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Reconnaissance au Maroc, 1883-1884 (Texte)

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Ouaouizert et vallée de l’Ouad Ouaouizert.

(Vue prise des cavernes situées à 3 kilomètres en amont du village.)

Croquis de l’auteur.

2o. — D’OUAOUIZERT AUX ENTIFA.

20 septembre.

Départ d’Ouaouizert à 6 heures du matin. Je vais d’abord au Ḥad des Aït Bou Zîd, qui se tient aujourd’hui. J’y arrive à 7 heures un quart. Le chemin qui y mène longe la lisière nord de la plaine, au milieu de terrains tantôt rocheux et incultes, tantôt terreux et couverts de champs de blé.

Le marché est très animé ; tant qu’il dure, il ne s’y trouve jamais moins de 600 personnes, et c’est un va-et-vient continuel. Cependant les objets qu’on y vend ne présentent pas grande variété. On y voit surtout des fruits et des légumes, apportés par les Aït Bou Zîd, achetés par les Aït Atta ; puis du bétail : moutons, chèvres, vaches du prix de 30 à 40 francs ; des grains, des peaux, de la laine. Les Juifs d’Ouaouizert étalent des belṛas, des bijoux, des poules, des cotonnades ; quelques marchands musulmans, coureurs de marchés de profession, vendent du thé, du sucre, des allumettes. Mais ici l’affaire importante n’est point le trafic, c’est le « jeu des chevaux ». Tout cavalier des Aït Bou Zîd est tenu de venir chaque dimanche y prendre part ; une amende de 10 francs punit les manquants. Voici comme on procède à cet exercice : on se forme par pelotons de 10 à 20 ; successivement chacun de ces groupes prend le galop, charge, fait feu, s’arrête et démasque, laissant la place au suivant ; puis il recharge les armes, pour recommencer quand son tour reviendra.

Entrée du long défilé où s’enfonce l’Ouad el Abid, au sortir de la plaine d’Ouaouizert.

(Vue prise de cette plaine.)

Croquis de l’auteur.

A 4 heures, je quitte le marché sous l’escorte d’un zeṭaṭ des Aït Bou Zîd, sur le territoire desquels je suis à présent. Je continue à longer, sur un sol semblable à celui de ce matin, la lisière nord de la plaine ; les montagnes qui l’entourent paraissent fort habitées : on y entrevoit des cultures partout où les pentes ne sont pas trop raides, un grand nombre de tiṛremts se dressent sur leurs flancs. A 5 heures, j’atteins l’extrémité de la plaine, et en même temps les bords de l’Ouad el Ạbid. Celui-ci est une belle rivière, au courant impétueux, aux nombreux rapides ; ses eaux, vertes et claires, occupent le tiers d’un lit de 60 mètres de large, sans berges, moitié vase, moitié gravier, semé de gros blocs de rochers ; il se remplit en entier durant l’hiver ; quatre ou cinq fois plus forte qu’elle n’est en ce moment, la rivière coule alors avec une violence extrême. En toute saison, on ne peut la passer qu’à des gués assez rares. A partir d’ici, j’en suis le cours, marchant tantôt le long de ses rives, tantôt à mi-côte de ses flancs, suivant les difficultés du terrain ; elles deviennent bientôt très grandes. L’Ouad el Ạbid, en sortant de la plaine, s’enfonce dans une gorge profonde ; le bas en a juste la largeur de la rivière ; les côtés sont deux murailles de grès, qui atteignent par endroits plus de 100 mètres de hauteur ; au-dessus, se dressent les massifs mi-terreux, mi-rocheux de la chaîne au travers de laquelle l’ouad se fraie si violemment passage. Leurs pentes, souvent escarpées, sont raides partout, parfois inclinées à 2/1, d’ordinaire à 1/1 presque jamais à 1/2. C’est avec la plus grande peine que l’on suit la vallée ; rarement on peut marcher au fond : il est occupé par les eaux ; le chemin tantôt serpente dans la montagne, au-dessus des parois de la gorge, tantôt est taillé dans le roc, au flanc même de ces parois, et surplombe la rivière. Ce sont des passages extrêmement difficiles, les plus difficiles que j’aie jamais trouvés. Ils se franchissent pourtant trop vite au gré du voyageur. L’œil ne se lasse pas de contempler ce large cours d’eau roulant ses flots torrentueux entre d’immenses murailles de pierre, au pied de ces montagnes sombres, dans cette région sauvage où le seul vestige humain est quelque tiṛremt suspendue à la cime d’un rocher. A l’entrée de ce long défilé, est la maison de mon zeṭaṭ, Dar Ibrahim. Nous y faisons halte à 5 heures et demie du soir. Peu de temps avant d’arriver, j’ai vu un affluent se jeter sur la rive gauche de l’Ouad el Ạbid : c’est l’Ouad Aït Messaṭ, belle rivière aux eaux vertes, au courant impétueux, de 12 à 15 mètres de large, venant du sud par une gorge profonde.

Les Aït Bou Zîd, chez lesquels je suis, sont de race tamaziṛt (chleuḥa) et indépendants. Leur territoire, tout en montagne, occupe la portion du Moyen Atlas bornée au nord par le Tâdla, au sud par l’Ouad el Ạbid, à l’est par les Aït Atta d Amalou, à l’ouest par les Aït Ạtab et les Aït Ạïad. Ils peuvent armer environ 1000 fantassins et 300 cavaliers. Cette tribu est renommée pour sa richesse : en effet, tant que je serai sur ses terres, je ne cesserai d’admirer des preuves de l’intelligence et de l’activité des habitants ; nulle part au Maroc les cultures ne m’ont paru mieux soignées, les chemins aussi bien aménagés, dans un pays plus difficile. Toutes les portions du sol dont on a pu tirer parti sont plantées : ici sont des blés, là des légumes, ailleurs des oliviers ; ils s’étagent par gradins, une succession de murs en maçonnerie retenant les terres ; sur ces pentes raides, on ne peut labourer à la charrue : tout se travaille à la pioche. Les chemins sont la plupart bordés de bourrelets de pierre ; en certains points ; ils sont taillés dans le roc : des consoles les soutiennent, des ponts sont jetés au-dessus des crevasses. Les maisons n’ont qu’un rez-de-chaussée, mais sont bien construites ; elles sont en pierre cimentée, mais non taillée. Les tiṛremts sont nombreuses et grandes ; quelques-unes, se dressant au sommet de rocs escarpés, semblent presque inaccessibles. Ces ouvrages témoignent d’une population active et industrieuse. Les Aït Bou Zîd ont un usage qui leur est spécial, et que nous ne retrouverons ailleurs que loin vers l’ouest et dans une seule tribu, les Ḥaḥa. C’est celui de se disséminer, maison par maison, chacun au milieu de ses cultures, au lieu de se grouper par villages. Sur leur territoire, on n’en rencontre pas : on ne voit que demeures isolées, semées sans ordre au flanc de la montagne.

Une légère modification se fait ici dans l’armement : plus de baïonnettes ; tout le monde porte le sabre. De plus, le fusil change : la crosse, de courte et large, devient longue et étroite ; elle était simple : elle se couvre d’ornements, incrustations d’os et de métal. Ces deux modèles sont les seuls qui existent au Maroc ; le premier est d’un usage universel au nord de l’Atlas ; dans cette chaîne et au Sahara, on le trouve quelquefois, mais rarement, c’est le second qui domine.

Le tamaziṛt est l’idiome général des tribus que j’ai traversées depuis Meknâs ; mais jusqu’à Qaçba Beni Mellal tout le monde, dans les familles aisées, savait l’arabe. Depuis que je suis dans l’Atlas, il n’en est plus de même. Ici, bon nombre d’hommes parlent encore cette langue, mais les femmes l’ignorent complètement.

1er octobre.

Vallée de l’Ouad el Abid.

Village situé sur une roche de sa rive gauche, entre Dar Ibrahim et Aït ou Akeddir.

Croquis de l’auteur.

Départ à 5 heures du matin. Telle était hier soir la vallée de l’Ouad el Ạbid, telle elle reste aujourd’hui ; les hautes montagnes qu’elle traverse sont, à l’exception des places cultivées, entièrement boisées : oliviers sauvages, pins, mêlés parfois de lentisques et de caroubiers. Par instants, le fond de la gorge se resserre au point de n’avoir que 30 mètres de large ; par moments, il s’étend un peu et a jusqu’à 100 mètres : en ces endroits, d’autant plus fréquents qu’on avance davantage, les bords de l’ouad se garnissent de lauriers-roses, les parois de la vallée s’abaissent et s’inclinent, quelques arbres poussent aux fentes des rochers. La gorge, jusqu’au point où la rivière sort de l’Atlas, présente donc l’aspect suivant : une série d’étranglements très étroits unis par des défilés, lesquels, resserrés au début, s’élargissent peu à peu à mesure qu’on descend, en même temps que leurs flancs deviennent moins escarpés. Au bout d’une heure et demie, la muraille rocheuse s’est déjà beaucoup abaissée dans ces endroits ; un peu plus tard, elle fait par moments place à la terre, et la forêt arrive jusqu’au bord des eaux. A dater de 8 heures et demie, la largeur habituelle est 100 mètres ; des trembles, des oliviers, couvrent le fond ; les parois de roche sont très basses ou remplacées par des talus de terre à 1/1 ; quelques maisons entourées de vergers apparaissent sur les pentes. Des étranglements resserrent encore par moments la vallée, mais de chacun elle sort plus large. A 9 heures et demie, elle a 150 mètres et se remplit de jardins ; les flancs en sont à 1/1 ou à 1/2 ; des habitations s’y élèvent de toutes parts. Elle reste ainsi jusqu’à Aït ou Akeddir, où j’arrive à 10 heures et demie du matin.

Appareils pour traverser l’Ouad

En chemin, j’ai traversé l’Ouad el Ạbid plusieurs fois, la première vers 6 heures (25 mètres de large, 70 centimètres de profondeur), la dernière vers 10 heures un quart (40 mètres de large, 50 centimètres de profondeur). Partout les eaux étaient les mêmes, limpides, vertes, impétueuses ; partout elles coulaient sur un lit de gros galets, sans berges ; les blocs de roche dont était semé le lit au commencement avaient disparu dans la dernière partie du trajet. Depuis 8 heures et demie, les rives étaient garnies d’un grand nombre d’appareils qui servent aux habitants à traverser en hiver, lorsque, les eaux étant hautes, on ne peut plus franchir à gué ; ces machines se composent de deux fortes piles de maçonnerie établies l’une de chaque côté de la rivière ; en leur milieu sont fixés de gros troncs d’arbres, auxquels s’amarrent les cordes servant au passage. Le sol du fond de la vallée est partout de terre.

2 et 3 octobre.

Séjour à Aït ou Akeddir. Les Aït Ạtab, chez lesquels je suis, sont une tribu tamaziṛt (chleuḥa), indépendante. Leur territoire est limité : au nord, par les Aït Ạïad et le Tâdla ; à l’est, par les Aït Bou Zîd ; au sud et à l’ouest, par l’Ouad el Ạbid. Ils peuvent mettre en ligne environ 1200 fantassins et 300 chevaux. Deux marchés sur leur territoire : Ḥad d’Aït Ạtab et Arbạa d’Ikadousen ; Ikadousen est le nom d’une de leurs fractions, qui habite vers le nord-ouest du point où je suis.

Aït ou Akeddir est un gros village, situé sur les premières pentes du flanc droit de l’Ouad el Ạbid, à un coude que fait la rivière ; les environs de ce centre sont la portion la plus habitée du territoire des Aït Ạtab. Auprès de lui s’élèvent à peu de distance plusieurs autres groupes, parmi lesquels on distingue El Ḥad, où se tient le marché. En face, le flanc gauche est hérissé d’une foule de maisons, de tiṛremts, s’étageant en amphithéâtre au milieu des oliviers. Ces constructions, ainsi que toutes celles de la tribu, sont en pisé. La population totale de ces diverses agglomérations peut être de 2000 âmes, dont 200 Juifs répartis en deux mellaḥs. Chaque village est entouré d’arbres fruitiers. De grands jardins occupent le fond de la vallée, où l’on ne bâtit point, de peur des inondations.

4 octobre.

Point où l’Ouad el Abid sort de la montagne et entre en plaine. (Vue prise de Tabia.)

Croquis de l’auteur.

Départ à 5 heures du matin. Un homme des Aït Ạtab me sert de zeṭaṭ. A quelque distance d’ici, l’Ouad el Ạbid s’enfonce de nouveau dans une gorge profonde ; il y reste enfermé jusqu’à Tabia, où il sort de l’Atlas et entre en plaine. Je prends un chemin qui passe à quelque distance de la rivière, sur un petit plateau couvert de cultures et semé d’amandiers ; des tiṛremts se dressent de toutes parts ; de grands troupeaux paissent sur les côtes. A 10 heures, je reviens sur les bords de l’Ouad el Ạbid au lieu même où, débouchant de la montagne par une brèche sauvage, il s’élance dans la plaine. Je le traverse et je gagne le petit village de Tabia, situé sur sa rive gauche. Me voici en blad el makhzen, pour la première fois depuis Meknâs. En passant la rivière, je suis entré sur le territoire des Entifa, tribu soumise. Ici, plus de zeṭaṭ, plus d’escorte ; on voyage seul en sûreté[42].

