Reconnaissance au Maroc, 1883-1884 (Texte)
Départ de Fâs à 5 heures du matin. Pendant la première portion du trajet, je traverse la partie orientale du Saïs : plaine unie, sans ondulations ; sol dur, assez pierreux, couvert de palmiers nains. Vers 8 heures, le pays change : fin du Saïs ; j’entre dans une région légèrement accidentée : collines très basses, à pentes douces séparées par des vallées peu profondes ; sol souvent pierreux, parfois rocheux ; terre rougeâtre ; à partir d’ici, on voit une foule de sources, de ruisseaux, dont les eaux, courantes et limpides, sont bordées de lauriers-roses. A 9 heures, je passe à hauteur d’un très grand village, El Behalil[27] : il porte, dit-on, ce nom parce que ses habitants prétendent descendre des Chrétiens. Quelle que soit son origine, son état actuel est prospère ; les maisons y sont bien construites et blanchies : autour s’étendent au loin de beaux et vastes vergers qui, avec ceux de Sfrou et du Zerhoun, forment cette riche ceinture qui entoure et nourrit Fâs. D’ici on voit les jardins de Sfrou, qui s’allongent à nos pieds en masse sombre ; une pente douce y conduit : la ville est au milieu ; mais, cachée dans la profondeur des grands arbres, nous ne l’apercevrons qu’arrivés à ses portes. A 9 heures et demie, j’entre dans les jardins, jardins immenses et merveilleux, comme je n’en ai vu qu’au Maroc : grands bois touffus dont le feuillage épais répand sur la terre une ombre impénétrable et une fraîcheur délicieuse, où toutes les branches sont chargées de fruits, où le sol toujours vert ruisselle et murmure de sources innombrables. Chechaouen, Tâza, Sfrou, Fichtâla, Beni Mellal, Demnât, autant de noms qui me rappellent ces lieux charmants : tous sont également beaux, mais le plus célèbre est Sfrou. A 10 heures, j’arrive à la ville : de grands murs blancs l’entourent, elle a l’aspect propre et gai.
C’est surtout en la parcourant qu’on est frappé de l’air de prospérité qui y règne : on ne le retrouve en aucune autre ville du Maroc. Partout ailleurs on ne voit que traces de décadence : ici tout est florissant, et annonce le progrès. Point de ruines, point de terrains vagues, point de constructions abandonnées : tout est habité, tout est couvert de belles maisons de plusieurs étages, à extérieur neuf et propre ; la plupart sont bâties en briques et blanchies. Sur les terrasses qui les surmontent, des vignes, plantées dans les cours, grimpent et viennent former des tonnelles. Une petite rivière de 2 à 3 mètres de large et de 20 à 30 centimètres de profondeur, aux eaux claires, au courant très rapide, traverse la ville par le milieu : trois ou quatre ponts permettent de la franchir. Sfrou a environ 3000 habitants, dont 1000 Israélites. Il y a deux mosquées et une zaouïa ; celle-ci renferme de nombreux religieux appartenant aux descendants de Sidi El Ḥasen el Ioussi[28]. On remarque aussi beaucoup de turbans verts, insigne des Derkaoua.
Sfrou tire sa richesse de plusieurs sources : ce sont : 1o le commerce qu’elle fait avec les tribus des environs, Aït Ioussi, Beni Ouaṛaïn, etc. ; elle leur vend les produits européens et prend en échange des peaux, et surtout de grandes quantités de laines : ces dernières, parmi lesquelles celles des Beni Ouaṛaïn sont les plus estimées, sont lavées et nettoyées à Sfrou, où ce travail occupe une grande partie de la population ; puis on les vend à Fâs, parfois même directement à Marseille ; 2o le passage des caravanes du Tafilelt et le commerce qu’elle fait avec Qçâbi ech Cheurfa et le sud ; 3o ses jardins : elle exporte à Fâs une multitude énorme de fruits : olives, citrons, raisins, cerises, etc. ; le raisin est si abondant qu’on en fait d’excellent vin à 10 francs l’hectolitre ; 4o les poutres et les planches qu’elle reçoit du Djebel Aït Ioussi et qu’elle expédie dans les villes du nord : elles sont toutes de bois de cèdre ; chaque tronc donne, en poutres, 4 ou 5 charges de mulet : ces cèdres poussent sur le territoire des Aït Ioussi. D’autres tribus voisines, telles que les Beni Mgild[29], en possèdent aussi de grandes forêts, mais les exploitent peu.
La ville n’est sur le territoire d’aucune tribu ; elle a un qaïd spécial et dépend de la province de Fâs : c’est ici que finit cette dernière ; au point où s’arrêtent, vers le sud, les jardins de Sfrou, commence le territoire des Aït Ioussi.
21 août.
Je reviens à Fâs en passant, au retour, par le même chemin qu’à l’aller. Aujourd’hui comme hier, je rencontre beaucoup de passants sur la route : âniers et chameliers conduisant des convois de fruits et de planches, voyageurs isolés allant à Sfrou, caravanes partant pour le Sahara. Personne n’est armé : les femmes ne se voilent pas.
8o. — DE FAS A MEKNAS.
Parti de Fâs le 23 août, à 5 heures du matin, j’arrive le même jour vers 4 heures et demie du soir à Meknâs. Entre ces deux villes s’étend une vaste plaine, le Saïs. Bornée au nord par les monts Ouṭiṭa, Zerhoun, Terrats et Zalaṛ, à l’est par le flanc droit de la vallée du Sebou, au sud par les monts El Behalil et Beni Mṭir, elle s’étend à perte de vue vers l’ouest. Cette plaine se divise en deux parties de niveaux différents : l’une plus basse, où est Fâs, l’autre plus haute, où est Meknâs ; elles sont unies par un talus en pente douce situé à environ moitié chemin entre les deux villes. Le Saïs reste le même sur toute son étendue : terrain très plat couvert de palmiers nains ; pas la moindre trace de culture, bien que le sol soit très arrosé. On traverse, outre une quantité de gros ruisseaux d’eau courante, quatre rivières : l’Ouad Nza (gué au-dessous d’un pont de 5 arches ; 10 à 12 mètres de large ; 40 à 50 centimètres de profondeur ; eau très claire ; courant rapide) ; l’Ouad Mehdouma (10 mètres de large ; 40 à 50 centimètres de profondeur ; eau claire ; courant rapide) ; l’Ouad Djedida (8 mètres de large ; 30 à 40 centimètres de profondeur ; eau limpide et courante) ; l’Ouad Ousillin (8 mètres de large ; 30 à 40 centimètres de profondeur ; eau claire et courante). Durant toute la route, nous avons soit devant nous, soit à notre droite, le Djebel Zerhoun : ce massif, sans autres arbres que ceux de ses jardins, est d’une fertilité extraordinaire ; ses pentes, ainsi que le plateau qui le couronne, sont couverts de vergers et de cultures ; il est renommé pour ses olives, ses raisins, ses oranges, ses fruits de toute espèce. La population y est très dense ; du chemin, on distingue à son flanc les masses blanches d’un grand nombre de villages : ceux-ci renferment, dit-on, des maisons aussi belles que les plus belles de Fâs. Les habitants du Zerhoun, comme les nomades du Saïs, ne parlent que l’arabe.
Djebel Zerhoun, Djebel Outita et plaine du Saïs. (Vue prise à 13 kilomètres de Meknâs, du chemin de Fâs.)
Croquis de l’auteur.
Je passe quelques jours ici, attendant que Sidi Ọmar, le cherif qui doit me mener à Bou el Djạd, achève ses préparatifs. Il faut de plus, chose aussi nécessaire pour le cherif que pour moi, chercher des zeṭaṭs qui nous protègent sur les territoires des Gerouân et des Zemmour Chellaḥa, où nous aurons à marcher dès le premier jour : ces tribus sont toutes deux insoumises. Le blad es sîba, pays libre, commence aux portes de Meknâs, et le chemin y demeurera jusqu’au Tâdla ; le Tâdla en fait lui-même partie. Nous quittons donc pour longtemps les États du sultan, le blad el makhzen, triste région où le gouvernement fait payer cher au peuple une sécurité qu’il ne lui donne pas ; où, entre les voleurs et le qaïd, riches et pauvres n’ont point de répit ; où l’autorité ne protège personne, menace les biens de tous ; où l’État encaisse toujours sans jamais faire une dépense pour le bien du pays ; où la justice se vend, où l’injustice s’achète, où le travail ne profite pas ; ajoutez à cela l’usure et la prison pour dettes : tel est le blad el makhzen. On travaille le jour, il faut veiller la nuit : ferme-t-on l’œil un instant, les maraudeurs enlèvent bestiaux et récoltes ; tant que l’obscurité dure, ils tiennent la campagne : il faut placer des gardiens ; on n’ose sortir du village ou du cercle des tentes ; toujours sur le qui-vive. A force de fatigues et de soins, a-t-on sauvé les moissons, les a-t-on rentrées, il reste encore à les dérober au qaïd : on se hâte de les enfouir, on crie misère, on se plaint de sa récolte. Mais des émissaires veillent : ils ont vu que vous alliez au marché sans y acheter de grains : donc vous en avez ; vous voilà signalé : un beau jour une vingtaine de mkhaznis arrivent ; on fouille la maison, on enlève et le blé et le reste ; avez-vous des bestiaux, des esclaves, on les emmène en même temps : vous étiez riche le matin, vous êtes pauvre le soir. Cependant il faut vivre, il faudra ensemencer l’année prochaine : il n’y a qu’une ressource, le Juif. — Si c’est un honnête homme, il vous prête à 60 %, sinon à bien davantage : alors c’est fini ; à la première année de sécheresse, viennent la saisie des terres et la prison ; la ruine est consommée. Telle est l’histoire qu’on écoute à chaque pas ; en quelque maison que l’on entre, on vous la répète. Tout se ligue, tout se soutient pour qu’on ne puisse échapper. Le qaïd protège le Juif, qui le soudoie ; le sultan maintient le qaïd, qui apporte chaque année un tribut monstrueux, qui envoie sans cesse de riches présents, et qui enfin n’amasse que pour son seigneur, car tôt ou tard tout ce qu’il possède sera confisqué, ou de son vivant, ou à sa mort. Aussi règne-t-il dans la population entière une tristesse et un découragement profonds : on hait et on craint les qaïds ; parle-t-on du sultan, ṭemạ bezzef, « Il est très cupide, » vous répond-on : c’est tout ce qu’on en dit, et c’est tout ce qu’on en sait. Aussi combien ai-je vu de Marocains, revenant d’Algérie, envier le sort de leurs voisins : il est si doux de vivre en paix ! qu’on ait peu ou qu’on ait beaucoup, il est si doux d’en jouir sans inquiétude ! Les routes sûres, les chemins de fer, le commerce facile, le respect de la propriété, paix et justice pour tous, voilà ce qu’ils ont vu par delà la frontière. Que leur pays, si misérable quoique si riche, serait heureux dans ces conditions !
[4]Les trois villes que les Français appellent inexactement Fez, Mequinez et Maroc s’appellent Fâs, Meknâs et Merrâkech. Nous écrirons tous les noms propres marocains avec leur orthographe véritable, à l’exception de trois auxquels nous conserverons celle qui depuis longtemps est adoptée en France : Tanger, Tétouan, Mogador.
Pour la transcription des mots arabes, nous suivrons en général la méthode suivante : ا, a, e — ب, b — ت, t — ث, t et rarement ts — ج, dj — ح, ḥ — خ, kh — د, d — ذ, d — ر, r — ز, z — س, s — ش, ch — ص, ç — ض, ḍ, — ط, ṭ — ظ, ḍ — ع, ạ et quelquefois ọ — غ, ṛ — ف, f — ڧ, q, g — ك, k — ل, l — م, m — ن, n — ه, h — و, ou, o — ي, i — ة, a.
Quant aux mots appartenant à la langue tamaziṛt, qui ne s’écrit plus au Maroc, nous nous attacherons à les reproduire comme nous les aurons entendus, nous servant pour cela des lettres de notre alphabet et de cinq lettres arabes, le ḥ, le kh, le ḍ, le ṭ et le ṛ.
Dans les noms imaziṛen comme dans les noms arabes, toutes les lettres devront se prononcer : ainsi, Selîman, Zaïan, Taourirt, Demnât, Ibzâzen, etc., se liront comme s’il y avait, Selimane, Zaïane, Taourirte, Demnâte, Ibzâzene. La lettre g sera toujours dure : ainsi on prononcera Agerd, Aginan, comme s’il y avait Aguerd, Aguinan.
Nous nous servirons dans le courant de cette relation de plusieurs mots étrangers tels que qaïd, ṭaleb, tiṛremt, agadir, cherif, qçar, etc. : le singulier seul en sera employé, afin de faciliter la lecture. Pour le pluriel on se bornera à y ajouter une s. Nous dirons des qaïds, des ṭalebs, des tiṛremts, des qçars, et non des qïad, des ṭolba, des tiṛrematin, des qçour. Nous ne ferons exception à cette règle que pour trois mots appelés à revenir très souvent ; l’un, nom de race ; les deux autres, appellations par lesquelles les étrangers désignent des fractions de cette race : ce sont, d’abord, Amaziṛ ; puis Chleuḥ, qui veut dire Amaziṛ blanc, et Ḥarṭâni, qui veut dire Amaziṛ noir. Nous dirons un Amaziṛ, une Tamaziṛt, des Imaziṛen, un Chleuḥ, une Chleuḥa, des Chellaḥa, un Ḥarṭâni, une Ḥarṭania, des Ḥaraṭîn.
L’arabe qui se parle au Maroc est à peu de chose près celui de l’Algérie : il n’en diffère que par une corruption un peu plus grande : les mots étrangers y sont plus nombreux. L’accent présente quelques différences dont la plus importante et la plus générale est que le ج se prononce simplement J : ainsi l’on dit, Jzaïr, Alger, Oujda, Oudjda. Quelquefois la même lettre se prononce G ; exemple : gaïz, passant.
[5]Les fondoq sont des sortes d’hôtelleries.
[6]Citadelle.
[7]Cet itinéraire est le suivant : Tétouan, Beni Ạouzmer, Beni Ḥasan, Akhmâs, Beni Zerouâl, Beni Ḥamed, Raḥôna, Cherâga, Fâs.
