Reconnaissance au Maroc, 1883-1884 (Texte)
Départ de Tanziḍa à 8 heures et demie. Je suis le fond de la vallée. Il se rétrécit peu à peu et finit, près d’Aqqa Aït Sidi, par n’avoir plus que 200 mètres de large ; hors cela, il demeure le même : toujours sablonneux, toujours ombragé de dattiers, toujours séparé de la Feïja par une muraille verticale. A Aqqa Aït Sidi, changement brusque : les dattiers disparaissent ; la vallée se rétrécit tout à coup, de façon à ne garder qu’une largeur de 40 mètres, la place de la rivière ; en même temps celle-ci s’enfonce dans un profond kheneg. Ce défilé s’appelle Foum Tisint ; s’ouvrant dans le flanc du Bani, il donne issue aux eaux du Petit Atlas et de la Feïja. Le passage, de 150 mètres de largeur totale, se divise en deux parties : l’une est un plateau sur lequel passe le chemin ; l’autre, en contre-bas de la première, et large de 40 mètres, est occupée par le lit du cours d’eau ; ces deux portions sont séparées par un talus à 1/1 de 20 à 30 mètres de haut. Plateau, talus, chemin, tout n’est que pierre, comme les flancs de la montagne ; ceux-ci sont escarpés, et composés de cette roche noire et luisante que je trouve si souvent dans le sud. Le Bani est fort étroit ; c’est une arête aiguë, une lame qui émerge du sol ; quoique je le traverse obliquement, il est bientôt franchi : en un quart d’heure, j’atteins l’extrémité sud du kheneg. Là toute l’oasis de Tisint se découvre à mes yeux : immense forêt de palmiers, vaste étendue sombre, au milieu de laquelle brillent les taches blanches des qçars ; des collines basses, des talus de sable jaune, bordent au loin l’océan de verdure ; à mes pieds, la rivière, qui sort du kheneg, s’avance avec majesté, pleine d’une eau bleue et limpide, vers les bois de dattiers où je la vois bientôt s’enfoncer et disparaître. Sur sa rive droite, au seuil des plantations, est le grand qçar d’Agadir. J’y entre à 10 heures du matin.
Dans cette courte marche, j’ai traversé ou vu plusieurs cours d’eau : l’Ouad Tanziḍa (lit mi-sable, mi-gravier ; 100 mètres de large, avec 8 mètres d’eau, jusqu’au confluent de l’Ouad Aginan ; 200 mètres de large, avec 20 mètres d’eau, au-dessous de ce point) ; l’Ouad Aginan (je ne le vois que de loin ; sa vallée, ombragée de palmiers, se creuse à pic dans les sables de la Feïja ; elle semble identique à celle de l’Ouad Tanziḍa) ; l’Ouad Qaçba el Djouạ (lit moitié roche, moitié sable, de 25 mètres de large, avec 8 mètres d’eau claire et courante ; cette eau est douce) ; l’Ouad Tisint (le lit, au point où je le traverse, a 40 mètres de large ; il est de sable ; une eau limpide et courante, profonde de 70 centimètres, en occupe la moitié ; cette eau est salée, comme celle de l’Ouad Tanziḍa qui la compose en partie).
[53]Au singulier, khenîf ; au pluriel, khenfân.
[54]La zemmita se compose de blé ou d’orge grillé, puis moulu ; elle se mange avec un peu d’eau ; suivant la quantité de celle-ci, on fait soit une pâte, soit une bouillie.
[55]On peut leur appliquer de tous points ces mots de M. Duveyrier sur les Touâreg : « En général les Touâreg sont de haute taille... Tous sont maigres, secs, nerveux ; leurs muscles semblent des ressorts d’acier. Blanche est leur peau dans l’enfance ; mais le soleil ne tarde pas à lui donner la teinte bronzée spéciale aux habitants des tropiques. » (H. Duveyrier, Touâreg du Nord, liv. IV, chap. IV, Caractères physiques des Touâreg.)
[56]Agni, pluriel ignan. Mot amaziṛ ayant le sens de brèche, tranchée, défilé très étroit.
[57]On appelle ṛezou des troupes de partisans qui se réunissent pour exécuter des coups de main, ṛazia. Les ṛezous n’ont pour but que le pillage ; ils opèrent soit contre les caravanes et les voyageurs, soit contre des tribus ennemies.
V.
SÉJOUR DANS LE SAHARA.
1o. — TISINT.
En arrivant à Tisint, une région nouvelle a commencé pour moi ; ciel, productions, habitants, costumes, tout y diffère de ce que j’ai vu avant ce jour. Jusqu’ici j’étais dans un pays montagneux ; il avait le climat et les produits du sud de l’Europe ; les habitants étaient des Chellaḥa, presque tous vêtus de laine blanche. Ce pays, le Bani en est la limite. Lorsque, après l’avoir traversé, on entre à Tisint, on met le pied dans un monde nouveau. Ici, pour la première fois, l’œil se porte vers le midi sans rencontrer une seule montagne : la région au sud du Bani est une immense plaine, tantôt blanche, tantôt brune, étendant à perte de vue ses solitudes pierreuses ; une raie d’azur la borne à l’horizon et la sépare du ciel : c’est le talus de la rive gauche du Dra ; au delà commence le Ḥamada. Cette plaine brûlée n’a d’autre végétation que quelques gommiers rabougris, d’autres reliefs que d’étroites chaînes de collines, rocheuses, entrecoupées, s’y tordant comme des tronçons de serpents. A côté du désert morne, sont les oasis, avec leur végétation admirable, leurs forêts de palmiers toujours verts, leurs qçars pleins de bien-être et de richesse. Travaillant dans les jardins, étendue nonchalamment à l’ombre des murs, accroupie aux portes des maisons causant et fumant, on voit une population nombreuse d’hommes au visage noir, Ḥaraṭîn de couleur très foncée ; leurs vêtements me frappent d’abord : tous sont vêtus de cotonnade indigo, étoffe du Soudan. Je suis dans un nouveau climat : point d’hiver ; on sème en décembre, on récolte en mars ; l’air n’est jamais froid ; au-dessus de ma tête, un ciel toujours bleu,
Tisint est une des plus grandes oasis du Sahara Marocain. Elle est située au fond d’une cuvette dont les bords sont, d’une part le Bani, de l’autre une ceinture de collines, rocheuses au sud, sablonneuses à l’est et à l’ouest. Au milieu de ce cercle, s’étend une plaine de sable blanc : là se trouve l’oasis, forêt de palmiers traversée par une belle rivière, avec qçars s’élevant à la lisière des plantations.
L’Ouad Tisint a en toute saison beaucoup d’eau ; cette eau est salée ; les habitants boivent de préférence celle qui provient de pluie, et qui se conserve en quelques creux de rochers des environs ; ils n’ont pas de citernes. La rivière renferme beaucoup de poissons ; on en pêche qui ont 40 centimètres de longueur. Ces poissons, cette onde abondante et amère donnent lieu à mille légendes : les gens du pays ne doutent pas que l’Ouad Tisint ne tire ses eaux de la mer. Leur opinion tient à une croyance répandue dans les campagnes du Maroc. Les fleuves, les ruisseaux, les sources qui coulent à la surface du globe, ont deux origines principales : les uns, d’eau douce, viennent des nuages du ciel, dont la substance s’emmagasine dans la terre ; les autres, salés, sont produits par l’onde marine, qui s’infiltre sous le sol. Il y a aussi des lits qui ne s’emplissent que durant les pluies : pour ceux-ci, point d’hésitation sur la cause qui les forme. Enfin on voit des cours d’eau d’une quatrième sorte, les plus mystérieux ; ils coulent l’année entière, qu’il pleuve ou non, sans qu’on leur connaisse de source : ils ne viennent ni de la terre, ni de la mer, ni du ciel, mais de Dieu seul. L’Ouad Tisint passe au milieu des dattiers ; ils croissent sur ses bords mêmes et ombragent ses flots ; le lit de la rivière, presque partout rocheux, est au niveau des plantations et sans berges ; il a 100 à 120 mètres de large, dont le quart est couvert par la nappe liquide, d’ordinaire divisée en plusieurs bras. Au-dessus de l’oasis, le volume des eaux est plus considérable. A l’entrée de la forêt, en face d’Agadir, un barrage les arrête : il se forme à ce point un réservoir long et profond, d’où partent une foule innombrable de conduits qui vont arroser chaque clos. Des diverses oasis que je verrai au Maroc, aucune n’est comparable à Tisint pour la quantité des eaux courantes : à chaque pas, on traverse des canaux, dont plusieurs ont jusqu’à 2 mètres de large et 40 ou 50 centimètres de profondeur.
Le sol de l’oasis est tout sable. Les palmiers qui le couvrent sont plantés très serrés ; des murs de pisé les divisent en une infinité d’enclos ; peu d’autres arbres s’y mêlent, de loin en loin on aperçoit quelques figuiers. Point de cultures à l’ombre des dattiers : on réserve toute l’eau pour l’irrigation de cet arbre précieux. Il n’y a de champs qu’en dehors de la forêt, à la lisière de l’oasis ; là on cultive dans le sable des légumes et de l’orge ; on ne le fait que les années de pluie, quand l’eau du ciel féconde la terre, et que la rivière, plus grosse que d’habitude, fournissant plus qu’il ne faut aux palmiers, permet d’arroser une plus grande surface de terrain. La datte est la fortune de Tisint ; grâce à elle, cette dernière est un des centres les plus prospères du Sahara Marocain : suivant un dicton du pays, des trois oasis célèbres de la contrée, Tatta, Aqqa et Tisint, la première l’emporte en population, et la dernière en nombre de palmiers. Tisint produit des dattes de plusieurs espèces : djihel, bou iṭṭôb, bou feggouç, bou sekri, bou souaïr[58] ; les djihels y dominent de beaucoup : elles y sont très bonnes, tandis qu’ailleurs elles sont d’ordinaire médiocres.
Oasis d’Aqqa. (Vue générale prise des coteaux situés au nord-est du qçar d’El Kebbaba.)
Croquis de l’auteur.
Plateau des Ilalen, plaines du bas Sous, Océan Atlantique, Grand Atlas. (Les parties ombrées du Grand Atlas sont couvertes de neige.) (Vue prise d’Afikourahen.)
Croquis de l’auteur.
Les qçars de Tisint sont au nombre de cinq : Agadir (500 familles), Aït ou Iran, Taznout, Ez Zaouïa, Bou Mousi. Agadir et Bou Mousi sont les deux principaux ; en temps de guerre, tout Tisint enferme ses biens entre leurs murs. Bou Mousi et Ez Zaouïa sont habités presque exclusivement par des marabouts ; à Bou Mousi, se trouve la zaouïa de Sidi Ạli ou Ạbd er Raḥman, dont l’influence est grande sur les Oulad Iaḥia ; à Ez Zaouïa, celle de Sidi Ạbd Allah ou Mḥind, avec le tombeau de ce saint et celui de son fils Sidi Moḥammed ou Bou Bekr ; cette dernière est très vénérée d’une partie des Berâber ; de tout le voisinage on vient visiter les mausolées des trois bienheureux et apporter des offrandes à leurs descendants. Il y a d’autres qoubbas à Tisint : telle est celle de Moulei Ismạïl, en face d’Agadir. Tant de saints, morts et vivants, prouvent une population pieuse ; en effet les Ḥaraṭîn de Tisint sont dévots, formant contraste en cela avec les autres Musulmans de la contrée, et surtout avec ces « païens » d’Arabes, comme ils appellent les nomades voisins. A Tatta, à Aqqa d’une part, chez les Zenâga de l’autre, personne ne fait le pèlerinage de la Mecque, personne ne sait lire, si ce n’est un petit nombre de marabouts ; personne ne dit régulièrement les prières, beaucoup ne les savent pas. Le seul acte religieux qu’on fasse est de donner quelque argent à des zaouïas ; encore ne le leur apporte-t-on point : il faut que les religieux aillent eux-mêmes quêter en chaque village. Chez les nomades, chez les Ida ou Blal surtout, c’est pis : on a beau venir chez eux, ils ne donnent rien ; si les marabouts insistent, ils les traitent de fainéants et les renvoient en se moquant d’eux ; leur parle-t-on du ḥadj ? ils répondent qu’ils ne vont qu’où il y a de l’argent à gagner ; quant à lire et à écrire, pas un homme ne le sait dans la tribu ; prier, ils n’y ont jamais pensé. A Tisint, au contraire, peu de gens jouissant d’un peu d’aisance qui ne portent le titre de ḥadj. Faire le pèlerinage est l’ambition de tous les habitants. Il faut 1000 ou 1500 francs pour cela, grosse somme dans le pays : ils travaillent sans relâche jusqu’à ce qu’ils l’aient acquise ; l’ont-ils ? les voilà partis pour Tanger, et de là pour la Mecque. Prodige plus rare, quelques-uns savent lire. C’est la première fois qu’en dehors des villes et des zaouïas je vois des Marocains lettrés. Tisint est une merveille au milieu de l’ignorance générale. Avec cette piété, il ne peut régner pour les marabouts qu’une libéralité et un respect extrêmes : couvents et religieux ont fleuri de toutes parts sur un sol si propice.
A Tisint, comme partout au sud du Bani, la plupart des constructions sont en pisé ou en briques séchées au soleil ; quelquefois, dans les maisons pauvres, les parties basses sont en pierre ; les demeures riches sont tout en pisé. Cette dernière matière est la seule estimée dans le pays. Pour les charpentes, on se sert de poutres de palmier. Les maisons ont un rez-de-chaussée, un premier étage et une terrasse ; chacune possède une cour intérieure. Quelques rares bâtiments sont blanchis ; la chaux est en général réservée aux qoubbas. Les rues sont étroites, à tel point que, dans la plupart, les mulets ne peuvent passer chargés ; elles sont en grande partie couvertes.
La population de Tisint, comme celle de toutes les oasis du sud du Bani, est un mélange de Chellaḥa et de Ḥaraṭîn ; ici ces derniers, en proportion bien plus forte que partout ailleurs, forment plus des neuf dixièmes des habitants : ainsi Tisint est presque entièrement peuplée de Ḥaraṭîn. En même temps, sans doute à cause de cela, leur couleur y est plus foncée que nulle part. Nous remarquerons, en tous lieux, que le teint des Ḥaraṭîn est d’autant plus noir qu’ils sont plus compacts, d’autant plus clair que les Chellaḥa auxquels ils sont mélangés sont plus nombreux.
Les costumes sont les suivants. Au lieu de chemise, on porte une kechchaba de cotonnade indigo (khent)[59] : c’est un morceau d’étoffe, de 2 mètres à 2m,50 de long sur 1 mètre à 1m,20 de large, au milieu duquel est pratiquée une fente longitudinale où l’on passe la tête ; les deux pans de la pièce tombent naturellement, l’un par devant, l’autre par derrière ; point de coutures ; on se contente de nouer ensemble les coins des pans dans le bas, à droite et à gauche ; le côté reste nu. La plupart du temps on n’a qu’une kechchaba ; quelques riches en mettent deux, la seconde étant en coton blanc (sḥen). Par-dessus ce vêtement, les uns portent le ḥaïk de laine blanche, d’autres le bernous, parfois blanc, plus souvent brun (kheïdous), quelques-uns le khenîf. On s’entoure la tête d’un étroit turban de khent ou, plus souvent, on reste tête nue. Aux pieds on a des belṛas jaunes, au bras quelque amulette, au cou un cordon de cuir où sont pendus quatre objets : une pipe[60] à fourneau en bois noir du Soudan, un poinçon pour la nettoyer, une pince pour saisir la braise et allumer, enfin un sachet de cuir pour le tabac ; ces sachets, appelés bit, tous du même modèle, sont apportés de Timbouktou. Le costume comporte une dernière pièce, qui couvre tour à tour diverses parties du corps : c’est le caleçon. Il est de khent et descend au-dessous du genou. Les riches seuls le possèdent. A l’intérieur des qçars, ils le portent comme se porte d’ordinaire ce vêtement. Sortent-ils, ont-ils une marche à faire ? ils l’ôtent, sous prétexte qu’il gêne les mouvements, et se l’enroulent autour de la tête comme renfort de turban. Tels sont les costumes et la façon de s’habiller des Musulmans sédentaires dans les oasis du sud du Bani, entre Dra et Sahel. Les vêtements des nomades de la même région diffèrent peu ; ils sont moins variés encore : une seule kechchaba, toujours de khent ; le caleçon facultatif ; un ḥaïk de laine blanche ; un bernous de même couleur ; rien sur la tête, chez quelques vieillards seuls un turban de khent ; une amulette enfermée dans un étui de métal et pendue soit au cou, soit au bras ; la pipe et ses accessoires : c’est là leur costume uniforme. Parmi eux, les Ida ou Blal se distinguent par leur façon de porter les cheveux : alors que les autres Marocains que j’ai vus les rasent ou les tiennent très courts, beaucoup d’Ida ou Blal les laissent pousser et gardent une chevelure longue de 10, 15 et 20 centimètres. Les femmes s’habillent d’une manière identique chez les Ḥaraṭîn, les Chellaḥa et les nomades. Leur vêtement est le même que dans le reste du Maroc, une pièce d’étoffe unique attachée sur les épaules et retenue à la ceinture ; le tissu, au lieu d’en être comme auparavant de cotonnade blanche ou de laine, est de khent. Un voile court, en khent, complète le costume ; elles s’en couvrent le visage devant les hommes, lorsque leurs pères ou leurs maris sont présents ; hors de la vue de ces derniers, elles ne le mettent pas. Elles se peignent peu la figure et ne se tatouent point ; la coutume du tatouage est à peu près inconnue au Maroc. Comme bijoux, elles ont de grosses boucles d’oreilles d’argent, des agrafes de même métal, un grand nombre de colliers où l’ambre domine, mêlé de mial, de pièces d’un et de deux francs, de grains de verre et de corail, puis des diadèmes argent et corail, des bracelets de corne, enfin quelques bagues d’argent. Pieds nus d’ordinaire, elles mettent pour sortir les belṛas rouges de toutes les Marocaines.