Je repars donc aussitôt avec un simple guide pris à Tabia. Laissant l’Ouad el Ạbid prendre sa course vers le nord-ouest, je me maintiens près de la montagne. C’est toujours le Moyen Atlas ; j’en longe le pied par une succession de plateaux bas et de côtes douces : les plateaux ont un sol sablonneux, avec des pâturages et quelques cultures ; les coteaux, rocheux[43] et nus à la partie supérieure, sont terreux et garnis de villages et de jardins à leur pied. Vers 3 heures, j’atteins une bourgade qui sera mon gîte, Djemaạa Entifa.

Assez nombreux voyageurs sur la route pendant cette journée. Point d’autre cours d’eau que l’Ouad el Ạbid ; au gué de Tabia où je l’ai traversé, il avait 40 mètres de large et 70 centimètres de profondeur. Toujours même lit de galets, même eau limpide et verte, même courant impétueux. Les roches au pied desquelles il coule en sortant de l’Atlas sont de grès, comme toutes celles de sa vallée depuis le point où j’y suis entré.

Djemaạa Entifa ne porte point ce nom à cause d’un marché ; elle en possède un, mais qui se tient le lundi. Le village se compose de trois groupes d’habitations, distribués sur les deux rives d’un ruisseau. Des jardins, vraie forêt d’oliviers, les unissent et les entourent. La population est d’environ 1500 habitants, dont 200 Israélites. Cette localité fait un commerce actif, d’une part avec Bezzou et Demnât, de l’autre avec les tribus du sud. Non loin de là est la demeure du qaïd des Entifa. La juridiction de ce gouverneur est limitée : au nord, par les Sraṛna et l’Ouad el Ạbid ; à l’est, par l’Ouad el Ạbid et les Aït Messaṭ ; au sud, par les Aït b Ougemmez et les Aït b Ououlli ; à l’ouest, par la province de Demnât et les Sraṛna. Elle comprend, outre les Entifa, Bezzou au nord, les Aït Abbes et les Aït Bou Ḥarazen au sud-est.

3o. — DES ENTIFA A ZAOUIA SIDI REHAL.

5 octobre.

Départ à 5 heures du matin, en compagnie d’une caravane de cinq à six personnes ; le pays est sûr ; on est en blad el makhzen : point d’escorte. D’ici à Demnât, je continuerai à cheminer sur les premières pentes de l’Atlas, en me rapprochant de plus en plus de son pied. Pendant ce trajet, je passerai insensiblement du Moyen Atlas au grand : les deux chaînes paraissent se rejoindre à la trouée de la Teççaout, où serait l’extrémité de la première. Ma route d’aujourd’hui se divise en deux portions distinctes : de Djemaạa Entifa à l’Ouad Teççaout, et de la Teççaout à Demnât. Dans la première partie, le pays est accidenté, le sol pierreux, quelquefois rocheux ; il est souvent nu, par moments garni de palmiers nains et de taçououts, ou boisé ; peu d’eau ; cependant, au flanc des coteaux, au fond des ravins, sur les sommets, s’élèvent une foule de villages, entourés de grandes plantations d’oliviers, avec des haies de cactus : en somme, région d’aspect triste, mais fort habitée. A 9 heures et demie, j’arrive au bord de la Teççaout : c’est la Teççaout Fouqia, appelée aussi Ouad Akhḍeur « Rivière Verte ». Elle est bien nommée ; elle coule au milieu d’une végétation merveilleuse, à l’ombre de grands oliviers, dans une vallée couverte de champs et de vergers. A partir de la Teççaout, j’entre dans une région nouvelle : accidents de terrain moins sensibles ; sol terreux ; foule de ruisseaux ; nombreux villages ; à chaque instant jardins immenses, à végétation superbe, à arbres séculaires : c’est au travers de ce beau pays que je parviens à Demnât. J’entre dans la ville à midi et demi.

Durant toute la journée, beaucoup de monde sur le chemin. Je n’ai point traversé d’autre cours d’eau important que l’Ouad Teççaout : il avait 15 mètres de large et 50 centimètres de profondeur ; eaux claires ; courant rapide ; lit de galets ; berges de terre, en pente douce, de 1 mètre à 1m,50 de hauteur.

6 et 7 octobre.

Séjour à Demnât. Cette ville est le siège d’un qaïd qui gouverne la province de Demnât ; celle-ci a pour limites : au nord, les Sraṛna ; à l’est, les Entifa et les Aït b Ououlli ; au sud, les pentes supérieures du Grand Atlas ; à l’ouest, les Glaoua et les Zemrân.

Demnât.

  • 1. Enceinte de la ville.
  • 2. Enceinte de la qaçba.
  • 3. Demeure du qaïd.
  • 4. Mosquée.
  • 5. Mosquée.
  • 6. Synagogue principale.
  • 7. Place du marché.
  • 8. Vergers.

Demnât est entourée d’une enceinte rectangulaire de murailles crénelées, garnies d’une banquette et flanquées de tours ; le tout est en bon état, sans brèches ni portions délabrées. Trois portes donnent entrée dans la ville. La qaçba a son enceinte à part et est bordée de fossés ; ceux-ci, les seuls que j’aie vus au Maroc, ont 7 à 8 mètres de large sur 4 ou 5 de profondeur et sont en partie remplis d’eau. Au milieu de ce réduit, s’élèvent la mosquée principale et la maison du qaïd. Murailles, qaçba, mosquées, maisons, toutes les constructions de la ville sont en pisé ; rien n’est blanchi, sauf la demeure du qaïd et le minaret qui l’avoisine. Le reste est de la couleur brun sombre qui distingue les habitations depuis Bou el Djạd. L’intérieur de l’enceinte est aux deux tiers couvert de maisons, en bon état, quoique mal bâties. Le dernier tiers est occupé partie par des cultures, partie par la place du marché : point de terrains vagues, point de ruines ; en somme, air prospère. La population est d’environ 3000 âmes, dont 1000 Israélites ; ceux-ci n’ont pas de mellaḥ ; ils habitent pêle-mêle avec les Musulmans, qui les traitent avec une exceptionnelle bonté. Demnât et Sfrou sont les deux endroits du Maroc où les Juifs sont le plus heureux. Il y a d’autres rapprochements à faire entre ces deux villes, dont les points de ressemblance frappent l’esprit : même situation au pied de l’Atlas, à la porte du Sahara ; population égale, et composée d’une manière semblable ; prospérité presque pareille ; même genre de trafic ; même caractère doux et poli des habitants ; même ceinture d’immenses et superbes jardins. En un mot, ce que Sfrou est à Fâs, Demnât l’est à Merrâkech.

Partie occidentale de la ville et des jardins de Demnât. (Vue prise de la synagogue principale.)

Croquis de l’auteur.

Le commerce de Demnât est le suivant : les tribus de l’Atlas et du Sahara (Dâdes, Todṛa) viennent s’y approvisionner de produits européens et d’objets fabriqués dans les villes marocaines, tels que cotonnades, sucre, thé, parfumerie, bijouterie, belṛas ; elles y cherchent aussi des grains, mais en petite quantité : en échange, elles apportent des peaux, des laines et des dattes, que les habitants de Demnât expédient à Merrâkech. Ce commerce, florissant autrefois, a fait la richesse de la ville : il est en décadence depuis quatre ou cinq ans. A cette époque, le sultan envoya un amin d’une rapacité telle que le trafic ne fut plus possible : tout ce qui passait les portes de la cité était, quelle qu’en fût la provenance, frappé d’un droit arbitraire si élevé que bientôt les tribus voisines et les caravanes du sud désertèrent ce marché, et se portèrent en masse sur Merrâkech, où elles se fournissent à présent.

Demnât est entourée de toutes parts d’admirables vergers, les plus vastes du Maroc. Au milieu d’eux sont disséminés une foule de villages se touchant presque, qui forment comme des faubourgs de la ville. Ces jardins sont renommés au loin ; leur fertilité, leur étendue, la saveur et l’abondance de leurs fruits, les excellents raisins qui s’y récoltent sont légendaires.

Presque contigus aux vergers de Demnât, s’en trouvent d’autres très célèbres, que nous avons traversés en venant : ceux d’Aït ou Aoudanous. Ils rappellent un triste exemple de la rapacité du sultan et de la malheureuse condition de ses sujets. Ces jardins, domaine immense et merveilleux, forêt d’oliviers séculaires et d’arbres fruitiers de toute espèce, arrosés par des ruisseaux innombrables, appartenaient, il y a quelques années, à un homme fameux par ses richesses et son luxe, Ben Ạli ou El Maḥsoub, dont la vaste demeure s’élève encore au sommet d’un mamelon qui les domine. Cette fortune énorme, cette ostentation, ce pouvoir, portèrent ombrage au sultan. Soit pure cupidité, soit crainte de l’influence croissante d’un homme aussi puissant, il le fit une nuit surprendre, saisir, emmener : on le jeta en prison dans l’île de Mogador. En même temps, ses biens furent confisqués et réunis à ceux de la couronne. J’appris plus tard à Mogador que le malheureux Ben Ạli, qu’on y connaissait sous le nom d’El Demnâti, avait, après plusieurs années de captivité, obtenu sa liberté au prix de tous ses biens. Mais il n’en jouit pas. Au sortir de prison, à la porte de Mogador, il mourut.

8 octobre.

Départ à 8 heures et demie du matin. D’ici à Zaouïa Sidi Reḥal, je serai encore en blad el makhzen ; région sûre ; un guide suffit. La route longe constamment la lisière d’une vaste plaine qui s’étend au pied du Grand Atlas. Sol terreux et uni. A gauche, sont les premières pentes de la montagne, pentes assez douces, partie nues ou couvertes de palmiers nains, partie boisées ; d’aucun point on ne distingue les crêtes. A droite, on ne voit qu’une immense plaine s’allongeant à perte de vue vers l’ouest ; elle est bornée à l’est par les masses lointaines et grises du Moyen Atlas, au nord par les collines éloignées des Rḥamna, qui séparent les bassins de l’Oumm er Rebiạ et de la Tensift. Jusqu’à la Teççaout Taḥtia, la plaine est couverte de pâturages, et une foule de villages entourés de bois d’oliviers la sèment de points sombres ; ces vastes étendues pleines de troupeaux, ces innombrables oasis de verdure, forment un beau tableau de paix et d’abondance. A partir de la Teççaout, les oliviers diminuent ; bientôt ils cessent : en même temps, les pâturages font place à des cultures. A 6 heures du soir, j’arrive à Zaouïa Sidi Reḥal. Au loin, dans le disque enflammé du soleil couchant, on aperçoit la haute tour de Djamạ el Koutoubia, mosquée de Merrâkech.

Durant toute la journée, beaucoup de monde sur la route. Un seul cours d’eau important : l’Ouad Teççaout Taḥtia (eaux claires et courantes de 20 mètres de large et de 30 à 40 centimètres de profondeur, coulant sur un lit de galets trois fois plus grand, entre deux berges rocheuses, tantôt à 1/1, tantôt à 1/2).

Zaouïa Sidi Reḥal est une bourgade du territoire des Zemrân ; entourée de murs bas sans prétentions militaires, bâtie en pisé, elle a environ 1000 habitants ; au milieu s’élèvent une belle qoubba, où reposent les restes de Sidi Reḥal, et une zaouïa, où vivent les marabouts ses descendants ; ces derniers sont fort vénérés dans le pays : de toutes les tribus voisines, des Zemrân, des Rḥamna, des Sraṛna, de Demnât, de Merrâkech même, on les visite, on leur apporte des offrandes. En dehors de l’enceinte musulmane, formant un faubourg isolé, se trouve un petit mellaḥ. Jardins peu étendus.

4o. — DE ZAOUIA SIDI REHAL A TIKIRT.

9 octobre.

Quoique blad el makhzen, le pays n’est pas assez sûr pour marcher sans zeṭaṭ ; mais un seul homme suffit. Je trouve sans peine quelqu’un pour m’escorter. Départ à midi et demi. Un cours d’eau sort ici même du Grand Atlas. C’est l’Ouad Rḍât. Il prend sa source au sommet de la chaîne, à la dépression considérable appelée Tizi n Glaoui, et en descend dans une direction perpendiculaire aux crêtes ; cette rivière trace ainsi une route courte et facile pour franchir la chaîne. Je m’y engage. Jusqu’au Tizi, je resterai dans le bassin de l’ouad, et pendant la plus grande partie du trajet j’en suivrai le cours. De Sidi Reḥal aux environs de Zarakten, où je quitterai la vallée de l’Ouad Rḍât, celle-ci présente le même aspect : le fond n’en a jamais plus de 100 mètres de large, le plus souvent il a beaucoup moins ; les flancs sont habituellement des talus boisés à 1/1, quelquefois des murailles rocheuses presque à pic. C’est lorsque les pentes de ces flancs sont les plus raides que le fond est le plus large, lorsqu’elles sont les plus douces qu’il est le plus étroit. Tantôt ce dernier est couvert des galets, des blocs de roche qui forment le lit de la rivière : dans ces points croissent, entre les pierres, des lauriers-roses et des pins ; ailleurs il y a un peu de terre : on trouve alors des jardins, avec des figuiers et des oliviers. De même pour les flancs. Moitié terre, moitié grès, ils sont la plupart du temps escarpés et couverts de forêts où se mêlent les lentisques, les tiqqi, les teïda et les teceft. Mais aux rares endroits où les côtes sont moins abruptes, on rencontre des villages, et à leur pied, des cultures et des vergers. Les villages sont disposés en long : chacun forme plusieurs groupes, échelonnés dans le sens de la vallée. Les plantations s’étagent au-dessous, disposées par gradins ; de petits murs retiennent la terre. Les champs sont des champs d’orge et de maïs ; des figuiers, des grenadiers, des oliviers, de la vigne, et surtout une foule de noyers les ombragent : le noyer apparaît ici pour la première fois ; cet arbre abonde sur les deux versants du Grand Atlas ; je ne l’ai pas vu ailleurs. Telle sera la vallée de l’Ouad Rḍât jusque auprès de Tagmout, où je la quitterai. Le chemin tantôt en suit le fond, tantôt serpente sur ses flancs ; il est presque partout raide et pénible, difficile en peu d’endroits. Aujourd’hui, je fais une étape très courte : je m’arrête à Enzel, village de 600 habitants, où je passerai la nuit ; il n’est que 3 heures lorsque j’y arrive.

