans les deux premiers je trouve une profondeur de 50 centimètres environ ; dans le troisième, large de 50 mètres, une profondeur de 70 centimètres : le lit est formé de gros galets. Nous faisons halte dans un douar, sur la rive gauche du fleuve, tout près d’un rocher isolé, Ḥadjra ech Cherifa, qui donne son nom à ce lieu. Ici encore mes compagnons font une pêche abondante. De l’Ouad Ouerṛa à l’Ouad Sebou, je n’ai traversé que des ruisseaux.
11 juillet.
Départ à 5 heures du matin. Après nous être élevés par degrés en franchissant une succession de côtes coupées de ravins assez profonds, nous arrivons à 10 heures au cœur même du massif du Gebgeb. Nous nous mettons à gravir cette montagne : le sol reste terreux, mais le chemin, en pente très raide, devient difficile. La fatigue de la route est compensée par la beauté du paysage : autour de soi on ne voit que vastes plantations de vignes et d’oliviers, s’étendant sur tout le flanc de la montagne et en couronnant le faîte ; puis, de temps en temps, on aperçoit vers la droite la haute cime du Terrats, ou bien, dans le lointain, la silhouette grise du Zerhoun. A midi, j’atteins le col, situé presque au niveau des sommets du massif. De là on jouit d’un spectacle merveilleux : à droite, le Terrats et le Zerhoun ; à gauche, l’arête rocheuse du Zalaṛ ; en avant, bornant toute l’étendue de l’horizon, une ligne confuse de montagnes lointaines que dominent la haute cime du Djebel Ṛiata et les crêtes neigeuses du Djebel Beni Ouaṛaïn : au milieu de cette ceinture grandiose, au pied même du Gebgeb, apparaît Fâs, émergeant comme une île blanche de la mer sombre de ses immenses jardins.
Du col, la descente est aisée : à 2 heures, j’arrive à Bab Segma et j’entre dans l’antique cité de Moulei Edris.
Pendant cette journée, une foule de voyageurs n’a cessé de sillonner le chemin : de Ḥadjra ech Cherifa à Fâs, le pays est d’une richesse extrême ; ce ne sont que cultures, villages, jardins, plantations de vignes et d’oliviers ; quelques ravins sont boisés ; peu de places incultes, celles qu’on voit sont couvertes de jujubiers sauvages et de palmiers nains : la nouara hebila a entièrement disparu. Peu d’eau courante, mais des sources et des puits. Vers 7 heures et demie, j’ai passé au milieu de l’Arbạa des Oulad Djemạ ; malgré l’heure matinale, il était animé : il s’y trouvait 300 ou 400 personnes, et on venait de toutes parts.
Partie orientale de Fâs el Bâli. (Le reste de la ville est caché par des collines couvertes de vergers.) (Vue prise à un kilomètre du mellah de Fâs, du chemin de Sfrou.) Croquis de l’auteur.
5o. — SÉJOUR A FAS.
A mon passage à Tanger, M. Benchimol, dont le nom est connu en France par les importants services que, depuis plus d’un siècle, sa famille ne cesse de rendre à notre pays, m’avait donné une lettre pour un des principaux négociants de Fâs, M. Samuel Ben Simhoun. Je me fis immédiatement conduire à la maison de ce dernier. Je reçus de lui le meilleur accueil. Je lui demandai aussitôt de m’aider à trouver les moyens de gagner le Tâdla ; il me promit de le faire, et il m’offrit si cordialement l’hospitalité que je n’hésitai pas à l’accepter. D’ailleurs je comptais ne passer que peu de temps à Fâs : cette ville étant décrite dans plusieurs ouvrages en grand détail et mieux que je n’eusse pu le faire, je n’avais pas à l’étudier ; il me tardait, au contraire, de la quitter pour entrer enfin en pays inconnu. Je priai donc M. Ben Simhoun de hâter mon départ pour le Tâdla : je tenais à y aller en coupant au court, à travers le massif inexploré qu’occupent les Zemmour Chellaḥa et les Zaïan.
Ce que je désirais n’était pas chose aussi facile que je l’avais cru. Nous n’obtînmes d’abord que les renseignements les plus décourageants : le chemin que je voulais prendre était impraticable, jamais on ne le suivait ; les Zaïan et les Zemmour Chellaḥa étaient des tribus sauvages chez lesquelles il était impossible de voyager ; il ne fallait pas songer à une route pareille ; d’ailleurs n’en avait-on pas une autre, aussi sûre que celle-ci l’était peu ? celle qui se prenait toujours, et qui passait par Rebaṭ et Dar Beïḍa. On eut beau chercher, questionner, s’informer, ce fut tout ce qu’on put obtenir. Au bout de huit jours, force fut de s’avouer qu’il n’y avait rien à espérer à Fâs. Mon hôte fit alors une dernière tentative : il écrivit à Meknâs, priant un de ses amis d’y continuer les recherches qui jusque-là avaient si peu réussi. La réponse ne se fit pas attendre : il existait à Meknâs un cherif, homme honorable, qui connaissait le chemin que je demandais ; il l’avait suivi lui-même plusieurs fois : comble de bonheur, il avait l’intention d’aller à Bou el Djạd dans quelque temps ; je pourrais partir avec lui, il se faisait fort de me faire passer partout. Mais il ne voyagerait qu’à la fin du Ramḍân. Or le Ramḍân commençait à peine. Il était dur d’être arrêté un mois à Fâs ; d’autre part, l’occasion qui s’offrait était unique : il fallait ou l’attendre, ou se résigner à suivre la route ordinaire. Je ne balançai pas, j’acceptai la proposition du cherif. — Quant à mon séjour à Fâs, je m’efforcerais de l’employer le plus utilement possible, j’en profiterais pour aller visiter Tâza et Sfrou.