[8]زطاط, pluriel زطاطة. Dans toutes les tribus indépendantes du Maroc, ainsi que dans celles qui sont imparfaitement soumises, la manière de voyager est la même. On demande à un membre de la tribu de vous accorder son ạnaïa, « protection », et de vous faire parvenir en sûreté à tel endroit que l’on désigne : il s’y engage moyennant un prix qu’on débat avec lui, zeṭaṭa : la somme fixée, il vous conduit ou vous fait conduire par un ou plusieurs hommes jusqu’au lieu convenu ; là on ne vous laisse qu’en mains sûres, chez des amis auxquels on vous recommande. Ceux-ci vous mèneront ou vous feront mener plus loin dans les mêmes conditions : nouvelle ạnaïa, nouvelle zeṭaṭa, et ainsi de suite. On passe de la sorte de main en main jusqu’à l’arrivée au terme du voyage. Ceux qui composent l’escorte sont appelés zeṭaṭ ; leur nombre est extrêmement variable, je l’indiquerai toujours : on verra qu’un seul homme suffit parfois, lorsque ailleurs, souvent très près, quinze ne suffisent pas. L’usage de l’ạnaïa, appelé aussi mezrag, forme une des principales sources de revenu des familles puissantes. C’est à elles, en effet, que les voyageurs s’adressent de préférence, la première condition chez un zeṭaṭ étant la force de faire respecter son protégé. Il y a une seconde qualité non moins essentielle qu’il faut chercher en lui : c’est la fidélité. En des lieux où il n’y a ni lois ni justice d’aucune sorte, où chacun ne relève que de soi-même, des zeṭaṭs peuvent piller, égorger, chemin faisant, les voyageurs qu’ils avaient promis de défendre ; nul n’a un mot à leur dire, nul n’a un reproche à leur faire ; c’est un accident contre lequel rien au monde ne peut garantir : une fois en route avec des zeṭaṭs, on est entièrement à leur merci. Aussi faut-il les choisir avec la plus grande prudence et, avant de demander à un homme son ạnaïa, s’informer minutieusement de sa réputation. D’ailleurs, quoiqu’on en voie un très grand nombre qui trahissent, soit ouvertement en vous pillant eux-mêmes, soit par stratagème en vous faisant dépouiller par un parti plus nombreux auquel ils donnent le mot ; quoiqu’il y en ait d’autres qui vous abandonnent, chemin faisant, après s’être fait payer d’avance, ou bien qui ne consentent à vous accompagner jusqu’au bout qu’à condition d’augmenter leur salaire, malgré ces genres divers de trahison, genres que j’ai expérimentés tous sans exception, on trouve aussi des hommes honnêtes qui, les uns par sentiment d’honneur, les autres pour garder intacte une réputation source de nombreux bénéfices, non seulement vous conduisent fidèlement jusqu’à la fin, mais montrent même un dévouement qui va jusqu’à risquer leur vie pour vous défendre.
[9]Parmi ces cherifs, se distingue au premier rang la famille des Oulad El Maddjich ; ils font partie de la descendance de Sidi Ạbd es Selam ben Mechich, célèbre saint marocain mort en 1227 de J.-C. et enterré non loin de Tétouan, au Djebel el Ạlam.
C’est à l’obligeance de M. Pilard, ancien interprète militaire, qui d’ailleurs m’a, ainsi qu’on le verra, fourni la matière de plusieurs autres notes, que je dois ce renseignement. Le Djebel el Ạlam, où se trouve le mausolée de Sidi Ạbd es Selam ben Mechich, est situé à une journée de marche de Tétouan, dans le Djebel Beni Ḥasan. Il fait partie de cette chaîne. Il s’élève sur son versant oriental.
[10]Que Dieu fasse brûler éternellement le père qui t’a engendré, Juif !
[11]Musulman qui a fait le pèlerinage de la Mecque.
[12]Les expressions de Qebaïl, Chellaḥa, Ḥaraṭîn, Berâber, sont autant de mots employés par les Arabes pour désigner une race unique dont le nom national, le seul que se donnent ses membres, est celui d’Amaziṛ (féminin Tamaziṛt, pluriel Imaziṛen). Au Maroc, les Arabes appellent Qebaïl les Imaziṛen de la partie septentrionale, ceux qui habitent au nord du parallèle de Fâs ; ils donnent le nom de Chellaḥa à tous les Imaziṛen blancs résidant au sud de cette ligne[a] ; celui de Ḥaraṭîn aux Imaziṛen noirs, Leucaethiopes des anciens ; enfin celui de Berâber est réservé à la puissante tribu tamaziṛt dont il est proprement le nom. M. le colonel Carette ne s’était pas trompé en disant que le mot de Berâber, appliqué par les généalogistes arabes à toute la race tamaziṛt, devait être celui de quelque tribu importante de ce peuple, tribu dont on avait par erreur étendu le nom à toutes les autres. Cette tribu des Berâber existe toujours : c’est encore aujourd’hui la plus puissante du Maroc ; elle occupe toute la portion du Sahara comprise entre l’Ouad Dra et l’Ouad Ziz, possède presque en entier le cours de ces deux fleuves, et déborde en bien des points sur le flanc nord du Grand Atlas ; elle est jusqu’à ce jour restée compacte, et elle réunit chaque année en assemblée générale les chefs de ses nombreuses fractions : nous donnerons ailleurs sa décomposition. Dans le Sahara, dans le bassin de la Mlouïa, on est près de la tribu des Berâber : on la connaît ; on n’a garde d’appliquer son nom à d’autres qu’à elle. Mais qu’on s’éloigne vers le nord, qu’on aille à Fâs ou à Sfrou, on trouve déjà la confusion. On entend généraliser le nom de la célèbre tribu du sud et l’appliquer indifféremment à toutes celles des environs qui parlent la même langue, comme les Aït Ioussi, les Beni Ouaṛaïn, les Beni Mgild, les Zaïan, etc., tribus que, mieux informés, les Arabes de Qçâbi ech Cheurfa ou des Oulad el Ḥadj auront soin de n’appeler jamais que du nom général de Chellaḥa. Pour nous, suivant l’exemple des tribus limitrophes des Berâber, nous donnerons le nom de Qebaïl aux Imaziṛen que l’usage fait désigner ainsi, aux autres celui de Chellaḥa ou de Ḥaraṭîn, réservant celui de Berâber pour la seule tribu à laquelle il appartient.
[a]En d’autres termes, et plus exactement, les Imaziṛen du massif Rifain sont appelés Qebaïl et ceux du massif Atlantique Chellaḥa. La ligne de démarcation entre les deux noms est la large trouée qui sépare les deux massifs, celle qui conduit de Lalla Maṛnia à Fâs et de là à l’Océan par la vallée du Sebou.
[13]La belṛa est une sorte de pantoufle très large, en cuir souple, à semelle mince, sans talon. C’est la seule chaussure qu’on voie au Maroc.
[14]Les nouara hebila sont de larges fleurs blanches portées par des tiges raides qui atteignent jusqu’à 1m,20 à 1m,40 de hauteur ; elles poussent sans culture, très serrées, formant comme de vastes champs blancs ; les tiges ont en moyenne 1 mètre à 1m,20 d’élévation ; elles servent, une fois sèches, à allumer le feu et à faire des huttes grossières. Cette plante n’est propre à aucun autre usage : les animaux ne la mangent point.
[15]La tribu des Bdaoua fait partie de la province d’El Ạraïch, province gouvernée par un qaïd résidant à El Ạraïch. Les Bdaoua, ainsi que toutes les populations que je rencontrerai d’ici à Fâs, ne parlent que l’arabe.
[16]Le grand château.
[17]Le qaïd d’El Ạraïch est le chef de la province du même nom. De Tanger à Fâs, je traverse cinq provinces : celles de Tanger, de Tétouan, d’El Ạraïch, du Ṛarb, et de Fâs. Les quatre premières sont gouvernées chacune par un qaïd ; dans la dernière l’autorité est partagée entre trois bachas. Ces sept fonctionnaires relèvent tous directement du sultan. La province du Ṛarb est très étendue : je vais y entrer, et j’y resterai jusqu’auprès de Fâs. Les tribus des Ṭegaga, des Hejaoua, des Oulad Ạïssa, des Cheraga, en font partie.
Le Maroc se divise politiquement et commercialement en deux régions distinctes et presque sans rapports l’une avec l’autre : la première a Fâs pour centre ; on peut l’appeler Maroc du nord ou royaume de Fâs. La seconde a pour centre Merrâkech : elle peut se désigner sous le nom de Maroc méridional ou royaume de Merrâkech. Ces deux régions ont chacune leur capitale, chacune leurs ports, chacune leur commerce. Elles sont séparées par une longue ligne de tribus indépendantes, les Zạïr, les Zemmour Chellaḥa, les Zaïan, les Ichqern, les Aït Seri, les Berâber, et par les régions montagneuses qui s’étendent entre les bassins de l’Oumm er Rebiạ et du Dra d’une part, et ceux du Sebou, de la Mlouïa et du Ziz de l’autre. Il n’y a que deux points par où communiquent ces deux contrées ; ils se trouvent aux extrémités opposées de la ligne qui les sépare ; ce sont : au nord-ouest, le bord de la mer ; au sud-est, la plaine qui, par le Todṛa, le Ferkla et le Ṛeris, s’étend entre l’Ouad Dâdes et l’Ouad Ziz. Les deux chemins qui suivent, l’un cette plaine, l’autre le rivage de l’Océan, sont les seuls qui mettent en relation le Maroc du nord et le Maroc du sud.
[19]Il faut aussi compter parmi les obstacles au commerce l’absence d’un système monétaire uniforme. Il y a bien une unité monétaire, le mitqal, se divisant en dix ouqia. Mais c’est une valeur toute théorique ; il n’existe point de monnaie la représentant : on se sert de pièces étrangères et de quelques rares pièces du pays, les unes et les autres changeant de valeur dans chaque ville, dans chaque tribu. Les pièces en usage sont :
Le real (pièce de 5 francs, française ou espagnole) : il a cours partout ; c’est la monnaie principale, l’unité dont on se sert pour tous les comptes, toutes les évaluations.
La peceta (pièce de 1 franc ; 5 valent un real) : toutes les pièces d’un franc françaises ou espagnoles passent dans les grandes villes ; hors de là n’ont cours que les vieilles pecetas espagnoles du siècle dernier ou des dix premières années de celui-ci.
Diverses monnaies marocaines en argent. Il y en a d’une foule de modèles, les unes anciennes, les autres neuves ; les plus fortes sont un peu plus grosses qu’une pièce de 0 fr. 50 : on ne leur donne pas d’autre nom que celui de leur valeur en ouqias, valeur qui change en chaque lieu. Elles passent dans tout le Maroc, mais avec une valeur relative moindre que celle des pièces européennes.
Les pièces de 2 francs, de 0 fr. 50 et de 0 fr. 20, n’ont cours que dans les grandes villes ; il en est de même de toute la monnaie d’or. Les populations des campagnes et des petites localités, n’ayant pas le moyen de la contrôler, refusent de l’accepter, craignant d’en prendre de fausse.
Comme monnaie de cuivre, on se sert d’une monnaie nationale dont l’unité est la mouzouna. On compte quatre mouzounas dans l’ouqia et 40 dans le mitqal. Cette monnaie est en usage dans tout le Maroc ; sa valeur y est uniforme : c’est la seule pour laquelle il en soit ainsi. Il n’y a pas de pièces d’une mouzouna ; il y en a de 2/3 de mouzouna, de 1/6 de mouzouna, etc.
La pièce de 5 francs, seule unité pratique, a une valeur qui diffère en chaque lieu ; de plus, en un même point, cette valeur n’est pas fixe, elle oscille sans cesse entre certaines limites. Voici ce qu’elle valait en divers endroits, aux époques où je les ai traversés : Tanger, Tétouan, El Qçar, Fâs, Meknâs, 10 mitqals ; — de Meknâs à Demnât, 8 à 9 mitqals ; — Demnât, Zaouïa Sidi Reḥal, 10 mitqals ; — Tazenakht, 10 à 11 mitqals ; — Zenâga, 8 à 9 mitqals ; — Tisint, 4 mitqals 1/2 à 5 mitqals ; — Tatta, Aqqa, Isaffen, Ilalen, Chtouka, Agadir Iṛir, partie méridionale de la tribu des Ḥaḥa, tout le Sahel marocain, de 3 mitqals 1/2 à 4 mitqals 1/2 ; — Iliṛ (sur l’Ouad S. Moḥammed ou Iạqob), 12 mitqals ; — Taroudant, Houara, Menâba, 12 mitqals 1/2 ; — partie septentrionale de la tribu des Ḥaḥa, Mogador, 12 à 13 mitqals ; — Mezgîṭa, Aït Seddrât, 11 mitqals 1/2 ; — Tinzoulin, 8 mitqals ; — toute la partie du pays de Dra située au sud du Tinzoulin, Tazarin, Todṛa, Ferkla, Tafilelt, 4 mitqals ; — Dâdes, 4 mitqals 1/2 ; — Qçâbi ech Cheurfa, Misour, Ouṭat Oulad el Ḥadj, 9 mitqals ; — Debdou, 2 mitqals 1/2 (c’est-à-dire 100 mouzounas : on a adopté cette valeur pour pouvoir compter d’après la règle française ; dans ces conditions chaque mouzouna vaut 5 centimes ; on compte à Debdou par douros, francs, sous). — Qaçba el Ạïoun, 3 mitqals.
Ainsi qu’on le voit, la pièce de 5 francs ou real vaut de 8 à 12 mitqals dans le nord et dans le centre du Maroc. Cette valeur baisse brusquement et tombe à 4 mitqals, parfois même à moins, dans le Sahel (nom de la région qui borde l’Océan au sud de l’Ouad Sous) et dans le Sahara. De même, à Debdou et aux environs de la frontière française, la nécessité de se rapprocher de notre système a fait, dans une zone restreinte, tomber le real à 2 mitqals 1/2 et 3 mitqals.
Dans ces monnaies de valeur si variable, il circule beaucoup de pièces fausses : il en existe parmi les reals ; il en existe surtout parmi les pecetas espagnoles, qui sont la monnaie la plus commune. Ces anciennes pièces, à empreinte souvent effacée, sont d’une imitation facile ; aussi dans celles qui servent actuellement s’en trouve-t-il plus de fausses que d’authentiques. Ce sont les Juifs, les ṭalebs, les cherifs, qui les confectionnent, tous ceux, en un mot, qui ont quelque instruction : la plupart d’entre eux s’occupent d’alchimie et, en attendant qu’ils découvrent la pierre philosophale, font de la fausse monnaie. Dans ces conditions, on ne reçoit d’argent qu’avec les plus grandes précautions ; le moindre payement exige, dans les campagnes surtout, un temps infini ; on n’accepte une pièce qu’après l’avoir tournée, examinée, montrée à deux ou trois personnes, fait voir à un Juif, s’il s’en trouve. Quant aux monnaies d’or, on n’en veut point, tant on craint d’en prendre de fausses. Enfin il n’y a pas jusqu’à celles de cuivre qui ne soient souvent falsifiées.
[20]Voici comment ils se partagent l’autorité :
1o Le bacha Sidi Ạbd Allah. Il a deux lieutenants, khalifa, nommés directement par le sultan. Relèvent de lui : Fâs Qedîm ; les gens du Rif habitant le Gebgeb et le Lemta ; le Djebel Zerhoun, avec Zaouïa Moulei Edris, dont il nomme le qaïd (il y a un qaïd à Zaouïa Moulei Edris, et des chikhs dans les autres villages du Zerhoun) ; les Oulad el Ḥadj habitant autour du pont du Sebou.
2o Le bacha Ould Ba Moḥammed. Il est assisté d’un lieutenant nommé par le sultan. Sont sous son autorité : le mellaḥ de Fâs ; les Oulad Djemạ (deux marchés dans la tribu) ; les Behalil ; les Oulad el Ḥadj habitant sur la route de Fâs à Sfrou ; les Chedjạ (à quelques heures de Fâs) ; les Ḥamian, les Mhaïa, les Oulad Sidi Chikh, les Doui Mnia (campant tous dans le Saïs) ; les Ṛomera (près des Chedjạ). Toutes ces tribus sont dites de « plaine ». Voici maintenant les tribus de « montagne » : les Fichtâla (sur le chemin du Rif, à une demi-journée de Fâs ; les Beni Ouriaṛel (sur le chemin du Rif, au delà des Fichtâla). Dans ces diverses fractions, c’est le bacha qui nomme les chefs. Ceux de la plaine sont appelés khalifa es souq, « lieutenants du marché », parce que c’est sur les marchés qu’ils rendent la justice ; les petites tribus en ont un, les grandes en ont plusieurs. Dans la montagne, ils portent le nom de chikh : les Fichtâla et les Beni Ouriaṛel en ont un chacun.