Durant le trajet, beaucoup de monde sur la route. L’Ouad Rḍât avait, à Zaouïa Sidi Reḥal, 6 mètres de large et 20 centimètres de profondeur ; les eaux en étaient claires et courantes, légèrement salées ; elles coulaient au milieu d’un lit de galets de 60 mètres, bordé de berges de terre d’un mètre. Cette rivière est, m’affirme-t-on, un affluent de la Tensift : elle s’y jetterait après avoir arrosé le territoire des Zemrân et celui des Glaoua.

Cette dernière tribu est celle où je suis entré en sortant de Zaouïa Sidi Reḥal ; un qaïd nommé par le sultan la gouverne ; il réside à Imaounin, dans le Telouet : son autorité réelle s’étend sur les Glaoua et sur le Ouarzazât, son pays natal ; son pouvoir nominal va jusqu’aux Aït Zaïneb, son influence jusqu’à Tazenakht et jusqu’au Mezgîṭa. La première seule de ces trois régions est considérée comme blad el makhzen ; seule elle fournit des soldats et paie l’impôt : les deux autres sont blad es sîba. Cependant, dans la seconde, la parole du qaïd est prise en considération ; mais à condition qu’il ne réclame que des choses faciles, ne coûtant rien aux habitants ; il ne se hasarderait pas à leur en demander d’autres, sachant que ce serait provoquer des refus ; il ne se mêle en aucune façon de leur administration, de leurs différends, des guerres qu’ils peuvent se faire entre eux ; mais son ạnaïa est respectée : des gens de sa maison, esclaves ou mkhaznis, peuvent servir de zeṭaṭs ; on voyage en sûreté sous sa protection. Il n’en est plus de même dans la troisième région : la suprématie, même nominale, du sultan n’y est pas reconnue ; tout ce que peut faire le qaïd est d’entretenir des rapports d’amitié avec les chefs des deux grandes maisons voisines, les chikhs de Tazenakht et du Mezgîṭa. Il ne saurait servir de zeṭaṭ sur leurs territoires, mais ses lettres assureraient un bon accueil auprès d’eux. Au delà, ni son nom ni celui du makhzen ne sont connus.

Le commerce des Glaoua est actif : il consiste presque uniquement en l’échange des grains du nord contre les dattes du Dra. Deux marchés dans la tribu : le Tenîn de Telouet et le Khemîs d’Enzel. Les Glaoua sont Imaziṛen de langue comme de race, ainsi que toutes les tribus que je verrai dans les massifs du Grand et du Petit Atlas : de Zaouïa Sidi Reḥal à Tisint, la première oasis que j’atteindrai, il n’y a pas un seul Arabe. Ici apparaît pour la première fois un vêtement original, d’un usage universel chez les Glaoua, dans le Dra, dans le bassin du Sous, dans la chaîne du Petit Atlas ; c’est le khenîf : qu’on se figure une sorte de bernous court, de laine teinte en noir, avec une large tache orange, de forme ovale, occupant tout le bas du dos ; cette sorte de lune si étrangement placée est tissée dans le bernous même, et les bords en sont ornés de broderies de couleurs variées ; le bas du bernous est garni d’une longue frange, le capuchon d’un gros gland de laine noire. La plupart des hommes, enfants et vieillards, Musulmans et Juifs, portent ce vêtement ; les autres se drapent dans des ḥaïks de laine blanche. On garde le sommet de la tête nu, comme dans le reste du Maroc ; mais la bande, large ou étroite, qui se roule d’habitude à l’entour, au lieu d’être de cotonnade blanche, est de laine noire. Les belṛas se remplacent fréquemment par des sandales. On ne voit plus de sabres qu’aux cavaliers : ces armes sont donc peu nombreuses, les chevaux étant rares dans le Grand comme dans le Petit Atlas. On cesse de porter la poudre dans des poires : on la met dans des cornes. Ce sont, soit des cornes naturelles à armatures de cuivre, soit, plus souvent, des cornes en cuivre ciselé ; elles ne manquent pas de grâce ; des sachets de cuir pour les balles s’y attachent. Ce modèle, en usage dès les premières pentes septentrionales du Grand Atlas, est le seul employé dans cette chaîne et dans tout le sud : il n’y a que deux exceptions ; nous les signalerons plus tard ; l’une est vers l’est, dans le bassin du Ziz, l’autre vers l’ouest, dans le Sahel.

10 octobre.

Adrar n Iri et Tizi n Telouet. (Vue prise d’Ifsfes.)

Croquis de l’auteur.

D’Enzel à Tagmout, je suis la vallée de l’Ouad Rḍât, telle que je l’ai décrite hier. Parti à 5 heures du matin, j’arrive à 11. Chemin faisant, je passe auprès des ruines d’un pont attribué par les uns aux Chrétiens, par les autres à es Soulṭân el Akḥeul : on cite toujours ces deux noms au Maroc dès qu’il s’agit d’ouvrages dont on ne connaît pas les auteurs ; ce pont, dont il reste quatre arches en pierre, s’élève sur la rivière au point de jonction des chemins de Merrâkech et de Zaouïa Sidi Reḥal. Il me paraît d’origine musulmane. Plusieurs gros villages jalonnent la route : les deux principaux sont Ifsfes (600 habitants) et Zarakten (800 habitants). L’Ouad Ifraden, le seul que je traverse, est un ruisseau de 2 mètres de large ; les eaux en sont salées, comme toutes celles des environs : les flancs mêmes de la montagne sont par endroits blancs de sel. Durant cette matinée, de hauts massifs ne cessent de se dresser de tous côtés au-dessus de ma tête : vers le sud, au milieu d’une longue crête, j’aperçois l’échancrure du Tizi n Telouet et, à sa gauche, la cime rose de l’Adrar n Iri dominant toutes les autres. Du monde passe sur le chemin. Beaucoup de gibier ; quantité énorme de perdreaux : tout le long de la route, j’en vois courir à mes pieds ; ils se lèvent rarement ; on ne les chasse pas : quand les habitants veulent en manger, ils en tuent à coups de pierres.

11, 12, 13 octobre.

Portion supérieure de Tagmout et vallée de l’Ouad Adrar n Iri.

(Les parties ombrées sont boisées.) (Vue prise d’un groupe de maisons de Tagmout situé en aval.)

Croquis de l’auteur.

Adrar n Iri. (Vue prise de Tagmout.)

Croquis de l’auteur.

Séjour à Tagmout. Le village a 800 ou 900 habitants. Situé sur le bord de l’Ouad Adrar n Iri, il est fractionné en plusieurs groupes qui s’espacent sur les premières pentes du flanc gauche de la vallée, au milieu de cultures et de jardins : ceux-ci occupent aussi une partie du fond, qui a ici 60 mètres de large. Tagmout compte parmi les Aït Robạ : cette fraction se compose de tout ce qui habite sur le cours de l’Ouad Adrar n Iri. Zarakten forme une autre fraction, Enzel une autre encore. Les villages de ce versant sont d’aspect misérable : les maisons, de pierre et couvertes en terrasse, sont mal bâties ; elles n’ont qu’un rez-de-chaussée, parfois à demi enfoncé dans le sol.

14 octobre.

Adrar n Iri et Tizi n Telouet.

(Vue prise du chemin de Tagmout à ce col.)

Croquis de l’auteur.

Adrar n Iri.

(Les parties ombrées sont boisées.)

(Vue prise du chemin de Tagmout au col de Telouet.)

Croquis de l’auteur.

Village d’Ider.

(Les parties ombrées sont boisées.)

(Vue prise du chemin de Tagmout au col de Telouet, en amont d’Ider.)

Croquis de l’auteur.

Départ à 6 heures du matin. Un zeṭaṭ m’escorte. La route d’aujourd’hui peut se diviser en quatre portions. 1o De Tagmout à Titoula Taḥtia : chemin extrêmement difficile ; montées très raides à travers les pierres ; région déserte ; sol rocheux, tantôt nu, tantôt boisé. 2o De Titoula Taḥtia à Titoula Fouqia : on retrouve le cours de l’Ouad Adrar n Iri, appelé aussi dans cette partie Ouad Titoula ; on le suit : les premières pentes et le fond de la vallée sont couverts de villages et de cultures ; orges et maïs, ombragés de noisetiers, de trembles, surtout de noyers ; ce fond de vallée a peu de largeur : les cultures ne s’étendent en tout que sur quarante mètres ; au milieu d’elles coule le ruisseau, qui ne cesse pas d’avoir de l’eau : les flancs sont en pente douce au pied, escarpés vers le sommet, rocheux partout ; plus on avance, plus la pierre nue apparaît, plus les arbres sont clairsemés : chemin facile. 3o De Titoula Fouqia au col Tizi n Telouet, où je franchis la crête supérieure du Grand Atlas : l’eau tarit dans l’ouad, les cultures cessent, les habitations ont disparu : désert de pierre : de tous côtés s’élèvent de hautes montagnes de grès ; plus un arbre, plus une plante, plus un brin de verdure ; tout est roche : le chemin, sans être difficile, est très raide et très pénible ; on monte lentement vers le col. Il est atteint à 4 heures du soir. Je me trouve à 2634 mètres au-dessus du niveau de la mer. Un panorama immense s’étend devant mes yeux. Je suis frappé d’abord de l’aspect montagneux de la contrée que je vais aborder : ce ne sont que chaînes s’étageant les unes derrière les autres jusqu’au bout de l’horizon ; puis de son air triste et désolé : tout est nu ; tout est roc ; pas un grain de sable ni une motte de terre ; de longues côtes jaunes, des croupes d’un rouge sombre se succédant à l’infini, immenses solitudes pierreuses, c’est tout ce que distingue l’œil lorsqu’il se tourne vers le sud du haut du Grand Atlas. 4o J’entre ici dans la quatrième portion de mon trajet d’aujourd’hui : du Tizi n Telouet à Aït Baddou. On commence par une descente raide : c’est un passage dangereux, comme l’indique son nom, Taourirt n Imakkeren, « colline des brigands » ; puis on débouche dans la plaine du Telouet ; sol plat ; bonne terre couverte de cultures. Je m’arrête à 6 heures et demie, près de son extrémité sud, au petit village d’Aït Baddou.

Vue dans la direction du sud, prise du col de Telouet.

Croquis de l’auteur.

Col de Telouet, plaine du Telouet et village d’Aït Baddou. (Vue prise de la plaine du Telouet.)

Croquis de l’auteur.

Peu de voyageurs sur la route pendant cette journée. Le Telouet est une fraction des Glaoua : il comprend un certain nombre de villages, semés les uns près des autres dans une petite plaine fertile ; l’un d’eux, Imaounin[44], est la résidence du qaïd, el Glaoui. L’extérieur des constructions annonce la prospérité : ce ne sont plus les huttes de l’Ouad Rḍât ; maisons hautes et bien bâties. Les arbres ne sont pas encore nombreux ; on en voit quelques-uns auprès des habitations : ce sont des trembles, des figuiers, des noyers ; il pousse aussi des pieds de vigne. Une multitude de ruisseaux descendant de la crête de l’Atlas arrosent le sol. Quelque riante que soit en elle-même cette verte plaine, elle est entourée de toutes parts de montagnes si nues et si désolées que son aspect en est attristé.

15 octobre.