Je ne puis dire combien de zèle montra M. Ben Simhoun en ces négociations. C’est lui qui fit toutes les démarches, toutes les recherches. Jusqu’au moment où la dernière disposition fut prise pour mon départ, il quitta ses occupations, négligea ses affaires, pour se consacrer en entier à ce que je lui avais demandé. Il montra en tout une intelligence, une activité, une discrétion dont je ne devais pas trouver d’autre exemple au Maroc parmi ses coreligionnaires.
Monts Terrats, Gebgeb et Zalar et plaine du Saïs. (Vue prise du chemin de Sfrou à Fâs.)
Croquis de l’auteur.
Djebel El Behalil, portion orientale du revers nord du Djebel Beni Mtir et plaine du Saïs. (Vue prise du mellah de Fâs.)
Croquis de l’auteur.
La population de Fâs est d’ordinaire estimée à 70000 habitants, dont 3000 Israélites : ces chiffres ne sont, je crois, pas loin de la vérité. Fâs fait un commerce considérable ; elle est le centre où affluent d’une part les marchandises européennes venant par Tanger, de l’autre les cuirs du Tafilelt, les laines, la cire et les peaux de chèvre des Aït Ioussi et des Beni Ouaṛaïn, parfois même les plumes du Soudan. Les laines, les peaux, la cire, sont expédiées par grandes quantités en Europe ; les plus beaux cuirs restent à Fâs où, travaillés par d’habiles ouvriers, ils servent à faire ces belṛas, ces coussins, ces ceintures, objets de luxe qu’on vient y acheter de tous les points du Maroc du nord[18]. Les objets d’origine européenne arrivant dans la ville sont nombreux : velours, soieries, passementeries d’or et d’argent venant de Lyon ; sucres, allumettes, bougies de Marseille ; pierres fines de Paris ; corail de Gênes ; cotonnades (meriqan, sḥen, indiennes), draps, papier, coutellerie, aiguilles, sucres, thés d’Angleterre ; verrerie et faïences d’Angleterre et de France. Une portion de ces marchandises, tout ce qui est passementeries, pierres fines, coutellerie, reste à Fâs. Le reste, c’est-à-dire la plus grande part de beaucoup, va alimenter des marchés de Fâs au Tafilelt. Les grands négociants de la capitale envoient des agents, munis de cotonnades et de belṛas, sur les marchés des Hiaïna et des Beni Mgild ; de plus, ils ont des correspondants échelonnés depuis Sfrou jusqu’au Reteb : ils leur expédient du sucre, du thé, des cotonnades, qui s’écoulent de là chez les Beni Ouaṛaïn, les Aït Ioussi, les Aït Tsegrouchen, et chez toutes les tribus de la haute Mlouïa et de l’Ouad Ziz. D’un autre côté, les caravanes qui viennent du Tafilelt, apportant des cuirs et des dattes, s’en retournent chargées de cotonnades, de sucre, de thé, de riches vêtements de drap et de belṛas fines, pour lesquels Fâs est renommée, et d’une pacotille de parfums, de papier, d’aiguilles, d’allumettes, de verres et de faïences. Fâs fournit ainsi non seulement une partie du Maroc central, mais encore la plus grande portion du Sahara oriental, toute celle qui dépend commercialement de l’Ouad Ziz. Un commerce aussi étendu serait la source de richesses immenses dans un autre pays ; mais ici plusieurs causes diminuent les bénéfices : d’abord le prix élevé des transports, tous faits à dos de chameau ou de mulet, prix que doublent au moins les nombreux péages établis sur les chemins du nord de l’Atlas et les escortes qu’il est indispensable de prendre au sud de la chaîne ; ensuite, dans une région dont la plus grande partie est peuplée de tribus indépendantes et souvent en guerre entre elles, dont l’autre n’est qu’à moitié soumise et se révolte fréquemment, il arrive sans cesse qu’une caravane est attaquée, qu’un convoi est pillé, qu’un agent est enlevé. Le commerce a donc ses risques, et plus d’un motif vient en amoindrir les gains. Enfin il est entravé encore par le manque de crédit et par l’usure. Le taux de l’intérêt atteint au Maroc des limites fantastiques, ou plutôt il n’en a pas. Voici le taux auquel prêtent à Fâs des Israélites qui se respectent : 12 % pour un coreligionnaire d’une solvabilité certaine ; 30 % pour un Musulman d’une solvabilité également assurée ; 30 % pour une personne de solvabilité moins sûre, mais qui fournit un gage ; 60 % dans les mêmes conditions sans gage[19].
Djebel Zerhoun. (Vue prise du chemin de Fâs à Sfrou, à un kilomètre du mellah de Fâs.)
Croquis de l’auteur.