3o Le bacha Ḥadj Sạïd. Son commandement se compose de Qaçba Cherarda, redoute faisant partie de l’enceinte de Fâs Djedid, au nord de Bab Segma ; Sfrou (où il nomme le qaïd ainsi que le chikh des Juifs) ; les gens du Sous et les nègres résidant aux environs de Fâs ; les Cherarda (habitant entre Fâs et Sfrou dans la partie appelée Bou Rejouan). Ḥadj Sạïd est secondé par un khalifa.
[21]Le chef de la zaouïa de Sidi Edris, qui porte le titre de moqaddem de cette zaouïa, n’est ni un descendant de Sidi Edris ni un cherif. C’est le chef d’une maison où la dignité de moqaddem de la zaouïa se perpétue de père en fils depuis un temps très reculé. Il y a deux principales zaouïas de Sidi Edris : l’une au Djebel Zerhoun, où est enseveli Sidi Edris le père, celui qui vint d’Orient s’établir au Maroc ; l’autre à Fâs, où est enterré le fils du précédent, Sidi Edris, fondateur de Fâs. Cette dernière est la plus importante de beaucoup. C’est là que réside le grand moqaddem. Un de ses parents dirige la zaouïa du Zerhoun. Le moqaddem est, nous venons de le voir, plus puissant en bien des lieux que le sultan : c’est un homme de grand poids au Maroc. Sa famille est depuis longtemps plus vénérée que celle des descendants mêmes de Moulei Edris. Cependant il donne à ces derniers une partie des offrandes qu’apportent les pèlerins à la zaouïa. Les cadeaux en nature, grains, tissus, etc., ainsi que ce qu’on lui remet personnellement, demeurent sa propriété particulière. Mais outre ces dons il existe deux troncs où les dévots glissent des offrandes : le contenu de ces troncs est distribué intégralement par lui entre un certain nombre de familles descendant de Moulei Edris. La postérité de ce dernier est fort nombreuse ; mais ne sont admises à participer à ce revenu de la zaouïa que deux classes : 1o les familles résidant à Fâs et à Meknâs, au nombre d’une soixantaine ; 2o celles qui font partie de la descendance de Moulei Ạbd es Selam ben Mechich, et qui demeurent soit dans les environs de Fâs, soit dans le Rif, soit dans la région de Tétouan. C’est le moqaddem qui remet à chaque maison la part à laquelle elle a droit. Le moqaddem actuel est un homme d’âge moyen. Il se nomme Sidi Er Râmi. Mais dans le peuple on ne l’appelle que Sidi Edris. Depuis longtemps on désigne de ce nom tous les moqaddems successifs de la zaouïa.
Sur la zaouïa de Moulei Edris, voir Ali Bey, t. I, chap. XI.
[22]C’est ici que j’atteins pour la première fois le pied du massif de l’Atlas. Les chaînes que j’ai rencontrées jusqu’ici appartenaient toutes à un autre massif qui en est entièrement distinct, le massif Rifain.
On donne le nom général d’Atlas au long dos d’inégale hauteur qui, tantôt montagnes, tantôt plateaux, traverse tout le Maṛreb de l’ouest-sud-ouest à l’est-nord-est, sortant de l’Océan à Agadir Iṛir, plongeant dans la Méditerranée à Tunis. Il se divise naturellement en trois parties : Atlas Marocain, Atlas Algérien, Atlas tunisien. Aux deux dernières on ne donne que l’appellation générale d’Atlas. Dans l’Atlas Marocain, au contraire, on distingue le Grand Atlas, le Moyen Atlas et le Petit Atlas. Ce sont trois chaînes parallèles qui forment, dans ce pays, la partie essentielle du massif.
Le Grand Atlas commence à l’Océan, dans la tribu des Ḥaḥa, et expire dans le Ḍahra. C’est de beaucoup la plus haute des trois chaînes ; c’est aussi la plus longue et c’est l’arête centrale.
Le Moyen Atlas est parallèle au Grand et situé au nord de celui-ci. Commençant non loin de Demnât, il expire dans le Ḍahra, à l’est de Debdou. C’est la seconde chaîne en hauteur.
Le Petit Atlas, parallèle aux deux premiers, mais moins haut qu’eux, est situé au sud du Grand Atlas : il commence à l’Océan, entre les embouchures du Sous et du Dra, et paraît expirer entre le Dra et le Ziz, dans les plateaux qui avoisinent ce dernier fleuve.
Telles sont les trois chaînes fondamentales de l’Atlas Marocain. Il y en a d’autres secondaires, toutes parallèles aux premières. Parmi elles, la plus importante est celle devant laquelle nous sommes : commençant à l’ouest d’Oulmess, elle passe au sud de Sfrou, a un de ses points culminants au Djebel Ṛiata et se continue par les monts Beni Bou Zeggou, Zekkara, etc., jusqu’en Algérie, où elle passe au sud de Tlemsen.
Je franchirai cette dernière chaîne à Oulmess, le Moyen Atlas entre Qaçba Beni Mellal et Ouaouizert, le Grand Atlas à Tizi n Glaoui et à Tizi n Telṛemt, le Petit Atlas un grand nombre de fois.
Chaque fois que je dirai : « au nord de l’Atlas », « au sud de l’Atlas », ce sera toujours de l’arête principale du massif que j’entendrai parler : il faudra donc comprendre : « au nord, au sud du Grand Atlas ».
Le nom de Djebel Ṛiata, qu’on vient de lire plusieurs fois, s’emploie également pour désigner l’ensemble de la région montagneuse occupée par les Ṛiata et pour indiquer le pic remarquable qui en est le point dominant. Ce pic est célèbre à plus d’un titre : très élevé, il se voit d’une grande distance ; ses flancs passent pour renfermer des minerais de plusieurs métaux ; enfin son sommet est le lieu où se produit une particularité unique au Maroc : chaque année, après la fonte des neiges, ses plus hautes pentes se couvrent d’une foule de chenilles à longs poils ; elles sont aussi froides que la glace, et c’est, disent les indigènes, la neige qui les enfante. On les appelle des iakh (يَخ). Les chèvres mangent avidement ces chenilles, qui disparaissent bientôt. Il n’y a d’iakhs au Maroc que sur le Djebel Ṛiata. C’est à ces insectes qu’il est fait allusion dans ce dicton de Fâs :
شيان عجيبان ابرد من اليَخ الشّيخ يتصابّا وصبي يتمشيَخ
« Deux ridicules sont plus froids que l’iach : le vieillard qui fait le jeune, et le jeune homme qui fait le vieux. »
[23]Les mkhaznis sont des miliciens irréguliers, plutôt gendarmes que soldats. Ils ne forment point de corps constitués. Les principaux qaïds, ceux des villes surtout, en ont un certain nombre auprès d’eux ; ils s’en servent pour faire la police, et surtout pour pressurer le pays. Quand ils en ont 100, comme celui de Tâza, c’est beaucoup. Il y a des mkhaznis à pied et à cheval : ils se montent et s’arment à leurs frais et à leur fantaisie : leur solde est fort irrégulière ; suivant l’exemple de leurs maîtres, ils vivent sur le peuple en extorquant de l’argent çà et là. Je pense qu’en estimant à 2000 le chiffre des mkhaznis ainsi disséminés dans les provinces on aura un chiffre au-dessus de la vérité. Il y en a un plus grand nombre auprès du sultan, ne quittant pas sa personne.
[24]L’Ouad el Kḥel se jette sur la rive gauche de l’Ouad Innaouen : son cours, m’a-t-on assuré, est souterrain sur une certaine longueur ; sa vallée, très profonde, très étroite, d’abord très difficile, est d’une richesse extrême. Ce n’est qu’un long jardin où s’échelonnent des villages nombreux.
[25]Le combat eut lieu dans la montagne, sur les bords de l’Ouad Bou Gerba. Les Ṛiata avaient, dit-on, construit des barrages qu’ils rompirent tout à coup : les eaux du torrent se précipitèrent avec fureur et emportèrent une partie de l’armée du sultan.
[26]On appelle ainsi le chanvre indien, connu ailleurs sous le nom de ḥachich. On ne le désigne au Maroc que sous celui de kif. Il s’en fait en ce pays une grande consommation. Dans les villes, l’usage en est extrêmement répandu : la plus grande partie des classes moyenne et pauvre, les petits marchands, tout ce qui est mkhazni, soldat, la plupart des esclaves l’y fument. Le tabac est moins à la mode ; s’en sert-on, c’est presque toujours mélangé au kif. Les Juifs seuls ont l’habitude de la cigarette. La consommation du kif et du tabac est assez importante pour que le sultan se soit réservé le monopole de leur introduction dans les villes, monopole qu’il afferme soit à des compagnies, soit à des particuliers. A Fâs, c’est une société de vingt Israélites qui le possède en ce moment. Sfrou et Tâza dépendent de cette même société. La plus grande partie du kif et du tabac qui pénètrent dans ces villes vient du Rif ; plusieurs tribus y vivent presque exclusivement du revenu de cette culture : parmi elles on cite les Ketâma, petite tribu voisine des Beni Zerouâl ; ses produits sont les plus renommés du nord du Maroc.
La difficulté de se procurer du kif dans les campagnes fait que l’usage de le fumer y est bien moins répandu que dans les villes : le prix en étant plus élevé, il y devient un luxe ; au lieu d’être, comme dans les cités, la consolation de la classe pauvre, il y devient la distraction des riches, et surtout des cherifs et des marabouts. Ces derniers sont à peu près les seuls qui l’y fument : on peut presque partout les reconnaître au double usage du kif et de l’eau-de-vie (maḥia), qui forme un de leurs caractères distinctifs. Quant au tabac, une fois sorti des villes, je le verrai disparaître complètement jusqu’au Sahara ; mais là je trouverai vers Tisint, Tatta, Aqqa, une vaste région où tout le monde le fume du matin au soir : les tabacs à la mode y sont ceux du Touat, du Dra, et surtout d’Ouad Noun.
[27]Les sots.
[28]Sidi El Ḥasen el Ioussi est un célèbre marabout marocain qui naquit dans la première moitié du XIe siècle de l’hégire (entre 1592 et 1640, environ). Voici quelques notes concernant sa personne : elles sont extraites d’un ouvrage écrit par lui-même, Moḥaḍarat Chikh El Ḥasen el Ioussi ; elles m’ont été communiquées par M. Pilard, ancien interprète militaire : « Je suis El Ḥasen ben Mesạoud ben Moḥammed ben Ạli ben Iousef ben Aḥmed ben Ibrahim ben Moḥammed ben Aḥmed ben Ạli ben Ạmar ben Iaḥia ben Iousef (et celui-ci est l’ancêtre de la tribu) ben Daoud ben Idracen ben Ietatten. Voilà quelle était la généalogie (de Iousef) lorsqu’il vint se fixer à Ḥara Aqlal, bourgade du Ferkla encore bien connue aujourd’hui... Quant au qualificatif de Ioussi, on disait originairement el Iousfi, et ce nom rappelait l’ancêtre de notre tribu. Mais, dans leur idiome, les gens de notre pays suppriment l’F... Mon maître fut le Chikh el Islam Abou Ạbd Allah Sidi Moḥammed En Nacer ed Draï. »
[29]Sur le territoire des Beni Mgild se trouve, au milieu des forêts, une source célèbre, Ạïn el Louḥ : elle est, dit-on, à deux journées de marche de Sfrou, dans la direction du sud-ouest.
II.
DE MEKNAS A QAÇBA BENI MELLAL.
1o. — DE MEKNAS A BOU EL DJAD.
27 août 1883.
Enfin je quitte Meknâs. Nous partons plus nombreux que je ne pensais : plusieurs personnes veulent profiter de la société de mon cherif, et se joignent à nous : ce sont d’abord six ou huit Musulmans pauvres qui se rendent dans le Tâdla, puis deux Juifs de Bou el Djạd qui regagnent leur pays. De plus, nous faisons route jusqu’à Tlâta ez Zemmour avec une caravane d’une cinquantaine de marchands qui vont à ce marché. Nous sommes ainsi près de soixante-cinq : un seul zeṭaṭ nous protège tous ; c’est un homme des Zemmour, Moulei Ez Zạïr.
Partis à 11 heures du matin, nous arrivons vers 5 heures et demie du soir à un petit douar où nous passerons la nuit. Le terrain ne présente aucune difficulté durant le chemin : on est d’abord en plaine ; beaucoup de cultures ; de là on passe à un terrain accidenté, sans reliefs importants, région très arrosée, peu cultivée, couverte de lentisques assez hauts, de jujubiers sauvages et de palmiers nains. C’est le pays des Zemmour Chellaḥa ; la plaine appartenait aux Gerouân. Les deux tribus sont de race tamaziṛt (chleuḥa) et insoumises ; nous ne tardons pas à nous en apercevoir. Les Gerouân ont, avec les voyageurs, le système de quelques tribus limitrophes du blad el makhzen : elles ne pillent ni ne donnent d’ạnaïa, mais, à chaque douar devant lequel on passe, on vous arrête et il faut payer un droit arbitraire, la zeṭaṭa : une troupe de cavaliers et de fantassins vient se mettre en travers du chemin et se la fait donner les armes à la main. En deux heures, nous avons eu cinq fois affaire à des députations de ce genre. Ce sont les seuls êtres humains que nous ayons rencontrés sur notre route.
Du douar où nous campons, on ne voit de tous côtés que montagnes ; au sud, le haut talus formant le flanc gauche de la vallée de l’Ouad Beht ; partout ailleurs, des successions de croupes couvertes de palmiers nains ou de broussailles ; en somme, pays fort montueux : c’est le massif des Zemmour Chellaḥa.
28 août.
Départ à 3 heures et demie du matin. Nous traversons presque aussitôt l’Ouad Beht (berges basses et en pente douce ; eau claire de 20 mètres de large et de 50 centimètres de profondeur ; courant très rapide ; lit de gravier) ; puis une longue côte, facile mais assez raide, nous conduit au plateau où est situé le marché. Durant la montée, on est soit sous des bois de lentisques, soit dans des palmiers nains : beaucoup de gibier, perdreaux, pigeons, lièvres. Sur le plateau, on entre dans une région toute différente, aussi habitée et aussi florissante que la précédente était déserte et sauvage : sol couvert de cultures ; foule de ruisseaux au milieu des champs ; quantité de beaux douars, à l’aspect prospère, entourés de frais jardins. C’est au milieu de cette riche campagne, dont la fertilité proverbiale a fait donner au pays des Zemmour le surnom de Doukkala du Ṛarb[30], qu’est situé le Tlâta. Nous y arrivons à 7 heures du matin.
Nous passons la plus grande partie de la journée au marché : il est très animé ; on y voit plus de 30 tentes de marchands. Les denrées qui se vendent sont les mêmes qu’au Tlâta Hiaïna ; mais il faut y ajouter des monceaux de fruits superbes, des raisins surtout, qu’on apporte des douars du voisinage.