Départ à 7 heures du matin. Je rentre en blad es sîba : m’y voici pour longtemps. Ici le pays ne présente pas grands dangers : un homme suffit aujourd’hui comme escorte. En quittant Aït Baddou, on achève de traverser la plaine du Telouet. Puis on entre dans la région la plus désolée qu’on puisse voir : tout est roche : au-dessus de la tête, on ne voit que murs de pierre ; aux pieds, ravins aux parois de grès sans eau ni verdure ; les lits à sec sont couverts d’une couche de sel ; nulle part la moindre trace de terre ni de végétation. Après trois heures de marche dans cette triste contrée, je débouche tout à coup dans une vallée qui forme avec elle le plus frappant contraste : creusée à pic au milieu de l’immense plateau de pierre qui règne à l’entour, elle présente un aspect aussi riant, aussi gai que les solitudes qui la bordent sont mornes et tristes. Au fond, coule un torrent dont les deux rives sont, sans interruption, garnies de jardins et de cultures ; au milieu des figuiers, des oliviers, des noyers, s’élèvent en foule des villages, des groupes de maisons, des tiṛremts : tout respire la richesse ; c’est l’Ouad Dra qui commence : sur ses rives seules, et sur celles des deux rivières qui le forment, je trouverai ces constructions élégantes et pittoresques qui me frapperont désormais : tiṛremts aux gracieuses tourelles, aux terrasses crénelées, aux balustrades à jour ; maisons aux murailles couvertes de dessins et de moulures ; qçars dont les enceintes, du pied jusqu’au faîte, ne sont qu’arabesques et qu’ornements. Dans ces belles contrées, même la demeure la plus pauvre présente l’aspect du bien-être. Le bas des bâtiments est en pierres cimentées, le haut en pisé ; tout est construit avec soin, tout semble neuf ; point d’habitation qui n’ait un premier étage ; un second est souvent formé par une terrasse couverte, installée au-dessus ; partout bonnes portes, volets façonnés et ornés comme aux maisons des villes ; toutefois peu de demeures sont blanchies : de loin en loin, quelque zaouïa ou les créneaux d’une tiṛremt ; le reste a la teinte brun-rouge du grès et du pisé. Les jardins et les cultures sont entretenus avec un soin extrême, mais ils forment une bande étroite : aux endroits les plus larges, ils ont 60 mètres ; encore ne sont-ils presque jamais en sol plat ; ils s’étagent, les terres soutenues par des revêtements de pierre, des deux côtés de la rivière : celle-ci, l’Ouad Iounil, a 4 mètres de large, un courant très rapide, des eaux claires, salées ; elles coulent sur un lit de gravier de 10 mètres, blanc de sel dans les portions à sec. Les flancs de la vallée sont des murailles de grès verticales, creusées sur toute leur longueur de séries continues de cavernes. A ces murailles s’adossent maisons et jardins ; dans leur flanc est taillé le sentier que je suis ; passage difficile : le chemin n’a nulle part plus de 1m,50 de large : la paroi de roc d’un côté, le précipice de l’autre. Telle est cette vallée, telles sont, me dit-on, toutes celles du voisinage, Ouad el Melḥ, Ouad Imini, Ouad Iriri, étroits sillons où se concentrent la végétation et la vie, au milieu des immenses déserts de pierre qui forment le versant sud du Grand Atlas. Je ne quitte plus l’Ouad Iounil jusqu’au gîte : un moment, je monte sur le sommet du flanc gauche ; un vaste plateau rocheux s’y offre à mes yeux : il s’étend à perte de vue ; le thym est la seule plante qui y pousse ; les gazelles sont les seuls êtres animés qui y vivent. A 3 heures, je m’arrête à Tizgi, principal village du district de ce nom.

Village de Tizgi et vallée de l’Ouad Iounil.

(Vue prise en amont de Tizgi, à mi-côte du flanc gauche de la vallée.)

Croquis de l’auteur.

Peu de voyageurs aujourd’hui sur la route. J’ai traversé deux cours d’eau : l’Asif Marṛen, appelé aussi Ouad el Melḥ (lit de 15 mètres de large, à sec) ; l’Ouad Iounil (eaux de 4 mètres de large et de 30 centimètres de profondeur ; courant très rapide).

Heliog. P. Albert Dujardin Challamel aine Editeur

TIGERT. — (OUAD IOUNIL)

16 et 17 octobre.

Séjour à Tizgi. J’ai été frappé, à mon entrée dans la vallée de l’Ouad Iounil, d’un des caractères qui distinguent le bassin du Dra : l’élégance des constructions ; j’en remarque ici un autre, plus important : il se rapporte à la race qui occupe le pays. Jusqu’à présent, je n’avais vu que des Imaziṛen blancs, ceux qu’on appelle Chellaḥa ; désormais, une bonne partie de la population se composera d’Imaziṛen noirs ou bruns, Ḥaraṭîn. Dans tout le bassin du Dra, je les trouverai mêlés aux Chellaḥa, dans une proportion d’autant plus grande que j’avancerai davantage vers le sud : dans la vallée même de ce fleuve, ils sont si nombreux que le nom de Draoui y est synonyme de celui de Ḥarṭâni ; sur ses affluents, ils existent aussi en grande quantité : c’est dans ce bassin qu’ils semblent s’être concentrés ; il n’y en a point dans celui du Sous, très peu dans celui du Ziz. Ils présentent les types les plus variés : on en voit qu’on confondrait avec des nègres du Soudan ; d’autres ont la couleur des noirs, et les traits des Européens ; ou bien les grosses lèvres et le nez épaté des premiers, avec la peau blanche : certains sont dits Ḥaraṭîn, qui, pour un étranger, ne présentent aucune différence avec les Chellaḥa. Les physionomies des individus étant aussi diverses, il est difficile d’assigner des caractères distinctifs à la race : on peut dire seulement qu’une couleur café au lait foncé avec des traits presque européens sont ce qu’on rencontre le plus souvent. Les Ḥaraṭîn se considèrent comme Imaziṛen au même titre que les Chellaḥa : ils sont mélangés avec eux dans le fractionnement par tribus ; ils appartiennent comme eux aux Seketâna ou aux Gezoula, grandes familles qui, à elles deux, comprennent toutes les tribus entre Sous et Dra et une partie de celles du Sous. Malgré cette égalité politique, malgré cette communauté d’origine reconnue, les Chellaḥa se regardent comme supérieurs aux Ḥaraṭîn, et ceux-ci ont le sentiment de l’infériorité. Ils cherchent à se relever en épousant des femmes de couleur claire. « Parle-t-on mariage ? dit un proverbe, l’Arabe demande : Est-elle de bonne maison ? le Chleuḥ, est-elle riche ? le Ḥarṭâni, est-elle blanche ? »

18 octobre.

Départ à 10 heures et demie. De Tizgi à Tikirt, on ne cesse de suivre le cours de l’Ouad Iounil ; une bonne partie du chemin, c’est dans son lit même que l’on marche : ce dernier a ici 15 à 20 mètres de large ; la rivière y coule, tantôt en une seule masse de 5 mètres de large et de 30 centimètres de profondeur, tantôt y formant plusieurs bras, tantôt l’inondant presque en entier et étant alors très peu profonde. Depuis sa source jusqu’à son confluent avec l’Ouad Imini, elle a, quelle que soit sa force, cette même manière irrégulière de couler. D’ici à Tikirt, sa vallée peut se diviser en deux portions : l’une jusqu’à son confluent avec l’Asif Marṛen, l’autre au delà. Dans la première, le fond reste ce qu’il était au-dessus de Tizgi, large de 50 à 60 mètres, couvert de cultures, ombragé de beaucoup d’arbres. Les deux flancs sont toujours de grès rouge et très hauts : cependant ce ne sont plus des murailles perpendiculaires, si ce n’est à leur partie supérieure, où se voient des cavernes ; le pied est à 2/1 d’abord, puis à 1/1. Les flancs n’avaient, de Tiourassin à Tizgi, livré passage à aucun affluent. Dans cette nouvelle région, ils laissent accès à plusieurs ; ce sont autant de points où la vallée s’élargit et où les jardins s’étendent. A 1 heure et demie, j’atteins Tamdakht, village en face duquel l’Asif Marṛen se jette dans l’Ouad Iounil. La vallée change d’aspect : le fond s’agrandit et prend une largeur de 300 mètres : il est couvert de cultures ; les cultures qu’on voit d’ici à Tikirt n’ont aucune ressemblance avec celles d’auparavant : jusqu’à présent, une foule d’arbres ombrageaient les champs ; désormais on n’en verra plus, excepté aux abords des villages ; encore y sont-ils peu nombreux et parfois manquent-ils. La rivière coule dans un lit de 40 mètres de large, moitié vase, moitié galets, dont l’eau n’occupe qu’une faible partie. Les flancs, tout en restant rocheux, s’abaissent peu à peu, le droit surtout ; il diminue graduellement, et disparaît à quelque distance de Tikirt. Le flanc gauche conserve une hauteur minima de 150 mètres au-dessus du niveau de la vallée, mais ses pentes deviennent de plus en plus douces ; sa couleur change : il n’a plus le rose ou le rouge du grès, mais une teinte blanche qu’il gardera jusque auprès de Tikirt ; là, variant de nouveau, il deviendra noir et luisant : à partir d’ici, plus de cavernes. En face de Tikirt, s’étend une plaine triangulaire où confluent les ouads Iounil et Imini ; très plate, à sol de vase desséchée, elle se cultive en automne et est inondée en hiver. A l’extrémité de la plaine, un étroit kheneg, se creusant entre les roches noires des montagnes, donne passage à la rivière. Un peu plus haut, un spectacle nouveau réjouit mes yeux : un bois de palmiers entoure le village de Tazentout ; c’est le premier que je voie : on approche du Sahara. A 5 heures, je parviens à Tikirt, où je m’arrête.

Djebel Anremer et village de Tazentout. (Vue prise du mellah de Tikirt.)

Croquis de l’auteur.

Peu de voyageurs sur le chemin, quoique le pays soit très habité. L’Ouad Imini, que j’ai traversé avant d’arriver, a 9 mètres de large et 30 centimètres de profondeur ; peu de courant ; il coule au milieu d’un lit de gros galets, large d’environ 700 mètres. Cette rivière est moins considérable comme volume d’eau que l’Ouad Iounil, qui, deux heures plus haut, avait, avec un courant très rapide, la même profondeur que lui et une largeur de 10 mètres.

5o. — SÉJOUR A TIKIRT.

Parmi les pays indépendants, ceux du sud du Grand Atlas présentent, en leur organisation sociale, des différences avec ceux du nord. Dans ceux-ci, une seule unité, la tribu ; un seul état social, l’état démocratique ; aucun lien n’unit les tribus entre elles. La tribu est une grande famille avec ses subdivisions naturelles, tente ou maison, douar ou village, groupe de plusieurs centres habités, et ainsi de suite ; le fractionnement est d’autant plus grand que la tribu est plus nombreuse. Chaque groupe se gouverne à part comme bon lui semble, au moyen d’une assemblée où chaque famille est représentée, djemaạa en arabe, anfaliz en tamaziṛt. Quelques hommes y ont souvent la prépondérance, mais sans titre ni droit reconnu. Les affaires concernant la tribu entière se règlent d’après le même principe ; les petites tribus réunissent tous leurs membres pour délibérer ; dans les grandes, telles que les Zaïan, les Beni Zemmour, les Smâla, où les premières fractions sont elles-mêmes nombreuses et souvent peu unies entre elles, ces fractions se concertent et se décident séparément, s’inquiétant ou ne s’inquiétant pas du parti pris par les autres. Dans certaines tribus, telles que les Aït Ạtab, les Aït Bou Zîd, il y a des qanoun, codes de lois, auxquels les habitants sont tenus de se soumettre, et que l’assemblée générale fait respecter. Chez la plupart, cela n’existe pas ; les assemblées ne s’occupent point des particuliers ; tout leur est permis : s’il s’élève des différends, soit entre familles, soit entre fractions, elles les tranchent entre elles à coups de fusil. Ici, avec la liberté entière, la division à l’infini, la désunion complète ; là, avec un peu plus d’ordre et d’unité, c’est toujours la démocratie absolue. Les différentes tribus n’ont d’autres relations que les guerres et les alliances qu’elles font momentanément entre elles.

Au sud du Grand Atlas, nous trouvons trois unités : la tribu, le village, le district ; deux liens entre elles, la confédération et le vasselage ; deux états sociaux, le gouvernement par des chefs héréditaires et le régime démocratique. La tribu se rencontre et parmi les Imaziṛen et parmi les Arabes, avec son fractionnement naturel, le même en tous lieux : tels sont les Zenâga, les Aït Jellal, les Aït Seddrât, les Berâber. A côté d’elle se trouvent des villages isolés, sans aucun lien entre eux ; ils sont habités, les uns par un mélange de Chellaḥa et de Ḥaraṭîn, d’autres par des membres de tribus diverses, d’autres par des cherifs ou des marabouts. Parmi ces villages, quelques-uns restent isolés, comme Qaçba el Djouạ, Iliṛ ; la plupart, pour résister aux invasions des tribus voisines, s’unissent entre eux par groupes d’un certain nombre ; ils forment ainsi ce que nous appellerons des districts : tels sont Arbạ Mia, Tizgi, Ouad Noun, Tisint. Tribus, villages isolés et districts s’unissent entre eux par deux sortes de liens. Le premier est la confédération ; elle est formée de la collection de plusieurs de ces unités, quelles qu’elles soient, groupées pour former une masse plus compacte : telle est la confédération du Dâdes, tels sont les nombreuses tribus et les qçars confédérés avec les Aït Ạmer. Inutile de dire que ces confédérations sont soumises à des changements : tantôt un groupe s’en détache, tantôt un autre s’y joint. Le second lien dont nous avons parlé est une sorte de vasselage : des tribus, des districts, se déclarent vassaux soit d’un chef, soit d’une tribu plus puissante[45] : les vassaux sont tenus à une redevance annuelle, le suzerain s’engage en retour à respecter leurs personnes et leurs biens ; là se bornent les obligations mutuelles : c’est ainsi que Tisint, Tatta, sont vassaux des Ida ou Blal, que ceux-ci le sont des Berâber.

Tribus, districts, villages, vivent les uns sous le régime despotique, les autres sous le régime démocratique ; les premiers sont gouvernés par des familles où le pouvoir suprême, avec le titre de chikh[46], est héréditaire : tels sont les Aït Ạmer, les Zenâga, le Mezgîṭa. L’autorité de ces chikhs n’est pas lourde pour leurs sujets ; parents plus ou moins proches d’un grand nombre d’entre eux, force leur est de ménager ces alliés naturels ; d’ailleurs il est de leur intérêt de n’indisposer personne ; ils laissent à leurs administrés grande liberté et ne leur demandent que trois choses : payer une légère redevance, les suivre quand ils font la guerre, ne pas trop se battre, se piller ni se voler entre eux : ce n’est permis qu’avec les étrangers. Pour le reste, licence complète. Tel est, dans le sud du Maroc, ce que, faute d’autre nom, j’appelle le régime despotique.