Dans les diverses villes du Maroc que j’ai vues, le costume des Musulmans de condition aisée est le même ; je le décrirai ici une fois pour toutes : linge de coton ; comme principal vêtement, soit un costume de drap brodé à la mode algérienne, soit un long cafetan de drap de couleur très tendre, soit plus souvent encore la farazia, sorte de cafetan de coutil blanc cousu au-dessous de la ceinture, comme la gandoura, et se fermant du haut par une rangée de petits boutons de soie ; sur la tête, un large turban en étoffe très légère de coton blanc ; par-dessus le tout, un léger ḥaïk de laine blanche unie ; aux pieds, jamais de bas : de simples belṛas jaunes. Au Maroc, la couleur des belṛas a la plus grande importance : le jaune est réservé aux Musulmans, le rouge aux femmes, le noir aux Juifs : c’est une règle rigoureuse, observée même dans les campagnes les plus reculées. Les citadins portent rarement le bernous : il ne fait pas partie de leurs habits ordinaires ; on ne le met que lorsqu’il fait froid. Les marchands, les individus de condition secondaire, remplacent volontiers le costume algérien, le cafetan, la farazia, par la djelabia en laine blanche ou en drap bleu foncé : avec la djelabia on ne porte pas le ḥaïk. Quant aux pauvres, ils n’ont qu’une chemise et une djelabia grossière. Les Musulmans de Fâs ont la peau d’une blancheur extrême ; ils sont en général d’une grande beauté ; leurs traits sont très délicats, efféminés même, leurs mouvements pleins de grâce ; passant leur vie dans les bains, ils sont la plupart, même les pauvres, de cette propreté merveilleuse qui distingue les Musulmans des villes.
Si dans les cités la mode est invariable, c’est tout le contraire dans les campagnes. A chaque pas, je la verrai changer. Je signalerai, chemin faisant, ces différences : elles sont telles qu’on peut dire, à la vue du costume et des armes d’un Marocain, à quelle région il appartient. De Tétouan à Fâs, l’habillement est uniforme : c’est, pour les gens dans l’aisance, une chemise de coton ou de laine, une djelabia blanche, un ḥaïk ; les pauvres portent des djelabias de couleur ou des lambeaux d’étoffe blanche dont ils se couvrent comme ils peuvent. Les uns et les autres sont pour la plupart tête nue : quelques-uns s’enroulent autour de la tête un turban étroit et mince qui en laisse le sommet découvert. En fait d’armes, on a le fusil à un coup, à pierre ; canon long, large crosse triangulaire de bois noirci : la crosse est très simple, sans autres ornements que de légères incrustations de fil d’argent. Ces fusils se fabriquent surtout à Tétouan. La poudre se porte dans des boîtes de bois en forme de poire : elles sont toutes couvertes de gros clous de cuivre et de sculptures coloriées. Les sabres sont rares dans cette région ; les cavaliers seuls en ont. Les lames en sont courtes (70 à 80 centimètres), droites ou peu recourbées, très flexibles ; les poignées, de corne ou de bois, avec gardes et branches de fer ; les fourreaux, de bois couvert de cuir, avec garnitures en cuivre : ce type de sabre est le seul en usage au Maroc. Enfin, ici comme ailleurs, tout le monde, hors des villes, porte habituellement le poignard, même étant désarmé ; il sert au besoin de couteau. Il y a deux modèles de poignards au Maroc : l’un court et à lame courbe, seul usité dans le massif du Grand Atlas et au sud de cette chaîne ; l’autre plus long et à lame droite, en usage dans le nord, où l’on rencontre aussi quelquefois, mais rarement, le poignard recourbé. Les harnachements des chevaux sont au Maroc les mêmes qu’en Algérie ; mais les housses de selles sont de drap rouge, au lieu d’être de cuir, et les poitrails et les brides sont brodés de soie d’une seule couleur, rouge d’ordinaire.
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- 1. — Fusil en usage au nord du Grand Atlas.
- 2. — Sabre.
- 3. — Corne à poudre en usage dans les bassins de l’Oumm er Rebia, du Sous et du Dra, et sacs à balles.
- 4. — sac à poudre en usage dans le bassin du Ziz et chez les Aït Seddrât.
- 5. — Poignard à lame courbe.
- 6. — Fusil en usage au sud du Grand Atlas.
- 7. — Boîte à poudre en usage dans le Sahel marocain.
La ville et la province de Fâs sont administrées par trois bachas, commandant chacun à une portion de la ville et à un certain nombre de tribus de la campagne[20]. Il n’y a point de grand commandement dans le blad el makhzen. Jamais plusieurs tribus considérables, plusieurs villes, ne sont réunies sous l’autorité d’un seul : chaque tribu de quelque importance, chaque cité, chaque province a son qaïd, nommé directement par le sultan et ne relevant que de lui. Bien plus, dans les capitales, à Fâs et à Merrâkech, et dans les grandes tribus telles que les Ḥaḥa, les Chaouïa, etc., l’autorité est répartie entre plusieurs gouverneurs. Ils portent le titre de bacha dans les résidences impériales, Merrâkech, Fâs, Meknâs, celui de qaïd partout ailleurs. Cette extrême division du pouvoir a pour but d’empêcher les révoltes. Le soin constant du sultan est de veiller à ce que personne dans ses États ne devienne trop riche, ne prenne trop d’influence. Il suffirait de si peu pour renverser son trône chancelant !
6o. — VOYAGE A TAZA.