Vers 4 heures, nous quittons Moulei Ez Zạïr et la caravane des marchands, et nous nous remettons en route avec l’ạnaïa d’un homme des environs. A 6 heures, on fait halte ; nous sommes arrivés au douar de notre conducteur. En quittant le marché, nous avons d’abord cheminé sur le riche plateau où il se tient ; puis, arrivés au bord de son talus sud, nous nous sommes mis à descendre : à partir de là, plus de cultures ; une côte boisée de lentisques, semblable à celle de ce matin. Depuis Meknâs, le sol a été constamment terreux.
29 août.
Nous avons, au sortir d’ici, à traverser une région très dangereuse. Il nous faudra, pour la parcourir, une escorte de 6 ou 8 cavaliers : on ne peut la trouver aujourd’hui ; les tentes sont vides ; toute la population est à un marché, l’Arbạa des Zemmour, qui se tient aux environs. Force est donc d’attendre à demain pour continuer la route.
Le douar où nous sommes est fort riche : belles et grandes tentes ; auprès de la plupart, un ou deux chevaux de selle ; dans chacune on voit des femmes occupées à tisser flidjs, tellis, bernous et tarḥalt (couvertes multicolores à dessins variés), ou bien à tresser des nattes qu’on brode ensuite de laines aux couleurs éclatantes. Ces nattes brodées sont, avec les tarḥalts, la spécialité des Zemmour, des Zaïan et des Beni Mgild. Les Zemmour, ainsi que les Zaïan, chez qui nous entrerons ensuite, se distinguent des autres tribus que j’ai vues au Maroc par le primitif de leur costume : hommes et femmes y sont fort peu vêtus ; leur habillement est le suivant : pour les hommes riches, point de chemise ni de caleçon, une simple farazia, et par-dessus un bernous ; les pauvres n’ont que le bernous : en marche, ils le plient, le jettent sur l’épaule, et vont nus. Les premiers ont sur la tête soit un turban de cotonnade blanche, soit un mouchoir blanc et rouge ; les pauvres sont tête nue. Les uns et les autres se rasent les cheveux ; mais, chose que je n’ai également vue que là, ils conservent au-dessus de chaque oreille une longue mèche semblable aux nouaḍer des Juifs[31]. Les Zemmour les portent toutes deux, les Zaïan n’en ont qu’une : c’est la seule différence de mode entre les deux tribus. Cette mèche est, pour les jeunes élégants, l’objet de soins minutieux : ils la peignent, la graissent, puis, la tressant, en forment une petite natte. Le même usage existe, m’a-t-on dit, chez les Chaouïa. Le costume des femmes est aussi des plus légers : c’est une simple pièce d’étoffe rectangulaire, de cotonnade ou plus souvent de laine, dont les deux extrémités sont réunies par une couture verticale ; il y a trois manières de le porter : 1o en le retenant par des broches (grosses boucles d’argent, khelal) ou de simples nœuds au-dessus de chaque épaule ; 2o en retroussant et attachant le bord supérieur au-dessus des seins, les épaules et le haut de la gorge demeurant découverts ; 3o en laissant retomber la partie supérieure, le corps restant nu jusqu’à la ceinture. Dans les trois cas, le vêtement est retenu à la taille par une bande de laine ; il est assez court : il ne descend guère au-dessous du genou. On le porte de la première façon pour sortir, de la seconde pour travailler hors de la tente, de la troisième à l’intérieur. Les femmes s’entourent plus ou moins la tête de chiffons ; jamais elles ne se voilent.
30 août.
Départ à 5 heures du matin. Une escorte de 6 cavaliers et de 4 fantassins Zemmour nous accompagne. Aussitôt après avoir franchi l’Ouad Ourjelim, qui passe au pied de notre douar, nous nous engageons dans une vaste région, déserte en ce moment, mais parcourue au printemps par les troupeaux des Zemmour ; on la nomme la Tafoudeït : c’est une succession de côtes et de plateaux s’élevant par échelons et sillonnée de nombreux ravins. Au début, tout est boisé : lentisques, caroubiers, pins de diverses espèces, forment un fourré épais ; après quelque temps les arbres diminuent ; laissant à nu les crêtes et les parties supérieures, ils se réfugient au fond des ravins et sur les premières pentes de leurs flancs. Plus on s’avance, plus on s’élève, plus les troncs deviennent rares. Le sol est terreux et jaunâtre ; nu en ce moment, il se couvre au printemps de riches pâturages. A 10 heures, nous atteignons un col : ici finit la Tafoudeït. Nous descendons par un chemin rocheux et difficile dans une région nouvelle : pays accidenté, terrain semé de gros blocs d’ardoise, sol boisé de grands arbres, ruisseaux qui coulent de toutes parts. C’est ainsi, à l’ombre de lentisques et d’oliviers séculaires, que nous marchons jusqu’à 1 heure ; à ce moment nous apercevons un douar, premier vestige d’êtres humains qui apparaisse depuis le départ : nous nous y arrêtons ; c’est là qu’on passera la nuit. Ces tentes appartiennent à un très haut personnage, Moulei El Feḍil, cherif profondément vénéré par les Zaïan et tout-puissant sur la plus grande partie de cette tribu. Je suis ici en pleine montagne : le douar est au fond d’un ravin étroit ; de tous côtés se dressent au-dessus de ma tête de hautes cimes escarpées aux flancs rocheux et boisés. Les panthères abondent, dit-on, dans cette région sauvage.
Je n’ai traversé aujourd’hui qu’une rivière de quelque importance, l’Ouad Ourjelim, encore était-elle à sec (lit de galets de 25 mètres de large, sans eau). Pendant la route, nous n’avons rencontré personne, si ce n’est une troupe d’une vingtaine de Zaïan qui se sont joints à nous dans la Tafoudeït et nous ont suivis jusqu’à la frontière de leur tribu : c’étaient des pauvres ; la plupart n’avaient qu’un bernous pour tout vêtement, rien sur la tête, à la main un grand sabre de bois : ils m’ont paru gens fort irascibles ; à chaque instant ils se prenaient de querelle entre eux, et c’étaient aussitôt de grands coups de sabre ; ils y mirent tant d’ardeur qu’il fallut en emporter deux tout sanglants dans leurs bernous.
31 août.
Nous sommes ici en territoire zaïan : nous abandonnons nos zeṭaṭs Zemmour ; nous n’avons pas eu à nous louer d’eux : hier, au milieu du trajet, quand ils nous virent bien engagés dans le désert, ils nous déclarèrent qu’ils n’iraient pas plus loin si l’on n’augmentait le salaire convenu ; force fut d’en passer par là. Aujourd’hui un seul homme suffit pour nous escorter : il n’est même pas armé.
On part à 5 heures du matin. Nous marchons dans un pays très montagneux : succession de ravins profonds et de talus escarpés ; chemins la plupart du temps difficiles ; une fois même, le sentier est si rapide qu’il faut mettre pied à terre. Sol rocheux, hérissé de blocs d’ardoise et entièrement boisé ; arbres élevés, serrés, formant une forêt épaisse ; beaucoup d’eaux courantes, bordées de lauriers-roses, de mûriers et parfois de vigne sauvage. Ainsi est la région où, tantôt montant, tantôt descendant, nous cheminons avec peine et lenteur jusqu’à 8 heures et demie. A cet instant, après avoir gravi une dernière côte, nous nous trouvons enfin au sommet du haut massif montagneux qui a commencé à l’Ouad Beht : un plateau le couronne, nous nous y engageons ; le sol y est un sable dur et nu semé de loin en loin de petits fragments d’ardoise ; dépouillé maintenant, il se tapisse, aux pluies printanières, d’une herbe verdoyante ; un grand nombre de sources et de ruisseaux limpides l’arrosent. C’est au milieu de ce plateau, appelé Oulmess, que nous faisons halte. Nous nous y installons, à 9 heures et demie, dans le douar des Aït Ọmar. Il y a plusieurs autres groupes de tentes dans le voisinage ; de grands troupeaux sont dispersés aux alentours : j’y remarque des chameaux, les premiers que je rencontre depuis Meknâs.
Aujourd’hui, en passant sur l’ạdjib[32] de Moulei El Feḍil, nous avons rencontré une fraction de tribu en voyage. Les bœufs, chargés des tentes et des bagages, marchaient au centre, en longue colonne ; les femmes les poussaient : derrière leurs mères étaient les enfants, les plus petits juchés par trois ou quatre sur le dos des mulets. Sur un des côtés cheminaient moutons et chèvres, conduits par quelques bergers. Les hommes, à cheval, formaient l’avant-garde et l’arrière-garde et veillaient sur les flancs. Les troupeaux étaient très nombreux ; il y avait surtout une grande quantité de bœufs.
1er septembre.
C’est aujourd’hui sabbat ; force est de passer la journée à Aït Ọmar. Ce douar est de tous points semblable à celui où je me suis arrêté chez les Zemmour : même air de richesse, même luxe de tentes, même quantité de chevaux. Les Zaïan, quoiqu’ils ne cultivent presque pas, sont loin d’être une tribu pauvre ; si leur pays produit peu de moissons, il nourrit des troupeaux immenses, chèvres, moutons, chameaux, chevaux, et surtout bœufs d’une taille remarquable : l’abondance des bêtes à cornes ne se trouve au Maroc que dans leur tribu : de là un commerce important et des gains considérables. Il y a toujours ici des agents de maisons de Meknâs occupés à acheter des peaux et des animaux sur pied ; ces derniers sont ensuite expédiés sur Tanger.
Les Zaïan sont nomades et de race tamaziṛt (chleuḥa). Ils forment une tribu très nombreuse, la plus puissante qu’il y ait au nord de l’Atlas. Leur territoire est borné par ceux des Zạïr, des Zemmour Chellaḥa, des Beni Mgild, des Ichqern et par le Tâdla.
Ils se composent de quatre fractions :
Beni Hessousen (campant du côté de Moulei Bou Iạzza ; ils peuvent mettre en ligne 3000 chevaux).
Aït Ḥarkat (campant du côté des Khanifra ; 6000 chevaux).
Ḥebbaren (campant du côté des Beni Zemmour ; 1000 chevaux).
Aït Sidi Ạli ou Brahim (campant du côté des Beni Mgild ; 8000 chevaux).
En se réunissant, ils pourraient donc armer environ 18000 cavaliers[33]. Les Zaïan, comme tous leurs voisins, sont libres. A la vérité, le sultan a un qaïd chez eux ; mais c’est un magistrat in partibus. Il est le seul de la tribu à se douter qu’il est qaïd et à savoir qu’il y a un sultan. Jamais ne lui viendrait l’idée de demander un sou d’impôt ni un soldat ; il est trop heureux qu’on le laisse vivre en paix. Nous trouverons souvent, dans les fractions les moins soumises, des qaïds de ce genre ; la population tolère leur présence avec la plus grande bonhomie, l’indifférence du mépris : on sait que ni eux ni leur maître ne peuvent devenir une gêne. Le personnage influent chez les Zaïan est le cherif dont il a déjà été parlé, Moulei El Feḍil ; son ạdjib, que j’ai traversé, est situé sur leur territoire, non loin des frontières des Zemmour Chellaḥa et des Beni Mgild : il a une grande puissance sur les portions de ces trois tribus voisines de sa résidence, mais aucune d’elles n’est tout entière dans sa main ; les Zaïan s’étendent très loin vers le sud-est, dans ces régions ils le connaissent moins. Une autre famille de cherifs possède aussi, mais à un degré moindre, du crédit dans cette contrée : c’est celle des Ạmrâni. Originaire de Fâs, elle est aujourd’hui dispersée en divers lieux et compte de nombreux alliés chez les Zaïan[34]. Le sultan a grand soin de rechercher l’amitié de ces redoutables maisons, qui, du haut de leurs montagnes inaccessibles, pourraient à tout moment précipiter des torrents d’envahisseurs sur le blad el makhzen, dont plusieurs sont si fortes que leur haine pourrait renverser son trône, leur bon vouloir le soutenir. Aussi n’est-il pas d’avances qu’il ne leur fasse, pas de moyens qu’il n’emploie pour s’assurer leur amitié : cadeaux, honneurs, tout est pour elles ; il leur offre jusqu’à des alliances dans sa famille : c’est ainsi qu’il a donné une de ses sœurs en mariage à S. Moḥammed el Ạmrâni, chef de la maison de ce nom. Il est aussi dans les meilleurs rapports avec Moulei El Feḍil. Grâce à cette politique, il peut, tout insoumis que soient les Zaïan, avoir parfois l’aide de leurs armes : ainsi, dans sa campagne de cette année contre le Tâdla et les Zạïr, M. El Feḍil est venu à son secours avec un corps assez fort. Les Zaïan, ainsi que les Zemmour Chellaḥa, parlent le tamaziṛt ; mais l’arabe est très répandu parmi eux : tout ce qui est de condition élevée a l’habitude de s’en servir, même les femmes et les enfants ; les pâtres, les gens de la dernière classe, ignorent seuls cette langue.
2 septembre.
Départ à 6 heures du matin. Un cavalier d’Aït Ọmar nous sert de zeṭaṭ. Nous gagnons d’abord le bord méridional du plateau d’Oulmess, puis commence la descente : elle est longue et difficile, il faut mettre pied à terre. Ce ne sont que roches entassées, escarpements, précipices. Les crêtes sont nues et toutes de pierre ; au fond des ravins et sur leurs premières pentes poussent quelques arbres. Il nous faut deux heures et demie pour parvenir au pied du talus que nous descendons. Arrivés là, nous trouvons un petit ruisseau ombragé de lentisques, de caroubiers et de pins ; après en avoir suivi quelque temps le cours, nous le laissons au nord et nous nous engageons sur un plateau montueux sillonné de ravins ; vers 11 heures, les reliefs deviennent moins accentués, les coupures moins profondes ; bientôt nous nous voyons dans une vaste plaine où nous resterons jusqu’au soir : elle est pierreuse et fortement ondulée ; le sol y est nu, sans autre végétation que de rares jujubiers sauvages ; mais, dit-on, il se couvre d’herbe au printemps : l’eau y est abondante ; sources et ruisseaux. A 3 heures, nous faisons halte : nous sommes arrivés au douar Aït Mouloud, où nous passerons la nuit. Mon cherif, Sidi Ọmar, m’abandonne ici ; en partant, il me recommande avec chaleur au principal personnage du douar ; celui-ci me donne l’hospitalité et se charge de me procurer un zeṭaṭ.
Peu de temps avant d’arriver ici, j’ai traversé l’Ouad Ksiksou (lit de galets de 15 mètres de large, à moitié rempli d’une eau peu courante de 60 centimètres de profondeur) : il coule dans un petit ravin à flancs de roche escarpés, coupure au milieu de la plaine ; l’Ouad Ksiksou se jette plus bas dans l’Ouad Grou ; la réunion de ces deux rivières forme le Bou Regreg. Nous n’avons rencontré aujourd’hui personne sur la route. Comme les jours précédents, tout ce qui était roche se composait d’ardoises mêlées d’un peu de pierre blanche. Depuis le col par lequel nous sommes descendus de la Tafoudeït jusqu’à la crête du Djebel Ḥeçaïa, où commence la plaine du Tâdla, on ne rencontre que ces deux espèces de pierres.
3 septembre.
Je suis ici près de la limite des Zaïan ; à très peu de distance commence le Tâdla : je ne saurais aller plus loin sans un zeṭaṭ de ce pays ; la journée se passe à le chercher, je ne pourrai partir que demain.
4 septembre.