Quant au régime démocratique, les tribus ou districts qui l’ont adopté le possèdent avec les nuances les plus diverses. Chez les uns, tels que les Ilalen, les Iberqaqen, règne le système établi dans le nord : tribus, fractions, villages, se gouvernent par l’assemblée de tous leurs membres. Ailleurs, comme dans les qçars de Tisint, de Tatta, l’assemblée garde entre ses mains la puissance souveraine et confie le pouvoir exécutif à un chikh qu’elle élit ; quelquefois elle laisse ce titre longtemps dans la même maison, quelquefois elle le porte sans cesse de l’une à l’autre. Certaines tribus, telles que les Ida ou Blal, les Aït ou Mrîbeṭ, les Isaffen, se divisent en fractions ayant chacune à leur tête une famille où la dignité de chikh est héréditaire ; tantôt le pouvoir de ces chefs est assez grand, comme chez les Aït ou Mrîbeṭ et les Isaffen ; tantôt, comme chez les Ida ou Blal, leur seule prérogative est de conduire leurs frères dans les combats. Enfin il y a un dernier système, spécial aux Berâber, aux Aït Seddrât et aux Imeṛrân : c’est celui des chikh el ạam, « chikhs nommés pour un an » ; les tribus se gouvernent au moyen d’assemblées, mais dans chaque fraction, chaque district, le pouvoir exécutif est entre les mains d’un chikh qu’on élit chaque année.

S’il existe dans ces régions une organisation politique plus complète que dans le nord, il ne faudrait pas en conclure qu’il y règne beaucoup plus d’ordre ; l’administration intérieure de chaque village se fait assez régulièrement, mais c’est tout ; de tribu à tribu, de fraction à fraction, de district à district, de village à village, les guerres sont continuelles ; trois motifs en produisent la plupart : entre sédentaires, les contestations au sujet des eaux et des canaux ; entre nomades, le pillage injuste de vassaux que l’honneur commande de venger ; entre sédentaires et nomades, la cupidité de ceux-ci, qui les porte à attaquer les premiers pour les dépouiller. Je n’ai pas été dans une seule région au sud de l’Atlas, sans y trouver, pour une de ces trois causes, la guerre, soit intestine, soit avec des voisins.

Les divers territoires que j’ai traversés depuis les Glaoua, Assaka, Tizgi, Aït Zaïneb, appartiennent, les premiers à des districts isolés, le dernier à une petite tribu. Les uns et les autres sont indépendants de fait, mais reconnaissent la suzeraineté du sultan. Les marques de soumission qu’ils lui donnent se bornent à l’envoi annuel au Glaoui d’un présent dont la valeur varie entre 50 et 200 francs ; de plus, si l’on prend des voleurs, on les expédie à Imaounin. L’Assaka, le Tizgi, se gouvernent par leurs assemblées, anfaliz. Les Aït Zaïneb ont un chikh héréditaire, Chikh Moḥammed, qui réside à Tikirt ; il ne domine que sur une partie de sa tribu, celle qui est à l’est d’Imzouṛen ; le reste, Imzouṛen, Tizgzaouin, Tadoula, s’est depuis peu rangé volontairement sous la domination du chikh de Tazenakht, ez Zanifi : cela s’est fait sans guerre ; la bonne intelligence des deux chefs n’a pas été troublée.

Ici le tamaziṛt est non seulement la langue générale, c’est presque la langue unique : à peine si un homme sur cinq, une femme sur vingt, savent l’arabe.

Le costume est le même qu’à l’entrée des Glaoua ; mais les femmes, qui dans le nord portaient peu de bijoux, en ont une foule et, en outre, se peignent la figure. Jusqu’ici un fil de verroteries mêlées de grains de corail et de pièces d’argent suspendu au cou, un second placé dans les cheveux, étaient leurs seuls ornements. Désormais elles se couvriront d’énormes colliers d’ambre et de corail, de bracelets, de broches, de diadèmes, de pendants d’oreilles et d’autres volumineuses parures d’argent.

Dans le Grand Atlas, nous avons trouvé le lait et le miel en abondance. Ici il en a été de même ; plus loin, ces deux choses seront rares. On cesse de pouvoir se procurer du savon au sud de Tikirt ; jusqu’ici on en fabriquait dans toutes les bourgades de quelque importance : c’était une spécialité lucrative des Juifs ; au delà des Aït Zaïneb, il ne s’en fait plus, il ne s’en vend plus sur les marchés. Pour laver les vêtements, on se sert de certaines herbes ; le blanchissage ainsi obtenu est médiocre.

Croquis de Tasgedlt

Je profite de mon séjour à Tikirt pour aller visiter les ruines de Tasgedlt, célèbres dans le pays et objet de mille légendes. Elles se composent d’une enceinte presque carrée, jadis garnie de tours sur tout son développement. Les murailles, épaisses, ont dû être en maçonnerie à la base, en pisé dans le haut. Il en reste peu de chose : une partie des murs s’est écroulée ; le reste, très écrêté, tombe chaque jour davantage. La partie sud est la mieux conservée ; on y voit 7 ou 8 tours ayant encore 3 à 4 mètres. A l’intérieur de l’enceinte, s’élèvent des monceaux de pierres ne présentant que des débris informes. La forteresse est construite en amphithéâtre sur une côte rocheuse, d’une pente de 1/2, dont elle couvre toute la hauteur ; dans sa portion nord, cette côte se transforme brusquement en une muraille verticale où s’ouvrent les bouches de plusieurs cavernes. Une ancienne citadelle, des cavernes, voilà plus qu’il n’en faut aux habitants pour voir ici une trace du passage des Chrétiens. D’ailleurs l’histoire n’est-elle pas là pour prouver la vérité de cette opinion, histoire écrite en des livres qu’on n’a pas pu me montrer, mais dont le contenu est dans la mémoire de chacun. Naguère, il y a bien des siècles, trois princesses, filles d’un roi chrétien, régnaient sur ces contrées : l’une, Doula bent Ouâd, résidait en cette forteresse de Tasgedlt ; une autre, Zelfa bent Ouâd, en habitait une semblable, sur les bords de l’Asif Marṛen, près de Teççaïout ; la troisième, Stouka bent Ouâd, une semblable encore à Taskoukt, sur l’Ouad Imini : en ces trois lieux se voient des ruines pareilles. Les Musulmans firent longtemps la guerre aux trois princesses chrétiennes et finirent par les chasser. Il est plus probable que les trois qaçbas sont l’œuvre d’un même sultan, celui sans doute qui construisit le pont de l’Ouad Rḍât.

Ruines de Tasgedlt. (Vue d’ensemble, prise du lit de l’Ouad Tidili.)

Croquis de l’auteur.

Ancienne porte à l’angle nord de l’enceinte de Tasgedlt. (Vue prise du nord-ouest.)

Croquis de l’auteur.

Dans cette excursion, je passe auprès du confluent des ouads Iriri et Imini ; ils se réunissent dans une plaine triangulaire semblable à celle de Tikirt : même sol vaseux, bas et plat, couvert de cultures, et en hiver inondé ; pas d’arbres, si ce n’est quelques-uns auprès des villages ; champs d’orge, de blé, surtout de maïs. On laboure avec des charrues à soc de fer, traînées par des bœufs ; ces derniers sont assez nombreux dans le pays, ainsi que les moutons et les chèvres ; depuis le Telouet, on voit quelques chameaux. L’Ouad Imini, au-dessous du confluent, a peu d’eau, 1m,50, avec 40 centimètres de profondeur : ce mince filet court au milieu d’un lit de gros galets mesurant plus de 500 mètres d’une rive à l’autre. Plus haut, en face de Tasgedlt, la même rivière a 200 mètres de large et est à sec, non par manque d’eau, mais parce que les habitants la font dériver pour arroser leurs plantations ; si je n’en rencontre pas dans l’ouad, je traverse plusieurs larges conduites où elle coule à pleins bords. Chaque tribu, chaque village, a droit à une quantité d’eau déterminée ; des traités, des qanouns la règlent. Les canaux sont une source de contestations et de querelles fréquentes entre villages et entre fractions. Ces démêlés se vident comme ils se vident tous, par la poudre : en ce moment, les gens de l’Imini et les Aït Touaïa sont en hostilités avec les Aït Zaïneb pour ce motif. Rarement ces guerres sont meurtrières ; elles se bornent la plupart du temps à quelques coups de fusil échangés à la frontière.

Plaine où s’unissent les ouads Iounil, Iriri et Tidili. (Vue prise du chemin de Tizgzaouin à Imzouren.)

Croquis de l’auteur.

6o. — ADRAR N DEREN ET SIROUA.

« Les montagnes tournent tout autour de notre pays, » disent les habitants de Tikirt. En effet, de quelque côté qu’on jette les yeux, on ne voit que massifs sombres. Au sud et à l’est, ce sont les flancs des ouads Iounil d’une part, Imini et Idermi de l’autre, talus rocheux de 150 à 200 mètres de haut, que nous avons décrits. Au nord et à l’ouest, ce sont de très hautes crêtes, la plupart couvertes de neige, se perdant dans les nuages. On distingue de Tikirt plusieurs sommets remarquables et plusieurs cols : Djebel Anṛemer, Tizi n Telouet, Tizi n Tichka, Tizi n Tamanat, Djebel Tidili, Djebel Siroua. Les premiers appartiennent à la chaîne du Grand Atlas, qu’on appelle ici Adrar n Deren[47] ; quant au Siroua, c’est le pic culminant d’un massif qui s’élève entre le Grand et le Petit Atlas et sépare le bassin du Sous de celui du Dra.

Voici quelques détails sur ces différents points.

Djebel Anṛemer. C’est de cette montagne que sort l’Ouad Iounil ; aussi lui donne-t-on quelquefois le nom de Djebel Ounila. A son sommet est un étang, toujours rempli d’eau, même par les étés les plus brûlants ; nul n’en connaît la profondeur ; au-dessous, la source de l’Ouad Iounil jaillit au milieu des rochers. Cet étang est un objet de vénération profonde pour les Musulmans des environs. Le premier jour de chaque année, ils y montent en pèlerinage et y immolent des brebis et des chèvres. Souffre-t-on de la sécheresse ? les Iounilen, les gens de l’Assaka, les Aït Zaïneb, se cotisent à raison d’une mouzouna par tête, achètent des moutons, et vont les sacrifier sur ses bords.

Tizi n Telouet. C’est le col où j’ai franchi le Grand Atlas. Il fait partie du Tizi n Glaoui. On appelle ainsi la forte dépression qui se trouve en face d’ici dans l’Adrar n Deren, et que limitent à l’est le Djebel Anṛemer, à l’ouest le Djebel Tidili. Ce tronçon de la chaîne porte le nom général de Tizi n Glaoui ; il renferme trois cols, ceux de Telouet, de Tichka et de Tamanat.

Tizi n Tichka. Col conduisant de la vallée de l’Asif Marṛen dans celle de l’Ouad Rḍât, à Zarakten par exemple. L’Ouad Tichka, qui en descend, se jette dans l’Ouad el Melḥ, à Imirṛen. Quand le col de Telouet est encombré par les neiges et que celui de Tichka est, par extraordinaire, praticable, on passe par ce dernier.

Tizi n Tamanat. Col donnant accès de la vallée de l’Ouad Imini dans la tribu des Mesfioua. C’est un troisième chemin pour gagner Merrâkech. De ces trois routes, la plus courte est la dernière, mais la plus facile et de beaucoup la plus fréquentée est celle du Tizi n Telouet. L’Ouad Tamanat, qui descend du col, se jette dans l’Ouad Imini.

Djebel Tidili. Ce mont, ainsi que ceux qui l’entourent, a le sommet couvert de neige ; c’est dans son flanc que l’Ouad Imini prend sa source. A l’ouest du Djebel Tidili, la chaîne se continue par une longue suite de crêtes neigeuses qui se perdent dans les nuages.

Djebel Siroua. C’est la plus haute des montagnes voisines, au dire des habitants. Seul parmi elles, il a son sommet couvert de neiges éternelles. Sur les autres cimes visibles d’ici, tantôt la neige persiste l’été, tantôt elle fond, suivant que l’année est plus ou moins chaude. Sur les pentes du Siroua se trouve un col conduisant de la tribu des Aït Tedrart dans le Sous. Les flancs du massif renferment, dit-on, des minerais ; les habitants n’en savent pas tirer parti.

Ces montagnes sont toutes également nues, également rocheuses ; point d’arbres, point de végétation, rien que des pierres. Point de bêtes fauves, pas d’autre gibier que des gazelles et des mouflons[48].

Les trois cols du Tizi n Glaoui sont praticables toute l’année ; cependant, en hiver, il y tombe parfois une grande quantité de neige : lorsque la couche est trop épaisse pour qu’on puisse franchir la montagne, les voyageurs attendent dans les villages les plus rapprochés du sommet et passent à la première éclaircie. Il en est de même des cols qui, plus à l’est, mettent en relations Demnât et les Haskoura, Ouaouizert et l’Oussikis.

7o. — QUELQUES MOTS SUR L’ATLAS MAROCAIN.