Il y a deux chemins principaux pour aller à Tâza : l’un, plus court, mais que l’on ne prend jamais, remonte l’Ouad Innaouen par les tribus des Hiaïna et des Ṛiata ; l’autre, généralement suivi, traverse les Hiaïna, les Tsoul, les Miknâsa, évitant le plus longtemps possible le territoire des Ṛiata et n’y entrant qu’à la porte de Tâza. Les Hiaïna, les Tsoul, les Miknâsa font partie du blad el makhzen ; mais ils n’obéissent qu’à demi ; leur pays est peu sûr ; les caravanes y circulent sans escorte, mais les étrangers n’y voyagent guère isolés. Quant aux Ṛiata, sur le territoire desquels est Tâza, ils sont indépendants, et de plus célèbres par leurs violences et leurs brigandages. On ne saurait faire un pas sur leurs terres sans l’ạnaïa d’un membre de la tribu ; encore faut-il choisir un homme puissant et sûr, ce qui, pour un étranger surtout, n’est pas facile. Pour moi, je vais partir dans les conditions les plus favorables. En ces lieux où le sultan n’a aucun pouvoir, il est un homme tout-puissant : c’est le moqaddem de la grande zaouïa de Moulei Edris de Fâs, Sidi Er Râmi[21]. Son influence, immense sur les Hiaïna, sur les Ṛiata, s’étend plus loin encore ; tout le Rif, des Ṛomera aux Beni Iznâten, toutes les tribus entre Fâs, Tâza et la Méditerranée, obéissent à ses moindres volontés : ont-elles des affaires à Fâs, c’est lui qui s’en charge ; le sultan désire-t-il quelque chose de l’une d’elles, il s’adresse à lui. C’est à l’abri de cette puissante protection que je vais partir : à la prière de M. Ben Simhoun, Sidi Er Râmi me donne un de ses esclaves de confiance pour me conduire à Tâza ; nous prendrons le chemin le plus court, ce chemin que jamais on n’ose prendre : où ne passerait-on pas sous une pareille sauvegarde ? — Avec la même facilité, avec la même sécurité que je vais aller à Tâza, on pourrait, par Sidi Er Râmi, aller de Fâs à Chechaouen et à Tétouan par le chemin que j’avais voulu prendre et qui, dans le sens inverse, était si difficile. Ce qu’on m’avait dit à Tétouan était donc exact.
29 juillet.
A 8 heures du matin, je suis à la porte de Fâs ; un superbe cavalier noir y attend : c’est mon guide ; nous partons. Après avoir, sur un pont de huit arches, traversé l’Ouad Sebou, nous nous mettons aussitôt à gravir le flanc droit de sa vallée, haute croupe aux pentes assez raides, au sol jaune et nu : point de végétation, si ce n’est çà et là de rares et maigres cultures. D’ailleurs le terrain est doux, sans une pierre ; le chemin bon et facile : cette côte, Ạqba el Djemel, la seule qu’il y ait entre Fâs et Tâza, est donc un faible obstacle. Nous la franchissons à quelque distance du sommet, et nous descendons ensuite par son versant est : il est semblable à l’autre, mais en pente plus douce. A son pied s’étend un plateau : sol dur, terre semée de beaucoup de pierres, nue dans quelques parties, le plus souvent couverte de palmiers nains et de jujubiers sauvages ; une série de ravins parallèles, parfois assez profonds, le coupe. C’est là que nous cheminons jusqu’au moment où nous atteignons l’Ouad Innaouen. Cette rivière a ici 25 mètres de large et 60 centimètres de profondeur moyenne : ses eaux, vertes et limpides, coulent sur un fond de gravier, au milieu d’un lit de 50 mètres dont elles n’occupent que la moitié ; le reste est couvert d’un fourré de lauriers-roses et de tamarix. Des berges de terre de 2 à 3 mètres bordent ce lit. L’Ouad Innaouen n’a pas un courant régulier, comme celui de l’Ouad Sebou. Tantôt ses eaux sont assez profondes, alors il a peu de courant ; tantôt elles le sont très peu, et son courant est rapide : je ne crois pas que leur profondeur atteigne plus d’un mètre dans les parties que je verrai. La rivière serpente beaucoup ; aussi, sans en quitter les bords, la traverserai-je un grand nombre de fois d’ici à Tâza.
Nous nous engageons dans cette vallée et nous y marchons jusqu’au soir. Le fond, de bonne terre, inculte d’abord, se remplit ensuite, en partie, de champs, de jardins et de bouquets d’arbres. Les flancs, talus de terre brune au sud, blanche ou grise au nord, sont longtemps sans cultures, tantôt nus, tantôt couverts de palmiers nains ; ce n’est que vers la fin de la journée que quelques plantations nous apparaissent sur leurs pentes. A 5 heures, nous faisons halte : nous sommes sur la rive gauche de l’Ouad Innaouen, dans un petit douar où nous passerons la nuit. La rivière a ici 15 mètres de large et environ 50 centimètres de profondeur. Les champs qu’on voit dans la vallée produisent du blé, de l’orge, du maïs ; les jardins, des melons, des pastèques, des courges, des oignons ; les arbres sont des oliviers et des figuiers.
L’Ouad Sebou, sous le pont où nous l’avons traversé, a 35 mètres de large et 80 centimètres de profondeur ; il coule au milieu d’un lit moitié vase, moitié gravier, d’une largeur de 60 à 80 mètres : courant extrêmement rapide ; eau jaune, chargée de beaucoup de terre. Le pont est jeté au-dessus d’un gué ; en amont et en aval, le fleuve se rétrécit et prend une profondeur plus grande. Le fond de la vallée est occupé partie par des cultures, partie par des roseaux. — Du haut d’Ạqba el Djemel, on aperçoit le pays au nord de l’Ouad Innaouen, jusqu’à une grande distance : c’est d’abord une large étendue de collines grises très ravinées ; puis, en arrière, dans le lointain, s’échelonne une série de chaînes de montagnes qui paraissent rocheuses.
30 juillet.