Je me mets en route à 5 heures du matin, accompagné d’un cavalier des Beni Zemmour, la tribu du Tâdla la plus rapprochée. Aujourd’hui je n’irai que jusqu’à la tente de mon zeṭaṭ, située au douar des Aït El Maṭi. Nous y sommes à 8 heures du matin. Le terrain jusque-là est toujours la plaine d’avant-hier ; cependant elle se modifie : ses ondulations s’accentuent et elle se couvre, vers les hauteurs, d’un assez grand nombre de lentisques ; le sol reste pierreux.
Le Tâdla, où je suis entré aujourd’hui, n’est point une tribu : c’est une contrée, peuplée de plusieurs tribus distinctes. Elle est bornée : au nord, par les Zaïan et les Zạïr ; à l’est, par les Zaïan et les Ichqern ; au sud, par les Aït Seri, les Aït Atta d Amalou, les Aït Bou Zîd, les Aït Ạïad, les Aït Ạtab ; à l’ouest, par les Entifa, les Sraṛna, les Chaouïa. Elle se compose, au sud, d’une immense plaine, arrosée par l’Oumm er Rebiạ et s’étendant jusqu’au pied du Moyen Atlas ; au nord, d’une région montueuse moins vaste. Les tribus qui l’occupent sont au nombre de neuf : cinq se trouvent dans la partie septentrionale, quatre dans la portion méridionale : ce sont, en allant de l’est à l’ouest : au nord, les Beni Zemmour, les Smâla, les Beni Khîran, les Ourdiṛra, les Beni Miskin ; au sud, les Qeṭạïa, les Beni Mạdan, les Beni Ạmir, les Beni Mousa. Ces diverses tribus sont à peu près de même force, pouvant mettre, me dit-on, environ 3000 hommes à cheval chacune. Elles parlent, les unes l’arabe, la plupart le tamaziṛt. Toutes sont nomades et ne vivent que sous la tente. Elles sont riches, possèdent d’immenses troupeaux de chameaux et de moutons, un grand nombre de chevaux, et cultivent les rives fertiles de l’Oumm er Rebiạ. Elles sont insoumises, à l’exception d’une seule, les Beni Miskin. Celle-ci fait partie du blad el makhzen ; elle est commandée par un qaïd résidant dans une qaçba. Les autres sont blad es sîba. Elles ne reconnaissent qu’une autorité, celle de Sidi Ben Daoud, le marabout de Bou el Djạd. L’influence de ce saint personnage s’étend même sur une part des Zaïan : depuis le douar des Aït Mouloud, je n’entends plus parler que du Sid.
A partir d’ici, il y a une modification à noter dans les costumes : sans changer complètement, ils présentent quelques différences avec les précédents. Les hommes ne laissent plus pousser les longues mèches qui distinguent les Zemmour Chellaḥa, les Zaïan et les Chaouïa. Les femmes conservent le même vêtement, mais elles ne le portent que d’une manière, attaché par des broches ou des nœuds au-dessus des épaules ; de plus, il leur couvre les jambes jusqu’à la cheville. Ce costume, tel qu’on le voit ici, est celui de toutes les femmes du Maroc ; excepté dans les grandes villes et chez les Zemmour Chellaḥa et les Zaïan, nulle part je ne leur en ai vu ni ne leur en verrai d’autre : il peut être fait de divers tissus : soit de laine, comme ici, soit de cotonnade blanche, soit de guinée, mais partout la forme reste la même ; partout aussi les femmes ne portent que cette unique pièce d’étoffe pour tout vêtement : rien dessous, rien dessus : quelquefois un petit voile couvre la tête et le buste ; rien de plus.
5 septembre.
Je pars à 4 heures du matin, en compagnie de mon zeṭaṭ d’hier. Le terrain est légèrement accidenté ; le sol pierreux et nu ; on n’y voit que de petits lentisques clairsemés et quelques jujubiers sauvages. Au bout de deux heures de marche, nous traversons l’Ouad Grou : c’est, ai-je dit, le second cours d’eau dont est formé le Bou Regreg[35] : il n’est encore qu’une faible rivière : lit de galets ; 12 mètres de large ; point d’eau courante ; quelques flaques de distance en distance. A partir de là, nous montons, par une côte qui ne devient un peu raide qu’en approchant du sommet, vers la crête du Djebel Ḥeçaïa ; en chemin, nous franchissons plusieurs chaînes de collines basses, ses contreforts. Jusqu’au bout le sol reste le même qu’au départ, seulement les arbres sont plus serrés à mesure que l’on s’élève.
A 10 heures et demie, j’arrive à un col ; devant moi se développe une immense plaine, blanche et nue, dont la côte que je viens de gravir n’était que le talus : cette plaine est celle du Tâdla ; vers l’est et vers l’ouest, elle s’étend à perte de vue ; au sud, dans le lointain, des montagnes majestueuses dressent haut, malgré la distance, leurs crêtes sombres au-dessus de l’horizon, et la bornent sur toute sa longueur : ces montagnes sont la première des trois grandes chaînes dont se compose l’Atlas. A quelques pas du col est une petite enceinte, Qçar Beni Zemmour. Nous nous arrêtons là aujourd’hui. Nous entrons en même temps qu’une caravane assez nombreuse, armée jusqu’aux dents, qui a fait route avec nous depuis l’Ouad Grou.
Je ne suis ici qu’à trois heures de marche de Bou el Djạd, pourtant je suis loin d’être arrivé. Il y a autant de danger dans le peu de chemin qu’il me reste à faire qu’il y en avait dans toute la route que j’ai franchie jusqu’à ce jour. Ici plus d’ạnaïa, plus de zeṭaṭs : tout ce qui passe est pillé. Le pays, en cette saison surtout, est désert. Des troupes de pillards de toutes les tribus du Tâdla, parfois d’Ichqern, viennent s’y embusquer par 40 et 60 chevaux, prêtes à fondre sur quiconque s’y aventurerait. Les caravanes, même de 50 fusils, n’osent s’y hasarder. Cependant, au milieu de tant de périls, il est une voie de salut : ceux qui ne respectent rien respectent Sidi Ben Daoud ; là où les armes ne préservent point de l’attaque, le pacifique parasol d’un membre de la famille sainte suffit à écarter tout danger. Ainsi, qu’un voyageur isolé, qu’un nombreux convoi veuillent aller à Bou el Djạd, ils n’ont qu’un moyen : prier Sidi Ben Daoud de les faire chercher par un de ses fils ou petits-fils : cela coûte plus ou moins cher suivant le nombre de voyageurs et la composition de la caravane. Hâtons-nous de dire que les çaliḥ (saints) de la zaouïa sont loin d’être exigeants : ils profitent avec une extrême modération de ce monopole, et déplorent l’état de choses qui le leur assure. Leur influence, quelque grande qu’elle soit, a été impuissante à le faire cesser ; ils ne peuvent rien contre cet antique usage de la ṛazia, partout en honneur chez les nomades.
Je dépêche donc à Sidi Ben Daoud la lettre de recommandation que j’ai pour lui, avec prière de m’envoyer chercher. Un messager fait cette commission : il ne part qu’après s’être dépouillé de presque tous ses habits, seul moyen de passer en sûreté.
Qçar Beni Zemmour est une enceinte carrée, en mauvais murs de pisé de 3 mètres de haut ; à l’intérieur se dressent pêle-mêle une trentaine de tentes, petites et misérables. Les habitants sont très pauvres ; ils ne vivent que du commerce de bois : le coupant dans le Djebel Ḥeçaïa, ils le vendent aux gens de Bou el Djạd qui viennent le prendre. Point d’eau au Qçar : chaque jour, à heure fixe, tous les hommes prennent leurs fusils et vont en troupe en chercher à des puits éloignés. Il est difficile d’imaginer une existence plus misérable. Encore la muraille qui protège ce lieu ne date-t-elle que de deux ans : elle est un bienfait du Sid, comme on appelle communément Sidi Ben Daoud.
6 septembre.
Mon messager revient à 10 heures et demie du matin ; un des petits-fils de Sidi Ben Daoud l’accompagne : c’est un beau jeune homme d’environ dix-neuf ans ; il arrive monté sur sa mule, le parasol à la main ; un seul esclave le suit. Nous partons aussitôt.
D’ici à Bou el Djạd, nous marchons dans l’immense plaine du Tâdla, plaine à ondulations légères, tantôt nue, tantôt couverte de champs, en ce moment moissonnés et déserts ; çà et là poussent, maigres broussailles, quelques jujubiers sauvages ; le sol est blanchâtre, dur, pierreux. A 1 heure et demie, nous entrons dans la ville.
2o. — SÉJOUR A BOU EL DJAD.
« Ici, ni sultan ni makhzen ; rien qu’Allah et Sidi Ben Daoud. » Ces paroles, que m’adressait un Musulman à mon entrée à Bou el Djạd, résument l’état de la ville : Sidi Ben Daoud y est seul maître et seigneur absolu. Son pouvoir est une autorité spirituelle qui devient, quand il lui plaît, une puissance temporelle, par le prix qu’attachent les tribus voisines à ses bénédictions. Cette souveraineté s’étend à la ronde à environ deux journées de marche. De tous les points situés dans ce rayon, on accourt sans cesse à Bou el Djạd apporter une foule de présents : la ville est toujours remplie de pèlerins : ils viennent chercher la bénédiction du saint et gagnent, en échange de cadeaux, les grâces attachées à ses prières. C’est surtout le jeudi, jour de marché, que les fidèles sont nombreux ; la semaine dernière, les offrandes, en blé seulement, se montaient à deux cents charges de chameau ; la précédente, à quatre cents : de plus, il y avait eu de grands dons d’argent, de bétail, de chevaux. Ce ne sont pas seulement les particuliers qui remplissent ces pieux devoirs. Chaque année, les tribus environnantes arrivent, les unes après les autres, fraction par fraction, recevoir en masse la bénédiction du Sid et lui présenter leur tribut. Cette redevance régulière lui est servie par toutes les tribus du Tâdla, presque tous les Chaouïa, quelques fractions des Aït Seri, une petite portion des Ichqern.
Quelle est la source de ce prestige ? Sidi Ben Daoud n’est point un chef d’ordre religieux ; il n’est point non plus un cherif, petit-fils de Mahomet ; mais son origine n’en est pas moins auguste : il descend du kalife Ọmar ben El Khaṭṭab. Ses ancêtres, établis depuis trois siècles et demi au Maroc, y acquirent vite, autant par leurs vertus que par leur sainte et illustre naissance, la vénération et la puissance dont nous voyons Sidi Ben Daoud jouir aujourd’hui. D’ailleurs, point d’ordre, point de khouân, point de prières particulières : il n’y a ici que le chef d’une grande et sainte famille, le rejeton d’une longue lignée de bienheureux, objet des grâces spéciales du ciel accordées aux prières de ses ancêtres. On honore en lui un sang sacré ; on a foi en sa bénédiction, qui en ce monde fertilise la terre et fait prospérer les troupeaux, et dans l’autre vie ouvre aux hommes les portes du paradis et leur assure, au jour du jugement dernier, l’intercession d’Ọmar et de tous les saints ses descendants.
Voici la généalogie de Sidi Ben Daoud, depuis l’époque à laquelle sa maison s’est établie au Maroc :
Sidi Ḥammou (c’est lui qui vint d’Orient dans ces pays),
Sidi Zari ben S. Ḥammou,
Sidi Bel Qasem ben S. Zari (il habitait Qaçba Tâdla, où se trouve son mausolée),
Sidi Moḥammed Ech Chergi ben S. Bel Qasem (c’est lui qui fonda la ville de Bou el Djạd, à l’emplacement de laquelle ne s’élevaient alors que des bois),
Sidi Ạbd el Qader ben S. Moḥammed Ech Chergi,
Sidi Ạbd el Qader ben S. Ạbd el Qader,
Sidi El Maṭi ben S. Ạbd el Qader,
Sidi Çaleḥ ben S. El Maṭi,
Sidi El Maṭi ben S. Çaleḥ,
Sidi El Ạrbi ben S. El Maṭi,
Sidi Ben Daoud ben S. El Ạrbi.
Depuis la fondation de Bou el Djạd par S. Moḥammed Ech Chergi, cette ville n’a pas cessé d’être la résidence de ses descendants[36]. Sidi ben Daoud ben Sidi El Ạrbi, leur chef actuel, a près de quatre-vingt-dix ans ; malgré son grand âge, il jouit de la plénitude de ses facultés : c’est un beau vieillard, au visage pâle, à la longue barbe blanche ; ses traits ont une rare expression de douceur et de bonté. Il marche avec difficulté, mais circule chaque jour sur sa mule. Quelle que soit la maison où il se trouve, les abords en sont toujours entourés de plus de cent individus accroupis au pied des murs, attendant le moment de sa sortie pour baiser son étrier ou le pan de son ḥaïk. Il est non seulement vénéré, mais profondément aimé. Chacun vante sa justice, sa bonté, sa charité.
La famille de Sidi ben Daoud est nombreuse : il a, me dit-on, au moins trente enfants, tant de ses femmes que de ses esclaves. L’aîné de ses fils s’appelle S. el Ḥadj El Ạrbi : il est en ce moment auprès du sultan ; le second est S. Ọmar, homme de 55 à 60 ans : ce dernier passe pour très intelligent et fort instruit. Outre ses descendants directs, il a un grand nombre de frères, de neveux : la ville entière n’est peuplée, à part les Juifs et quelques artisans, que des parents proches ou éloignés du Sid, de leurs esclaves et de leurs serviteurs. Tous les membres de la famille de Sidi ben Daoud participent à son caractère de sainteté, et cela à un degré d’autant plus élevé qu’ils lui tiennent de plus près par le sang.
Qui sera l’héritier de S. Ben Daoud ? Nul ne le sait : il n’y a point d’ordre de succession ; chaque Sid, lorsqu’il sent la mort approcher, choisit un de ses enfants et, lui donnant sa bénédiction, fait passer par là sur sa tête les faveurs divines dont est sans cesse comblé le chef de la maison d’Ọmar ; l’élu recueille l’héritage de tous les biens spirituels et temporels de son père. Rien ne peut faire prévoir d’avance qui doit l’être ; l’ordre de naissance n’est point suivi : S. Ben Daoud était un des plus jeunes fils de S. El Ạrbi.
Le Sid est en bonnes relations avec le sultan ; jamais, malgré leur puissance, ni lui ni ses ancêtres n’ont montré d’hostilité au gouvernement des cherifs. Moulei El Ḥasen envoie chaque année de riches présents à Bou el Djạd ; en échange, toutes les fois qu’il va de Fâs à Merrâkech, le Sid ou un de ses fils l’accompagne depuis Dar Beïḍa jusqu’à l’Oumm er Rebiạ ou l’Ouad el Ạbid. C’est ainsi que Ḥadj El Ạrbi est en ce moment auprès du sultan.
Inutile de dire que la zaouïa est riche : chaque année y voit entrer des offrandes immenses, tant en argent qu’en nature, tributs réguliers des régions environnantes, dons apportés de loin par des pèlerins isolés, cadeaux envoyés de Fâs et de Merrâkech par les grands de l’empire. Sidi ben Daoud possède une fortune énorme. Les autres membres de sa famille participent aux aumônes des fidèles comme ils participent à leur dévotion, suivant leur degré de sainteté. Quelques-uns sont fort riches, d’autres le sont moins ; mais tous ne vivent que des offrandes qu’ils reçoivent.