Nous sommes ici en plein cœur de l’Atlas. Il est temps de donner quelques détails sur la façon dont nous comprenons le système montagneux du Maroc.

Les montagnes du Maroc se composent pour nous de deux massifs distincts, séparés par une large trouée. Ce sont : d’abord le massif de l’Atlas, qui le traverse tout entier dans sa plus grande longueur, du sud-ouest au nord-est ; puis le massif Rifain qui, commençant vers Nemours, longeant la côte jusqu’à Ceuta, percé par le détroit de Gibraltar, décrit une large courbe et se retrouve en Espagne, dans la Sierra Nevada. Ces deux longs massifs aux lignes courbes, partant presque d’un point commun et allant en divergeant, ressemblent aux ondes d’un courant marin qui se diviserait vers Tlemsen en deux bras, dont le principal continuerait à suivre la direction générale du courant primitif en fléchissant un peu vers le sud, tandis que l’autre, secondaire, s’élancerait vers l’ouest, puis tournerait brusquement vers le nord et de là vers l’est. La démarcation entre les deux massifs est très nettement dessinée : de Lalla Maṛnia à Fâs, une large trouée les sépare : plaine d’Angad jusqu’à la Mlouïa, même plaine se prolongeant sous d’autres noms jusqu’à l’Ouad Innaouen, vallée de cette rivière jusque auprès de Fâs. A partir de cette ville, la trouée s’élargit encore ; c’est la vallée du Sebou, qui va en s’épanouissant jusqu’à la mer.

Nous ne nous occuperons point du massif Rifain, dont nous n’avons vu qu’une petite portion. Il semble d’ailleurs bien représenté sur la carte de M. le capitaine Beaudoin, qui avait recueilli, sur cette contrée en particulier, un nombre considérable de renseignements. De plus, les levés de nos officiers d’état-major en comprennent une partie, s’étendant de Nemours à la Mlouïa, région qui est connue par conséquent avec exactitude.

Quant au massif de l’Atlas, nous l’avons traversé deux fois dans tout son ensemble, et nous avons parcouru en quelques détails certaines de ses parties. Nous allons essayer de le décrire tel qu’il nous paraît être.

Expliquons d’abord les termes dont nous nous servons. Le nom d’Atlas, appliqué primitivement par les anciens aux seules cimes neigeuses qui s’élèvent au centre du Maroc, a été étendu ensuite par quelques écrivains latins à l’ensemble du massif qui traverse le Maṛreb. On lui a conservé cette signification ; le large dos qui commence à l’Océan entre Mogador et l’embouchure du Dra et finit à la Méditerranée au cap Bon, après avoir traversé le Maroc, l’Algérie et la Tunisie, porte encore aujourd’hui le nom général d’Atlas. On peut le distinguer en Atlas Marocain, Atlas Algérien, Atlas Tunisien. Cette division est la seule qu’il comporte[49]. Quant aux termes de Grand et de Petit Atlas, ils s’appliquent uniquement à certaines parties de l’Atlas Marocain : ainsi l’entendait Ptolémée, qui s’est servi le premier de ces expressions : il les emploie pour désigner deux chaînes déterminées de ce massif. Nous nous conformerons en partie à sa nomenclature, réservant ces noms pour les deux chaînes du Maroc auxquelles ils paraissent le mieux s’appliquer.

L’Atlas Marocain se compose essentiellement de trois chaînes parallèles : l’une très haute, presque toujours couronnée de neige ; elle est connue depuis longtemps sous le nom de Grand Atlas : nous le lui conserverons ; une autre, au sud de celle-ci, suivant une direction parallèle, mais moins élevée : nous l’appellerons Petit Atlas ; ces deux chaînes, les deux seuls hauts massifs visibles de la côte[50], étaient sans doute celles qu’on avait signalées à Ptolémée, quoique dans ses écrits il en ait interverti l’ordre ; la troisième, ne commençant que loin dans l’intérieur, a dû lui être inconnue : elle est située au nord du Grand Atlas ; moins élevée que ce dernier, elle l’est plus que le petit : nous l’appellerons Moyen Atlas, nom correspondant à sa hauteur.

Il y a nécessité à donner à ces chaînes des appellations tirées de notre langue, aucune d’elles n’en possède dans le pays. Chaque sommet, chaque col, chaque vallée, a un nom spécial ; nulle part il n’est de nom qui désigne l’ensemble d’une chaîne. C’est facile à expliquer : le Marocain ne voyage pas ; il connaît les montagnes de son pays, mais ne connaît qu’elles ; il ne sait pas si elles se lient à d’autres, il ne le demande pas : dans ces conditions, les noms particuliers suffisent et peuvent seuls exister. Une seule chaîne en a un général, encore ne le possède-t-elle que sur une partie de sa longueur : le Grand Atlas, du Ḥaḥa à l’extrémité orientale du Tizi n Glaoui, porte le nom d’Adrar n Deren. Cette appellation s’appliquant à peine à la moitié de la chaîne, nous ne pouvons nous en servir. Force nous est d’adopter pour tout le massif des noms de convention.

L’Atlas Marocain, avons-nous dit, paraît formé essentiellement de trois chaînes parallèles, dont l’orientation approximative serait de l’ouest-sud-ouest à l’est-nord-est : nous les avons appelées Grand Atlas, Moyen Atlas et Petit Atlas.

1o Grand Atlas. — Des trois chaînes, c’est de beaucoup la plus connue : visible de Merrâkech, visitée par plusieurs voyageurs, explorée dans sa partie occidentale par MM. Hooker et Ball, franchie au nord de Taroudant par M. le docteur Lenz, auprès des sources du Ziz par Caillé et par M. Rohlfs, nous l’avons nous-même passée en trois points, vers le centre, au col des Glaoua, à son extrémité ouest, entre Agadir Iṛir et Mogador, et non loin du point où elle expire vers l’est, à hauteur de Qçâbi ech Cheurfa. De plus, nous en avons longé le pied sur presque toute sa longueur, le pied nord de Misour (Mlouïa) à Qçâbi ech Cheurfa et de Ouaouizert à Zaouïa Sidi Reḥal, le pied sud d’Agadir Iṛir aux Menâba et du Dâdes au Qçar es Souq. C’est une longue chaîne non interrompue, mais percée d’un grand nombre de cols (col de Bibaouan, Tizi n Ouichdan, Tizi n Tamejjout, etc., débouchant dans la vallée du Sous ; Tizi n Tamanat, Tizi n Tichka, Tizi n Telouet, Tizi n Amzoug, Tizi n Tarkeddit, Tizi Aït Imi, Tizi Ou Rijimt, etc., débouchant dans la vallée du Dra ; Tizi n Telṛemt, débouchant dans la vallée du Ziz ; Tizi n Tanslemt, débouchant dans la vallée du Gir). Les principales altitudes observées sont : 1250m (col de Bibaouan, M. Lenz) ; 3350m (mont Teza, M. Hooker) ; 3475m (mont Miltsin, Washington) ; 3500m,4 (col de Tagherot, M. Hooker) ; 2634m (col de Telouet, au point où nous avons franchi la chaîne chez les Glaoua) ; 2182m (col de Telṛemt, où nous l’avons passée près d’El Qçâbi). Partout, j’ai vu le faîte du Grand Atlas couvert de neige, excepté à la grande dépression du Tizi n Glaoui : à juger d’après la hauteur de la portion blanche, la partie la plus élevée de la chaîne serait celle qui est située au nord du Dâdes, du Todṛa, du Ṛeris, du pays de Ziz. Dans ce groupe, le massif du Djebel El Ạïachi domine de beaucoup les autres sommets. Est-il le point culminant du Grand Atlas ? Il le semble ; rien ne le prouve. La neige commence sur la chaîne, vers l’ouest, à l’orient du col de Bibaouan ; elle y finit, vers l’est, aux dernières pentes du Djebel El Ạïachi : après ce massif, il n’y en a plus trace. De Bibaouan à l’Océan, le Grand Atlas s’abaisse rapidement. Au delà du Djebel El Ạïachi, il décroît d’une façon continue et finit par expirer dans le Ḍahra. Où exactement ? A quelle distance du Djebel El Ạïachi ? Nous ne le savons pas. La crête du Grand Atlas paraît être une arête et non un plateau. Elle ne présente l’aspect d’une ligne uniforme que vers ses extrémités orientale et occidentale, où elle est dépourvue de neige ; partout ailleurs, elle se découpe en nombreuses dentelures. Le versant nord est en général boisé ; le versant sud est nu, pure roche, dans les bassins du Dra, du Ziz et du Gir, en partie boisé dans celui de l’Ouad Sous. Les forêts renferment, dit-on, d’abondant gibier, sans aucune bête féroce.

2o Moyen Atlas. — Cette chaîne est de beaucoup la moins connue. Du col de Telṛemt, nous en avons entrevu une portion : c’était une longue crête uniforme couverte de neige, se relevant en un point pour former un pic, le Djebel Tsouqt, et finissant brusquement par une haute falaise, le Djebel Oulad Ạli. Où commence cette chaîne ? où finit-elle ? On ne saurait le dire d’une façon certaine. Pour nous, elle commence au nord de Demnât, à la trouée de la Teççaout, où ses dernières pentes viennent se confondre avec celles du Grand Atlas. C’est elle que traverse l’Ouad el Ạbid dans le long kheneg qu’il se creuse, c’est elle qui borne au sud la plaine du Tâdla et qui sépare sur toute leur longueur les bassins de l’Oumm er Rebiạ et de l’Ouad el Ạbid, c’est elle que nous avons franchie en allant de Qaçba Beni Mellal à Ouaouizert : elle n’avait là, au col, que 1529m d’altitude ; les sommets pouvaient être à 1900m. La chaîne commençait ; depuis Demnât, elle ne cesse de s’élever jusqu’au Djebel Tsouqt, qui paraît en être le point le plus haut. Où finit-elle ? S’arrête-t-elle brusquement, comme elle le semble, au Djebel Oulad Ạli et au Djebel Reggou ? Nous ne le pensons pas. Pour nous, la trouée subite qui se trouve à l’est de ces monts est un large kheneg que s’est percé la Mlouïa dans la chaîne ; les monts Debdou (1648m) seraient le prolongement naturel de celle-ci, et elle irait expirer avec eux sur les hauts plateaux du Ḍahra. Le Moyen Atlas commencerait donc au nord de Demnât, atteindrait son point culminant au Djebel Tsouqt, et se continuerait jusqu’au Ḍahra, où il viendrait mourir, comme l’a fait le Grand Atlas. Les deux versants sont boisés : de Demnât à Debdou, ils ne sont qu’immenses forêts, pleines de gibier et de bêtes sauvages, les seules du Maroc où il y ait des lions[51].

3o Petit Atlas. — C’est le plus connu après le grand. M. Lenz l’a franchi au sud d’Iliṛ (1100m). M. Rohlfs en a suivi longtemps le pied nord. Enfin il a été un des principaux objets de mes recherches : j’en ai longé le pied méridional de Tisint à Aqqa, le pied septentrional d’Agadir Iṛir aux Menâba et du Dâdes au Ṛeris ; je l’ai traversé en six points différents, aux cols d’Iberqaqen, d’Azrar, de Haroun, d’Agni, de Tifernin, d’Iṛil n Oïṭṭôb. Il avait à ces passages : 1912m, 1934m, 2059m, 1674m, 1872m, 2280m d’altitude ; ce sont, à peu de chose près, les hauteurs de la ligne culminante, car le Petit Atlas est couronné presque partout d’un large plateau à ondulations légères : ce plateau, pierreux dans la partie orientale de la chaîne (celle qui est à l’est du Dra et qui porte le nom de Saṛro), l’est moins dans la partie centrale, où le tapissent de longues étendues d’ḥalfa, et, vers l’ouest, se garnit d’une couche de bonne terre, se couvre de champs, d’amandiers et de villages, et forme une des plus riches contrées du Maroc. Le versant sud du Petit Atlas est nu et rocheux. Le versant nord l’est aussi dans les bassins du Dra et du Ziz ; mais il est boisé dans celui du Sous, au pied seulement vers l’est, en entier vers l’ouest. Peu de gibier ; point de bêtes féroces. La hauteur de la chaîne ne présente nulle part de brusques variations : la crête a partout l’aspect d’une ligne horizontale ; en trois endroits, à hauteur de Taroudant, aux environs du col d’Azrar et dans le Saṛro, j’y ai distingué quelques filets de neige : c’étaient d’étroits sillons à peine visibles. Le Petit Atlas commence auprès de l’Océan[52] : où finit-il ? Nous ne le savons pas. Nous supposons qu’il expire dans les hauts plateaux qui se trouvent à l’ouest de l’Ouad Ziz : la chaîne paraît s’abaisser sans cesse du Dâdes au Ṛeris ; de ce dernier point, on l’aperçoit se prolongeant dans le lointain et décroissant toujours. De Qçar es Souq, on ne la distingue plus : on ne voit vers le sud, le sud-ouest, le sud-est, qu’une plaine immense s’étendant jusqu’à l’horizon. Je conjecture donc que le Petit Atlas meurt avant d’atteindre les bords du Ziz. Les plateaux où il finit se continuent au delà de ce fleuve et se prolongent jusqu’en Algérie.