Départ à 5 heures du matin. Nous continuons à remonter l’Ouad Innaouen. Le fond de la vallée reste ce qu’il était hier. Le flanc droit s’élève un peu sans cesser d’être calcaire ou glaiseux. Le flanc gauche change complètement de nature : au bout de peu de temps, les cultures en disparaissent, le sol s’y hérisse de pierres ; les pentes se raidissent, les crêtes s’élèvent et se couvrent d’arbres ; enfin le flanc se confond avec une haute chaîne de montagnes, rocheuse et boisée ; au milieu d’elles se dresse la cime majestueuse du Djebel Ṛiata[22].
A 11 heures et demie, j’arrive à un accident de terrain des plus curieux : devant moi, la vallée est barrée par une ligne de collines, trait d’union entre les hauteurs de la rive droite et les monts Ṛiata : ces collines sont peu élevées ; un col est au milieu. La rivière, au lieu de s’ouvrir un passage au travers de ce faible obstacle, passe plus au sud, par une étroite et profonde coupure à hautes murailles de roc, creusée à pic dans le flanc du Djebel Ṛiata. Cette brèche, qui n’a au fond que la largeur du cours d’eau, et dont les parois sont presque aussi rapprochées dans le haut que dans le bas, a ses bords supérieurs bien au-dessus du sommet de la chaîne qui barre la vallée. Le chemin franchit cette chaîne en suivant une ligne elle-même remarquable : sur l’un et l’autre versant, on marche dans le fond d’une petite ravine dont la ligne de thalweg marque la place exacte où se sont rejoints les deux massifs pour former la digue ; à gauche de cette ligne, le terrain est entièrement calcaire, ce ne sont que côtes blanches s’étendant à perte de vue ; à droite, il est tout roche, ce ne sont qu’énormes blocs de grès allant se confondre avec ceux du Djebel Ṛiata.
Je me retrouve dans la vallée de l’Ouad Innaouen au moment où celui-ci, sortant de sa coupure, y réapparaît aussi. Telle était la vallée ce matin, telle elle se retrouve ici et telle elle restera jusqu’au bout : seulement, à partir de maintenant on n’y verra plus ni arbres ni jardins ; par contre, les cultures la couvriront presque entièrement. Nous ne la quittons qu’à l’approche de Tâza. Nous coupons alors au court à travers les premières pentes des montagnes des Ṛiata : sol rocheux, sources nombreuses, bois d’oliviers et de figuiers, foule de jardins et de hameaux. A 3 heures et demie, nous atteignons un col : Tâza apparaît. Une haute falaise de roche noire se détachant de la montagne et s’avançant dans la plaine comme un cap ; sur son sommet, la ville, dominée par un vieux minaret ; à ses pieds, d’immenses jardins : tel est l’aspect sous lequel se présente ce lieu. Bientôt nous entrons dans les jardins, jardins superbes qu’égalent à peine les plus beaux du Maroc. Ils couvrent le flanc gauche et le fond du ravin de l’Ouad Tâza ; à l’ombre d’arbres séculaires auxquels se suspendent de longs rameaux de vigne, nous franchissons ce torrent et nous gravissons, au milieu des rochers, le chemin raide et difficile qui conduit à la ville. A 3 heures et demie, j’atteins la porte de la première enceinte : j’ôte mes chaussures et j’entre.
L’Ouad Innaouen, au moment où je l’ai quitté, à une heure et demie de Tâza, n’avait plus que 5 à 6 mètres de large et environ 30 centimètres de profondeur. En aval de la coupure qu’il traverse, au point où il en sort, sa largeur était encore de 8 mètres. L’Ouad Tâza n’est qu’un torrent ; ses eaux, se précipitant par cascades sur un lit de roche, sont d’une limpidité extrême ; il a 2 mètres de large. On le franchit sur un pont d’une arche en fort mauvais état. De Fâs à Tâza, nous avons rencontré très peu de monde sur la route : point de caravanes ; comme voyageurs, quelques cavaliers portant tous fusil et sabre ; personne dans les champs ; à quatre ou cinq reprises, j’ai remarqué des vedettes en armes postées auprès du chemin : elles étaient là pour veiller sur les moissons, et à l’occasion pour détrousser les étrangers. Pas une personne, le long de la route, qui n’ait témoigné du plus profond respect pour mon guide : tous le saluaient, lui adressaient la parole ; la plupart lui baisaient la main. Le pays que nous avons traversé est peu habité et mal cultivé ; les tentes qu’on y rencontre sont assez belles ; mais les villages ont un aspect misérable, ils sont composés de huttes plutôt que de maisons. Dans les douars, un grand nombre de chevaux bien soignés, signe d’une population belliqueuse.
VILLE DE TAZA.