Les çaliḥs de Bou el Djạd sont loin d’être des hommes fanatiques, intolérants, d’esprit étroit. La plupart ont été à la Mecque : c’est dire qu’ils ont abandonné et les folles idées des ignorants sur la puissance et l’étendue de la religion musulmane et leurs préjugés ridicules contre les Européens. Tous sont lettrés, peu sont savants. Le Sid possède cependant une belle bibliothèque, mais on la consulte peu. Les saints profitent des biens que Dieu leur a donnés pour passer leur existence dans les douceurs des plaisirs licites : au reste, le Seigneur les bénit en toutes choses. Nulle part je n’ai vu les mulâtres aussi nombreux qu’à Bou el Djạd.
Bou el Djâd.
(La ville et ses environs.)
- 1. Mosquée de M. Selîman.
- 2. Mosquée de S. Mohammed Ech Chergi.
- 3. Qoubbas, au nombre de 3.
- 4. Qoubba de S. Mohammed Ech Chergi.
- 5. Maison de Sidi Ben Daoud.
- 6. Maison de S. Omar.
- 7. Maison de S. Mohammed Ben Dris.
- 8. Maison de S. el Hadj Edris.
- 9. Maison de Mousi Alloun.
- 10. 1er mellah.
- 11. 2e mellah.
- 12. 3e mellah.
- 13. Fondoq.
- 14. Place.
- 15. Marché.
- P. Principale entrée de la ville.
- α. Buttes formées de décombres amoncelés.
- β. Jardins.
- δ. Petites qoubbas.
- ε. Puits.
La position de Bou el Djạd, au milieu des ondulations d’une immense plaine pierreuse et blanche, est triste. Il y a peu d’eau, peu de jardins. Sans son importance comme centre religieux, sans le caractère que lui donnent ses mosquées, ses grandes qoubbas et les riches demeures de ses çaliḥs, ce lieu ne mériterait pas le nom de ville : il n’a guère plus de 1700 habitants, dont 200 Israélites. La cité est étendue, eu égard à sa population ; mais les maisons y sont clairsemées et entremêlées, à l’ouest, de jardins, à l’est, de terrains vagues et d’énormes monceaux d’ordures. Les demeures riches, celles des fils et des proches parents du Sid, sont bâties en pierres grossièrement cimentées, avec portails, arcades, pourtours de fenêtres en briques ; peu sont blanchies extérieurement ; à l’intérieur, elles sont ornées comme les maisons de Fâs : carrelage sur le sol ; vitres aux fenêtres ; plafonds de poutrelles peintes ; miḥrabs[37] à arabesques sculptées. Les maisons pauvres, c’est-à-dire le plus grand nombre, sont construites en pisé. Toutes sont couvertes en terrasse. La ville ne possède point d’enceinte ; mais il existe des portes, ou au moins des portails, à l’entrée des principales rues. La partie occidentale de Bou el Djạd est habitée par la famille immédiate du Sid, aussi porte-t-elle le nom de Ez Zaouïa ; les parents moins proches résident dans les autres quartiers ; les Juifs sont relégués au nord-est. Il y a deux grandes mosquées, et auprès d’elles quatre mausolées abritant les restes d’ancêtres de S. Ben Daoud : ce sont des tours carrées, hautes et massives, couronnées de toits de tuiles vertes. Point de quartier commerçant proprement dit. L’emplacement du marché hebdomadaire sert en même temps au trafic de chaque jour ; on y voit un certain nombre de niches alignées, faites de pisé ou de pierre sans ciment, profondes de 2 mètres, hautes de 1m,50 : c’est là qu’artisans et commerçants viennent s’installer chaque matin avec leurs marchandises qu’ils remportent le soir : tous n’ont même pas ces abris, il en est qui préfèrent de simples huttes de feuillage. Le jeudi, grand marché, fréquenté par toutes les tribus des environs. On trouve dans les boutiques la plupart des produits européens en vente à Fâs et à Meknâs, sauf le pétrole, la coutellerie, les crayons. Mais ces objets abondent chez les çaliḥs qui les font venir directement de Dar Beïḍa. C’est par ce port que se fait tout le commerce de Bou el Djạd. De là viennent cotonnades, thé, riz, sucre, épicerie, parfumerie, vêtements de luxe ; en échange on y apporte des peaux, de la laine, de la cire. Il y a quatre jours de marche d’ici à Dar Beïḍa, deux en blad es sîba, où l’on ne voyage qu’avec l’escorte d’un parent du Sid, deux en blad el makhzen. Aucunes relations avec Merrâkech, à cause de la difficulté des communications : la route est très périlleuse ; on compte huit jours pour la parcourir, tant il faut faire de détours et changer souvent de zeṭaṭs. Bou el Djạd, quoique traversée par un ruisseau, est mal pourvue d’eau ; celle que donne le ruisseau est mauvaise, et ne sert qu’à abreuver les animaux et à arroser les vergers : quelques maisons ont des citernes, mais la plus grande partie de la ville n’est alimentée que par un groupe de six ou sept puits situés à près d’un kilomètre vers l’ouest. Avec si peu d’eau, il ne saurait y avoir beaucoup de jardins : ils sont en effet peu étendus ; on les cultive avec d’autant plus de soin. On y voit les arbres qui croissent à Meknâs : grenadiers, figuiers, oliviers, vigne ; et, poussant à leur ombre, les légumes du pays : citrouilles, melons, pastèques, courges et piments.
Le costume des citadins est le même ici qu’à Fâs. Celui des tribus voisines a été décrit au sujet des Beni Zemmour ; cependant, à partir de Bou el Djạd, je remarque dans l’armement une particularité, spéciale au Tâdla, et qui ne m’avait pas frappé à Aït El Maṭi : c’est l’usage de la baïonnette ; tous les hommes du Tâdla portent habituellement, suspendue à un baudrier, une longue baïonnette qui remplace sabre et poignard.
3o. — DE BOU EL DJAD A QAÇBA TADLA.
Avant de quitter Bou el Djạd je m’assure de l’escorte d’un des petits-fils de Sidi Ben Daoud pour tout le temps que je passerai encore dans le Tâdla. Sous cette protection je vais aller d’abord à Qaçba Tâdla, puis à Qaçba Beni Mellal.
17 septembre.
Départ de Bou el Djạd à 3 heures et demie du matin. Le terrain est toujours cette grande plaine du Tâdla, à ondulations légères, où j’ai déjà marché ; quant à la nature du sol, elle varie un peu : rocheuse pendant le premier tiers de la route, elle n’est plus que pierreuse au second ; à la fin c’est de la terre mêlée de petits cailloux. Les cultures, rares au début, augmentent à mesure que j’avance : ce qu’elles n’occupent pas est nu en cette saison, ou semé de rares jujubiers sauvages, mais se couvre, dit-on, au printemps, de pâturages superbes. Beaucoup de gibier : on lève un grand nombre de lièvres et de perdreaux ; il y a aussi, paraît-il, des gazelles. A 7 heures du matin, j’arrive à Qaçba Tâdla.
Avant Moulei Ismạïl, le lieu où elle se dresse était, m’assure-t-on, désert : aucun village n’y existait. Le bourg que l’on voit aujourd’hui daterait du règne de ce sultan. C’est lui qui fonda et la qaçba et la mosquée ; à lui aussi est dû le pont de l’Oumm er Rebiạ, pont de 10 arches, le plus grand du monde au dire des habitants. Qaçba Tâdla s’élève sur la rive droite du fleuve, qui coule au pied même de ses murs. Les eaux ont ici 30 à 40 mètres de large ; le courant en est rapide, la profondeur considérable : on ne peut les traverser qu’en des gués peu nombreux ; hors de ces points, il faudrait, même dans cette saison, se mettre à la nage : elles sont encaissées entre des berges tantôt à 1/1, tantôt à 1/2, s’élevant de 12 à 15 mètres au-dessus de leur niveau. La berge gauche est la plupart du temps un peu plus haute que la droite : les berges sont parfois rocheuses ; alors le lit du fleuve l’est aussi : mais le plus souvent leur composition est un mélange de terre et de gravier.
La Qaçba proprement dite, bien conservée, est de beaucoup ce que j’ai vu de mieux au Maroc, comme forteresse. Voici de quoi elle se compose : 1o d’une enceinte extérieure, en murs de pisé de 1m,20 d’épaisseur et de 10 à 12 mètres de haut ; elle est crénelée sur tout son pourtour, avec une banquette le long des créneaux ; de grosses tours la flanquent ; 2o d’une enceinte intérieure, séparée de la première par une rue de 6 à 8 mètres de large. La muraille qui la forme est en pisé, de 1m,50 d’épaisseur ; elle est presque aussi haute que l’autre, mais n’a point de créneaux. Ces deux enceintes sont en bon état : point de brèche à la première ; la seconde n’en a qu’une, large, il est vrai : elle s’ouvre sur une place qui divise la qaçba en deux parties : à l’est, sont la mosquée et dar el makhzen[38] ; à l’ouest, les demeures des habitants : les unes et les autres tombent en ruine et paraissent désertes. Je ne vis, lorsque je la visitai, qu’un seul être vivant dans cette vaste forteresse : c’était un pauvre homme ; il était assis tristement devant la porte de dar el makhzen ; son chapelet pendait entre ses doigts ; il le disait d’un air si mélancolique qu’il me fit peine. Quel était cet ascète vivant dans la solitude et la prière ? D’où lui venait ce visage désolé ? Faisait-il, pécheur converti, pénitence de crimes inconnus ? Était-ce un saint marabout pleurant sur la corruption des hommes ? — Non, c’est le qaïd ; le pauvre diable n’ose sortir : dès qu’il se montre, on le poursuit de huées.
Si la qaçba n’est pas habitée, elle a deux faubourgs qui le sont : l’un sur la rive droite, formé de maisons de pisé : les familles riches, les Juifs, y demeurent ; l’autre sur la rive gauche, composé de tentes et de huttes en branchages : c’est le quartier des pauvres. Qaçba Tâdla est moins peuplée que Bou el Djạd : elle a environ 1200 à 1400 habitants, dont 100 à 150 Israélites. Point d’autre eau que celle de l’Oumm er Rebiạ : elle est claire et bonne, quoique d’un goût un peu salé. Toute cette région contient du sel en abondance ; j’en vois ici de belles dalles, d’un mètre de long, sur 60 centimètres de large et 15 à 20 centimètres d’épaisseur : on les extrait non loin d’ici, sur le territoire des Beni Mousa[39]. Qaçba Tâdla ne possède point de jardins : pas un arbre, pas un fruit, pas un brin de verdure. C’est un exemple unique au Maroc. Ville, bourg ou village, je n’y ai pas vu d’autre lieu habité qui n’ait eu des jardins petits ou grands.
4o. — DE QAÇBA TADLA A QAÇBA BENI MELLAL.
19 septembre.
Départ à 6 heures du matin. Je traverse l’Oumm er Rebiạ à un gué situé auprès du cimetière, et je marche droit vers le pied de la haute chaîne qui se dresse dans le sud. C’est la première des trois grandes arêtes dont se compose l’Atlas Marocain, celle que nous appelons Moyen Atlas. Elle n’a point de nom général parmi les indigènes : la portion que je vois d’ici est dite, à l’ouest, Djebel Beni Mellal, à l’est, Djebel Amhauch ; les flancs sont tantôt rocheux, tantôt terreux, en grande partie boisés : pentes fort raides dès le pied ; escarpements fréquents ; dans les vastes forêts le gibier abonde : à côté des perdrix, des lièvres, des sangliers, des singes, on y trouve le lion et la panthère. Tels sont ces premiers hauts massifs de l’Atlas, monts élevés et sauvages, au pied desquels s’arrêtent à la fois et la plaine et le pays du Tâdla. Là commence le territoire des Aït Seri, puissante tribu tamaziṛt qui couvre de ses villages et de ses tentes toute la chaîne qui est devant mes yeux.
Du lit de l’Ouad Oumm er Rebiạ au pied de la montagne, ce n’est qu’une large plaine, unie comme une glace ; pas une ondulation ; pas une pierre ; le sol est une terre brune : des champs le couvrent en entier et s’étendent à perte de vue ; des ruisseaux, à eau claire et courante, une foule de canaux, les arrosent : ce sont les cultures des Qeṭạïa, l’une des tribus du Tâdla. Au bout de deux heures de marche, nous nous engageons au milieu de leurs douars ; douars immenses et superbes, composés chacun de plus de 50 tentes, distants à peine d’un kilomètre les uns des autres : ils forment deux longues rangées qui s’étendent parallèlement au pied de la chaîne et se développent en lignes noires jusqu’à l’horizon. A l’entour paissent chameaux, bœufs et moutons, en troupeaux innombrables.
A 9 heures, nous arrivons au pied des montagnes : nous le suivons jusqu’au gîte. La contrée est enchanteresse : point d’heure où l’on ne traverse un cours d’eau, point d’heure où l’on ne rencontre un village, des vergers. C’est d’abord l’Ouad Derna, que nous franchissons au milieu des jardins de Tagzirt, bourgade que nous laissons à notre droite ; puis c’est Fichtâla, avec la célèbre qaçba de ce nom, si importante naguère. déchue aujourd’hui ; enfin c’est l’Ouad Foum el Ạncer avec Aït Sạïd. Nous nous arrêtons quelques instants à Fichtâla : de la qaçba, construite par Moulei Ismạïl sur le modèle de celle de Tâdla, il ne reste que des ruines imposantes ; le village actuel y est adossé : il n’a pas plus de 250 à 300 habitants. Ceux-ci ne comptent avec aucune tribu. Cet endroit est un petit centre à part, siège d’une zaouïa dont les chefs, qui sont en ce moment deux frères, Sidi Moḥammed Ech Cherif et Sidi Ḥasan, sont souverains absolus du lieu. Fichtâla est située sur les premières pentes de la montagne, parmi des côtes ombragées d’amandiers, au pied de grands rochers où une foule de ruisseaux bondissant en cascades tracent des sillons d’argent, au milieu de jardins merveilleux comparables à ceux de Tâza et de Sfrou.
Un peu plus loin est Aït Sạïd ; nous y arrivons à midi : c’est le terme de notre marche d’aujourd’hui. Les cours d’eau que j’ai traversés chemin faisant sont les suivants : Ouad Oumm er Rebiạ, (40 mètres de large ; 90 centimètres de profondeur) ; Ouad Derna (torrent impétueux ; eaux limpides et vertes roulant au milieu de quartiers de roc dont est semé le lit : au gué où je l’ai passé, il avait 25 mètres de large et 70 centimètres de profondeur ; mais sa largeur habituelle n’est que de 15 à 20 mètres) ; Ouad Fichtâla (gros ruisseau ; 2 mètres de large ; 40 centimètres de profondeur ; descend par cascades de la montagne) ; Ouad Foum el Ancer (3 mètres de large ; 40 centimètres de profondeur ; prend sa source à une centaine de mètres en amont du village d’Aït Sạïd). J’ai rencontré aujourd’hui un assez grand nombre de personnes sur le chemin.