Telles sont les trois chaînes qui forment la portion fondamentale de l’Atlas Marocain. Après elles, on peut en citer deux autres, secondaires. Les directions en sont parallèles à celle des premières. Elles sont situées, l’une, le Bani, au sud du Petit Atlas ; l’autre, dont semblent faire partie le plateau d’Oulmess et les monts des Ṛiata, au nord du Moyen Atlas.

Le Bani est une étroite digue de roche nue, peu élevée, ayant dans sa partie centrale 924m d’altitude. Il commence à l’Océan, au sud d’Ouad Noun, et se prolonge au delà de l’Ouad Dra, qui le traverse au kheneg de Foum Taqqat, au-dessous de Tamegrout. Où finit-il ? Nous l’ignorons. Il expire sans doute, comme le Petit Atlas, entre le Dra et le Ziz. Nous avons franchi plusieurs fois le Bani, nous en avons longé le pied durant quelque temps, et sur les parties que nous n’avons pas vues nous possédons des renseignements précis. Les traits généraux de cette chaîne peuvent donc être considérés comme connus avec quelque certitude.

Il n’en est pas de même pour l’autre, pour celle dont je crois voir des portions dans le plateau d’Oulmess et le Djebel Ṛiata. Elle semble avoir son origine entre Oulmess et l’Océan, passerait à quelque distance au sud de Sfrou, serait traversée par le Sebou à un kheneg, atteindrait la Mlouïa sous le nom de Djebel Ṛiata ; ce fleuve s’y fraierait un large passage au nord de la plaine de Tafrâta, et elle se prolongerait ensuite sans interruption jusqu’à Tlemsen par les monts Mergeshoum, Beni Bou Zeggou, Zekkara, Beni Snous. La chaîne commencerait à l’ouest d’Oulmess, aurait un de ses points culminants au pic des Ṛiata, et se continuerait jusqu’en Algérie. La partie occidentale, jusqu’à la Mlouïa, est couverte de grandes forêts et peuplée de fauves ; les panthères y abondent. La région orientale possède aussi des bois et les mêmes animaux sauvages, mais à un degré moindre. La chaîne a été franchie par Caillé sur le territoire des Aït Ioussi, par M. Rohlfs sur celui des Beni Mgild, par nous sur celui des Zaïan. L’altitude en est de 1290m à Oulmess, de 1517m à Douar S. Ạbd Allah (Rohlfs).

Dans ce large massif de l’Atlas Marocain, formé de cinq chaînes parallèles, dont trois essentielles et deux secondaires, on voit qu’il y a une arête principale, le Grand Atlas, dominant de beaucoup tout le reste ; la plupart des fleuves du Maroc, Mlouïa, Ouad el Ạbid, Tensift, Sous, Dra, Ziz, Gir, y prennent leur source. Après lui, vient le Moyen Atlas, le second en hauteur ; deux fleuves sortent de son flanc : l’Oumm er Rebiạ et le Sebou. La moins élevée des trois chaînes principales est le Petit Atlas ; il ne donne naissance qu’à des rivières. Quant aux deux chaînes secondaires, seuls de petits cours d’eau en sortent.

Ces chaînes parallèles forment entre elles trois rigoles où coulent bout à bout tous les fleuves marocains : Oumm er Rebiạ et Sebou entre le Moyen Atlas et la chaîne Oulmess-Ṛiata ; Ouad el Ạbid et Mlouïa, entre le Grand Atlas et le Moyen Atlas ; Sous et Dra supérieur, entre le Grand Atlas et le Petit Atlas. Le Dra, ayant percé l’un après l’autre le Petit Atlas et le Bani, coule ensuite au pied de ce dernier, parallèlement à la direction des crêtes. Dans ces rigoles, les fleuves sont séparés à leur source, tantôt par des plaines, si unies qu’il faut le baromètre pour trouver la ligne de partage des eaux, tantôt par des massifs montagneux. Au nord du Moyen Atlas, un plateau montueux, le Fezaz, fait la limite entre les bassins du Sebou et de l’Oumm er Rebiạ. Entre le Grand et le Moyen Atlas, les bassins de la Mlouïa et de l’Ouad el Ạbid sont divisés par les hautes cimes du Djebel el Ạïachi et des plateaux très élevés qui s’en détachent. Entre le Grand Atlas et le petit, le Dra est séparé du Sous par un massif montagneux que domine le Siroua, du Ziz par une large plaine. Du Ziz au Gir s’étendent également des plaines.

Tel est le massif Atlantique au Maroc : tel du moins il me paraît être. Il faudra encore bien des voyages, bien des travaux, pour déterminer avec exactitude ce qu’il est. Les chaînes du Grand Atlas, du Petit Atlas et du Bani sont relativement connues ; mais celles du Moyen Atlas et d’Oulmess-Ṛiata le sont de la manière la plus incertaine.

[42]Il n’en est plus ainsi maintenant. Les Entifa se sont révoltés. Voici ce qu’on lit à leur sujet dans le Réveil du Maroc du 25 février 1885 : « A Entifa, le gouverneur s’est vu dans la nécessité de prendre la fuite à la suite de l’attaque dont il a été l’objet de la part de ses administrés, qui ont détruit et pillé son château. »

[43]Dans ces rochers, on aperçoit de loin une plante curieuse que, dans le cours de mon voyage, j’ai vue en quatre endroits : là ; dans les escarpements qui dominent le village d’Aït Sạïd (Tâdla) ; sur les pentes septentrionales du Petit Atlas ; dans les territoires des Ilalen et des Chtouka ; enfin dans les falaises des Ḥaḥa, au bord de l’océan Atlantique. Cette plante, la taçouout, paraît ne pousser que dans les lieux rocheux.

[44]Imaounin porte aussi le nom de Dar el Qaïd et celui de Dar el Glaoui. Le qaïd des Glaoua n’est point héréditaire ; il est nommé par le sultan et change fréquemment ; quel qu’il soit, on l’appelle el Glaoui. C’est un usage général au Maroc de désigner les gouverneurs du nom de leurs provinces ; on dit ainsi : el Demnâti, el Entifi, etc.

[45]Cet acte de vasselage est la debiḥa, dont nous parlerons en détail plus loin.

[46]Chikh en arabe, amṛar en tamaziṛt.

[47]Adrar n Deren, mot à mot « mont de Deren ». Deren est un nom propre, sans signification. Cette expression est universellement employée ici pour désigner le Grand Atlas ; dans le bassin du Sous, elle l’est de même ; dans le Dâdes et au delà, on ne la connaît plus. Elle s’applique donc à toute la portion occidentale de la chaîne, jusqu’au Tizi n Glaoui inclusivement.

[48]Mouflons à manchettes. C’est l’animal que les Arabes appellent aroui, et les Imaziṛen aoudad. Ce gibier est le seul qui se rencontre dans les déserts pierreux du Petit Atlas et dans le Bani. J’ai vu des mouflons apprivoisés à Tazenakht et à Tisint.

[49]Voir, sur ce sujet, Géographie de l’Algérie, par M. O. Mac Carthy, Préliminaires.

[50]C’est prouvé par le travail de M. le lieutenant W. Arlett : Description de la côte d’Afrique depuis le cap Spartel jusqu’au cap Bojador. (Bulletin de la Société de Géographie de Paris : 1837, janvier.)

[51]Cette chaîne a été franchie par René Caillé entre Qçâbi ech Cheurfa et Gigo, par M. Rohlfs entre Tesfrout (Ouad Sebou) et Ouṭat Aït Izdeg (2085m d’altitude au col), par nous entre Qaçba Beni Mellal et Ouaouizert (1529m au col).

[52]Entre 29° 30′ et 29° 03′ de latitude nord. A quelque distance du rivage, il y a des sommets de 1190m d’altitude. Voir la description de la côte par le lieutenant W. Arlett, déjà citée.


IV.

DE TIKIRT A TISINT.

1o. — DE TIKIRT A TAZENAKHT.

25 octobre 1883.

Départ de Tikirt à 9 heures du matin. Je m’engage aussitôt dans un vaste désert qui s’étend, moucheté de loin en loin de petites oasis, entre les trois ouads Idermi, Aït Tigdi Ouchchen et Tazenakht ; l’aspect en est partout le même : terrain montueux, chemins assez pénibles, aucune végétation ; pas d’autres êtres vivants que les gazelles ; le sol est formé de roches et de pierres, grès dont la surface, semblant calcinée, est noire et luisante comme si elle avait été passée au goudron. Cette roche, la seule que je sois appelé à voir d’ici à Tazenakht, domine dans tout le sud. Dans les plaines, je la trouverai sous la forme d’une croûte de petites pierres noires et brillantes, sorte d’écaille qui couvre la terre ; en pays de montagnes, comme ici, elle se présente sous deux aspects : tantôt avec l’apparence d’escaliers aux degrés noircis et craquelés, monceau de pierres luisantes entassées, tantôt en longues tables unies et lisses. Telles sont les solitudes désolées que je parcours ; elles font songer aux déserts de pierres noires que, dans une autre région, S. Paulinus trouva aux abords du Grand Atlas. A 4 heures et demie, j’arrive à l’oasis d’Iṛels ; j’y passerai la nuit.

La route d’aujourd’hui n’était pas des plus sûres : le frère de Chikh Moḥammed de Tikirt m’a escorté avec deux de ses gens jusqu’à Tagenzalt ; il me quitta là, en me confiant à deux hommes de ce qçar : ceux-ci me conduisirent à Iṛels. Nous n’avons rencontré personne pendant tout le trajet. Point de cours d’eau. Tagenzalt, où je me suis arrêté une demi-heure, est une localité indépendante, se gouvernant elle-même, mais reconnaissant la suzeraineté du chikh de Tikirt ; elle comprend environ cinquante maisons, bâties en pisé et entourées d’une enceinte ; auprès sont de grands et beaux jardins ; les dattiers y dominent ; on y voit aussi des grenadiers, des figuiers, des trembles ; à leur ombre sont des cultures. L’oasis est située au fond d’un vallon dont le flanc occidental est à cet endroit une muraille à pic ; les bouches d’une dizaine de cavernes s’y ouvrent. Pas de ruisseau ; il n’y a d’autre eau que celle d’une source. Tagenzalt est, avons-nous dit, entourée d’une enceinte de murailles : c’est une particularité que je vois pour la première fois et qu’il importe de signaler. Elle marque un changement dans l’état des villages : jusqu’ici tous étaient ouverts ; désormais, en allant vers le sud, je trouverai la plupart d’entre eux fortifiés. A dater de ce jour, il y aura donc une distinction à faire : nous appellerons qçar tout centre fortifié, réservant le nom de village pour ceux qui ne le seront pas. Tantôt les qçars sont défendus par des murailles qui enveloppent les habitations, murailles d’ordinaire garnies de tours ; tantôt les murs des maisons, juxtaposés et ne laissant passage que par une ou deux portes étroites, forment eux-mêmes l’enceinte. Quel que soit le système adopté, les qçars sont très ramassés, resserrés dans le plus petit espace possible : l’opposé des villages.

Iṛels est un beau qçar, riche et prospère, d’environ 500 habitants. Il est très bien bâti ; point de ruines, point de maisons en mauvais état ; tout est neuf, tout est propre et bien entretenu ; le bas des constructions est en pierres, souvent taillées, toujours disposées régulièrement, le haut est en pisé ; des terrasses reposant sur de longues poutres de palmier couronnent les habitations, des gouttières pratiquées le long des murs amènent l’eau dans des citernes. Une enceinte garnie de tours protège le qçar ; elle est, ainsi que tous les bâtiments de ce dernier, couverte de moulures et de dessins à la chaux. Les jardins sont superbes : comme à Tagenzalt, il y a des arbres variés, mais les palmiers dominent ; à leur ombre, la terre, divisée en carrés, disparaît sous le maïs, le millet et les légumes. Une foule de canaux arrosent ces riches plantations ; çà et là de grands bassins maçonnés sont remplis jusqu’au bord d’une eau limpide. Cette végétation luxuriante, ces arbres superbes qui répandent une ombre épaisse sur une terre toute verte, ces mille canaux, ce ciel admirable, cette nature riche et riante qui, au milieu de la contrée la plus désolée, fait de ce séjour un lieu de délices, se trouveront pareillement dans les autres oasis : telle est Iṛels, tels seront tous les points où nous verrons croître le dattier : en tous même fraîcheur, en tous même calme, même abondance ; endroits charmants où il semble ne pouvoir exister que des heureux.

A peu de distance d’Iṛels, est un qçar plus petit, Tamaïoust, également entouré de palmiers ; il forme avec Iṛels un groupe isolé, indépendant, compris sous le nom d’Iṛels. Population tamaziṛt, mélange de Chellaḥa et de Ḥaraṭîn. Iṛels, Tamaïoust et Tagenzalt produisent des dattes d’excellente qualité.

26 octobre.