Elle est située sur un rocher, à 83 mètres au-dessus du lit de l’Ouad Tâza, à 130 mètres au-dessus de celui de l’Ouad Innaouen. Adossée au sud à une haute chaîne de montagnes, bordée de précipices au nord et à l’ouest et d’un talus très raide au nord-est, elle n’est facilement accessible que d’un côté, le sud-est. Le plateau où se trouve la ville est en pente douce, vers l’est d’une part, vers l’ouest de l’autre. Tâza est entourée de murs, doubles en plusieurs endroits ; autrefois ces fortifications étaient plus considérables encore, témoin les ruines éparses aux abords de la ville. Les murailles actuelles n’ont aucune valeur militaire : elles sont en pisé, fort minces et très vieilles ; chose rare, elles sont basses. Toute la surface close par la partie sud de l’enceinte est occupée par des jardins ; au delà vient un deuxième mur, puis commence la ville proprement dite : là même tout n’est pas constructions ; certaines parties du plateau, vers l’est et vers l’ouest, sont couvertes de cultures. Tâza paraît avoir 3 à 4000 habitants, dont 200 Juifs fort à l’étroit dans un très petit mellaḥ. Il y a quatre mosquées, deux grandes et deux petites ; deux ou trois fondoqs spacieux et bien installés, mais vides et tombant en ruine. La ville est construite moitié en pierres, moitié en briques ; les maisons sont peintes de couleur brun-rouge, ce qui leur donne un aspect triste ; elles sont, comme dans toutes les villes que j’ai vues au Maroc, excepté Chechaouen et El Qçar, couvertes en terrasse. La plupart des habitations possèdent des citernes dont l’eau est délicieuse et glacée ; mais c’est insuffisant aux besoins des habitants et surtout à ceux des bestiaux : on va puiser ce qui manque au torrent. Des jardins superbes entourent Tâza de tous côtés ; l’Ouad Tâza d’une part, de l’autre une foule de ruisseaux descendant de la montagne les arrosent : c’est une épaisse forêt d’arbres fruitiers, d’une élévation extraordinaire, sans exemple peut-être au Maroc ; couvrant la plaine tout autour de la ville, ils se pressent jusque sur le raide talus qui la borde à l’ouest et, atteignant là le pied de ses murailles, ils élèvent leur haute ramure au-dessus du faîte des maisons.
Cours de l’Ouad Innaouen et campagne au nord-est de Tâza. (Vue prise du mellah de la ville.)
Croquis de l’auteur.
HABITANTS.
Tâza est sous la domination nominale du sultan. De fait elle est au pouvoir de la puissante tribu des Ṛiata, qui en font la ville la plus misérable de la terre. Le sultan y entretient un qaïd et une centaine de mkhaznis[23] ; ils vivent enfermés dans le mechouar, d’où ils n’osent sortir par peur des Ṛiata. L’autorité du qaïd est nulle, non seulement au dehors, mais dans la ville même : ses fonctions se bornent à rendre la justice aux citadins et aux Juifs dans les différends qu’ils ont entre eux. Quant aux Ṛiata, sur le territoire desquels se trouve Tâza, ils traitent cette cité en pays conquis, y prenant de force ce qui leur plaît, tuant sur l’heure qui ne le leur cède pas de bonne grâce. Au dehors, ils tiennent la ville dans un blocus continuel ; nul n’ose sortir des murs sans être accompagné d’un Ṛiati : quiconque s’aventurerait sans zeṭaṭ, ne fût-ce qu’à 100 mètres, serait dévalisé, maltraité, peut-être tué : c’est au point que les habitants ne peuvent pas aller seuls remplir leurs cruches à l’Ouad Tâza ; les Ṛiata ont ainsi le monopole de l’eau, qu’ils apportent chaque jour moyennant salaire. Au dedans, la ville est encombrée de Ṛiata ; on en voit sans cesse un grand nombre flânant dans les rues, un grand nombre assis soit devant les portes, soit à l’intérieur des maisons, soit sur les terrasses : on les reconnaît à leur sabre et à leur fusil, qui ne les quittent pas ; ils s’installent où bon leur semble, se font donner à manger ; s’ils aperçoivent une chose qui leur plaise, ils la prennent et s’en vont. Le jour du marché, où ils sont plus nombreux encore que d’ordinaire, nul n’ose passer dans les rues avec une bête de somme, de peur de se la voir enlever. En outre, de temps en temps ils mettent la ville en pillage réglé ; aussi, dès qu’un habitant a quelque argent, il se hâte de l’envoyer en lieu sûr, soit à Fâs, soit à Qaçba Miknâsa. C’est un spectacle étrange que celui de ces hommes se promenant en armes dans la ville, et y agissant toute l’année comme ils pourraient faire dans une ville ennemie le jour de l’assaut. Il est difficile d’exprimer la terreur dans laquelle vit la population. Aussi ne rêve-t-elle qu’une chose, la venue des Français. Que de fois ai-je entendu les Musulmans s’écrier : « Quand les Français entreront-ils ? Quand nous débarrasseront-ils enfin des Ṛiata ? Quand vivrons-nous en paix comme les gens de Tlemsen ? » Et de faire des vœux pour que ce jour soit proche : l’arrivée n’en fait point de doute pour eux ; ils partagent à cet égard l’opinion commune à une grande partie de la population du Maroc oriental et à presque toute la haute classe de l’empire, savoir : que dans un avenir peu éloigné le Maṛreb el Aqça suivra le sort d’Alger et de Tunis et tombera entre les mains de la France. — Le commerce de Tâza est nul ; les denrées européennes sont à un prix double de celui de Fâs, résultat naturel de la difficulté des communications. — Hélas ! ces beaux jardins eux-mêmes, où Ali Bey se plaisait à entendre roucouler pigeons et tourterelles, ne sont plus aujourd’hui aux habitants qu’une source d’amers regrets : on les voit toujours aussi verts qu’au temps de Badia, les mêmes ruisseaux y murmurent, les rossignols y chantent encore dans les arbres, mais les Ṛiata les ont tous pris.
RIATA.
Les Ṛiata sont une grande tribu tamaziṛt indépendante, occupant le revers nord du haut massif montagneux dont l’un des points culminants porte son nom, et s’étendant jusqu’à la vallée de l’Ouad Innaouen. Elle est bornée à l’est par les Houara, au nord par les Miknâsa et les Tsoul, à l’ouest par les Hiaïna, au sud par les Beni Ouaṛaïn. Elle se subdivise en six fractions :
Ahel ed Doula (dans la montagne, du côté de la Mlouïa).