Parmi les hommes de cette région, les Chellaḥa et les Ḥaraṭîn sont en général de taille moyenne, bien faits, forts, lestes, et laids de figure ; les Arabes sont presque tous petits et d’apparence chétive, avec de beaux traits. On trouve peu de femmes agréables chez les Chellaḥa ; au contraire, beaucoup de Ḥarṭaniat sont jolies ; elles se distinguent dans leur jeunesse par de grands yeux pleins de mobilité et d’expression, une physionomie ouverte et rieuse, des mouvements souples et gracieux. Les femmes des tribus nomades, Ida ou Blal, Oulad Iaḥia, etc., sont la plupart belles ; en aucun lieu du Maroc je n’ai vu d’aussi beaux types que parmi elles : elles ont la noblesse, la régularité, la grâce ; leur peau est d’une blancheur extrême, celle du moins de leur visage et de leurs bras ; car l’habitude de porter des habits indigo, jointe à celle de ne se jamais laver, donne à leur corps des tons foncés et bleuâtres différents de sa couleur naturelle.
Dans cette contrée, comme dans le blad es sîba tout entier, on ne va jamais sans armes : tant qu’on est dans l’intérieur d’un qçar ou d’un douar, on ne porte que le poignard ; dès qu’on sort, fût-ce pour la course la plus courte, on prend son fusil. Sédentaires et nomades ont comme armes le fusil et le poignard à lame courbe. La poudre se met dans une corne de cuivre ouvragé. Les cornes et les poignards sont d’un modèle uniforme, déjà décrit. Les fusils sont de deux sortes : les uns appartiennent au type en usage chez les Glaoua, à Tazenakht, etc. ; les autres sont des armes à deux coups de fabrication européenne. Ces derniers sont des fusils de chasse, à pierre, de la fin du siècle dernier ou de la première partie de celui-ci, qu’on exporte du Sénégal ; ils en viennent par terre, apportés par les caravanes du Sahel[61]. Les nomades les recherchent, près de la moitié d’entre eux en sont armés ; on en voit moins parmi les sédentaires. Les cavaliers portent le sabre. Il y a peu de ces privilégiés. Les chevaux sont très rares. Les nomades eux-mêmes n’en ont pas beaucoup. Dans les qçars, où la difficulté de les nourrir est extrême, il s’en trouve au plus trois ou quatre, en moyenne ; il n’y en a pas quinze dans tout Tisint. Les vaches sont un luxe non moins grand ; seules, les quelques maisons regardées comme très riches en possèdent ; on n’en compte pas vingt-cinq à Tisint. Les mulets sont plus rares encore que les chevaux. Il existe quelques ânes et un petit nombre de moutons et de chèvres. On nourrit ces animaux de paille, et d’herbe quand on peut, ce qui n’est pas fréquent ; on donne, en outre, aux chevaux et aux mulets des dattes de la dernière qualité (bou souaïr). Le plus souvent, pour se délivrer de ces difficultés, les habitants des qçars font des arrangements avec des nomades et leur confient leurs chevaux et leurs moutons : les nomades se chargent de les nourrir, en ont la jouissance et, au premier signal, doivent les ramener au propriétaire. Quant aux nomades, ils ont des chameaux, des moutons, des chèvres et quelques chevaux.
Dans les qçars de cette région, la nourriture des habitants est la suivante : le matin, au réveil, le ḥesou ; vers 11 heures, l’ạsida ; le soir, le ṭạm avec des navets. Le ḥesou est une sorte de potage où entrent de l’eau, un peu de graisse ou d’huile et une poignée de farine d’orge ; il se mange à la cuiller[62]. L’ạsida est une bouillie épaisse ayant la consistance du ṭạm ; elle est faite de farine d’orge, ou de maïs cuite avec un peu d’eau ; au milieu, on verse de l’huile ou du beurre fondu. Le ṭạm est ce qu’on connaît ailleurs sous le nom de couscoussou ; il se fait ici avec de l’orge. La viande ne figure pas comme mets habituel dans les repas ; les riches même en goûtent rarement. Le petit nombre des heureux qui ont une vache remplacent le ḥesou du matin par une jarre de lait aigre qu’ils boivent en mangeant des dattes. L’arrivée d’hôtes transforme peu l’ordinaire : à leur entrée, on offre une corbeille de dattes ; de même avant le ṭạm du soir. Si la maison est riche et si l’on reçoit des gens de qualité, on sert le matin, au lieu de ḥesou, des galettes chaudes avec du miel de dattes[63] ; s’il y a du lait, on le boit vers 3 heures, en mangeant des bou iṭṭôb ou des bou feggouç, ce qui fait une sorte de goûter ; on fait le thé deux fois par jour, avant le repas du matin et avant celui du soir ; enfin on sert de la viande avec le couscoussou. Le thé est la grande friandise au Maroc[64] : c’est la seule boisson de ce genre qui y soit en usage ; sauf à Merrâkech, à Fâs, et dans les ports, le café est inconnu ; dans ces villes, on en prend peu. Le thé, au contraire, est répandu dans tout l’empire ; au Sahara c’est un coûteux régal, que se donnent seuls les qaïds, les chikhs, les marabouts et les Juifs. Nous venons de dire la nourriture des Musulmans sédentaires ; celle des nomades est la même, si ce n’est qu’ayant des troupeaux, le lait, de chamelle surtout, tient une grande place dans leur alimentation. Les uns et les autres, lorsqu’ils voyagent, emportent des dattes comme unique provision, quelle que doive être la longueur de la route[65].
Tisint est le centre d’un commerce considérable : elle trafique avec Merrâkech, Mogador, le Sous ; elle exporte vers ces points des dattes, des peaux et de la gomme, et reçoit, en retour, du Sous les grains et les huiles, de Merrâkech et de Mogador les produits européens. Tisint est un grand dépôt de ces dernières marchandises ; Agadir surtout, où s’est concentré le commerce de l’oasis et où il y a marché chaque jour : les Chellaḥa voisins et les nomades des environs, Ida ou Blal, Oulad Iaḥia et Berâber, viennent s’y approvisionner, de dattes d’abord, puis de grains, d’huile et de choses d’Europe telles que khent, sucre, thé, aiguilles. Tous les principaux habitants d’Agadir se livrent au commerce ; ils ont leur fortune, qui chez les plus riches s’élève à 8000 francs, composée d’une part de dattiers (à Tisint un bon dattier vaut 10 francs), de l’autre d’une somme d’argent qu’ils emploient au trafic. Faisant eux-mêmes les transactions principales, ils ne s’occupent pas du détail de la vente ; pour ce service, chacun a chez soi un Juif à gages qui du matin au soir ne fait que débiter les marchandises. Il y a ainsi une dizaine d’Israélites à Agadir. Point de mellaḥ : ces Juifs sont seuls, sans leur famille, et habitent chez leurs patrons : les uns sont de Tatta et d’Aqqa, les autres des Zenâga. Un ou deux d’entre eux font en même temps le métier d’orfèvre, spécialité des Juifs du Maroc, surtout au sud de l’Atlas. Agadir a ce qui caractérise les marchés : l’on y abat chaque jour et l’on y vend à toute heure de la viande au détail et du pain chaud. Le marché d’Agadir est le seul de Tisint. Naguère, outre ce qui s’y rencontre aujourd’hui, les produits du Soudan y affluaient. Cuirs, étoffes, bougies de cire jaune, or, y venaient de Timbouktou en abondance. A présent, plus de vestige de ce commerce. C’est par hasard et de loin en loin qu’on voit quelque objet du pays des noirs. Il en est de même à Tatta et à Aqqa : autrefois, avant que Tindouf existât, ces oasis étaient des points d’arrivée de caravanes du Soudan. Depuis trente ans que Tindouf est fondée, tous les convois du sud s’arrêtent à cette localité ; de là les marchandises prennent le chemin direct de Mogador, par le Sahel et le Chtouka : plus rien ne passe ni à Tisint, ni à Tatta, ni à Aqqa. Il faut aller à Tizounin pour commencer à trouver des produits de la Nigritie. A partir d’ici, tout le monde connaît de nom le Soudan et Timbouktou, et l’on rencontre parmi les nomades une certaine quantité de gens y ayant été, et un grand nombre au courant de son trafic, de ses usages et de son état. Avec le commerce considérable qui anime Agadir, le qçar est sans cesse rempli d’une foule d’étrangers, Ida ou Blal la plupart, venus pour affaires : c’est pourquoi nous avons décrit dès à présent la physionomie des Arabes, on en voit presque autant que de Ḥaraṭîn.
L’oasis de Tisint est tributaire des Ida ou Blal. Chacun des cinq qçars qui la composent est indépendant des autres, a son administration séparée et n’entretient avec ses voisins que les rapports rendus nécessaires par la proximité ; quelquefois des querelles s’élèvent entre eux, questions d’eaux le plus souvent ; d’ordinaire, les localités vivent en bonne intelligence : le danger commun les a toujours réunies ; cet accord fait en partie la prospérité de l’oasis ; il l’a préservée des malheurs de certains qçars de Tatta. Tisint est tributaire des Ida ou Blal depuis peu de temps. Il y a vingt ans, elle l’était non pas d’eux, mais des Zenâga. L’Azdifi avait une maison à Agadir, et toute l’oasis reconnaissait sa suprématie. Les Zenâga abusèrent de leur pouvoir ; ils commirent mille excès, dépouillant les habitants de leurs biens, les tuant au moindre propos. Ceux-ci se lassèrent d’un état qui était devenu la plus dure des servitudes ; ils allèrent trouver les Ida ou Blal, leur demandèrent secours contre leurs oppresseurs et, en échange, se constituèrent leurs tributaires. Les nouveaux protecteurs se mirent en campagne ; unis aux gens de Tisint soulevés, ils chassèrent les Zenâga, les forcèrent d’abandonner et l’oasis et la Feïja, et les refoulèrent jusqu’à Agni. Depuis ce temps, Tisint vit en paix sous la suzeraineté de ses libérateurs. Cette suzeraineté n’implique aucune immixtion dans les affaires intérieures ni extérieures des qçars : chacun d’eux se gouverne à sa guise ; elle n’implique même pas alliance : qu’ils aient des guerres, soit entre eux, soit avec des étrangers, cela ne regarde point les Ida ou Blal. Les seuls devoirs réciproques sont : pour les gens de Tisint, de remettre chaque année à leurs protecteurs un tribut consistant en la charge de dattes de vingt chameaux ; pour les Ida ou Blal, de s’abstenir de tout méfait envers leurs clients. Si Tisint ou une partie de Tisint voulait leur appui pour une expédition ou une guerre défensive, cela ferait l’objet d’un traité spécial. Le fait ne s’est pas présenté depuis que les Zenâga ont été chassés ; ceux-ci n’ont point tenté de revenir ; la paix s’est établie avec eux : ils sont aujourd’hui en relations amicales et avec Tisint et avec ses suzerains.
Chaque qçar, avons-nous dit, est indépendant des autres. Chacun se gouverne par l’assemblée de ses habitants, qui remet le pouvoir exécutif aux mains d’un chikh élu dans son sein : tant que ce chikh satisfait la majorité, il garde son titre : cesse-t-il de plaire, on le lui enlève et on le donne à un autre. Dans les qçars où une famille a la prépondérance par ses richesses et sa considération, cette dignité est généralement son apanage ; si un homme, par ses qualités et sa fortune, l’emporte de beaucoup sur ses compatriotes, il demeure ordinairement chikh toute sa vie. A défaut d’influence qui s’impose, on nomme un des notables de la localité ; il reste jusqu’au jour où on cesse d’être content de lui. Le chikh veille aux affaires du qçar, en fait respecter les coutumes au dedans, en sauvegarde les intérêts au dehors ; en guerre, il marche à la tête de ses concitoyens : pour toute résolution importante, l’assemblée, anfaliz, se réunit et décide. Le degré de pouvoir des chikhs est très variable : les uns, par leurs qualités personnelles ou la puissance de leurs familles, possèdent une grande autorité ; d’autres, dépourvus de ces avantages, sont peu de chose de plus que leurs concitoyens. Dans certaines localités, il existe une sorte de maison commune, souvent distinguée par une tour ; appartenant à l’ensemble des habitants, elle est successivement prêtée à chaque chikh. D’ordinaire, il ne l’occupe pas ; il y reçoit les hôtes de distinction et les députés des tribus étrangères. A Agadir, on a fait une maison semblable de l’ancienne demeure de l’Azdifi, connue sous le nom de Dar ez Zenâgi. Point de famille ni d’homme prépondérants dans ce qçar : on y a pris pour chikh l’habitant le plus riche du lieu, un nommé El Touḥami. C’est un Ḥarṭâni. Tisint est le seul endroit où j’aie vu le titre de chikh porté par des Ḥaraṭîn, partout ailleurs on ne le donnait qu’à des Chellaḥa.
En aucun des qçars que j’ai visités, je n’ai trouvé de qanouns écrits. Dans tous ceux de ces contrées, des coutumes se transmettent par la tradition ; un des devoirs du chikh est de les faire observer. Ces coutumes, les mêmes pour le fond, varient dans les détails à chaque localité. Elles se composent de peu de chose. Nous allons dire ce qui se passe, en général, en cas de contestation, de vol et de meurtre. Il faut savoir d’abord qu’il y a dans le sud un certain nombre de qaḍis : ce sont des hommes connus pour leur équité, ayant fait quelques études, soit dans le pays, soit au dehors, et appelés par la volonté des gens du voisinage à remplir les fonctions de juge. La plupart du temps, ils joignent à ce titre celui de marabout, mais ce n’est pas obligatoire[66].
Un homme a-t-il une contestation avec un de ses concitoyens ? il lui dit : allons devant le qaḍi de tel endroit. L’autre doit le suivre. Le qaḍi rend un arrêt. Si ce juge n’inspire pas confiance à la partie citée, elle a le droit, une fois arrivée devant lui, de le récuser en disant : Votre justice ne me convient pas ; envoyez-moi à un autre. Cette volonté est exécutée : on désigne un qaḍi différent. Si un homme déclare ne se soumettre à aucun, s’il ne veut pas comparaître en justice, le plaignant s’adresse à l’anfaliz, lequel condamne le récalcitrant, quand il persiste dans son refus, à une forte amende. Ces qaḍis sont des gens ignorants, mais la plupart équitables et à l’abri de la corruption ; ils jugent plutôt selon le bon sens que d’après les règles du droit musulman.
S’agit-il d’un vol ? Aussitôt qu’il est connu, le chikh fait crier dans le qçar qu’une amende de tant de réals punira l’individu chez qui on trouvera, à partir d’une date fixée, ou l’objet volé ou le voleur ; l’amende est, en général, égale à quatre fois la valeur de la chose dérobée. Si rien n’a reparu dans le délai indiqué, l’objet est perdu à jamais, car il a été pris par un pauvre diable qui, fuyant avec, a quitté le pays, ou il est recélé chez un homme riche qui n’avouera ni ne rendra rien. On peut, à la demande de la victime, faire des perquisitions dans les maisons ; ce droit se paie cher : pour toute demeure qu’on a fouillée sans y trouver la chose volée, il est dû au propriétaire une indemnité variant entre 30 et 50 réals, indemnité à la charge du plaignant. Dans ce pays pauvre, où les vols ne s’exercent guère sur des objets de valeur, on hésite à employer ce moyen. Mais il y a des nuances. Si le volé est un malheureux, il ne reverra jamais ce qu’on lui a ravi. Si c’est un homme puissant et audacieux, il fera ses perquisitions lui-même et, s’il trouve son bien, il le reprendra le fusil à la main, à la tête de ses parents et de ses amis. Dans le cas rare où l’on découvre un voleur par les moyens réguliers, il est condamné d’abord à rendre ce qu’il a dérobé, puis à une peine qui est déterminée par l’anfaliz ; cette peine peut être soit très légère, telle qu’une amende insignifiante, soit très rigoureuse, telle que le bannissement ; c’est selon la qualité du voleur, selon qu’il est soutenu, ou dépourvu de protections. S’il est serviteur ou client d’un homme considérable, s’il a des amis, il ne sera presque pas puni, peut-être point du tout ; si c’est un misérable sans appui, on lui prendra le peu qu’il a et on le jettera nu à la porte du qçar.