Aït Sạïd est un gros village de 300 à 400 maisons, le principal de la fraction de ce nom : il est situé au bas de la montagne, à la bouche d’un ravin profond, Foum el Ạncer, où six sources, qui donnent naissance à un beau torrent, jaillissent du pied de roches immenses. Ces roches, murailles à pic d’une hauteur prodigieuse, dominent le village : vers leur partie supérieure, apparaissent les ouvertures béantes de cavernes creusées presque symétriquement dans leur flanc. Quels ouvriers ont façonné ces étranges demeures ? A quelles races appartenaient-ils, ceux qui escaladaient ainsi les parois lisses du roc par des chemins inconnus ? C’étaient sans doute des Chrétiens, puisque rien ne leur est impossible. Aujourd’hui nul n’y peut atteindre ; malheur à qui tenterait de monter vers ces retraites mystérieuses : des génies en défendent l’accès et précipiteraient le téméraire au fond de la vallée.
A partir d’ici, je rencontrerai souvent des cavernes de ce genre ; je les signalerai chaque fois qu’il s’en présentera ; elles abondent dans la partie de l’Atlas que je vais traverser : il est rare d’y trouver un village auprès duquel il n’y en ait pas. La plupart d’entre elles sont placées en des points inaccessibles. Il y en a de deux sortes : les unes s’ouvrent sans ordre à la surface du rocher ; l’œil ne distingue que plusieurs trous sombres percés au hasard et isolés de leurs voisins. Les autres, au contraire, sont creusées sur un même alignement : en avant des ouvertures, on voit, le long de la muraille, une galerie taillée dans le roc qui met en communication les cavernes ; cette galerie est fréquemment garnie, à l’extérieur, d’un parapet en maçonnerie ; quand des crevasses se présentent et coupent la voie, les bords en sont reliés par de petits ponts de pierre. Souvent des rangs semblables sont étagés par deux ou trois sur une même paroi rocheuse. Ces cavernes bordent certaines vallées sur une grande longueur. Le petit nombre d’entre elles qui sont accessibles servent à emmagasiner les grains ou à abriter les troupeaux ; j’en ai visité quelques-unes : elles m’ont frappé par leur profondeur et par leur hauteur. Mais presque toutes sont inabordables. Aussi les légendes les plus fantastiques ont-elles cours à leur sujet : ces demeures extraordinaires paraissant choses aussi merveilleuses que les bateaux à vapeur et les chemins de fer, on les attribue aux mêmes auteurs : à des Chrétiens des anciens temps, que les Musulmans chassèrent quand ils conquirent le pays ; on va jusqu’à citer les noms des rois, surtout des reines à qui appartenaient ces forteresses aériennes. Dans leur fuite, ils abandonnèrent leurs trésors. Aussi pas un indigène ne doute-t-il que les cavernes n’en soient pleines. D’ailleurs ne les a-t-on pas vus ? Ici c’est un marabout, là c’est un Juif qui, se glissant entre les rochers, pénétrant dans les grottes profondes, a aperçu des monceaux d’or ; mais nul n’a pu y toucher : tantôt des génies les gardaient, tantôt un chameau de pierre, animé et roulant des yeux terribles, veillait sur eux ; ailleurs on les entrevoyait entre deux roches qui se refermaient d’elles-mêmes sur qui voulait franchir le passage. On m’a cité un lieu, Amzrou, sur l’Ouad Dra, où, d’après des rapports de ce genre, les habitants sont si convaincus de l’existence de richesses immenses dans des cavernes du voisinage, qu’ils y ont placé des gardiens pour qu’on ne les enlevât pas.
Pendant ma route d’aujourd’hui, j’ai remarqué, sur les pentes de l’Atlas, soit isolées, soit dominant des villages, un grand nombre de constructions semblables à de petites qaçbas, à des châteaux. C’est ce qu’on appelle des tiṛremt[40]. La forme ordinaire en est carrée, avec une tour à chaque angle ; les murs sont en pisé, d’une hauteur de 10 à 12 mètres. Ces châteaux servent de magasins pour les grains et les autres provisions. Ici, tout village, toute fraction a une ou plusieurs tiṛremts, où chaque habitant, dans un local particulier dont il a la clef, met en sûreté ses richesses et ses réserves. Des gardiens sont attachés à chacune d’elles.
Cette coutume des châteaux-magasins, que je vois ici pour la première fois, est universellement en usage dans une région étendue : d’abord dans les massifs du Grand et du Moyen Atlas, sur les deux versants, depuis Qçâbi ech Cheurfa et depuis les Aït Ioussi jusqu’à Tizi n Glaoui ; puis sur les cours tout entiers de l’Ouad Dra et de l’Ouad Ziz, ainsi que dans la région comprise entre ces fleuves. A l’ouest de Tizi n Glaoui et du Dra, règne une autre méthode, en vigueur dans la portion occidentale de l’Atlas et du Sahara, de l’Ouad Dra à l’Océan : celle des agadir[41]. Là ce n’est plus le village qui réunit ses grains en un ou plusieurs châteaux, c’est la tribu qui emmagasine ses récoltes dans un ou plusieurs villages. Ces villages portent le nom d’agadirs. Vers Tazenakht, je les verrai, sur ma route, remplacer les tiṛremts. Dans la première région, chaque hameau, en temps d’invasion, peut opposer séparément sa résistance ; dans la seconde, la vie de la tribu entière dépend d’un ou deux points : dans l’une, j’aurai chaque jour le spectacle d’hostilités de village à village ; dans l’autre, ce n’est qu’entre grandes fractions qu’on se fait la guerre.
20 septembre.
Départ à 10 heures du matin. Le chemin continue à longer le pied de la montagne : sol terreux, semé de quelques pierres ; à gauche, l’Atlas rocheux et boisé ; à droite, la plaine du Tâdla s’étendant à perte de vue comme une mer ; aussi loin que l’œil peut distinguer, elle est couverte de cultures. A midi, j’arrive à Qaçba Beni Mellal, où je m’arrête.
Qaçba Beni Mellal, qui porte aussi le nom de Qaçba Bel Kouch, est une petite ville d’environ 3000 habitants, dont 300 Israélites. Elle est construite au pied même de la montagne, sur une côte douce qui joint celle-ci à la plaine ; de superbes jardins tapissent cette côte ; vers le nord, ils s’étendent fort loin ; au sud, ils s’arrêtent brusquement devant une falaise de pierre qui se dresse à 1 kilomètre de la ville. Au pied de cette muraille jaillissent, du sein du rocher, les sources qui arrosent Qaçba Beni Mellal : les eaux en sont d’une pureté admirable et d’une abondance extrême ; on les a réparties en six canaux : chacun d’eux forme un ruisseau de 2 mètres de large et de 30 centimètres de profondeur ; ensuite elles sont distribuées à chaque maison, à chaque clos, par une foule de petits conduits courant en toutes directions. Bien que ces eaux forment un volume total considérable, elles se perdent dans les jardins de la ville et dans la plaine du Tâdla, sans atteindre l’Oumm er Rebiạ à leur confluent naturel. Il en est de même des divers cours d’eau que j’ai traversés hier, après l’Ouad Derna. Leurs eaux sont captées au sortir de la montagne pour les irrigations : il ne leur en reste plus en arrivant en plaine ; ce n’est que l’hiver que leurs lits se remplissent, et qu’ils gagnent : l’Ouad Foum el Ạncer, l’Ouad Derna ; l’Ouad Beni Mellal, l’Oumm er Rebiạ.
Zaouïa Sidi Mohammed Bel Qasem et plaine du Tâdla.
(Vue prise des premières pentes du Moyen Atlas, au sud de la zaouïa.)
Croquis de l’auteur.
Les constructions de Qaçba Beni Mellal, comme toutes celles que j’ai vues depuis le 17 septembre, sont en pisé. Les maisons ont un premier étage, de même qu’à Bou el Djạd et à Qaçba Tâdla. Point de minaret dans la ville même ; il y en a un au milieu des jardins, à la zaouïa de S. Moḥammed Bel Qasem. Une vieille qaçba, aux murailles hautes et épaisses, mais tombant en ruine, quoiqu’elle ait été, dit-on, restaurée par Moulei Selîman, est le seul monument remarquable. Au centre du bourg, se trouve le marché, semblable à celui de Bou el Djạd ; les produits européens en vente sur ce dernier se rencontrent également ici ; ils viennent soit de Dar Beïḍa, soit plutôt de Merrâkech. Tous les quinze jours, une caravane d’une douzaine de chameaux arrive de cette capitale : elle ne met que quatre journées à faire le trajet. Au contraire, la route de Dar Beïḍa est longue : elle passe par Bou el Djạd. La ville a l’aspect propre et riche ; rues larges, maisons neuves et bien construites : elle doit sa prospérité à ses immenses vergers, dont les fruits s’exportent au loin. Les jardins de Qaçba Beni Mellal, comme ceux qui sont échelonnés dans la même situation au pied de l’Atlas, sont d’une richesse merveilleuse : ce qu’étaient au nord Chechaouen, Tâza, Sfrou, nous le retrouvons ici à Tagzirt, à Fichtâla, à Qaçba Beni Mellal, à Demnât. Les trois premiers de ces lieux, et d’autres placés plus à l’est, fournissent tout le Tâdla de leurs fruits. Bou el Djạd même ne mange guère que de ceux-là. Ces fruits consistent en raisins, figues, grenades, pêches, citrons et olives, aussi remarquables par la qualité que par l’abondance.
Qaçba Beni Mellal et plaine du Tâdla. (Vue prise des premières pentes du Moyen Atlas, au sud de la Qaçba.)
Croquis de l’auteur.
Deux qaïds résident ici. Ce sont des qaïds in partibus, comme ceux des Zaïan et de Qaçba Tâdla. Cependant le sultan avait en ce lieu, il n’y a pas longtemps, un parti assez nombreux : il s’était produit un fait que j’ai remarqué dans d’autres contrées insoumises, surtout dans celles qui étaient riches et commerçantes. Une partie de la population, considérant les obstacles que l’anarchie mettait à la prospérité du pays, songeant aux dévastations continuelles de leurs terres, résultat des guerres avec les tribus voisines, regardant combien le trafic était difficile à cause du peu de sûreté des routes, s’était prise à désirer un autre régime, à souhaiter l’annexion au blad el makhzen. Ces idées étaient depuis quelque temps celles d’un tiers des habitants de Qaçba Beni Mellal. Les autres restaient attachés à leur indépendance et rejetaient toute pensée de soumission. Sur ces entrefaites, il y a cinq mois environ, Moulei El Ḥasen, à la tête d’une armée, envahit le Tâdla. Il arrive devant Qaçba Beni Mellal : à son approche, tout ce qui lui était hostile abandonne la ville et se retire dans la montagne ; le parti du sultan reste, et lui envoie une députation l’assurer de son dévouement. Comme réponse, il impose les Beni Mellal de 50000 francs : les présents paieront pour les absents. Inutile d’ajouter qu’aujourd’hui il n’y a plus de parti du makhzen dans la Qaçba. J’ai dit plus haut que, dans d’autres portions du Maroc, j’avais trouvé des tribus disposées à échanger leur indépendance contre les bienfaits d’une administration régulière. Ainsi, en 1882, plusieurs tribus du haut Sous se sont, de leur propre gré, soumises au sultan. Mais partout le dénouement est le même : on ne tarde pas à s’apercevoir que le makhzen n’est rien moins que le gouvernement rêvé. Pas plus de sécurité qu’auparavant : les voleurs plus nombreux que jamais ; enfin les rapines des qaïds ruinant le pays en un an plus que ne l’eussent fait dix années de guerre. Aucun bien ne compense de grands maux. Aussi cet état ne dure-t-il pas. Après deux ou trois ans de patience, souvent moins, voyant qu’il n’y a rien à espérer, on secoue le joug et on reprend l’indépendance.
5o. — CAMPAGNE DU SULTAN DANS LE TADLA, EN 1883.
Avant de quitter le Tâdla, je vais résumer quelques renseignements recueillis sur la récente expédition de Moulei El Ḥasen dans cette contrée.
Tous les ans ou tous les deux ans, le sultan se met à la tête d’une armée et part pour guerroyer dans quelque portion du Maroc : ces campagnes ont pour but tantôt d’amener à l’obéissance des fractions insoumises, tantôt de lever des contributions de guerre sur des tribus trop puissantes pour être réduites, mais trop faibles ou trop désunies pour pouvoir empêcher une incursion momentanée sur leur territoire. C’est une expédition de cette catégorie, simple opération financière, que Moulei El Ḥasen vient de faire dans le Tâdla. La méthode qu’il suit dans ces occasions est invariable : il marche pas à pas, de tribu en tribu, offrant à chacune, en arrivant à elle, le choix entre deux choses : pillage du territoire, ou rachat par une somme d’argent. Dans cette alternative, prenant de deux maux le moindre, on se décide souvent à acheter la paix au prix demandé ; c’est ce qu’espère le sultan. Mais parfois il éprouve des mécomptes. A certains endroits, on lui résiste, avec succès même, témoin les Ṛiata. Dans le Tâdla, on prit un troisième parti, qui fut pour lui la source de la plus amère déception : à son approche, les tribus, toutes nomades, se contentèrent de plier bagage et de se retirer, qui dans les montagnes de Aït Seri, qui dans celles des Zaïan. Là elles étaient à l’abri. Le sultan resta seul avec son armée, errant au milieu de la plaine déserte. Sa campagne fut désastreuse ; il ne put que tirer quelque argent des petites qaçbas éparses de loin en loin dans le pays, maigre rentrée pour un grand déploiement de forces. « Fatigue sans profit », c’est ainsi que les habitants qualifient cette expédition.
Voici quel fut l’itinéraire de Moulei El Ḥasen :
Parti de Merrâkech au printemps dernier, il gagna d’abord Zaouïa Sidi Ben Sasi ; puis, successivement, El Qanṭra (sur l’Ouad Sidi Ben Sasi, affluent de la Tensift), Moulei Bou Ạzza Ạmer Trab ; l’Ouad Teççaout, qu’il franchit ; l’Ouad el Ạbid, qu’il traversa au gué de Bou Ạqba : cette dernière opération fut pénible ; le passage dura trois jours ; trois canons tombèrent au fond de la rivière, et on ne les retira qu’à grand’peine. En arrivant à l’ouad, le sultan avait demandé au qaïd in partibus des Beni Mousa, Ould Chlaïdi, si le gué était praticable et sans danger ; celui-ci avait répondu que oui ; il se trouva au contraire difficile, avec des eaux très hautes ; Moulei El Ḥasen fit donner sur l’heure la bastonnade au qaïd mal informé. De là on alla à Dar Ould Sidoïn (résidence d’un autre qaïd in partibus des Beni Mousa ; ils en ont trois), puis à Sidi Selîman (qoubba avec source dans la plaine du Tâdla, sans habitants), à Qçar Beni Mellal (bourg à deux heures à l’ouest de Qaçba Beni Mellal, dans une situation semblable, au pied de l’Atlas ; belles sources ; environ 2000 habitants), à Qaçba Beni Mellal, à Seṛmeṛ (qaçba fort ancienne, aujourd’hui déserte et ruinée, située dans la plaine, entre Fichtâla et Aït Sạïd, à peu de distance au nord du chemin que j’ai pris ; elle appartient aux Aït Sạïd), à Ṛarm el Ạlam (vieille qaçba inhabitée, s’élevant dans la plaine en face de la partie du Djebel Amhaouch occupée par les Aït Ouirra). Dans cette marche, le sultan avait suivi la route que j’ai prise moi-même, longeant le pied de l’Atlas entre les Aït Seri et le Tâdla. De là il se rendit à Qaçba Tâdla ; puis à Zaouïa Aït El Ṛouadi (chez les Semget, fraction des Qeṭạïa), à Zizouan (entre les Beni Zemmour et les Zaïan, à sept heures de Bou el Djạd, dans la direction de Moulei Bou Iạzza), à Sidi Bou Ạbbed (zaouïa chez les Beni Zemmour), à Sidi Moḥammed Oumbarek (Beni Zemmour), à Mezgîḍa (Beni Zemmour), à Bir el Ksa (Beni Zemmour), à El Ḥachia (frontière des Beni Zemmour et des Smâla). Sur le territoire des Smâla, le sultan éprouva de la résistance : une fraction de cette tribu, les Beraksa, dédaignant de se retirer à son approche, et se refusant à payer aucune contribution, l’attendit les armes à la main ; il les attaqua : les Beraksa lui tuèrent 500 hommes, mais furent vaincus ; leur qaçba fut prise, ses murs rasés ; on y coupa 50 têtes et on en emmena 200 prisonniers. De là on passa aux Oulad Fennan (fraction des Smâla), puis aux Beni Khîran. Sur le territoire de cette tribu, Moulei El Ḥasen commença par piller Zaouïa Oulad Sidi Bou Ạmran : elle appartient aux cherifs de ce nom, cherifs qui ont une influence considérable dans la fraction des Beni Khîran où ils résident, celle des Oulad Bou Ṛadi, et possesseurs de grandes richesses ; il les dépouilla. Il dévasta ensuite le territoire des Oulad Fteta (rameau des Oulad Bou Ṛadi) et celui des Beni Mançour (fraction des Beni Khîran). Il se trouvait chez les Beni Mançour vers le 10 août. Il en partit pour se porter à Meris el Bioḍ, sur la frontière des Beni Khîran et des Zạïr. Auparavant, à Masa, il avait trouvé les contingents du royaume de Fâs, dont son armée s’était grossie. De Meris el Bioḍ, il entra dans le pays des Zạïr à Talemaṛt. Là s’arrêtent les renseignements qu’on a pu me fournir.