Beni Bou Iaḥmed (dans la montagne, à l’ouest d’Ahel ed Doula).
Beni Bou Qitoun (dans la montagne, à l’ouest des Beni Bou Iaḥmed et à l’est de Tâza).
Beni Oujjan (dans la montagne, à l’ouest de Tâza et des Beni Bou Qitoun).
Ahel el Ouad (dans la montagne, sur les bords de l’Ouad el Kḥel[24], à l’ouest des Beni Oujjan et au sud-est de la zaouïa de S. Ạbd er Raḥman).
Ahel Ṭahar (dans la montagne, à l’ouest des Ahel el Ouad et au sud-ouest de la zaouïa de S. Ạbd er Raḥman).
Ainsi qu’on le voit, les Ṛiata sont essentiellement montagnards. La partie de leur territoire située en plaine est peu habitée, peu cultivée même, quoique fertile : elle a d’ailleurs peu d’étendue, comparée à l’épais massif montagneux qui forme leur quartier principal : là sont leurs villages et leurs cultures, sur de hauts plateaux, dans de profondes vallées presque inaccessibles ; ces vallées sont, dit-on, d’une fécondité extrême, ombragées d’oliviers, et produisant de l’orge en abondance. Les flancs de la montagne contiennent, paraît-il, divers minerais, d’argent, de fer, d’antimoine et de plomb. Ce dernier métal est le seul qu’on sache extraire et travailler. La fabrication des balles et celle de la poudre sont la principale industrie de la tribu : il y a 80 maisons où l’on s’y livre. Les Ṛiata peuvent, je crois, mettre en ligne environ 3000 fantassins et 200 chevaux. C’est une tribu belliqueuse et jalouse de son indépendance. Ses six fractions sont journellement en guerre entre elles, mais elles s’unissent toujours contre les ennemis communs. Il y a environ sept ans, Moulei El Ḥasen voulut la soumettre ; il marcha contre elle à la tête d’une armée : ses troupes furent mises en déroute ; lui-même eut son cheval tué dans la mêlée ; il s’enfuit à pied et non sans peine du champ de bataille[25]. Depuis, il n’essaya pas de venger cet échec. Les Ṛiata sont fort peu dévots : « ils n’ont ni Dieu ni sultan ; ils ne connaissent que la poudre » ; le fait est devenu proverbial. Cependant nous avons vu quelle immense influence possède sur eux Sidi Edris ; ils ont encore, mais à un degré moindre, du respect pour trois ou quatre autres cherifs, tels que Moulei Ạbd er Raḥman et Moulei Ạbd es Selam, dont nous verrons au retour les zaouïas. Ils n’élisent parmi eux ni chikhs ni chefs d’aucune sorte ; c’est l’état démocratique dans toute sa force : chacun pour soi avec son fusil. Cependant, là comme partout, quelques hommes possèdent, par leur fortune, par leur courage, une influence particulière : de nos jours, l’homme le plus considérable des Ṛiata est un personnage du nom de Bel Khaḍîr, habitant le village de Negert. Les Ṛiata sont Imaziṛen (Chellaḥa) de race, et le tamaziṛt est leur langue habituelle ; mais, par suite de leur voisinage avec plusieurs tribus arabes, telles que les Hiaïna, les Oulad el Ḥadj, etc., un grand nombre d’entre eux parlent l’arabe. Ils sont de très haute taille ; leur costume ne diffère pas de celui que nous avons vu de Tétouan à Fâs, si ce n’est par la coiffure : tous ont la tête nue, avec un mince cordon de poil de chameau ou de coton blanc lié autour. Ils ne marchent jamais qu’armés, et ont sabre et fusil : ce dernier est de forme analogue à ceux qu’on a décrits plus haut, mais plus grossier ; quelques-uns ont des fusils européens à capsule. Les femmes ne se voilent point. On en voit un grand nombre en ville le jour du marché : de taille élevée, portant leur jupe retroussée au-dessus du genou, elles ont l’air si martial que, ne fût l’absence d’armes et de barbe, on pourrait les prendre pour des hommes. Les Ṛiata sont grands fumeurs de kif ; de plus, il existe chez eux une coutume que j’ai rarement vue ailleurs : tous, hommes et femmes, prisent. Si l’usage de fumer le kif[26] est, à des degrés divers, répandu dans tout le Maroc, celui de fumer le tabac l’est très peu et ne se trouve que dans quelques tribus du Sahara ; quant à celui de priser, il est encore plus rare : assez commun dans les villes, je ne l’ai vu aux gens de la campagne que chez les Ṛiata, chez les Oulad el Ḥadj et à Misour.
6 août.
C’est aujourd’hui que je quitte Tâza, cette ville si florissante et si heureuse, il y a quatre-vingts ans, qu’Ali Bey la trouvait alors la plus agréable du Maroc, et que l’anarchie a réduite maintenant à en être de beaucoup la plus misérable. Je n’ai plus pour m’en retourner ma puissante protection de l’aller, aussi prendrai-je un autre chemin ; voici la combinaison qui est adoptée : deux cavaliers Ṛiata, me servant de zeṭaṭs, me conduiront à la zaouïa de Moulei Ạbd er Raḥman. Là je demanderai au cherif de me faire mener au Tlâta Hiaïna : c’est demain mardi, je trouverai au marché maintes caravanes allant à Fâs ; il n’y aura qu’à se joindre à l’une d’elles.