Il faut faire la même distinction en cas de meurtre. Si un homme riche, audacieux, redouté, tue un malheureux, il se bornera à payer le prix du sang, somme minime qui varie suivant les endroits ; s’il est très puissant, il ne le paiera même pas : qui oserait le lui réclamer ? Ces sortes de meurtres sont fréquents. Les autres sont rares : ils entraînent toujours les résultats les plus graves. Un homme tue-t-il son égal, les parents du mort le vengent aussitôt. L’honneur leur défend aucun accommodement : ils courent sus au meurtrier ; celui-ci, de son côté, est soutenu par les siens : la guerre s’allume entre les deux familles ; elle gagne bientôt tout le qçar. Quand ces luttes intestines ont duré un certain temps, il se trouve quelquefois un homme assez sage et assez influent pour faire entendre des paroles de conciliation et être écouté ; ou bien la crainte que des voisins ne profitent de cet état produit un rapprochement. Trop souvent une des factions appelle l’étranger à son aide ; l’étranger, c’est le nomade ; alors la ruine est inévitable : aussitôt introduits dans la cité, les nomades attaquent sans différence les deux partis, font un massacre général, pillent tout, détruisent les maisons et s’en vont chargés de butin, lorsque le qçar est un monceau de ruines. Les habitants de Tisint ont eu la sagesse de ne jamais les mêler aux querelles, peu nombreuses d’ailleurs, qu’ils ont eues entre eux. Il n’en a pas été de même à Tatta : on y voit les vestiges de dix villages ruinés à diverses époques par les Ida ou Blal qui, dans la plupart, avaient été appelés en alliés pendant des guerres civiles.
Chez les nomades, les choses se passent à peu près comme dans les populations sédentaires : là, plus qu’ailleurs, la loi du plus fort est seule respectée. Entre eux ne s’élèvent point ces mille contestations auxquelles les achats, les ventes, les voisinages de propriétés, donnent naissance parmi les habitants des oasis. Par contre, les vols et les meurtres sont plus fréquents.
Si, dans les qçars et dans les tribus errantes, des coutumes protègent plus ou moins chaque individu contre ses concitoyens, rien nulle part ne sauvegarde l’étranger ; tout est permis contre lui. On peut le voler, le piller, le tuer : nul ne prendra sa défense ; s’il résiste, chacun lui tombera sus. Tout commerce, toutes relations, seraient impossibles si un usage spécial ne remédiait à cet état. Cet usage, de la plus haute antiquité, qui existe presque partout au Maroc, est ce que les anciens Arabes appelaient djira[67] et ce qu’on nomme ici debiḥa. La debiḥa est l’acte par lequel on se place sous la protection perpétuelle d’un homme ou d’une tribu. C’est une ạnaïa prolongée. Prenons un exemple : un étranger entre dans un qçar ou dans un campement de nomades : il y est arrivé avec un individu de la localité ou de la tribu, qui l’a accompagné comme zeṭaṭ, après lui avoir accordé son ạnaïa, aussi appelée mezrag[68]. Si l’étranger ne fait que passer, cette protection suffit pour sa sûreté ; s’il veut séjourner, elle cesse d’être valable : l’ạnaïa ou mezrag est une garantie temporaire, créée spécialement pour les voyageurs ; celui qui veut résider quelque temps, ne fût-ce qu’un mois, doit s’en assurer une autre. Il demande, à titre perpétuel, la protection d’un personnage de la tribu : cela s’appelle « sacrifier sur lui », debeḥ ạlih. Cette expression a pour origine l’ancien usage, qui n’est suivi aujourd’hui qu’en circonstances graves, d’immoler un mouton sur le seuil de l’homme à qui l’on demande son patronage. Si, comme il arrive d’habitude, la personne à qui on s’adresse l’accorde, on fait venir un marabout, et il écrit, séance tenante, un acte certifiant que le nommé un tel a sacrifié sur tel individu de telle tribu et qu’il est actuellement sous sa protection. Voici les termes dans lesquels se rédigent ces pièces. Je prends pour exemple une de mes debiḥas sur les Ida ou Blal. « Par la volonté de Dieu, le rabbin Iosef el Djezîri sacrifie sur Ḥaïmed ben Haïoun el Ḥarzallaoui, afin que celui-ci le protège contre ses frères les Mekrez ; ayant reçu du Juif le prix de la debiḥa, il devient responsable envers lui de tous les dommages qui lui seraient faits par les Mekrez ; il les prend à sa charge et lui restituera ce qu’on lui enlèverait. De son côté, le Juif s’engage à payer à Ḥaïmed ben Haïoun dix coudées de cotonnade chaque année. Ces conditions ont été acceptées par les deux parties. Écrit en leur présence, le 26 moḥarrem 1301. Le serviteur du Dieu très haut, Ḥamed ben Moḥammed El Ḥaddad el Ạmrani. » Cette protection se paie d’ordinaire, on le voit, d’une légère redevance annuelle ; seuls quelques grands seigneurs se font un point d’honneur de ne rien demander. Il ressort de la teneur de l’acte qu’une fois cette démarche faite, on n’a rien à craindre des concitoyens de son patron ; on peut circuler sans péril parmi eux : s’attaquer à vous serait s’attaquer à lui-même ; toutes les lois qui le sauvegardent vous sauvegardent aussi : on est entré sous leur protection par le fait de la debiḥa ; elle incorpore, en quelque sorte, à la tribu. Comme, à côté des coutumes, il y a la loi du plus fort, et que celle-ci l’emporte souvent, on a soin de prendre pour patron un homme considérable, d’une famille puissante, et surtout d’un caractère fier et intrépide, qui ne soit pas d’humeur à permettre qu’on lèse ses clients. Il faut choisir aussi un homme loyal, car si la debiḥa assure contre les concitoyens du protecteur, elle ne garantit pas contre lui. Il est rare qu’un patron trahisse son client ; celui qui le fait devient l’objet du mépris général, et ses frères mêmes ne le soutiendraient pas. Dans toute tribu ou localité où on veut séjourner un certain temps, dans celles où on désire soit acheter des biens soit établir des dépôts de marchandises, il faut faire une debiḥa : les négociants possesseurs d’un commerce étendu en font un très grand nombre. Dans les tribus nomades, on prend pour protecteurs les chefs des principales familles ; dans les qçars, l’usage est de s’adresser au chikh. Les actes de debiḥa font partie des héritages : les fils des patrons et ceux des clients restent liés entre eux par les engagements qui unissaient leurs pères. Deux choses seules peuvent annuler une debiḥa : la cessation du paiement de la redevance par le client, ou la trahison du patron.
Telle qu’elle existe entre particuliers, la debiḥa existe entre tribus. Pour se mettre sous la protection d’une tribu, il y a deux moyens : sacrifier sur un de ses membres, ou sur la tribu entière : chaque individu étant solidaire de ses frères, les deux actes ont un résultat identique. D’ordinaire, les particuliers et les petits groupes, tels que les qçars isolés, se mettent sous la protection d’un seul personnage ; au contraire, les districts, les grandes fractions font les debiḥas sur les tribus entières. Ainsi, le district de Tisint est vassal de l’ensemble des Ida ou Blal, tandis qu’à Tatta chaque qçar isolément a pour patron[69] un membre de cette tribu ; la tribu des Aït Jellal s’est déclarée cliente de la masse des Ida ou Blal et ceux-ci, à leur tour, se sont constitués tributaires de l’ensemble des Berâber. Ces liens, encore que nous nous servions parfois des mots de suzeraineté et de vasselage pour les désigner, n’impliquent, nous le répétons, aucune immixtion dans les affaires, aucune suprématie. Les actes de debiḥa ne font que garantir, dans l’étendue de la tribu qui patronne, la sûreté des membres de la tribu cliente. Les Aït Jellal étant vassaux des Ida ou Blal, ceux-ci devront respecter en tous lieux les personnes et les biens des premiers, qui pourront voyager en sécurité sur leurs terres. Les Ida ou Blal, grâce à leur debiḥa sur les Berâber, pourront circuler sans péril dans les régions habitées par ces derniers. Si, par erreur, des marchandises de tribus clientes sont pillées par les patrons, ou réciproquement, on devra rendre ce qui a été pris, dès qu’on apercevra la faute commise. Ce sont surtout d’une part les populations commerçantes dont les caravanes ont à traverser les territoires ou à craindre les ṛezous de tribus étrangères, de l’autre les districts faibles enclavés dans les contrées parcourues par des voisins puissants, qui ont besoin de ces debiḥas. La garantie qu’elles procurent se paie par une redevance annuelle, plus ou moins forte suivant l’importance de la fraction cliente et l’étendue de ses relations avec ses patrons. Certaines tribus, comme certains individus, ont à la fois plusieurs suzerains différents.
Les debiḥas rendent possibles le commerce et les voyages ; elles les rendraient faciles et leur enlèveraient tout risque si elles étaient respectées. Souvent elles ne le sont pas : entre particuliers, on les viole rarement ; entre tribus, on a moins de scrupules. Voici les cas d’infraction les plus fréquents. Le client d’un particulier peut être tué ou pillé par des concitoyens de son patron. Si les meurtriers ou les ravisseurs ont agi par ignorance, s’ils témoignent leurs regrets et proposent de payer le prix du sang et de rendre ce qu’ils ont pris, on accepte généralement ces offres, et les choses en restent là. Mais, dans un pays où tout le monde se connaît par son nom, il est rare qu’on puisse alléguer l’ignorance. On a presque toujours agi en connaissance de cause. L’agression constitue donc un outrage personnel au patron de la victime ; son honneur est engagé à en tirer sans retard une vengeance éclatante. Il réunit tous ses parents, ce qui peut s’étendre loin, et les prie de l’aider dans ses représailles ; s’il est puissant, il entraîne à sa suite une grande partie de la tribu. Au premier jour, il attaque et tue ceux qui l’ont outragé. Ces nouveaux morts demandent vengeance à leur tour : riches ou pauvres, considérés ou non, leurs proches, la fraction à laquelle ils appartiennent, ne peuvent sans honte laisser leur meurtre impuni. On prend les armes : une guerre civile éclate ; la tribu entière ne tarde pas à y prendre part. Ces guerres, courtes dans les qçars, durent des années parmi les nomades, et s’allument surtout chez eux. Nous avons choisi le cas d’un notable ayant à se venger de gens moins puissants. Si le patron offensé était assez fort pour réunir autour de lui presque toute la tribu, il châtierait de même les auteurs de l’attentat, mais les parents de ces derniers n’oseraient entrer en lutte contre lui ; ils se borneraient à demander une indemnité, qu’on leur accorderait sans doute, ou bien ils temporiseraient, épiant l’occasion de laver leur honneur en faisant tomber dans un guet-apens leur ennemi ou l’un des siens ; le jour venu, ils feraient le coup, et émigreraient, de peur des représailles. Un troisième cas se présente, le plus fréquent : on peut s’être attaqué au client d’un homme faible. Si la fraction de ce dernier est très unie, si les auteurs de l’agression en sont mal vus, elle considère l’insulte comme sienne et tout entière embrasse sa cause : on rentre dans le premier cas. Si au contraire son groupe est divisé, si ceux dont il se plaint y ont des amis, peu de gens se lèveront à sa voix. S’il a affaire à aussi faible que lui, il pourra se venger ; si son adversaire est puissant, ou bien il se résignera à boire sa honte, ou bien, s’il est homme de cœur, il assassinera par surprise son ennemi ou quelqu’un de sa famille, et prendra la fuite. Tels sont les faits qui se produisent lorsqu’un particulier est lésé par son concitoyen dans la personne d’un client ; que ce client soit individu, groupe ou qçar, les choses se passent de même. Les suzerains, à moins d’être dans l’impossibilité de le faire, tirent une vengeance sanglante de l’attentat commis contre un de leurs vassaux. Il y va de leur honneur. Pour ce motif, des groupes importants, des qçars, aiment mieux se mettre sous la protection d’un seul individu que sous celle de toute une tribu.
Ceux qui ont pour patronne une tribu sont moins bien protégés. Des hommes, des troupes, ont-ils lésé des gens d’un groupe vassal du leur ? L’action est blâmable. Le devoir de l’assemblée de la tribu suzeraine est de faire rendre justice aux clients offensés. Mais là nul n’a d’intérêt personnel, nul ne prend la chose à cœur ; au contraire. Quel est le fait dont on se plaint ? un ṛezou a enlevé une caravane ? quelques hommes ont pillé un voyageur isolé ? Dans l’assemblée siègent plusieurs membres du ṛezou en question ; il leur coûte de rendre gorge, surtout si le convoi était richement chargé ; ceux qui n’ont point participé au profit sentent que le lendemain pareille chose pourra leur arriver, et craignent de demander à leurs concitoyens des comptes qu’à leur tour ils seront heureux de ne pas rendre ; enfin la prise d’une belle proie est un succès qui flatte l’amour-propre de toute la tribu. Quand la fraction plaignante est puissante, qu’on a des représailles graves à craindre, il faut s’exécuter ; mais on traîne les choses en longueur, on cherche mille prétextes pour restituer moins qu’on n’a pris, on donne aussi peu que possible. Si la tribu lésée est faible, éloignée, qu’on n’ait pas de vengeance à redouter, l’on ne rend qu’au bout de longtemps, et presque rien. Aussi les gens de fractions clientes, en voyage sur le territoire de leurs patrons, se font souvent accompagner, par précaution, de l’un d’eux comme zeṭaṭ. Lorsque, de deux tribus unies par un acte de debiḥa[70], l’une met trop de mauvaise volonté à remplir ses engagements, le pacte se rompt et une guerre s’ensuit. Elle peut avoir lieu entre sédentaires et nomades, ou entre nomades. Dans le premier cas, les nomades se réunissent en masse, marchent sur les qçars, les assiègent et dévastent les jardins. A moins que les habitants n’appellent d’autres nomades à leur secours, ils sont obligés, s’ils ne veulent voir détruire leurs cités, de demander grâce et d’acheter la paix par une rançon. Entre nomades, la guerre est différente : guerre peu active, toute de surprises ; rarement il y a de vrais engagements, on se borne à des ṛazias mutuelles ; on tâche de tomber à l’improviste sur les tentes, sur les troupeaux de ses adversaires, cherchant le butin et non le combat. Ces guerres-là durent souvent pendant plusieurs générations.
Lorsque, dans un qçar ou une tribu, on vole, on pille ou on tue des membres d’une fraction limitrophe, et qu’on refuse tout dédommagement, la guerre en résulte ; cela ne peut être lorsque les lésés appartiennent à des tribus lointaines. Entre groupes éloignés, un usage est universel : celui des représailles. Prenons des exemples. Un individu du qçar de Tisenna s Amin a été tué par des hommes d’Agadir Tisint. Le premier habitant d’Agadir qui tombera entre les mains des gens de Tisenna s Amin sera mis à mort. Un Zenâgi, étant à Agadir Tisint, a été dupé dans un marché par un homme du qçar, et l’anfaliz a refusé de lui rendre justice. Le premier individu d’Agadir qui entrera sur le territoire des Zenâga sera arrêté ; on ne le laissera partir qu’après qu’il aura donné une somme égale à celle dont ses compatriotes ont fait tort au Zenâgi : s’il ne l’a pas avec lui, il devra la faire chercher, et restera prisonnier jusqu’à paiement complet. Ainsi du reste. C’est la loi du talion : chacun reprend, dès que l’occasion s’en présente, ce dont il a été frustré. D’après cette coutume, l’Azdifi ordonnait de me mettre en prison comme sujet du sultan, parce que des hommes de sa tribu étaient incarcérés à Merrâkech.
Les habitants de Tisint et tous les sédentaires de la région emploient la langue tamaziṛt. La plupart d’entre eux possèdent, par suite de leurs rapports avec les nomades voisins, une teinture d’arabe. Les femmes et les enfants ne connaissent que le tamaziṛt. Les hommes apprennent l’arabe à mesure qu’ils grandissent ; ils le savent plus ou moins : les pauvres, sans cesse occupés de travaux manuels, peu ; les riches, davantage, grâce au commerce et aux affaires quotidiennes avec les nomades. Les principaux citoyens le parlent couramment. Pour ce motif, le tamaziṛt en usage est moins pur qu’il n’était à Tazenakht et chez les Zenâga ; des mots arabes s’y sont introduits, surtout dans la conversation des hommes ; les femmes ont mieux conservé les anciennes expressions. Si les populations sédentaires des oasis ont pour idiome le tamaziṛt, toutes les tribus nomades du sud du Bani, Oulad Iaḥia, Ida ou Blal, Aït ou Mrîbeṭ, parlent l’arabe. Femmes et enfants n’usent que de cette langue. Parmi les hommes, beaucoup n’en savent point d’autre ; ceux-là seuls que de fréquentes affaires appellent dans les qçars apprennent à la longue un peu de tamaziṛt ; ils mettent de l’amour-propre à ne s’en servir que quand leur interlocuteur ne comprend pas l’arabe, lorsque c’est une femme, par exemple. Les familles d’Oulad Iaḥia qui habitent le Zgiḍ et les bords du Dra, celles d’Ida ou Blal qui ont des domiciles à Tatta et celles d’Aït ou Mrîbeṭ fixées à Aqqa et à Tizounin, font exception à cette règle. Ces familles, isolées, en contact journalier avec les Imaziṛen, ont appris leur langue, bien qu’elles se servent entre elles de l’arabe.