Le sultan, dans cette campagne, avait avec lui 10000 chevaux et 10000 hommes de pied. Sur ce nombre, les troupes régulières (ạskris) et les mkhaznis comptaient pour peu de chose, pour cinq ou six mille hommes peut-être : le reste était le contingent des tribus soumises du royaume de Merrâkech. S’agit-il de faire une expédition de ce genre ? Si l’on est à Merrâkech, on mande les qaïds du voisinage, chacun avec ce qu’il peut ramasser d’hommes ; leur réunion forme un corps qui accompagne le sultan jusqu’à son arrivée dans une autre capitale, Fâs ou Meknâs. Là le service de ces contingents est terminé : chacun rentre dans ses foyers. Si au contraire on était à Fâs, ce seraient les fractions fidèles du Maroc du nord qui composeraient l’armée. Les corps ainsi rassemblés ne peuvent être très forts ; les tribus les plus puissantes, étant insoumises ou indépendantes, ne fournissent pas un homme : telles sont, pour le centre seulement, celles des Ichqern, des Zaïan, des Zạïr, des Zemmour Chellaḥa, des Beni Mgild, des Beni Mṭir, et toutes celles du Tâdla, excepté les Beni Miskin. Ces noms sont ceux des tribus non seulement les plus nombreuses, mais aussi les plus guerrières de la région. Il ne reste donc au gouvernement que les populations des bords de la mer, populations donnant des soldats médiocres.
Comment dans ces conditions Moulei El Ḥasen peut-il impunément ravager les territoires de tribus aussi puissantes que celles du Tâdla, que les Zạïr ? C’est par suite de la désunion qui règne partout, non seulement entre les diverses tribus, mais encore parmi les fractions de chacune d’elles : les discordes, les rivalités, les rancunes sont telles, que rien, même l’intérêt commun, ne peut unir les différents groupes ; seule la voix d’un cherif ou d’un marabout respecté de tous pourrait produire momentanément ce miracle ; cette voix, grâce à la politique habile du sultan, se tait depuis un grand nombre d’années.
[30]Les Doukkala sont une grande tribu dont le territoire est célèbre par sa fertilité ; il fait partie du Maroc du sud. Celui des Zemmour, au contraire, est compris géographiquement dans le Maroc du nord, que les gens du pays appellent plus particulièrement Ṛarb. Le surnom qu’on lui donne signifie donc : « la province la plus fertile, le Doukkala, du royaume de Fâs ».
[31]Les nouaḍer sont d’épaisses mèches de cheveux que les Israélites marocains laissent pousser au-dessus de chaque oreille, et qui leur pendent le long des joues jusqu’au niveau du menton ou de l’épaule.
[32]Le mot ạdjib s’emploie au Maroc avec le sens de « domaine agricole ».
[33]Ce chiffre nous paraît fort : il nous a cependant été donné de plusieurs côtés différents.
[34]Les Ạmrâni, ainsi que M. El Feḍil, sont des cherifs edrissides, ou plus correctement Drisiin. Tous les cherifs du Maroc se divisent en 2 familles. 1o Les Drisiin, ou descendants de Moulei Edris, enseveli au Zerhoun. Sont Drisiin : Moulei Ạbd es Selam el Ouazzâni et toute la postérité de Moulei Ṭîb ; Moulei El Feḍil, dont nous venons de parler ; Moulei El Madani, personnage tout-puissant chez les Beni Mṭir, etc. 2o Les Ạlaouïa, ou descendants de Moulei Ạli, venu de Ianbô et mort au Tafilelt. Sont Ạlaouïa : la dynastie du sultan actuel, Chikh Moḥammed El Ạrabi el Derkaoui, les cherifs de Qçâbi ech Cheurfa, etc.
[35]L’Ouad Grou, qui porte ce nom dans sa portion supérieure, et ceux de El Amgaz et de Bou Regreg dans son cours inférieur, prend sa source dans la tribu des Zaïan ; de là il traverse les territoires des Beni Zemmour, des Smâla et enfin des Zạïr.
[36]Voici ce qu’écrivait Ali Bey, en 1804, au sujet de la puissance de la zaouïa de Bou el Djạd et de Sidi El Ạrbi, qui en était alors le chef :
« Je parlerai ici des deux plus grands saints qui existent maintenant dans l’empire du Maroc : l’un est Sidi Ali Benhamèt, qui réside à Wazen ; et l’autre, qui se nomme Sidi Alarbi Benmàte, demeure à Tedla.
« Ces deux saints décident presque du sort de l’empire, parce que l’on croit que ce sont eux qui attirent les bénédictions du ciel sur le pays. Dans les districts où ils habitent, il n’y a ni pacha, ni kaïd, ni gouverneur du sultan, et on n’y paie aucune espèce de tribut ; le peuple est entièrement gouverné par ces deux saints personnages, sous une espèce de théocratie et dans une sorte d’indépendance. La vénération dont jouissent ces personnages est si grande que, lorsqu’ils visitent les provinces, les gouverneurs prennent leurs ordres et leurs conseils...
« Je n’ai pas vu Sidi Alarbi, qui était à Tedla ; mais je connais un de ses neveux, qui est venu me voir en son nom. Il est fort rouge, et tellement gros que sa respiration est fatigante. On assure que Sidi Alarbi est encore plus grand et plus gras. On voit que les jeûnes et les macérations sont loin de porter atteinte à la vigueur et à la santé de nos saints. Malgré sa grosseur, on ajoute que Sidi Alarbi monte légèrement à cheval et qu’il tire très bien un coup de fusil, ce qui est une nouvelle faveur de la divinité. Malheureusement quelques discussions se sont élevées entre lui et le sultan Muley Seliman. Ce dernier ayant fait construire une mosquée dans le territoire de Tedla et ayant sans doute manqué à certains égards, Sidi Alarbi crut devoir la convertir en écurie. Muley Seliman fit alors présent de mille ducats à Sidi Alarbi pour l’apaiser. Le vénérable saint envoya en échange mille moutons au sultan. Il faut espérer que cet acte de repentir gagnera la miséricorde de Dieu par la recommandation du saint. » (Voyages d’Ali Bey el Abbasi en Afrique et en Asie pendant les années 1803, 1804, 1805, 1806 et 1807 ; t. 1, chap. XV.)
[37]Le miḥrab est une niche orientée dans la direction de la Mecque.
[38]« Maison du gouvernement ».
[39]Le sel abonde au Maroc. D’autres salines très riches, d’où l’on tire des dalles semblables à celles des Beni Mousa, se trouvent sur le territoire des Imeṛrân. Les rivières salées sont aussi en grand nombre : j’en ai rencontré plusieurs : ce sont l’Ouad Oumm er Rebiạ, l’Ouad Rḍât, l’Ouad Iounil, l’Asif Marṛen, l’Ouad Tisint, l’Ouad Tatta, l’Ạïn Imaṛiren (Ḥaḥa), etc. L’Ouad Messoun, affluent de la Mlouïa, est salé aussi, m’a-t-on dit.
[40]Au singulier tiṛremt, au pluriel tiṛrematin.
[41]Au singulier agadir, au pluriel igoudar.
III.
DE QAÇBA BENI MELLAL A TIKIRT.
1o. — DE QAÇBA BENI MELLAL A OUAOUIZERT.
25 septembre 1883.
Départ à 6 heures et demie du matin. Trois zeṭaṭs m’accompagnent, un de la tribu des Beni Mellal, deux de celle des Aït Atta d Amalou. Ouaouizert, où je vais, est située au pied méridional du Moyen Atlas, qui sépare la plaine du Tâdla du cours de l’Ouad el Ạbid, et dont, depuis Tagzirt, j’ai longé au bas le versant nord. J’ai donc à franchir cette chaîne. Les pentes en sont généralement escarpées ; dès qu’elles deviennent assez douces pour être cultivées, elles se couvrent de champs et des habitations apparaissent ; mais ces endroits sont rares : presque toutes les côtes sont raides et boisées ; sauf les places défrichées, clairières éparses de loin en loin, les flancs du massif sont revêtus d’une épaisse forêt : les lentisques, les caroubiers et les pins y dominent ; ils atteignent une hauteur de 5 à 6 mètres. Le sol est moitié terre, moitié roche ; celle-ci n’apparaît point ici sous forme de longues assises, mais en blocs isolés qui émergent de terre entre les arbres. Une foule de ruisseaux d’eau courante arrosent l’un et l’autre versant. Le chemin, constamment en montagne, pénible partout, est très difficile en deux endroits : d’abord, au sortir de Qaçba Beni Mellal, au passage nommé Ạqba el Kharroub ; puis à l’approche du col, Tizi Ouaouizert, que précède une montée fort raide. A 1 heure, je parviens à Ouaouizert.
Point de cours d’eau important pendant la route d’aujourd’hui. Peu de monde sur le chemin. Les habitations rencontrées étaient d’aspect misérable : c’étaient tantôt de petites maisons de 2 mètres de haut, construites en pisé, couvertes en terrasse, la plupart situées à mi-côte et à demi enfoncées sous terre, tantôt de simples huttes de branchages ; les quelques douars que j’ai vus ne se composaient que de cabanes rangées en rond : pas une tente véritable.
SÉJOUR A OUAOUIZERT.
Dès la sortie de Qaçba Beni Mellal, je suis entré chez les Aït Atta d Amalou, sur le territoire desquels se trouve Ouaouizert. Ils n’ont rien de commun avec les Aït Atta du Dra, ni avec les Berâber. C’est une petite tribu tamaziṛt (chleuḥa), indépendante, dont les frontières sont : au nord, le Tâdla ; au sud, l’Ouad el Ạbid ; à l’est, les Aït Seri ; à l’ouest, les Aït Bou Zîd. Sur l’autre rive de l’Ouad el Ạbid, habitent les Aït Messaṭ. Les Aït Atta d Amalou peuvent mettre en ligne environ 800 fantassins et 150 cavaliers. Les chevaux sont rares dans cette contrée ; en revanche, on y élève un grand nombre de mulets. Les Aït Atta sont peu riches, quoique rien ne manque à leur pays pour être prospère : la montagne n’est que bois et pâturages ; sur les pentes douces, dans les vallées, dans la plaine d’Ouaouizert, le sol est fertile : on y voit des jardins et des cultures florissantes ; l’eau abonde partout ; des minerais de fer, de cuivre, d’argent, se trouvent, dit-on, sur le territoire. Mais les habitants ne savent point extraire ces derniers, et ils négligent les travaux des champs ; leurs troupeaux mêmes sont peu nombreux : ils ont des moutons, des chèvres et quelques vaches, le tout de race médiocre. Aussi est-ce une tribu de pillards, dont une bonne partie ne vit que de zeṭaṭas, de vols, de rapines de tout genre.
Ouaouizert est située au pied du Djebel Beni Mellal, au seuil d’une petite plaine traversée par l’Ouad el Ạbid. De quelque côté qu’on tourne les yeux, on ne voit que hautes montagnes, resserrant la vallée dans une ceinture étroite. La bourgade s’élève sur les deux rives d’un ruisseau qui porte son nom ; elle se compose de trois groupes d’habitations assez éloignés les uns des autres, unis par des vergers. L’un d’eux est une zaouïa, résidence d’une famille de marabouts, dont le chef actuel est Sidi Moḥammed ould Moḥammed. Dans les vergers, on voit quelques pans d’épaisses murailles, ruines d’une qaçba construite jadis par Moulei Ismạïl. Les maisons sont de pisé, à simple rez-de-chaussée couvert d’une terrasse ; au milieu d’elles, ainsi que dans la campagne voisine, se dressent un grand nombre de tiṛremts. Les arbres des jardins sont des oliviers, des pêchers et des figuiers ; les légumes, des piments, des oignons et des citrouilles. Ouaouizert renferme 800 ou 1000 habitants, dont 100 à 150 Israélites. Malgré son peu de population, elle a une réelle importance, par son marché d’abord, marché qui se tient le vendredi et qui est très fréquenté, ensuite et surtout par sa position, qui en fait une des portes du Grand Atlas et le nœud de plusieurs routes. Trois passages principaux s’ouvrent dans le Grand Atlas entre les bassins de l’Oumm er Rebiạ et du Dra : l’un à l’ouest, menant de Zaouïa Sidi Reḥal au Telouet ; un autre au centre, conduisant de Demnât aux Haskoura ; le dernier en face d’Ouaouizert, débouchant dans l’Oussikis. Celui-ci est le chemin que prennent les caravanes venant de Merrâkech allant soit dans le haut Ouad Dâdes, soit au Todṛa, soit au Ferkla. A l’est de ce col, il n’y en a plus de fréquenté dans la chaîne jusque auprès de Qçâbi ech Cheurfa.
Les costumes sont les mêmes ici que dans le Tâdla ; mais les femmes, comme déjà celles des Beni Mellal, font un usage immodéré de henné. C’est une exception. Les Marocaines n’en mettent pas d’ordinaire avec excès.
Dans la vallée de l’Ouad Ouaouizert, à trois kilomètres au-dessus du village, se trouvent beaucoup de cavernes de Troglodytes comme celles décrites plus haut.
J’entends causer ici du voyage d’un Chrétien. Habillé en Musulman, il traversa, il y a trois ans et demi, le Sous, le Tazeroualt et Ouad Noun. Puis il se rendit à Tindouf, d’où il partit pour le Soudan. A Tétouan et à Fâs, on m’avait parlé du docteur Lenz ; cela n’avait rien de surprenant ; mais comment s’attendre à ce qu’ici, en ce coin perdu de l’Atlas, si éloigné du théâtre de ses explorations, sa renommée fût parvenue ?