Départ à 7 heures du matin. Outre mes deux zeṭaṭs, un Juif de Tâza m’accompagne, précaution indispensable pour assurer la fidélité de l’escorte. A 11 heures et demie, nous parvenons à la zaouïa. Ici, comme dans la plus grande partie du Maroc, on étend ce nom à toute demeure de cherif ou de marabout un peu marquant ; telle est la zaouïa où nous venons d’arriver : point d’enseignement, point de khouan ni de corps de ṭalebs, mais une famille de cherifs, vénérée par les tribus environnantes, et vivant des dons à peu près réguliers qu’elles lui apportent et qu’au besoin elle va chercher. C’est ici que je passerai la nuit : demain matin, un neveu de Moulei Ạbd er Raḥman me conduira au Tlâta. Le hameau où je suis a, malgré son titre pompeux, un aspect des plus misérables : maisons très basses, murs de pisé ou de pierres sèches, terrasses grossières chargées de terre. Dans les villages des Ṛiata, les habitations sont couvertes en terrasse ; au contraire, chez les Hiaïna, ainsi qu’entre Fâs et Tanger, on voit partout des toits de chaume.
7 août.
Je pars à 4 heures du matin, escorté par le jeune cherif mon zeṭaṭ et deux de ses domestiques. Le chemin traverse une région accidentée, mais sans relief important : collines calcaires : peu de pierres ; les vallées et les pentes douces cultivées ; le reste couvert de chardons. A 5 heures, nous arrivons à la limite des Ṛiata. Ici notre cherif déclare à Mardochée qu’il n’ira pas plus loin avant d’être payé : le prix, convenu d’avance, était de deux reals. Mardochée les lui remet : « Donne-m’en encore deux autres. — Mais... — Tais-toi et donne ! — Voilà... — Maintenant donne un demi-real à chacun de mes domestiques. — Mais... — Tais-toi et donne ! — A présent, un de mes hommes va te mener jusqu’au marché. — Comment, après tout ce qu’on t’a donné, tu ne nous conduis pas toi-même ? — Accompagner de vilains Juifs comme vous ! A ta mère ! » A ces mots il fait demi-tour, et nous nous estimons heureux qu’en nous abandonnant il nous ait laissé un de ses serviteurs : celui-ci du moins est fidèle et nous amène au Tlâta. Pour y parvenir, on franchit un massif assez haut, le Djebel Oulad Bou Ziân. Au pied de son versant ouest, sur un plateau, se trouve le marché. Nous y arrivons à 9 heures du matin. Le terrain jusque-là était calcaire ; les cultures consistaient en blé, orge et maïs ; les portions incultes étaient parfois nues, parfois couvertes de palmiers nains, le plus souvent de chardons. Pendant une partie du chemin, j’aperçois dans le lointain, à ma droite, le Djebel Beni Ouaṛaïn ; il est encore tel que je le vis du Gebgeb ; les mêmes sillons de neige brillent sur ses flancs.
Le marché est animé au moment où nous arrivons ; il s’y trouve 500 ou 600 personnes : tout le monde est armé, sabre au côté et fusil sur l’épaule. On vend des grains, des bêtes de somme, du bétail, des cotonnades, des belṛas, de l’huile, du sucre, du thé ; de plus, on abat sur place des bœufs, des moutons et des chèvres qu’on dépèce et débite à mesure au détail. Vers midi et demi, la dispersion commence : chacun reprend le chemin de son douar ou de son village. J’ai trouvé une petite caravane allant à Fâs ; à 1 heure, je pars avec elle. Nous marchons toute l’après-midi en terrain accidenté : succession de collines calcaires, de vallons, de ravines ; de même que ce matin, il y a de longues côtes, mais il est rare qu’elles soient très raides, et elles ne sont jamais difficiles. Pendant une grande partie de la route, on distingue le cours de l’Ouad Innaouen et le Djebel Ṛiata ; le Djebel Beni Ouaṛaïn se voit au commencement ; vers le soir, le Zalaṛ et le Terrats apparaissent. Peu de champs ; nous cheminons au milieu d’étendues incultes couvertes de palmiers nains, de jujubiers sauvages et de chardons ; ces plantes, si vivantes d’habitude, sont ici flétries et jaunies par le soleil : c’est la première fois que je les vois en cet état, et ce sera la dernière. A 6 heures et demie, nous faisons halte dans un petit village où nous passerons la nuit.
Pendant la matinée, ainsi que le soir jusqu’à 2 heures et demie, il y avait une foule de monde sur le chemin, gens allant au marché ou en venant ; à partir de 2 heures et demie, nous n’avons rencontré presque personne. Nous n’avons traversé aujourd’hui aucun cours d’eau de quelque importance : l’Ouad Amelloul n’est qu’un gros ruisseau dont les eaux avaient à peine, au point où nous l’avons passé, 3 mètres de large et 20 à 30 centimètres de profondeur.
8 août.
Départ à 4 heures du matin. Nous descendons vers l’Ouad Innaouen ; après en avoir traversé la vallée, nous nous engageons sur le plateau qui forme le flanc gauche : là nous retrouvons le chemin que nous avons pris en venant. Nous le suivons jusqu’à Fâs, où nous arrivons à midi.
7o. — EXCURSION A SFROU.
La route de Fâs à Sfrou est sûre dans ce moment : il n’en est pas toujours ainsi. Les tribus des environs de Fâs sont tantôt obéissantes, tantôt en révolte : suivant ces deux états, les chemins de Sfrou et de Meknâs sont tantôt sans danger, tantôt périlleux. A l’heure qu’il est, on circule sans le moindre risque sur l’un et l’autre.