Nous nous sommes occupés à plusieurs reprises de la langue, des usages, des coutumes des Marocains ; nous n’avons pas dit un mot de leur caractère : c’est qu’il nous paraît difficile d’être exact sur ce sujet. Quelles qualités, quels défauts attribuer à un ensemble de tant d’hommes, dont chacun est différent des autres et de soi-même ? S’efforce-t-on de démêler des traits généraux ? Lorsqu’on en croit reconnaître, une foule d’exemples contradictoires surgissent, et, si l’on veut rester vrai, il faut se restreindre à des caractères peu nombreux, ou dire des choses si générales qu’elles s’appliquent non seulement à un peuple, mais à une grande partie du genre humain. Partout même mélange de qualités et de défauts, avec les modifications qu’apportent la civilisation ou la barbarie, la richesse ou la pauvreté, la liberté ou la servitude. Il me paraît difficile de reconnaître aujourd’hui à ceux qu’Ibn Khaldoun appelle Berâber le bouquet de vertus dont il les orne. Si une chose peut donner l’idée du caractère des Marocains, ce sont les ouvrages où a été décrit celui des Kabiles ou d’autres populations imaziṛen de l’Algérie. Une longue expérience, des études approfondies, ont donné à des hommes éminents le droit de traiter avec autorité un tel sujet. On ne saurait l’avoir quand on a, comme moi, passé une seule année dans un pays. Aussi n’entreprendrai-je point de dire ce que sont et ne sont pas les Marocains ; je me bornerai à signaler quelques traits isolés qui m’ont frappé et que j’ai retrouvés en beaucoup de lieux ou remarqué dans certains groupes. Je le ferai en déclarant que « je n’ay rien à dire entièrement, simplement, et solidement, sans confusion et sans meslange, ny en un mot ». Presque partout règnent une cupidité extrême et, comme compagnons, le vol et le mensonge sous toutes leurs formes. En général, le brigandage, l’attaque à main armée, sont considérés comme des actions honorables. Les mœurs sont dissolues. La condition de la femme est au Maroc ce qu’elle est en Algérie. D’ordinaire peu attachés à leurs épouses, les Marocains ont un grand amour pour leurs enfants. La plus belle qualité qu’ils montrent est le dévouement à leurs amis. Ils le poussent aux dernières limites. Ce noble sentiment fait faire chaque jour les plus belles actions. En blad es sîba, pas un homme qui n’ait bien des fois risqué sa vie pour des compagnons, pour des hôtes de quelques heures. La générosité, se traduisant surtout par l’hospitalité, n’est l’apanage particulier d’aucun groupe : les nomades ont l’habitude de taxer les Chellaḥa d’avarice ; ces derniers accusent les Ḥaraṭîn du même vice. Je ne me suis point aperçu qu’il y ait entre eux de distinction profonde à ce sujet. Partout également, m’a-t-il semblé, il y a des avares et des hommes généreux ; d’ordinaire, dans les contrées riches on reçoit avec libéralité les étrangers, dans les localités pauvres on ne leur donne rien ; dans tel qçar, qu’il se présente cent voyageurs en même temps à la mosquée, on apportera à manger pour tous, dans tel autre on n’offrira pas l’hospitalité à un seul. De même chez les nomades. Les Marocains ont, comme tous les hommes, plus ou moins d’amour-propre ; chez les Arabes du sud, ce sentiment est très développé et se change souvent en une noble fierté ; chez les Ḥaraṭîn, il prend volontiers la forme d’une vanité puérile ; les Chellaḥa l’ont moins. Inutile de dire que ces populations, qui passent leur existence les armes à la main, sont braves. Inutile de dire qu’elles sont attachées à leur indépendance : la plupart l’ont conquise et la défendent chaque jour au péril de leur vie, soit contre le sultan, soit contre leurs voisins ; les tribus du blad el makhzen elles-mêmes ne font que se révolter. Je n’ai pu juger avec mes yeux de la valeur guerrière des divers habitants du Maroc ; il est admis dans le pays que les peuplades les plus braves et les plus aguerries sont les grandes tribus nomades du sud et de l’est du Grand Atlas : Berâber, Aït Seddrât, Ida ou Blal, Oulad Iaḥia, Aït ou Mrîbeṭ d’une part ; Doui Mnia, Oulad el Ḥadj de l’autre. Après eux, très braves aussi, viennent les montagnards, les Chellaḥa du massif Atlantique et les Qebaïl du Rif. Les populations de plaine, cantonnées dans les basses vallées des fleuves et sur les bords de l’Océan, forment une troisième classe regardée comme au-dessous des précédentes en courage. Les moins estimés de tous sont les Ḥaraṭîn. Les Marocains sont prompts à verser le sang et ne font aucun cas de la vie des autres ; je n’ai vu ni entendu citer d’exemple de cruauté de leur part. En général, Chellaḥa et Ḥaraṭîn sont laborieux : adonnés à l’agriculture, ils semblent, les seconds surtout, industrieux en ce qui la concerne. Ils n’ont pas l’esprit vif de certains Arabes, tels que les Ida ou Blal et les Oulad Iaḥia : ceux-ci, malgré leur ignorance, ont une intelligence remarquable, sont curieux et comprennent vite. Ces Arabes ont des façons distinguées et de la politesse, tandis que les Imaziṛen sont la plupart grossiers. En revanche, on trouve parfois dans ceux-ci une certaine bonhomie, rare chez les premiers. Le Maroc, à l’exception des villes et de quelques districts isolés, est très ignorant. Presque partout, on est superstitieux et on accorde un respect et une confiance sans bornes à des marabouts locaux dont l’influence s’étend à une distance variable. Nulle part, sauf dans les villes et districts exceptés plus haut, on ne remplit d’une manière habituelle les devoirs religieux, même en ce qui concerne les pratiques extérieures. Il y a des mosquées dans tout qçar, village ou douar important ; elles sont plus fréquentées par les voyageurs pauvres, à qui elles servent d’abri, que par les habitants.
Avant de quitter Tisint, disons qu’auprès des cinq qçars actuels, s’en trouvent quatre autres ruinés, trois au sommet du Djebel Taïmzouṛ et un à l’extrémité sud de Foum Tisint, traversé par le chemin. On ne sait de quelle époque date leur destruction ; de mémoire d’homme on les a vus ce qu’ils sont aujourd’hui ; leur fondation est attribuée aux Chrétiens.
2o. — DE TISINT A TATTA.
Comptant revenir plus tard à Tisint, je ne désirai pas m’y arrêter cette fois ; dès mon arrivée, je voulus partir pour Tatta. Deux zeṭaṭs Ida ou Blal, escorte suffisante, furent bientôt trouvés ; mais un contretemps se présenta : un ṛezou de 400 Berâber était signalé depuis quelques jours aux environs ; on jugea imprudent de se mettre en route tant que ses intentions ne seraient pas connues. Le 16, il tomba sur la partie occidentale des jardins de Tisint, les pilla et enleva des travailleurs. Son but était atteint ; il ne lui restait qu’à battre en retraite pour sauver son butin. Je pouvais partir.
Pendant ce court séjour, je fis plusieurs connaissances. Aussitôt le bruit de mon arrivée répandu, tous les ḥadjs, familiers avec les choses et les gens des pays lointains, voulurent me voir. Une fois de plus, je reconnus les excellents effets du pèlerinage. Pour le seul fait que je venais d’Algérie, où ils avaient été bien reçus, tous me firent le meilleur accueil ; plusieurs, je le sus depuis, se doutèrent que j’étais Chrétien ; ils n’en dirent mot, comprenant mieux que moi peut-être les dangers où leurs discours pourraient me jeter. L’un d’entre eux, le Ḥadj Bou Rḥim ould Bou Rzaq, devint dans la suite pour moi un véritable ami, me rendit les services les plus signalés et me sauva des plus grands périls.
16 novembre.
Parti à midi d’Agadir, avec deux Ida ou Blal, j’arrivai à 3 heures et demie à Qaçba el Djouạ, petite oasis où l’on devait passer la nuit. De Tisint à Tatta, on suit constamment le pied des monts Bani. Cette chaîne est un mouvement de terrain fort curieux et l’un des plus importants du Sahara Marocain. S’élevant de 200 à 300 mètres au-dessus du sol environnant, d’un à deux kilomètres de largeur à la base, sans aucune largeur au sommet, elle forme une lame rocheuse, un tranchant, émergeant de terre au seuil du désert. Nul contrefort, nulle chaîne, ne se rattache à cette digue isolée dans le Sahara. Elle est orientée de l’est-nord-est à l’ouest-sud-ouest, comme le cours inférieur du Dra et comme les chaînes de l’Atlas. La longueur en est grande : elle est traversée, dit-on, par le Dra au-dessous de Tamegrout et se développe, toujours semblable, gardant même composition, même forme et même hauteur, jusqu’au bord de l’Océan, où elle expire au sud du groupe de villages appelé Ouad Noun. Un certain nombre de khenegs la percent, étroites brèches par où s’écoulent vers le Dra les eaux du Petit Atlas. Chacun de ces passages est le point de réunion de quatre ou cinq rivières, et comme l’orifice d’un entonnoir. Les eaux se trouvant assemblées en ces points, il s’est créé à chacun d’eux une oasis. Les grandes oasis qui se voient entre le Sous, le Dra et l’Atlantique ont toutes cette origine ; toutes, Zgiḍ, Tisint, Tatta, Aqqa, Tizgi el Ḥaraṭîn, Icht sont à la bouche d’un kheneg du Bani. Le Bani est en roche, sans terre ni végétation : grès calciné, comme les monts de Tazenakht, il présente une écaille noire et brillante sur toute la surface de ses flancs. Ceux-ci sont en pente douce au pied, très raide vers le sommet. En maints endroits du Bani existent des minerais : cuivre, zinc, argent, or vers l’occident. Au nord de cette muraille s’élèvent les pentes du Petit Atlas ; commençant à son pied, à l’ouest, elles sont séparées d’elle par la Feïja, dans la portion orientale. Au sud, plus une montagne, la plaine à perte de vue. Tel est le Bani, la dernière chaîne avant le Grand Désert ; parallèle au Grand et au Petit Atlas, il est comme le ruban d’écume qui borde la plage en avant de ces deux vagues monstrueuses. Je suivrai cette chaîne remarquable jusqu’à Tatta, tantôt en longeant le pied, tantôt m’en tenant à peu de distance, marchant dans la Feïja d’abord, sur les premières pentes du Petit Atlas ensuite. Le chemin est facile : terrain sablonneux dans la Feïja, pierreux ailleurs, nu en cette saison, couvert de plantes basses les hivers pluvieux ; comme arbres, des gommiers de 2 à 3 mètres, d’autant plus nombreux qu’on se rapproche du lit de quelque ruisseau ou qu’on s’éloigne du Bani, au pied duquel le sol, tout de roche, ne leur permet pas de pousser. Point de gibier dans ces régions stériles, si ce n’est des mouflons ; eux seuls vivent dans les vastes solitudes du Petit Atlas et sur les rocs du Bani. Au sud de celui-ci, dans la plaine, courent de nombreuses gazelles.
Depuis le kheneg de Tisint jusqu’à Qaçba el Djouạ, je n’ai cessé de suivre l’Ouad Qaçba el Djouạ. A hauteur d’Aqqa Aït Sidi, il a 12 ou 15 mètres d’eau, dans un lit de pierre de largeur double, que bordent deux parois rocheuses et escarpées élevées de 20 à 30 mètres. Deux kilomètres plus haut, l’eau courante disparaît ; il reste des flaques plus ou moins longues, de distance en distance ; lit de 50 mètres ; le fond, parfois recouvert d’une légère couche de sable, est de roche blanche ainsi que les parois qui le bordent ; celles-ci n’ont plus que 15 à 20 mètres de haut. Peu après, elles s’abaissent encore et se changent en talus de sable de 10 à 15 mètres, formant de chaque côté une ligne de dunes irrégulières appelées Idroumen. A partir de Trit, plus d’eau dans l’ouad : lit de galets au niveau de la Feïja. Dans l’oasis de Qaçba el Djouạ, la rivière prend une largeur extrême, mais reste à sec ; le lit, moitié sable, moitié gravier, se remplit de palmiers et, confondu avec le terrain qui l’entoure, cesse bientôt de se distinguer. Chemin faisant, j’ai traversé la petite oasis de Trit, bois de palmiers au milieu duquel s’élève un qçar d’environ 100 maisons, peuplé de Ḥaraṭîn vassaux des Ida ou Blal. Trit se gouverne à part. De Tisint à Qaçba el Djouạ, beaucoup de monde sur la route.
Feïja, oasis de Qaçba el Djoua et Bani.
(Vue prise du chemin de Qaçba el Djoua à Aqqa Igiren.)
Croquis de l’auteur.
17 novembre.
Séjour à Qaçba el Djouạ. Qaçba el Djouạ est un grand qçar, situé au milieu d’une belle oasis. Les constructions s’élèvent sur les premières pentes de la plus basse et la plus septentrionale de trois collines qui, se dressant près du Bani, sans s’y rattacher, forment un massif isolé au bord de la Feïja. L’Ouad Qaçba el Djouạ, plein de dattiers et confondu avec le sol de l’oasis, contourne ce massif. A son entrée dans les plantations, il reçoit sur sa rive gauche l’Ouad Ṭriq Targant[71], ainsi nommé parce que, pour gagner au nord-ouest le qçar de ce nom, on en remonte le cours un certain temps. Ici, les palmiers, moins serrés qu’à Tisint, ombragent des cultures. Le sol est sablonneux. Point d’eau courante ; l’ouad est à sec, à moins qu’il ne pleuve. Une nappe d’eau existe sous le sol, à peu de profondeur ; une multitude de puits sont creusés dans l’oasis ; par eux la Qaçba s’alimente et irrigue ses plantations. L’arrosage des palmiers est inutile les années de pluie : que l’eau coule dans l’ouad durant vingt-quatre heures, c’est assez pour inonder l’oasis, assez pour que la terre soit fécondée, assez pour que la récolte de grains et de dattes soit assurée. Mais il ne pleut pas tous les ans ; en voici sept que ce bonheur n’est arrivé : sept années de sécheresse viennent de passer sur la partie occidentale du bassin du Dra. Le pays s’en est ressenti et est fort appauvri. L’orge est hors de prix ; il n’y a presque plus de bétail : la misère est générale. Un ciel nuageux et un peu de pluie ayant signalé le commencement de ce mois, l’allégresse fut universelle ; on employa les dernières économies à acheter des grains, et chacun se mit à labourer avec acharnement. Tous déploient ici une activité fiévreuse ; pas un homme de la Qaçba qui ne soit au travail ; on voit de toutes parts des gens conduisant leurs charrues entre les palmiers, traînées par des vaches, des chevaux, des mulets, des ânes et, faute de mieux, des femmes : les bêtes de somme et de trait sont rares dans les qçars et le moment des semailles va passer ! Qaçba el Djouạ est vaste, prospère, et bien construite, partie en pisé, partie en pierre. Les habitants, Chellaḥa. contrastent, par leur blancheur, avec les noirs possesseurs des oasis voisines ; exception remarquable, ils ne reconnaissent point de suzerain, n’ont de debiḥa sur personne. Beaucoup d’entre eux sont cherifs, la plupart sont riches. Ils forment 400 fusils. Leur langue habituelle est le tamaziṛt, presque tous savent aussi l’arabe. Fraction des Aït Semmeg de la rive gauche du Sous, et depuis longtemps séparés de leur tribu mère, ils ont conservé de bons rapports avec elle, et en cas de guerre, malgré la distance, lui envoient et en reçoivent des secours. Ils sont en bonnes relations avec les Ida ou Blal ; beaucoup épousent des femmes de cette tribu. Qaçba el Djouạ est célèbre par l’abondance et la bonne qualité de ses dattes ; elle produit des bou feggouç, des djihel, des bou souaïr, des bou iṭṭôb et surtout des bou sekri.
On distingue d’ici quatre petites oasis, situées de l’autre côté de la Feïja ; chacune d’elles contient un qçar dont elle porte le nom. De ces qçars, Aqqa Iṛen, Tiskmoudin, Ida Oulstan, Serṛina, le plus important est Aqqa Iṛen. On appelle les trois autres Qçour Beïḍin, à cause de la blancheur de leurs maisons. Tous sont peuplés de Chellaḥa et de Ḥaraṭîn tributaires des Ida ou Blal.
18 novembre.
Départ à 6 heures du matin. Je continue à suivre le Bani. Bientôt la Feïja finit et je passe dans une nouvelle région, sur les premières pentes du Petit Atlas, terrain pierreux, mais facile. Vers 10 heures, j’approche d’Aqqa Igiren : on voit d’une part cette petite oasis, de l’autre un kheneg dans le Bani, Kheneg eṭ Ṭeurfa. A cette brèche se trouvent une source et des dattiers, propriété des habitants d’Aqqa Igiren, mais point de maisons. Une rivière s’échappe par là vers le sud, l’Ouad Kheneg eṭ Ṭeurfa. Elle est formée de trois cours d’eau, l’Ouad Aqqa Izen, l’Ouad Tesatift et l’Ouad Aqqa Igiren : les deux premiers sont des ruisseaux et coulent dans le désert ; le troisième est une rivière importante ; au-dessus d’Aqqa Igiren, qu’il traverse et où il reçoit un affluent, il prend le nom d’Ouad Targant et arrose plusieurs lieux habités. Aqqa Igiren est une oasis peu étendue, avec deux petits qçars d’aspect misérable ; la moitié des constructions est en ruine et abandonnée ; les maisons qui restent sont en pierre, mal bâties, n’ayant la plupart qu’un rez-de-chaussée, ce qui est le dernier signe de pauvreté dans le pays. Population de Chellaḥa et de Ḥaraṭîn, tributaires des Ida ou Blal. Point d’eau courante ; plusieurs puits de bonne eau et une feggara auprès du qçar occidental.
Vers 3 heures, j’aperçois devant moi les palmiers de Tatta. Cette oasis n’est pas comme Tisint une forêt compacte ; elle se compose d’un grand nombre de groupes distincts, les uns au nord du Bani, les autres au sud : dans la première région, les qçars sont rapprochés et leurs plantations se touchent souvent ; dans la seconde, ils sont isolés et dispersés un par un dans la plaine. Celui où je vais, Tintazart, est de ces derniers. Pour l’atteindre, je commence à gravir le Bani : la montée est difficile : bientôt il faut mettre pied à terre ; je chemine péniblement au milieu des roches. A 3 heures 35 minutes, je parviens au sommet, arête effilée sans aucune largeur. Le coup d’œil, vers le sud, est admirable. Une immense plaine s’étend à perte de vue : c’est le désert. Il se déroule, indéfiniment jaune et plat, jusqu’à un double ruban bleu que forment à l’horizon les coteaux de la rive gauche du Dra et le talus du Ḥamada. Comme des taches noires sur le sable, apparaissent divers qçars de Tatta ; ils sont disséminés près du Bani, à quelque distance les uns des autres, chacun entouré de ses palmiers. Le col où je suis s’appelle Tizi n Tzgert[72]. La descente est aussi lente que la montée. Au pied du Bani, je rencontre un sable dur sur lequel je marche jusqu’à Tintazart. J’y arrive à 5 heures et demie.
Personne sur la route, de toute la journée. Les cours d’eau que j’ai rencontrés étaient à sec ; ils avaient un lit semblable, à fond de gros galets, à berges de terre de 50 centimètres à 1 mètre de haut. Aucun d’eux n’a d’importance, excepté l’Ouad Aqqa Igiren. Celui-ci, dans l’oasis de ce nom, a 80 mètres de large et des berges à pic de 2 mètres. Le long du trajet, les gommiers sont assez nombreux, sauf sur les flancs du Bani. Dans la vallée de l’Asif Oudad, ils se mêlent, au bord du ruisseau, de quelques tamarix. Des touffes de melbina et de kemcha sèment le sol. Enfantées par les pluies récentes, de petites herbes sortent de toutes parts. Ce qu’on voit, chemin faisant, du Petit Atlas est tout roche, aussi bien les pentes prochaines, noires comme le Bani, que les crêtes éloignées, majestueux massifs d’un rouge sombre.
3o. — TATTA.
Tintazart est un des plus grands qçars de Tatta ; elle est bâtie sur l’extrémité d’une petite chaîne rocheuse de 15 à 20 mètres d’élévation, à flancs très escarpés. Cette chaîne fait partie de l’enchevêtrement d’arêtes de roche noire qui serpentent dans la plaine. Le point où est construite Tintazart s’appelle Irf Ouzelag, « la tête du serpent ». La localité se compose de trois parties : l’une, dominée par le donjon de la maison commune, forme le qçar actuel ; une seconde, plus petite de moitié, est ruinée : c’était le quartier de Chikh Ḥamed ; la destruction, qui date de quelques années, est l’œuvre des Mekrez, l’une des deux branches des Ida ou Blal, et fut cause d’une guerre longue et sanglante, à peine achevée, entre les Mekrez et l’autre moitié de la tribu, les Ḥaïan, dont Chikh Ḥamed était client. Le troisième quartier, plus petit que les précédents et hors des murs, est le mellaḥ. Les maisons sont, comme celles de Tisint, pierre à la base, pisé dans les parties supérieures ; elles sont uniformément couvertes en terrasse. Belles plantations de palmiers, arrosées de sources nombreuses. Toutes les eaux qui descendent du Bani et arrosent la plaine entre cette chaîne, Toug er Riḥ et Anṛerif, aboutissent à Tintazart, El Qcîba et Anṛerif et en fertilisent les terres. Dans les trois lieux, les jardins sont au sud des bâtiments ; au nord, on ne voit que le sable desséché de la plaine, l’areg. Tintazart est peuplée de Chellaḥa et de Ḥaraṭîn ; les premiers dominent. Elle se gouverne à part, comme chacun des qçars de Tatta ; comme eux, elle est tributaire des Ida ou Blal. L’administration y est confiée à un chikh élu par l’assemblée générale. Lors de mon arrivée, un jeune homme de dix-huit ans, Ḥamed ou Baqâder, remplissait ces fonctions. Pendant mon séjour, on eut sujet d’être mécontent de lui et on le remplaça par son cousin, El Ḥasen ould Bihi, aussi jeune que lui. Leurs pères ont péri de mort violente : on voit peu de vieillards en ce pays. Le fait qui motiva ce changement fut le suivant : un Chleuḥ de Tintazart, nommé Ạbd Allah, avait depuis trois ans une affaire en litige avec des gens d’Aqqa Izenqad, autre qçar de Tatta. Ceux-ci lui réclamaient une somme d’argent qu’il refusait de rembourser : ils s’impatientèrent, vinrent au nombre de 17 fusils dans sa maison, le tuèrent, prirent ce qu’ils purent et s’en retournèrent. Cet événement se passait à l’époque où j’étais là. Ḥamed ou Baqâder n’avait rien fait pour prévenir le meurtre et n’essaya point de le punir : il se borna à de molles réclamations auprès de l’assemblée d’Aqqa Izenqad. Son manque d’énergie mécontenta : on lui enleva son titre, et on le donna à son cousin.
Tatta est la plus étendue des oasis situées entre le Dra et l’Atlantique. Elle se compose de deux parties. La première, au nord du Bani, comprend de nombreuses localités, échelonnées sur les rives de trois cours d’eau, les ouads Tatta, Toug er Riḥ et Adis. Ces rivières se rapprochent en arrivant au Bani, où le kheneg d’Adis donne passage à toutes trois et conduit dans la seconde région. Celle-ci est ce qu’on appelle l’areg, vaste plaine à sol sablonneux et dur, située au sud du Bani, semée, de distance en distance, de qçars isolés, les uns sur les bords des trois rivières, les autres arrosés par des sources ; l’areg est moins peuplé que la portion supérieure : il compte 14 lieux habités, l’autre en possède 22. Ces diverses localités ont une population identique, mélange de Ḥaraṭîn et de Chellaḥa ; le dernier élément y domine. Elles sont sans lien entre elles et indépendantes. Chacune en particulier est tributaire des Ida ou Blal ; les plus septentrionales ont une seconde debiḥa sur les Aït Jellal, tribu nomade cantonnée non loin de là, vers les pentes supérieures du Petit Atlas. Les principaux centres de Tatta sont Afra et Adis. L’un et l’autre se composent de deux qçars presque contigus. L’un et l’autre réunissent les deux causes d’importance d’un lieu, marché et zaouïa. La zaouïa d’Adis a peu de membres ; le chef en est S. Moḥammed d Aït Ouzeggar. Celle d’Afra, plus considérable, appartient à la nombreuse famille des Aït Ḥoseïn ; les religieux habitent Afra Fouqania, appelée aussi Aït Ḥoseïn, où est enseveli S. Moḥammed d Aït Ḥoseïn, leur ancêtre ; cette zaouïa jouit d’une grande vénération dans le pays. Une troisième existe à Tatta : celle de Djebaïr, fondée par S. Ạli ben Djebira, dont la qoubba s’élève entre Adis et Toug er Riḥ. S. Ạli ben Djebira descendait de S. Moḥammed ech Chergi, de Bou el Djạd ; sa postérité, fixée à Djebaïr, est un rameau de la famille dont Sidi Ben Daoud est le chef. L’un de ses rejetons, Ạli Ben Hiba, ayant gagné une fortune considérable dans le commerce du Soudan, où il a fait un long séjour, a acquis par là une grande influence ; peu d’hommes ont autant de poids à Tatta et dans la tribu des Ida ou Blal. Enfin, une quatrième puissance religieuse, celle du marabout S. Moḥammed Mouloud, a son siège à Tintazart. S. Moḥammed Mouloud est étranger : son père fut S. El Mokhtar bel Lạmech, fondateur de Tindouf et chef de la tribu religieuse des Tajakant. A son lit de mort, S. El Mokhtar partagea entre ses enfants la zone où s’étendait son influence : les Ida ou Blal échurent à Moḥammed Mouloud. Pour être près d’eux il s’établit à Tatta. Mais la tribu est des moins dévotes et ne lui donne ni travail ni profit. A-t-on un acte à dresser, quelque chose à écrire ? on s’adresse à lui ; une légère rémunération le gratifie. Là se bornent et ses fonctions et ses bénéfices. Encore lui préfère-t-on souvent son frère cadet, Aḥmed Digna, qui réside à Tindouf.
Derniers palmiers de Tatta dans la direction du sud, areg, collines de la rive gauche de l’Ouad Dra.
(Vue prise de Tintazart.) Croquis de l’auteur.
Le commerce de Tatta, considérable naguère, quand y arrivaient les caravanes du Soudan, est presque nul aujourd’hui. On se borne à chercher à Merrâkech les produits européens indispensables, à demander au Sous son huile, à exporter des dattes. Deux marchés, le Tlâta d’Afra et le Khemîs d’Adis. J’ai été une fois à ce dernier : il se tient dans le kheneg d’Adis, sur la rive droite de l’Ouad Adis, en face de Tamessoult, à l’ombre des palmiers. De petites niches de pisé ou de pierre, adossées aux troncs, servent de boutiques aux marchands. Le jour où j’y fus, les produits en vente se réduisaient à peu de chose : des grains, du bétail, de l’huile, des légumes, des cotonnades blanches, beaucoup de khent, un peu de thé et de sucre ; il n’y avait ni allumettes, ni papier, ni aiguilles. Le marché était peu animé. On semblait y être venu plutôt par désir de distraction, afin de se voir et causer, que pour acheter.
Tatta a de nombreux dattiers ; les bou feggouç dominent ; puis viennent les bou iṭṭôb, les djihel, les bou souaïr et, plus rares, les bou sekri. Les arbres sont, comme à Qaçba el Djouạ, assez espacés pour que grains et légumes se cultivent entre leurs intervalles. Les années de pluie, on sème de l’orge dans l’areg, au bord des rivières et dans le voisinage des palmiers, partout où l’on peut arroser.
Outre la population tamaziṛt, un certain nombre d’Ida ou Blal vivent à Tatta, dans des qçars du sud. Des familles de la tribu habitent El Qcîba, Izeṛran, Toug er Riḥ. Les unes s’y sont établies paisiblement, la plupart y sont entrées de force à la faveur des divisions des habitants. Tel est le cas de Toug er Riḥ, lieu où ils sont le plus nombreux : au cours de querelles intestines, une des factions y demanda l’appui d’Ida ou Blal ; ceux-ci entrèrent, chassèrent une partie des habitants, s’emparèrent des meilleures maisons et des jardins et s’installèrent.
Plusieurs localités en ruine jonchent le sol de Tatta : Qaçba el Makhzen et Tiiggan Qedîm sont abandonnés depuis une époque dont la mémoire est perdue ; cinq des qçars de Taldnount, de sept que comptait ce groupe, ont été, il y a trente ans, ruinés par les Ida ou Blal ; des quartiers de Tintazart et d’Izeṛran viennent d’être détruits par la même tribu.
Ici comme à Tisint, le tamaziṛt est la langue générale ; mais presque tous les hommes savent l’arabe.
Mon compagnon, le rabbin Mardochée, se trouvait à Tintazart au milieu de sa famille, entre un frère et une foule de parents. Il était juste de lui permettre de jouir de leur société. Je le laissai se reposer auprès des siens pendant que je faisais deux excursions, l’une au lit de l’Ouad Dra, l’autre à l’oasis d’Aqqa.
Pour le peu de temps que je devais rester à Tintazart, je n’avais pas besoin de faire de debiḥa sur aucune personne du qçar ; ayant à séjourner davantage sur le territoire des Ida ou Blal, il était indispensable de m’assurer de ce côté en me munissant de deux patrons parmi eux : en temps ordinaire un seul eût suffi ; mais la longue guerre qui les a divisés finit à peine ; les membres d’une fraction ne garantissent pas encore contre ceux de l’autre : il faut avoir son protecteur dans chacune d’elles. Ce n’est qu’après avoir rempli ces formalités que je pus me mettre en route.
4o. — EXCURSIONS AU MADER ET A AQQA.
I. — LE MADER.
La portion du lit de l’Ouad Dra qui se trouve à l’ouest du méridien de Tisint est en grande partie cultivable : le fond, sablonneux sur presque toute son étendue, y devient fertile dès qu’il est arrosé. Ces parties labourables sont appelées mạder. Six principaux mạders sont situés aux confluents des six grands tributaires du fleuve ; on les nomme : Mạder Ida ou Blal, Mạder Tatta, Mạder Aqqa, Mạder Tizgi, Mạder Icht, Mạder Imi Ougadir. Je vais aller au premier.
25 novembre.
Parti à 10 heures du matin de Tintazart, j’arrive, à 6 heures et demie du soir, à 200 mètres du lit de l’Ouad Dra, dans un ensemble de cultures appelé Mạder Soulṭân ; ce lieu fait partie de la plaine de Medelles, delta sablonneux formé par l’Ouad Kheneg eṭ Ṭeurfa à son confluent avec le Dra. J’y passe la nuit. Ma route a traversé cinq régions distinctes. La première, de Tintazart à l’Ouad Toufasour, est l’areg, tel qu’on le voit jusqu’au Bani, sable uni, dur, sans une pierre et sans un arbre ; il est semé de touffes rares et maigres d’aggaïa, de kemcha et de melbina ; d’étroites arêtes de roche noire émergent çà et là et se tordent à sa surface. La seconde région commence à l’Ouad Toufasour et finit au Kheneg Zrorha ; plus de sable ; sol dur et plat, couvert de petites pierres et de gravier ; mêmes plantes, auxquelles s’ajoutent des gommiers de 3 à 4 mètres, nombreux surtout le long des ruisseaux ; les serpents rocheux rampent toujours sur le dos de la plaine, deux ou trois chaînes de collines plus hautes, de couleur grise et jaune, s’y mêlent. Du Kheneg Zrorha à l’Ouad Asgig, dans la troisième partie du trajet, tout relief cesse ; plus d’arêtes rocheuses ; terrain plat jusqu’au Dra : le sol, très dur, est couvert de cailloux noirs comme d’une écaille sombre et brillante ; même végétation que tout à l’heure, moins abondante et plus étroitement cantonnée sur les bords des ruisseaux. Cette plaine s’appelle Ouṭa Bouddeïr. La quatrième région s’étend de l’Ouad Asgig au delta de l’Ouad Kheneg eṭ Ṭeurfa : le sol s’adoucit, le gravier se mêle de sable ; celui-ci augmente à mesure que l’on avance ; la végétation garde la même nature, les gommiers diminuent. La cinquième est la plaine de Medelles, delta sablonneux formé de vase et de dunes basses, de 50 centimètres à 1 mètre ; l’Ouad Kheneg eṭ Ṭeurfa le traverse, divisé en trois bras ; végétation abondante ; des bouquets de grands tamarix ombragent une terre verdoyante, couverte de melbina, d’aggaïa et de sebt[73] ; des cultures apparaissent. Plus on avance, plus le sol devient humide ; il est si vaseux durant les 2 derniers kilomètres que les animaux marchent à grand’peine et qu’on est forcé d’aller nu-pieds. Cette partie inférieure du Medelles est défrichée et labourée ; on l’appelle Mạder Soulṭân ; je m’y arrête à quelques pas de l’Ouad Dra. Ma nuit se passe là, au pied d’un bouquet de tamarix, en compagnie d’une douzaine d’Ida ou Blal, laboureurs au bivac.
Peu de monde aujourd’hui sur ma route ; seuls, quelques cultivateurs revenaient du Mạder avec leurs bestiaux, après avoir terminé leurs labours. Les cours d’eau situés sur mon passage étaient à sec ; aucun n’avait d’importance. Le lit de l’Ouad Toufasour, à fleur de terre, se distingue à peine ; celui de l’Ouad Zrorha a un fond de galets large de 12 mètres et des berges de terre de 1 mètre ; celui de l’Ouad Asgig a 30 ou 40 mètres de large, un fond moitié roche, moitié galets, des berges à pic de 1 ou 2 mètres. Durant la dernière partie du trajet, on distinguait le mont Taïmzouṛ et le Kheneg eṭ Ṭeurfa ; seul relief entre eux et le chemin, un massif isolé, le Gelob, dressait à l’est sa double cime au milieu de la plaine qui s’étend du Bani au Dra. Le kheneg d’Adis était invisible ; les collines entre lesquelles j’ai passé au sud de l’Ouad Toufasour le cachaient.
26 novembre.
Départ à 6 heures 5 minutes. A 6 heures 9 minutes, je sors de la plaine de Medelles et je gravis un bourrelet rocheux, le Rist Djedeïd, qui la sépare du Dra ; à 6 heures 13 minutes, j’en atteins la crête ; à 6 heures 14 minutes, je suis dans le fleuve. Je le remonte. Le lit est de vase, sèche sur les bords, humide vers le milieu. De grands herbages, des fourrés de tamarix le recouvraient, ces jours derniers, d’une végétation touffue. A l’heure qu’il est, presque toute cette verdure a disparu sous les sillons : la majeure partie du sol est ensemencée ; on laboure encore sans relâche ; de toutes parts, on ne voit que charrues attelées de bœufs, de chevaux, de chameaux, on n’entend que les cris et les chants des laboureurs. Le lit de l’Ouad Dra est plat ; il a 3 kilomètres et demi de large ; un talus uniforme élevé de 100 mètres, la ligne bleue qu’on voyait de Tisint et de Tatta, le borde à gauche ; le bourrelet rocheux d’à peine 30 mètres que j’ai franchi ce matin, le Rist Djedeïd, en garnit la rive droite. D’ordinaire, il disparaît en entier sous les hautes herbes et les broussailles : aux pluies d’automne, on les arrache pour cultiver : la moisson faite, elles l’envahissent de nouveau. En ce moment tout est défriché, à l’exception d’une bande de verdure de 500 mètres de large qui court au milieu ; là, dans la partie centrale du lit, le sol est si détrempé qu’il est impossible de labourer : les hommes, même pieds nus, y marchent avec peine. Lorsque, les années très pluvieuses, les eaux du haut Dra arrivent jusqu’ici, elles inondent tout le lit et font une nappe infranchissable de 3 à 4 kilomètres de large ; les cultures sont fécondées et la récolte assurée. S’il est tombé quelques pluies, mais non assez pour déterminer la venue du Dra supérieur, les mạders sont encore arrosés ; les rivières au confluent desquelles ils sont situés leur apportent leur tribut : dans ce cas, chaque mạder est fertilisé, mais le lit n’est pas rempli ; le peu d’eau qui y entre coule dans trois rigoles qui sont au milieu et que je verrai tout à l’heure. Enfin, si l’année est tout à fait sèche, l’eau ne descend nulle part, le sable reste stérile, et il y a famine. Plusieurs années de disette viennent de s’écouler ; aussi quelle joie a accueilli les premières ondées, prélude d’un hiver humide ! avec quelle précipitation tout le monde s’est jeté vers le mạder ! avec quel entrain chacun laboure le plus qu’il peut ! Pendant les jours que je viens de passer à Tintazart, il n’y avait dans le qçar ni un homme ni une bête : vaches, ânes, chevaux, mulets, chameaux, tout était au mạder avec les hommes ; les femmes seules et les petits enfants gardaient les maisons. Toute la population mâle de la contrée, nomade et sédentaire, est massée depuis quinze jours dans cette étroite bande de terre. Des habitants du Petit Atlas, du Sous même et du Sahel, y ont des terrains et sont venus les cultiver. Le lit de l’Ouad Dra, d’habitude désert, présente l’aspect le plus gai et le plus animé. Au lever du jour, une multitude de feux s’allument le long des deux rives, perçant le brouillard du matin : c’est le premier repas qui s’apprête en silence. Puis chacun quitte le bivac et se met au travail ; les vapeurs s’élèvent peu à peu ; au-dessous des pentes du flanc gauche, encore d’un violet sombre, le soleil illumine le fleuve dont les sables se colorent d’un rose doux : la vie renaît ; le lit se couvre de monde ; les laboureurs le parcourent en tous sens : on n’entend que les hennissements, les mugissements des animaux, et les cris des conducteurs qui les excitent.
Après avoir remonté quelque temps le fleuve, au milieu de ce travail, de ce mouvement universels, je visite les trois rigoles centrales où est en ce moment toute l’eau du Dra. La plus septentrionale a 20 mètres de large et 1 mètre de profondeur ; la vase y est plus détrempée qu’ailleurs, mais elle ne contient point d’eau. La seconde, pareille, a seulement 10 mètres de large. La plus méridionale n’en a que 8, mais sa profondeur est double et de nombreuses flaques d’eau sèment le fond. L’eau du Dra est salée dans cette région. Les trois rigoles serpentent au milieu d’une végétation touffue ; au ras du sol, diverses herbes se pressent en tapis ; des tamarix de 3 à 4 mètres les ombragent. L’eau de la dernière rigole et l’humidité répandue dans le mạder ont été apportées par des affluents du fleuve à la suite des pluies récemment tombées dans la montagne ; elles suffisent pour assurer la moisson ; si le haut Dra ajoutait son tribut, celle-ci serait plus belle ; s’il venait au printemps, après cette moisson faite, on pourrait semer de nouveau et avoir double récolte. Les inondations produites par le cours supérieur durent peu de jours.
Je prends au retour le même chemin qu’à l’aller, en traversant le Medelles plus haut que la première fois. Les trois bras de l’Ouad Kheneg eṭ Ṭeurfa ont l’aspect suivant : le bras oriental a 20 mètres de large, des berges insensibles, un fond de sable en partie humide, point d’eau ; le bras central est très humide, large de 40 mètres, du reste semblable au précédent ; le bras occidental est pareil aux deux autres, mais plus sec ; sa largeur est de 30 mètres ; il marque la fin des sables et la limite du Medelles.
Un homme des Ida ou Blal m’a servi d’escorte dans cette excursion. Cet unique zeṭaṭ avait été difficile à trouver, tout le monde étant parti pour le Dra. Les fertiles terres des mạders, quelque incultes qu’elles soient la plus grande partie de l’année, ont toutes leurs possesseurs. Chacun d’eux connaît sa parcelle. Un champ au mạder se vend, s’achète, se loue comme un autre bien. Tant qu’il ne tombe pas de pluie, on ne s’en occupe pas ; à l’apparition des premiers nuages, le propriétaire se prépare à labourer ou se met en quête d’un fermier. On passe au mạder le temps du labour et des semailles, 15 jours ou trois semaines. Les hommes seuls y vont, avec les bestiaux ; comme provisions, on emporte de l’orge et du maïs, parfois des dattes. Jamais on ne prend de tente : tout le monde bivaque, même les nomades. Les travaux terminés, on s’en va pour ne revenir qu’au moment de la récolte, en mars. Dans trois mois et demi, vers les premiers jours de mars 1884, je verrai moissonner ce qu’on sème aujourd’hui : la récolte sera superbe, quoique les eaux du haut Dra doivent continuer à faire défaut. A peine sera-t-elle achevée, ces eaux arriveront et inonderont le lit du fleuve durant plusieurs jours. Il est donc probable qu’on aura fait deux récoltes en 1884.
Le Mạder Ida ou Blal est fort long ; il se divise en plusieurs portions. Celle que j’ai visitée s’appelle le Rist Djedeïd, du nom des hauteurs qui la bordent.
II. — AQQA.
Parti de Tintazart le 28 novembre à 7 heures et demie du matin, j’arrivai à El Kebbaba, le plus oriental des qçars d’Aqqa, le même jour à 6 heures du soir. Mon escorte se composait de deux hommes. Obligé de marcher sur les territoires des Ida ou Blal et des Aït ou Mrîbeṭ, j’avais un zeṭaṭ de chaque tribu. La route de Tintazart à Aqqa peut se diviser en deux parties : de Tintazart au lit de l’Ouad Tatta, et de l’Ouad Tatta à El Kebbaba. La première partie est l’areg, tel que nous le connaissons, avec son sol uni, sablonneux et dur, ses touffes de melbina, d’aggaïa, de kemcha, ses gommiers rabougris de 1 à 2 mètres, ses serpents rocheux qui se déroulent en raies sombres à la surface blanche de la plaine ; de temps à autre, un qçar apparaît avec sa fraîche ceinture de palmiers, faisant diversion à ce monotone paysage. Deux kilomètres avant d’atteindre l’Ouad Tatta, on traverse une cuvette sans végétation appelée Imchisen ; elle est couverte d’une couche de 5 à 15 millimètres d’amersal, poudre blanche ayant l’apparence du sel, sans aucun goût. Peu après, à un kilomètre de la rivière, le sable s’amollit et se couvre d’une végétation abondante : les touffes de melbina et d’aggaïa s’élèvent ; entre elles croissent des akrass, sortes de joncs d’un vert foncé ; des tamarix se mêlent aux gommiers ; au-dessus d’eux, quelques palmiers sauvages dressent leur tête. Cette verdure s’étend jusqu’à la rive gauche de l’Ouad Tatta. Elle y cesse. Là finit l’areg et commence la seconde partie de mon trajet. Le sol, toujours plat, devient gris et pierreux ; plus de serpents rocheux sortant de terre, çà et là des plateaux bas, des talus rocailleux ; une foule de lits de torrents coupent la route : tous sont à sec, avec un fond de gros galets de 6 à 15 mètres de large ; la végétation reste la même, le gommier augmentant un peu. Tel est le pays, désert absolu, qu’on traverse de l’Ouad Tatta à El Kebbaba.
Depuis Tiiggan, dernier qçar de Tatta, je n’ai rencontré personne sur mon chemin. Les principales rivières que j’ai traversées sont : l’Ouad Adis (lit de roche large de 20 mètres, au milieu duquel coulent 3 mètres d’eau claire et courante ; berges insensibles) ; l’Ouad Tatta (il se divise en trois bras : le bras oriental a 100 mètres de large, des berges de 1 mètre à 1/2, en galets roulants, un fond de roche où serpentent 3 mètres d’eau limpide et courante, salée ; le bras central, large de 30 mètres, est à sec ; le bras occidental a 60 mètres, un lit de roche et des flaques d’eau : ces divers bras sont séparés par des langues de terre partie sablonneuses et partie couvertes de gros galets, sans végétation) ; enfin l’Ouad Foum Meskoua (il se divise en trois ou quatre bras dont le plus large a 30 mètres ; tous sont à sec, ont un lit de gros galets, et des berges à 1/2 hautes de 2 à 3 mètres). Tel était le Bani à Tisint, tel je l’ai vu à Tatta, tel je le retrouve à Aqqa. De quelque point qu’on aperçoive cette chaîne, on n’y distingue aucune différence. Partout même hauteur, même composition, même forme, même couleur. Entre les khenegs de Tatta et d’Aqqa, elle présente trois points remarquables : Foum Azerftin, kheneg étroit et désert donnant passage à l’Ouad Azerftin, ruisseau à sec ; Foum Meskoua, kheneg semblable au précédent ; Tizi Aqqa, col par où un second chemin conduit de Tatta à Aqqa. Cette voie suit le pied méridional du Bani de Tatta au col, franchit la chaîne à ce passage, et en longe le pied septentrional jusqu’au kheneg d’Aqqa. Le Tizi Aqqa est peu au-dessous du niveau général des crêtes.
L’oasis d’Aqqa, qu’on appelle aussi Aqqa ou Chaïb, ressemble à celle de Tisint. Forêt compacte de palmiers massée au sud du kheneg où l’Ouad Aqqa perce le Bani, elle s’étend en grande partie sur les bords de cette rivière. Un second cours d’eau contribue à l’arroser : l’Ouad Kebbaba sort du Bani à l’est de Foum Aqqa, coule au pied de la chaîne jusqu’au kheneg, et de là se dirige vers le sud en arrosant la portion orientale des plantations.
Les qçars d’Aqqa, comme ceux de Tisint, s’élèvent la plupart à la lisière de l’oasis ; un seul se trouve au milieu. Ils sont au nombre de dix ; en voici les noms : Tagadirt, Taourirt, Erḥal, Ez Zaouïa, El Qaçba, Agadir Ouzrou, El Kebbaba, Aït Djellal, Aït Bou Feḍaïl, Aït Anter. Autrefois, Tagadirt était la première en importance : à présent, Tagadirt, Taourirt, Erḥal, Agadir Ouzrou, sont de même force ; El Kebbaba et El Qaçba sont un peu moindres ; Ez Zaouïa est la dernière : Ez Zaouïa doit son nom au sanctuaire de Sidi Ạbd Allah Oumbarek, qu’elle renferme. Dans la population, mélange de Ḥaraṭîn et de Chellaḥa, les Ḥaraṭîn dominent. Aqqa, jadis sans debiḥa, est, depuis 40 ans, sous la suzeraineté des Aït ou Mrîbeṭ. Chaque qçar a son gouvernement séparé et est administré par un chikh. Les chikhs d’Aqqa sont héréditaires, et plus puissants que ceux de Tisint et de Tatta : ils sont Chellaḥa et originaires de leurs localités, excepté celui d’El Kebbaba, qui est un des chikhs Aït ou Mrîbeṭ.
Aqqa se trouve, pour le commerce, dans les mêmes conditions que Tatta. Naguère lieu d’arrivée des caravanes du sud, elle voyait affluer sur ses marchés l’or, les esclaves, les cuirs, les tissus du Soudan. A côté d’un trafic considérable, l’industrie locale s’était développée : Aqqa était célèbre pour ses bijoux d’or. Toutes ces sources de fortune sont taries ; plus de commerce, plus d’industrie, plus de relations lointaines. Il reste une oasis comme Tatta, comme Tisint, vivant du produit de ses dattiers. Deux marchés subsistent, peu fréquentés : le Ḥad de Taourirt et le Tlâta d’Erḥal. Le trafic qui jadis enrichissait ce lieu s’est transporté à Tindouf et à Tizounin.
Aqqa égale et surpasse peut-être Tisint par son aspect riant et la beauté de sa végétation : point de fruits qu’on n’y trouve : à côté des dattes, bou sekri, bou iṭṭôb, djihel, bou feggouç, bou souaïr, elle produit en abondance figues, raisins, grenades, abricots, pêches, noisettes, pommes et coings. D’innombrables canaux arrosent ces beaux vergers. L’eau coule en toute saison et dans l’Ouad Aqqa et dans l’Ouad Kebbaba. On pêche des poissons dans le premier.
D’Aqqa on voit, dans la direction du sud, deux oasis, seules au milieu de la plaine. L’une, proche, est Oumm el Ạleg, petit qçar entouré de quelques palmiers ; l’autre, lointaine, est Tizounin, localité importante qui apparaît comme une butte grise isolée dans le désert.
Les Aït ou Mrîbeṭ, sur les terres desquels est Aqqa, sont une nombreuse tribu nomade cantonnée entre le Bani au nord, les Ida ou Blal à l’est, l’Ouad Dra au sud, diverses tribus du Sahel à l’ouest. Elle se divise en fractions, dont la plus puissante est celle des Aït ou Iran. Occupant la portion orientale du territoire, ceux-ci ont sous leur suzeraineté Aqqa, Tizounin, Tizgi el Ḥaraṭîn, Tizgi es Selam[74], Tadakoucht[75], Icht. Deux frères, Chikh Ḥamed, résidant à Tizounin, et Chikh Moḥammed, résidant à El Kebabba, les commandaient autrefois ; tous deux sont morts, et leurs enfants leur ont succédé. Une faible partie des Aït ou Iran habite les oasis tributaires, la plupart vivent sous la tente. Le groupe n’a point de mạder particulier : il possède et loue des terres dans les mạders Ida ou Blal, Tatta et Aqqa. Les discordes, fréquentes entre les diverses fractions des Aït ou Mrîbeṭ, sont rares dans l’intérieur de chacune d’elles. La tribu est indépendante, et sans relations avec le sultan.
5o. — IDA OU BLAL.
Peu après mon retour d’Aqqa, je quittai Tintazart : mes excursions aux environs, des insinuations perfides des Juifs avaient attiré l’attention sur moi et rendu mon séjour périlleux. Le Daoublali[76] Ḥaïan, mon patron, craignant un attentat contre son client, vint en hâte m’avertir des bruits qui circulaient et des dangers que je courais ; il me proposa de m’installer dans sa maison, à Toug er Riḥ. J’acceptai. Toug er Riḥ est un qçar plus petit que Tintazart. Il se dresse au milieu de l’areg, sur une butte isolée dont il couvre les pentes et couronne le sommet. Cette situation lui a fait donner par les nomades le nom de Toug er Riḥ, « fille du vent » ; il s’appelait primitivement Isbabaten. Les jardins en sont pauvres ; aucune localité de Tatta n’a moins de palmiers.
Les Ida ou Blal sont une tribu nomade, se disant d’origine arabe[77], cantonnée entre les premières pentes du Petit Atlas au nord ; les Oulad Iaḥia à l’est ; les Aït ou Mrîbeṭ à l’ouest. Au sud, elle s’étend à plusieurs journées de marche dans le désert, sans limite fixe : point de tribu entre elle et le Soudan. Si les Ida ou Blal parcourent en maîtres ce vaste territoire, leurs tentes en occupent une faible portion. Par mesure de sûreté, elles ne se disséminent pas : le plus souvent toutes sont massées en un point ; elles se divisent rarement en plus de deux groupes. La majeure partie de l’année, la tribu se tient dans le voisinage de Tisint ou de Kheneg eṭ Ṭeurfa, entre le Bani et le Dra ; au printemps, elle passe le fleuve, appelée par les riches pâturages qui se trouvent sur sa rive gauche entre lui et le Ḥamada. La zone d’opérations des Ida ou Blal s’étend au delà de leur territoire. Ces opérations consistent en deux choses : escorte et pillage de caravanes : ạnaïa et ṛazia. De Tatta à Timbouktou, de Tatta à l’Adrar, dans le triangle compris entre ces trois points, dans le Sahel au sud de l’Ouad Dra, on les trouve tantôt par petits groupes, escortant des convois, tantôt par troupes de 50 à 60, battant le pays pour en surprendre. Principaux théâtres de leurs courses, ces régions ne sont pas les seules ; ils parcourent la Feïja au nord du Bani, poussent des pointes au sud du Dra sur les Ạrib et les Berâber, apparaissent avec leurs ṛezous jusqu’au Tafilelt et au Touat.
Voici la décomposition des Ida ou Blal :
| Aṭṭara | ⎧ ⎪ ⎪ ⎪ ⎨ ⎪ ⎪ ⎪ ⎩ |
Soualeb. | ||||
| Behenni. | ||||||
| Aït El Ḥaseïn. | ||||||
| Oulad Ạbd Allah. | ||||||
| Ḥaïan | ⎧ ⎪ ⎪ ⎨ ⎪ ⎪ ⎩ |
Mdahi. | ||||
| Oulad Bella. | ||||||
| Igertat. | ||||||
| Ida ou Blal | ⎧ ⎪ ⎪ ⎪ ⎪ ⎪ ⎨ ⎪ ⎪ ⎪ ⎪ ⎪ ⎩ |
Aït Mḥammed. | ||||
| Soukkan. | ||||||
| Ḥaïan el Bali | ⎧ ⎨ ⎩ |
Ferarma. | ||||
| Djedân. | ||||||
| Imoulaten. | ||||||
| Mekrez el Ḥadjer | ⎧ ⎪ ⎪ ⎨ ⎪ ⎪ ⎩ |
Aït Mousi. | ||||
| Aït Ḥamed. | ||||||
| El Qcîbat. | ||||||
| Mekrez | ⎧ ⎪ ⎪ ⎨ ⎪ ⎪ ⎩ |
Meskis. | ||||
| El Khleṭ. | ||||||
| Aït Oujana. | ||||||
| Aït Boudder. | ||||||
| Iannout | ⎧ ⎨ ⎩ |
Aït Ba Ḥaman. | ||||
| Aït Ḥarz Allah. | ||||||
| Oulad Doudoun. |
Les Ida ou Blal forment environ 1800 fusils et 100 chevaux. Les chevaux étaient autrefois plus nombreux : la dernière guerre entre les Ḥaïan et les Mekrez les a décimés. Cette guerre, dont les rancunes ne sont pas éteintes, quoique la paix soit faite, s’est terminée à l’avantage des Ḥaïan. Les pertes en hommes ont été presque égales des deux côtés : il est mort 120 Ḥaïan et 150 Mekrez. Nous avons dit le motif de la querelle : l’attaque par les Mekrez d’un Chleuḥ de Tintazart, client des Ḥaïan. Un chikh héréditaire commandait jadis chaque fraction des Ida ou Blal ; seul le titre subsiste dans les familles qui le possédaient, le pouvoir n’y est plus attaché : les groupes s’administrent isolément par l’assemblée de leurs principaux membres. Un Daoublali a une grande autorité sur toute la tribu et peut, sans porter de titre, en être regardé comme chef : il s’appelle Ạli ould Ben Nạïlat. Bien qu’ayant une maison à Toug er Riḥ, il habite sous la tente, avec l’ensemble de ses concitoyens. Ḥaïan, sa considération est aussi grande chez les Mekrez que parmi les siens. Hors de cette influence, les Ida ou Blal n’en subissent que deux, à un degré moindre : l’une, temporelle, celle qu’Ạli ben Hiba, de Djebaïr, s’est acquise par ses richesses ; l’autre, spirituelle, celle du Jakani Ḥamed Digna, fils d’El Mokhtar, le marabout de Tindouf.
Les Ida ou Blal sont indépendants et ne reconnaissent point le sultan. Je demandai un jour à l’un d’eux s’ils n’avaient jamais eu de relations avec lui. « Si, me répondit-il, nous en avons eu il y a un an et demi ; voici lesquelles. Moulei el Ḥasen ayant, pendant sa campagne du Sahel, envoyé des secrétaires et des mkhaznis ramasser l’impôt dans le Ras el Ouad, nous dépêchâmes un ṛezou s’embusquer sur leur passage : quand les gens du gouvernement revinrent, avec des mulets chargés d’argent, on les attaqua, les mit en fuite, et l’on amena en triomphe parmi nous le tribut des habitants du Sous et les armes et les chevaux des mkhaznis. Telles furent les dernières relations de notre tribu avec le sultan. Je ne sache pas qu’elle en ait eu d’autres. »
Chez les Ida ou Blal, comme à Tintazart, on ne voit que de jeunes hommes : les pères ont été moissonnés dans les guerres civiles qui désolèrent la tribu et dont la dernière finit à peine. Puissants il y a quinze ans, les Ida ou Blal sont sans force à l’heure présente, épuisés par ces querelles intestines. Eux, dont le nom faisait trembler jadis tout le Sahara, ont peine à se défendre des incursions des tribus voisines. Ils sont moins occupés d’envoyer des ṛezous que de se garder contre ceux des autres. Les Berâber les attaquent sans cesse. A chaque instant on en signale une troupe sur quelque point du territoire. Nous en avons vu une se jeter sur les jardins de Tisint ; quinze jours après, une autre s’abattait sur le mạder à l’est du Rist Djedeïd. Ces incursions sont contraires à toute loi, car les Ida ou Blal sont clients des Berâber. Chaque année, ceux-ci envoient des députés percevoir le montant du tribut, une ouqia par fusil ; les Ida ou Blal qui voyagent sur leurs terres paient, en outre, 2 ouqias par chameau, une par âne et une par personne. La debiḥa existe depuis un temps immémorial : jadis les conventions en étaient respectées des deux côtés ; aujourd’hui, profitant de la faiblesse de leurs vassaux, les Berâber font exécuter les clauses à leur bénéfice et ne tiennent pas compte de celles qui sauvegardent les Ida ou Blal. Tributaires des Berâber, les Ida ou Blal sont eux-mêmes suzerains d’une foule de tribus et de districts : les Aït Jellal, les qçars de l’Ounzin, des ouads Aginan et Aït Mançour, de Tatta, de Tisint, ceux de la Feïja, sauf Qaçba el Djouạ, ceux du sud du Bani situés sur leur territoire, sont leurs clients. Ces nombreux pactes entraînent des rapports continuels entre eux et les tribus voisines : en un mois et demi, j’ai vu plus de dix députations chez eux, toutes venues pour le même objet : plaintes sur des convois attaqués malgré des debiḥas, et demandes de restitution. Les réclamants étaient des Berâber, des Aït Jellal, des Chellaḥa du Petit Atlas, jusqu’à des gens du Tafilelt. Les Ida ou Blal sortent peu du Sahara. Quelques-uns à peine ont été à Mogador ou à Merrâkech, aucun à la Mecque. Ils connaissent admirablement leur pays et sont au courant de la région qui s’étend d’ici au Tafilelt, à Ouad Noun, à Timbouktou et à l’Adrar.
Les Ida ou Blal sont en ce moment dans la dernière misère : leurs guerres intestines les avaient appauvris ; plusieurs années de famine ont mis le comble à leur détresse. En temps ordinaire, la tribu est riche : ses troupeaux, nuls aujourd’hui, sont d’habitude nombreux ; le mạder la fournit de grains ; quelques-uns de ses membres se livrent au commerce du Soudan ; enfin, elle a dans le Sahara une ressource inépuisable, par les sommes que lui vaut l’escorte des caravanes et le butin qu’elle fait en les pillant. Le ṛezou est, chez les Ida ou Blal, la première des institutions. Il s’organise de la façon suivante : un ou plusieurs individus, connus pour leur audace, annoncent qu’on va entreprendre une ṛazia et font appel aux hommes de bonne volonté. Des jeunes gens de la tribu se présentent ; souvent des Chellaḥa des qçars se joignent à eux, ou prêtent leurs chevaux moyennant une part de butin. Les ṛezous se composent de chameaux, de chevaux, ou de fantassins. Les derniers, parfois de 400 à 500 hommes, font des expéditions de courte durée et dans un rayon peu étendu. Les autres ne dépassent pas 100 combattants et opèrent au loin. Ils emmènent des chameaux chargés de dattes, s’installent auprès d’un point d’eau et envoient chaque jour des cavaliers à la découverte ; l’un d’eux aperçoit-il un convoi ou des voyageurs, il vole l’annoncer. On s’élance à la poursuite de la proie, on s’empare des marchandises, on dépouille les hommes : s’ils appartiennent à des tribus éloignées, à des tribus faibles, ou si ce sont des Juifs, on les renvoie nus, mais vivants ; s’ils sont d’une fraction proche et de qui l’on redoute des représailles, on les tue pour sauver le secret. Puis on revient aux chameaux et on guette de nouveau. Tant que durent les dattes, on reste en embuscade dans le même lieu, ou à des points d’eau voisins ; lorsqu’il n’y en a plus, on s’en retourne. Quelquefois le ṛezou tombe à l’improviste sur des douars d’une tribu voisine qu’il sait isolés ou mal gardés. Les Ida ou Blal, ces impies qui ne veulent pas entendre parler de religieux, ne partent jamais pour une ṛazia sans en avoir un dans leurs rangs. Ils l’emmènent pour prier Dieu de rendre l’expédition fructueuse : chaque jour, il demande au Seigneur de favoriser le ṛezou, de faire tomber de nombreux voyageurs dans ses pièges, de lui inspirer les meilleures embuscades. On paie ses services sur les bénéfices de l’opération. A-t-on fait de riches captures ? Il touchera une part considérable. S’est-on fatigué en vain ? n’a-t-on rien pris ? C’est un mauvais marabout ! on l’accable de reproches ; on ne lui donne rien ; on ne l’emmènera pas une autre fois. Les ṛezous qui du Bani au Soudan sillonnent le désert en tous sens sont le seul danger des voyageurs dans cette région. Les grandes caravanes, de plusieurs centaines de personnes, n’ont rien à redouter ; elles sont armées et on n’ose les attaquer : telles sont celles qui, chaque printemps et chaque automne, traversent le Sahara entre Timbouktou d’une part, Tindouf, le Dra, le Tafilelt de l’autre. Les négociants qui, pour faire de meilleures affaires en devançant l’arrivée générale, essaient de franchir seuls le désert, ont tout à craindre. Ils s’efforcent d’échapper par le petit nombre et la vitesse à la vue des ṛezous. Quelquefois ils ont ce bonheur. C’est ainsi, presque seul, que le docteur Lenz traversa le Sahara. Le récit de son passage à Tindouf est ici sur les lèvres de chacun. Comme il était en cette oasis, à la veille de s’enfoncer dans le désert, on s’étonnait de son audace : s’aventurer seul dans ces solitudes terribles ! Et les pillards, les Berâber, les Oulad Deleïm, les Regibat, n’y pensait-il pas ? Pour réponse, il montra son fusil. « De combien d’hommes sont ces ṛezous dont vous voulez m’effrayer ? — De 60, 80, 100 même. — Pas plus de 100 ? — Non. — Eh bien, regardez ! » Il épaule son arme et tire, sans recharger ni s’interrompre, cent cinquante coups de feu. Les Ida ou Blal ont des idées fort étranges sur les Chrétiens : ils les considèrent plutôt comme des sortes de génies, de magiciens, que comme des hommes ordinaires. Ils les croient très peu nombreux, disséminés dans quelques îles du nord, et doués d’un pouvoir surnaturel : les uns me demandaient s’il était vrai qu’ils labourassent la mer, d’autres si les Français étaient aussi nombreux que les Ida ou Blal. Cette dernière question est excusable. Ils savent de nous une seule chose : depuis trois ans, les gens de Figig, une poignée de Chellaḥa et de Ḥaraṭîn, nous font impunément la guerre sainte. Eussent-ils osé s’attaquer à une tribu comme la leur ? Les Ḥaraṭîn de Tisint entreraient-ils en lutte avec les Ida ou Blal ? Jamais. On juge notre puissance d’après notre conduite à Figig ; on n’en saurait avoir une haute idée. Notre réputation est telle dans le Sahara Marocain, du Sahel à l’Ouad Ziz. On n’y admet pas que notre patience à Figig soit respect pour Moulei El Ḥasen. Il n’est pas le maître de Figig. Qu’existe-t-il de commun entre lui et cette oasis ? Il n’y a guère plus d’ignorance, en effet, à mettre au même rang la France et les Ida ou Blal qu’à croire Figig soumis au sultan de Fâs.
6o. — RETOUR A TISINT. MRIMIMA.
Aqqa et le mạder étaient les limites ouest et sud que j’avais fixées à mon voyage. Je songeai, après quelques jours passés à Toug er Riḥ, à m’occuper du retour ; il devait s’effectuer par le Ternata ou le Mezgîṭa et le Dâdes. Tisint était la première étape sur cette voie. Je priai mon patron de m’y ramener.
17 décembre.
Départ à 8 heures du matin, en compagnie de trois Ida ou Blal. Je traverse le kheneg d’Adis, puis je m’engage dans la vallée de l’Asif Oudad, où je regagne mon chemin de l’aller. De Toug er Riḥ à l’Ouad Imi n ou Aqqa, on est dans l’areg, sable dur semé de rares touffes de melbina et d’aggaïa. Au delà de l’Ouad Imi n ou Aqqa, je retrouve la région parcourue en venant à Tintazart, sol pierreux avec des gommiers, nombreux surtout au bord des cours d’eau. J’arrive à 3 heures et demie à Aqqa Igiren, gîte d’aujourd’hui.
J’ai vu près du kheneg d’Adis plusieurs rivières nouvelles : l’Ouad Toug er Riḥ (au pied de Toug er Riḥ, il a un lit de gravier large de 12 mètres, et est à sec ; plus haut, près de Tiiti, l’eau y coule) ; l’Ouad Adis (au pied de Tamessoult, le lit en a 20 mètres de large, dont 8 remplis d’eau claire et courante de 40 centimètres de profondeur ; berges de terre à 1/2, hautes de 5 mètres) ; l’Ouad Izourzen (40 mètres de large, à sec, fond de gravier avec rigole de vase humide au milieu ; hautes berges de sable) ; l’Ouad Imi n ou Aqqa (50 mètres de large, à sec, lit de gros galets, berges de sable de 1 à 2 mètres) ; l’Asif Oudad (25 mètres de large, à sec, lit de gros galets, berges d’un mètre).
18 décembre.
Départ d’Aqqa Igiren à 8 heures du matin. Arrivée à Agadir Tisint à 4 heures du soir. L’aspect du pays entre Tatta et Tisint a changé en l’espace d’un mois : la végétation s’est modifiée ; la melbina, vivace à la fin de novembre, est desséchée ; de verte l’aggaïa est devenue jaune. On ne voyait alors que ces plantes, avec la kemcha : aujourd’hui une foule d’herbes, de fleurs, sont sorties de terre et la couvrent de verdure. On les trouve sur tout le parcours, ici poussant dans le sable, là se glissant entre les pierres, partout substituant les teintes éclatantes des fleurs et des feuilles à la surface grise du sol. Quelques gouttes de pluie ont produit cette transformation.
SÉJOUR A TISINT.
En arrivant à Agadir, je descendis chez le Ḥadj Bou Rḥim qui, lors de mon premier passage, m’avait fait promettre d’accepter au retour son hospitalité. Des circonstances inattendues devaient m’amener à avoir cet homme pendant près de quatre mois comme compagnon de chaque jour. Je ne puis dire combien j’eus à me louer de lui, ni quelle reconnaissance je lui dois : il fut pour moi l’ami le plus sûr, le plus désintéressé, le plus dévoué ; en deux occasions, il risqua sa vie pour protéger la mienne. Il avait deviné au bout de peu de temps que j’étais Chrétien ; je le lui déclarai moi-même dans la suite : cette preuve de confiance ne fit qu’augmenter son attachement. Le Ḥadj Bou Rḥim est Ḥarṭâni ; c’est l’un des principaux habitants de Tisint.
J’étais loin de prévoir, le 18 décembre, en entrant dans sa maison, que j’allais vivre avec lui durant plusieurs mois. Je ne pensais qu’à une chose : gagner le Ternata, le Mezgîṭa ou le Tinzoulin, et continuer rapidement ma route au nord-est. Se rendre d’ici au Ternata est difficile : on va sans grands dangers à Mḥamid el Ṛozlân avec des zeṭaṭs Berâber ; pour atteindre directement le Tinzoulin ou le Ternata, il faut traverser le territoire des Oulad Iaḥia, et ceux-ci sont en guerre avec les Ida ou Blal et avec Agadir ; de plus, une famine terrible, auprès de laquelle celle d’ici n’est rien, règne chez eux : dans cette détresse, tous sont brigands ; ils attaquent, pillent tout le monde ; point d’ạnaïa qu’ils respectent. Le Ḥadj Bou Rḥim et mon patron Ḥaïan réfléchissent aux moyens de me mettre en route. Deux partis se présentent : le premier est de s’adresser à un Daoublali ayant des parents parmi les Oulad Iaḥia et demeuré en bonnes relations avec eux malgré les hostilités, et de le prier de faire venir chez lui des zeṭaṭs sûrs, entre les mains de qui on me mettrait et qui me mèneraient au Tinzoulin : on dresserait, selon l’usage du Sahara pour les occasions importantes, un acte par lequel les zeṭaṭs se déclareraient responsables de moi envers la tribu des Ida ou Blal, s’engageant, en cas de malheur, à lui payer une somme considérable. Le second parti est d’aller à Mrimima, village peu éloigné d’ici, où se trouve la célèbre zaouïa de S. Ạbd Allah Oumbarek, la plus vénérée d’entre Sous et Dra après celles de Tamegrout et de S. Ḥamed ou Mousa. S. Ạbd Allah, chef actuel de la zaouïa, est très considéré parmi les Oulad Iaḥia : on lui demanderait de me faire conduire par un de ses propres fils jusqu’au Tinzoulin. Point de zeṭaṭ qui vaille une pareille protection ; et là, au moins, pas de trahison à craindre : les marabouts de Mrimima sont gens à qui l’on peut se fier. On s’arrête à ce dernier projet. Je pars pour Mrimima.
26 décembre.
Départ à 9 heures et demie du matin, en compagnie du Ḥadj et de trois Ida ou Blal, parmi lesquels mon patron. En sortant de l’oasis, auprès d’Ez Zaouïa, je trouve une plaine de sable dur, semée de quelques touffes d’aggaïa et de melbina. Vers 11 heures un quart, j’en atteins l’extrémité, et j’entre dans un défilé entre le Djebel Feggouçat et la Koudia Bou Mousi. Le Djebel Feggouçat est un serpent de roche noire étroit et bas, pareil à celui de Tintazart ; la Koudia Bou Mousi, plus élevée, est un lourd massif de collines grises aux pentes douces. Entre eux s’étend un large couloir où je marche. Le sol est formé de dunes de sable, hautes de 1 à 2 mètres ; la végétation est plus vivace qu’auparavant : l’aggaïa, plus haute et plus abondante, se mêle de touffes de sebt. Par places, le sable est humide : il disparaît alors sous la verdure et se couvre de ziâda, de ḥamid, d’ouḍen naja, de ṛerima el ṛzel[78]. A midi un quart, je quitte le défilé et franchis le Djebel Feggouçat. De sa crête, on voit le désert jusqu’au Dra. C’est une vaste plaine, sillonnée de serpents rocheux et de collines, analogue d’aspect à celle qui s’étend au sud de Tatta. Toutefois le terrain semble plus accidenté ici que là, les chaînes plus nombreuses et plus hautes. Les deux principales sont le Djebel Mḥeïjiba, ou Koudia Mrimima, et le Djebel Hamsaïlikh. La première paraît avoir 60 à 70 mètres d’élévation au-dessus de la plaine environnante, la seconde davantage ; toutes deux sont de roche nue, et ont leurs flancs en pente douce. Le Mḥeïjiba est noir et luisant comme le Bani, le Hamsaïlikh d’une teinte claire ; ce dernier contient, dit-on, des minerais. Je vois à quelques pas du chemin un massif de verdure célèbre dans la contrée : il cache les sources de S. Ạbd Allah ou Mḥind, sources intarissables et douées de rares propriétés : toute personne atteinte d’une maladie scrofuleuse n’a qu’à aller à la qoubba de S. Ạbd Allah ou Mḥind, à Ez Zaouïa, à y passer trois jours en prières et en sacrifices, puis à se baigner ici : sa guérison est assurée. La Koudia Bou Mousi donne, plus à l’est, naissance à d’autres sources et ruisseaux ; un canton se trouve là, le Meṛder Djeld, où, quelle que soit la sécheresse, poussent toujours d’abondants pâturages. Les tentes des Ida ou Blal y sont en ce moment.
De l’autre côté du Feggouçat, je franchis deux vallons parallèles, à fond de sable durci, où poussent quelques gommiers ; puis je débouche dans une plaine dont le sol, dur et couvert de galets, a pour seule végétation de petits gommiers qui bordent les lits desséchés des ruisseaux. Cette plaine se prolonge au loin : bornée au nord par un talus bas que perce l’Ouad Tisint au Tizi Igidi[79], à l’est par le Hamsaïlikh, au sud par le Mḥeïjiba, s’étendant à l’ouest jusqu’à la ligne uniforme et mince du Zouaïzel, talus plutôt que collines, elle est traversée par les ouads Tisint et Zgiḍ, qui s’y réunissent auprès de Mrimima, et en sortent pour gagner le Dra par une large trouée, Foum Tangarfa[80]. Cette brèche montre, dans le lointain, les collines bleues du Dra. Au pied du Mḥeïjiba, on voit les palmiers de Mrimima, vers lesquels je marche. Dans la direction du nord-est s’aperçoit Foum Zgiḍ, kheneg dans le Bani, semblable à ceux d’Aqqa et de Tatta ; là est l’oasis de Zgiḍ, et passe l’ouad du même nom. Quatre ou cinq mamelons isolés se dressent dans la plaine entre Mrimima et Foum Zgiḍ, à 6 ou 8 kilomètres d’ici ; on les appelle El Gelob es Sṛîr ou Gelob Mrimima ; ces qualificatifs les distinguent d’un autre Gelob, que j’ai vu en allant au mạder. Jusqu’à Mrimima, le sol reste le même, plat, dur, pierreux ; à mesure qu’on approche, les gommiers augmentent. A 2 heures, j’entre dans le village.
Hors l’Ouad Tisint, j’ai traversé un seul cours d’eau de quelque importance, Tazrout Timeloukka (lit de 20 mètres de large, dont 10 couverts d’eau claire et courante ; fond de roche).
SÉJOUR A MRIMIMA.
A notre arrivée à Mrimima, mes compagnons et moi descendons dans une des premières demeures du village : c’est une maison vide appartenant à Sidi Ạbd Allah ; il en possède plusieurs semblables ; elles servent à loger ses hôtes au moment d’une foire célèbre qui se tient chaque année. Aussitôt installés, nous voyons venir à nous les fils du marabout : ils sont au nombre de quatre ; l’aîné, S. Oumbarek, est un homme de 30 à 35 ans ; son père lui laisse en grande partie la direction de la zaouïa ; les autres sont plus jeunes. On apporte une natte pour les Musulmans, des dattes pour tout le monde ; puis vient un plateau avec des verres et ce qu’il faut pour le thé, moins le sucre et le thé. C’est au Juif à les fournir. On s’installe. A peine est-on assis, S. Oumbarek se répand en plaintes contre les Ida ou Blal : « Toutes les tribus nous servent ; toutes nous présentent de riches offrandes : les Ida ou Blal seuls ne nous donnent rien ; bien plus, allons-nous chez eux pour prélever la redevance, non contents de ne pas la remettre, ils nous accueillent avec des quolibets, des plaisanteries et de mauvaises paroles. Je leur en veux, non pour ce qu’a souffert chez eux mon ventre, mais pour ce qu’ont souffert mes oreilles : gens grossiers, inhospitaliers, impies autant qu’avares. D’ailleurs ils ont ce qu’ils méritent. Ils accueillent mal les marabouts et méprisent leurs bénédictions ; Dieu non plus ne les bénit point : ils meurent de faim, et sont divisés entre eux. Autrefois, c’était une grande tribu ; à présent, c’est la dernière du désert. Les Berâber les pillent de tous côtés, les Oulad Iaḥia en font autant, jusqu’aux Aït Jellal qui les bravent ; dans le Sahel, dans le Dra, ils n’osent plus mettre les pieds. Ils sont la risée de tout le monde. Et puis, il n’y a plus d’hommes parmi eux : tous les braves d’autrefois sont morts. Aujourd’hui ce sont tous des femmes, tous des menteurs, tous des traîtres : pas un qui ne viole son ạnaïa. Demandait-on le mezrag à leurs pères, ils l’accordaient aussitôt, pour le seul honneur, sans rien réclamer. Le demande-t-on aux Ida ou Blal d’à présent ? Leur première parole est : « Combien me donnerez-vous ? » Et ils en marchandent le prix comme des Juifs. Aujourd’hui, parmi tous les Ida ou Blal, pas un qui soit brave, pas un qui soit généreux, pas un qui soit franc, pas un qui soit loyal ; et à mesure qu’ils valent moins, ils ont plus de prétentions : depuis quelque temps il pousse chez eux des chikhs de toutes parts : jadis combien de leurs pères avaient une chiakha[81] véritable, qui ne pensaient pas à en prendre le titre : à cette heure, dans la tribu entière il n’y a plus l’ombre d’une chiakha et tout le monde est chikh. C’est une race d’hommes cupides et traîtres ; il n’y a rien de bon en eux ; aussi nous ne les visitons plus. Ils ne veulent pas de nos bénédictions ; mais dès aujourd’hui ils ont visiblement le prix de leur impiété et de leur mépris pour les hommes du Seigneur. » Mes trois Ida ou Blal se taisent et font longue figure devant cette harangue qui se prolonge sur le même ton durant plus d’une heure. Ce que dit S. Oumbarek est vrai ; mais l’amertume avec laquelle le marabout leur reproche de ne point lui donner d’argent est aussi répugnante que leur avarice. Pour moi, je m’amuse à voir ces loups se mordre entre eux.
Dans la soirée, on agite la question de mon départ pour le Tinzoulin. Sidi Oumbarek m’y conduira en personne ; il fait voir qu’il ne marchande pas moins son ạnaïa que les Ida ou Blal : c’est au bout de deux heures de discussion qu’on s’entend sur le prix. Enfin on tombe d’accord : je verse la somme sur l’heure : il est convenu qu’on partira après-demain.
Le lendemain matin, 27 décembre, mes Ida ou Blal, n’ayant plus rien à faire ici, s’en vont ainsi que mon ami le Ḥadj. Au moment des adieux, j’ai toutes les peines du monde à faire accepter un cadeau à ce dernier ; avec les autres, au contraire, il y a un règlement de compte laborieux. Me voici seul à Mrimima avec Mardochée et un domestique israélite. Dans l’après-midi, nous recevons la visite de S. Ạbd Allah en personne. C’est un vieillard d’environ 70 ans, à barbe toute blanche, tranchant sur le brun de sa peau ; car il est Ḥarṭâni. Il nous parle avec bienveillance, mais sa péroraison rappelle les discours de son fils : « Grâce à Dieu, vous êtes maintenant débarrassés de vos Ida ou Blal, gens impies et sans foi qui n’étaient venus que pour vous dépouiller. Quant à moi, je n’aime pas les Juifs ; mais Dieu vous a conduits ici dans la maison de la confiance : vous y êtes les bienvenus, et, quand vous voudrez partir, je vous ferai mener où vous voudrez en sûreté. Mais voyons, les Juifs ! vos pareils, quand ils se présentent, ne m’abordent que les mains pleines de toutes sortes de cadeaux : vous, vous ne m’avez rien donné ; tâchez de réparer votre faute et de m’offrir quelque chose de bien : pas de khent, pas de ces objets ordinaires et grossiers ; je veux quelque chose de bien. Je repasserai tout à l’heure : à présent, je vais parler à des Oulad Iaḥia avec qui je vous ferai partir. » Il nous quitte, va et revient au bout d’une demi-heure : « Ce que vous avez de mieux à faire est de passer le sabbat ici et de ne vous mettre en route que le lendemain. J’ai donné rendez-vous pour samedi à ces Oulad Iaḥia qui s’en iront dimanche avec vous. Maintenant, voyons ce que vous m’avez préparé de bien ! » Je lui montre ce que j’ai, du thé, de la cotonnade blanche, deux pains de sucre. Il prend le tout, et nous lui déclarons que nous sommes les gens les plus heureux du monde de ce qu’un grand saint comme lui ait bien voulu accepter ce faible don. Je ne suis pas aussi content que je le dis. Voici mon départ remis à plusieurs jours, car on n’est qu’à jeudi. Puis, que sont ces Oulad Iaḥia à qui S. Ạbd Allah veut me confier, alors qu’il était convenu que son fils me conduirait lui-même ? Ces marabouts ont moins de parole encore que les Ida ou Blal. Mais que faire ? Je suis à leur merci. C’est le cas d’être fataliste et d’attendre avec résignation. Espérant que cela pourrait produire quelque effet, je me recommandai du cherif d’Ouazzân. Jamais je ne m’étais servi de sa lettre, pour la meilleure raison : son nom était inconnu de ceux à qui j’avais eu affaire jusqu’alors, et son influence nulle dans les régions que j’avais traversées depuis Fâs. Ici il n’en est pas autrement, mais dans la zaouïa du moins son nom est connu et respecté. Je fis voir sa lettre à S. Ạbd Allah. Dans les premiers jours, ce fut un événement : on lut l’épître en pleine mosquée ; comme effets, il résulta qu’on me traita avec plus d’égards qu’auparavant, que chaque jour S. Ạbd Allah me faisait une visite et que, le soir, il envoyait deux de ses fils passer la nuit dans ma chambre, honneur et protection à la fois.
Le samedi, le dimanche se passent, on ne parle point de départ. Par extraordinaire, S. Ạbd Allah reste invisible. Je demande S. Oumbarek : il est malade. Enfin, le lundi matin, je vis arriver ce dernier : il était impossible, disait-il, de se mettre en route : deux troupes de 20 fusils, l’une de Berâber, l’autre d’Ạrib, de passage ici, avaient appris que j’allais partir ; le bruit que j’étais Chrétien, venu de Tintazart, s’était répandu dans le pays et leur était parvenu ; de plus, on me croyait chargé d’or. Les deux bandes s’étaient embusquées dans la montagne et guettaient mon passage pour m’attaquer. Il fallait patienter. Dans trois ou quatre jours, quand, lasses d’attendre, elles auraient disparu, S. Oumbarek prendrait avec lui 30 ou 40 Ḥaraṭîn et me conduirait en personne à destination. Le lendemain, S. Ạbd Allah vint confirmer ces paroles : « Ayez confiance en moi ; je vous ferai partir en sûreté avec mon fils, quand tous ceux qui voudraient vous manger seront partis ou vous auront oubliés. Mrimima est un ventre de hyène, rendez-vous de tout ce qu’il y a de mauvais. Mais, patience ; vous en sortirez, s’il plaît à Dieu. »
Deux jours après, c’est autre chose : les Ạrib sont partis ; mais 30 Aït Seddrât les ont remplacés : ils étaient venus acheter des dattes ; à la nouvelle du coup à faire, ils se sont installés dans le Mḥeïjiba, jurant qu’ils n’en bougeraient tant que je serais ici. Le jeudi, ils font mieux : ils envoient une députation à S. Ạbd Allah, demandant de me livrer : ils se chargent de me conduire au Tinzoulin. Sur son refus, ils se répandent en menaces, déclarent qu’ils m’enlèveront de force. Les marabouts prennent peur : le jour, ils placent deux hommes à ma porte, avec consigne de ne laisser entrer personne ; la nuit, on m’envoie plusieurs esclaves armés. Les deux fils cadets de S. Ạbd Allah ne me quittent plus. Les murs de la maison sont hauts, la porte solide, rien à redouter de ce côté ; mais on craint que les Aït Seddrât ne percent la muraille de pisé. Le lendemain, ils envoient de nouveaux émissaires, l’inquiétude des marabouts augmente, ma garde s’accroît. Enfin, le vendredi, S. Ạbd Allah vient me dire qu’il ne s’engage plus à me faire conduire au Dra : tout ce qu’il peut pour moi, c’est de me ramener à Tisint, encore faudra-t-il attendre plus d’une semaine : le 12 janvier sera la fête du Mouloud ; ce jour-là, S. Ạbd Allah fait tous les ans un pèlerinage à la qoubba de S. Ạbd Allah ou Mḥind, à Tisint ; il s’y rend en grand appareil, suivi de toute la zaouïa, de tout ce qu’il a de parents, de serviteurs et d’esclaves : je me joindrai à lui et, sous la protection de cette puissante escorte, je pourrai passer.
Après une semblable déclaration, il ne me restait rien à espérer quant au Tinzoulin. Attendre à Mrimima n’avait plus de raison d’être ; il fallait revenir à Tisint : cela même était chose difficile et dangereuse. Le soir de ce jour, 3 janvier, j’écrivis à mon ami le Ḥadj Bou Rḥim : je lui peignais la situation, et le priais de venir me chercher. Un mendiant porta ma lettre.
Le lendemain, à 7 heures du matin, grand mouvement dans le village : une troupe de 25 fantassins et 2 cavaliers y arrive tout à coup et entre droit dans ma cour. C’est le Ḥadj qui vient me prendre. Il a reçu mon billet cette nuit. Il s’est levé aussitôt, a couru chez ses frères et ses parents ; chacun s’est armé et l’a rejoint avec ses serviteurs ; ils se sont mis en marche, et les voici. Une demi-heure après, je reprenais avec eux le chemin d’Agadir. Les marabouts nous voyaient partir avec inquiétude : ils craignaient pour nous une attaque des Aït Seddrât. Ceux-ci cherchaient le pillage, et non le combat ; voyant la force de l’escorte, ils n’osèrent se présenter. A 11 heures et demie, j’étais de retour dans la maison du Ḥadj.