Départ à 8 heures et demie. Mon escorte, de deux fusils au début, s’augmente de deux autres à El Bordj : ces nouveaux zeṭaṭs sont nécessaires pour me protéger sur le territoire des Aït Tigdi Ouchchen. Jusqu’à 10 heures, je chemine dans une région montueuse et déserte, identique à celle où j’étais hier. A 10 heures, j’entre dans la vallée de l’Ouad Aït Tigdi Ouchchen : le lit de la rivière, d’environ 60 mètres de large, en occupe tout le fond ; il est de sable ; au milieu, serpente un filet d’eau claire, au courant assez rapide, de 4 mètres de large et 15 centimètres de profondeur ; des deux côtés, poussent tantôt nombreux, tantôt clairsemés, des tamarix et des lauriers-roses. Les flancs sont de pure roche, grès à surface noire et luisante ; ils ont 80 à 100 mètres de haut ; les pentes en sont raides dès le pied, et à pic auprès du sommet ; aucune trace de végétation n’y apparaît. Je m’engage dans le fond de cette vallée, et je ne la quitte pas jusqu’à Tafounent. D’ici là, elle reste la même, si ce n’est que l’eau diminue dans la rivière à mesure qu’on avance : à Tafounent, il n’y en a plus. Les flancs demeurent jusqu’au bout ce qu’ils étaient au début ; le gauche expire près de Tafounent, le droit continue à perte de vue. Le fond garde partout même largeur et même aspect ; à hauteur d’El Bordj et de Tislit seulement, il s’étend, et se couvre un instant de cultures. De Tafounent à Tazenakht, je traverse un plateau rocheux et désert, extrémité du massif qui s’étend entre les ouads Idermi, Aït Tigdi Ouchchen et Tazenakht. A 3 heures et demie du soir, j’arrive au gros village de Tazenakht.

Flanc droit de la vallée de l’Ouad Aït Tigdi Ouchchen. (Vue prise de Tafounent.)

Croquis de l’auteur.

Peu de voyageurs sur mon chemin. Je n’ai rencontré de la journée que trois petites caravanes. Le chef de l’une d’elles entra en longs pourparlers avec les gens de mon escorte : il désirait me piller, leur proposait de faire la chose de concert et leur offrait la moitié du butin. Ne leur était-ce pas plus avantageux que de continuer, sot métier, à faire cortège à un Juif ? Mes hommes, qui avaient des préjugés, repoussèrent sa demande. Aucun terme ne lui parut trop fort pour exprimer combien il les trouvait ridicules. Outre l’Ouad Aït Tigdi Ouchchen, j’ai traversé deux rivières : l’Ouad Iṛels (lit de galets de 15 mètres de large, à sec), l’Ouad Tazenakht (lit moitié galets, moitié sable, de 50 mètres de large, à sec). Plusieurs centres habités se sont trouvés sur ma route : Tagentout, composé de deux ou trois maisons groupées autour d’une qoubba ; El Bordj, beau et grand qçar, bâti sur une colline dans une situation pittoresque, ceint de vastes jardins ; Tislit, groupe de deux petits qçars s’élevant à 500 mètres l’un de l’autre, entourés de vergers ; Tafounent, beau village d’environ 40 feux. Aujourd’hui, plus de palmiers ; ils ont disparu avec Iṛels : je n’en verrai désormais qu’après avoir atteint le versant méridional du Petit Atlas. El Bordj, Tislit, Tafounent, appartiennent à la petite tribu tamaziṛt des Aït Tigdi Ouchchen, tribu indépendante et isolée, ne reconnaissant la suzeraineté de personne, ne faisant partie d’aucune confédération. L’organisation des Aït Tigdi Ouchchen est démocratique.

2o. — SÉJOUR A TAZENAKHT.

Le gros village de Tazenakht, qui porte aussi les noms de Tazenag, Aït Ouzanif, Dar ez Zanifi et Khemîs Aït Ạmer, est la capitale d’un État ; cet État est formé de plusieurs tribus, réunies dans la main d’un seul chef, sans être connues sous aucune dénomination générale. Elles en ont une cependant : la plupart des tribus et des districts des environs, Aït Tigdi Ouchchen, Aït Oubial, Aït Selîman, Tazenakht, Tasla, Iṛels, Tammasin, d’autres encore, sont des fractions de la grande et ancienne tribu des Aït Ạmer ; mais ce nom est oublié : chaque branche a un nom particulier et ne connaît que lui ; une seule a conservé le nom d’origine, en en faisant son appellation spéciale : c’est le rameau qui habite les bords de l’Ouad Timjijt. La souche de la race des Aït Ạmer fut, dit-on, une seule famille : celle dont les chefs ont pris le nom d’Aït Ouzanif. Ceux-ci ont gardé la prépondérance qu’ils avaient à l’origine ; depuis un temps immémorial, ils possèdent le souverain pouvoir. Le berceau de cette antique maison est la vallée même de l’Ouad Tazenakht, qu’on appelle aussi Ouad Ouzanif. Les représentants actuels en sont deux frères, Chikh Ḥamed ben Chikh Moḥammed et Chikh Ạbd el Ouaḥad ; ils règnent ensemble en bon accord ; leur résidence est le village de Tazenakht, leurs États propres se composent du pays de Tazenakht, de celui d’Amara et de la tribu des Aït Ạmer ; on désigne cet ensemble du nom d’une de ses parties ou de celui de ses chefs, l’appelant soit blad Aït Ạmer, soit blad Tazenakht, soit blad ez Zanifi ; le tout forme environ 1200 fusils. De plus, Tammasin, les Aït Semgan, les Aït Touaïa, une partie des Aït Zaïneb (Imzouṛen, Tadoula, Tizgzaouin, Taselmant), le district d’Alougoum, les Aït ou Ḥamidi, quatre bourgades du Tlit, Tasla, et quelques autres qçars isolés, se sont rangés volontairement sous leur autorité. Celle-ci n’a rien de lourd : le service militaire en temps de guerre, une redevance annuelle de 2 francs par fusil, c’est tout ce qu’ils demandent à la population ; encore beaucoup sont-ils dispensés de l’impôt, les uns vu leur parenté avec les chikhs, d’autres par leur qualité de marabout.

Les Zanifi sont indépendants ; comme nous l’avons dit, ils sont d’ordinaire en bonnes relations avec le qaïd de Telouet : presque toutes les années, jusqu’à celle-ci, l’un des deux frères allait lui faire visite et lui apportait un cadeau de 500 à 700 francs. Ces rapports amicaux sont sur le point de cesser : il y a quelques jours, Chikh Ạbd el Ouaḥad, qui, par suite du grand âge de son frère, s’occupe presque seul des affaires, a reçu des lettres de Merrâkech, écrites par des Juifs de Tazenakht en ce moment dans la capitale : elles lui recommandaient de ne pas aller comme d’habitude chez le Glaoui, celui-ci ayant reçu l’ordre de le jeter en prison à son premier voyage à Imaounin. Cet avis semble désintéressé et part de bonne source ; d’ailleurs il ne contient rien qui puisse surprendre : combien n’a-t-on pas vu de chefs indépendants, venus dans les villes du makhzen confiants dans l’amitié du sultan, parfois sur son invitation, y être incarcérés tout à coup et maintenus au cachot jusqu’à ce qu’ils aient payé de grosses rançons ? Simple opération financière. De même ici ; Moulei El Ḥasen veut faire emprisonner Chikh Ạbd el Ouaḥad : est-ce pour annexer ses États au blad el makhzen ? Point ; c’est pour lui arracher une partie de ses richesses, qu’on dit énormes. Le Zanifi est célèbre au Maroc pour les trésors qu’il possède, enfouis, dit-on, sous sa demeure ; ce ne seraient là que monceaux d’or, joyaux, armes merveilleuses. Le Zanifi passe pour le plus riche de l’empire en bijoux anciens et objets précieux de toute sorte ; après lui, viendrait S. El Ḥoseïn ould Ḥachera, le marabout du Tazeroualt ; en troisième lieu, le fameux qaïd el Genṭafi. Outre ces trésors, les chikhs de Tazenakht ont de grandes terres, et dans leur pays, et au Mezgîṭa, et chez les Aït Zaïneb. Il y a là de quoi tenter la cupidité proverbiale de Moulei El Ḥasen. Mais cette fois la trahison qu’il a projetée n’aura d’autre résultat que de briser le dernier lien entre lui et les Aït Ouzanif : les attaquer ouvertement, il n’y saurait songer ; même au temps où les relations étaient les plus amicales avec Tazenakht, le qaïd de Telouet n’osa jamais y aller. Que serait-ce aujourd’hui ? Il faudrait le sultan avec toute son armée. Encore rencontrerait-il une résistance sérieuse : les Aït Ouzanif sont unis par de nombreuses alliances à la maison souveraine du Mezgîṭa : ils trouveraient là un appui solide ; ils en ont un autre dans la personne de l’Azdifi, chikh héréditaire de la puissante tribu des Zenâga : en guerre contre lui depuis de nombreuses années, ils viennent de lui offrir la paix ; elle s’est conclue ces jours derniers ; une visite de l’Azdifi, pendant mon séjour même, a cimenté le traité : on lui a fait une réception splendide, et d’ennemis on est devenu alliés. Les nouvelles reçues de Merrâkech n’ont, dit-on, pas été étrangères à ce brusque accommodement.

Massif rocheux situé entre Tazenakht et l’Ouad Azgemerzi, et, en arrière, flanc droit de la vallée de cette rivière. (Vue prise du mellah de Tazenakht.)

Croquis de l’auteur.

Village d’Adreg et Djebel Siroua.

(Les parties ombrées des montagnes sont couvertes de neige.)

(Vue prise du marché de Tazenakht.)

Croquis de l’auteur.

Tazenakht est un gros village construit dans un site triste : au nord, s’étendent à perte de vue les solitudes pierreuses que traverse le chemin de Tikirt ; à l’est et au sud, un massif escarpé de roche noire et luisante, auquel la bourgade est adossée, ferme l’horizon ; c’est vers l’ouest que le paysage est le moins désolé : de ce côté, on aperçoit une portion de la plaine des Zenâga et au delà, se dressant sur un piédestal de montagnes grises, la haute cime blanche du Djebel Siroua. Au pied de Tazenakht est le lit de la rivière du même nom, presque toujours à sec. Cette année, au milieu de mon séjour, une nappe d’eau de 10 mètres y a coulé durant 24 heures : ç’a été une joie universelle, le présage d’une bonne récolte ; depuis quatre ans, on n’avait pas vu d’eau dans l’ouad ; depuis quatre ans, il y avait disette. Le village est bâti en long sur la rive droite de la rivière ; les habitations, en pisé, sont la plupart délabrées ; vers le centre, s’élève la demeure des chikhs, demeure vaste, mais simple, ne rappelant en rien les constructions élégantes de l’Ouad Iounil et d’Iṛels : celles-ci ont disparu par degrés à mesure que nous nous sommes éloignés du Dra. L’aspect de Tazenakht est triste ; on ne voit que maisons à demi démolies, pans de murs croulants ; les ruines occupent au moins les deux tiers de la surface. C’est l’œuvre de la famine ; quatre années de sécheresse ont produit ce résultat ; il y a quatre ans, vivaient ici 300 familles, moitié de Musulmans, moitié d’Israélites ; un grand commerce y apportait la richesse ; le khemîs, marché célèbre dans le Sahara entier, était le rendez-vous de toutes les tribus voisines : on y venait en foule du Sous, du Dra, du Telouet même et des Ida ou Blal ; depuis quatre ans, point d’eau, point de récoltes : les ressources se sont épuisées, les provisions ont manqué, il a fallu émigrer ; plus de la moitié des habitants a déserté. Aujourd’hui la population est réduite à 80 familles musulmanes et 55 juives. La décadence s’est mise en tout : le commerce est devenu à peu près nul ; le marché, si animé jadis, est désert. C’est la disette de grains dans les tribus voisines, surtout chez les Zenâga, qui a amené ce désastre ; car en aucun temps Tazenakht ne peut se suffire à soi-même : nous avons vu que le terrain qui l’environne est rocheux ; en outre, il est peu arrosé : le village est alimenté par des sources ; l’eau en est bonne et ne tarit pas ; mais si elle suffit à l’alimentation des habitants, elle est trop peu abondante pour irriguer la campagne. Aussi y a-t-il peu de cultures : de maigres plantations de maïs, d’oignons et de citrouilles, s’étendant le long de la rivière ; au milieu d’elles, des bouquets de trembles très clairsemés ; çà et là quelques figuiers, quelques cognassiers ; c’est tout ce qu’on voit de verdure à Tazenakht. Le climat est, me dit-on, très chaud en été, tempéré en hiver ; il tombe quelquefois de la neige, mais elle fond en touchant terre.

Ouad Tazenakht, au pied de Tazenakht. (Vue prise du mellah.)

Croquis de l’auteur.

Maison de Chikh ez Zanifi, à Tazenakht.

(Les montagnes ombrées sont couvertes de neige.) (Vue prise du mellah.)

Croquis de l’auteur.

Tazenakht possède un marché célèbre. La situation centrale de ce marché entre le Sous, le Dra et le Telouet lui a donné une grande importance ; chaque jeudi, le Sous y apporte ses huiles, le Dra ses dattes, les Glaoua des grains ; là se fait l’échange des divers produits : les dattes sont portées vers l’ouest et le nord, huiles et grains prennent la direction du sud et de l’est. Les habitants de Tazenakht ont des relations suivies avec Maroc : leurs caravanes s’y rendent avec des peaux, des noix et des dattes, et reviennent chargées de cotonnades, de sucre, de thé, d’allumettes, etc. ; on emmagasine ces marchandises, et on les expose le jour du marché. Une industrie, la fabrication des khenîfs[53], fleurit dans la bourgade. Celle-ci est la patrie du khenîf, dont le tissage et le brodage occupent presque toute la population. Malgré ces objets de trafic, Tazenakht voit décliner son commerce : les tribus voisines y viennent encore s’approvisionner des produits d’Europe ; les Zenâga y apportent toujours leurs laines et leurs grains ; mais les caravanes du Sous, du Mezgîṭa, des Glaoua, nombreuses autrefois, sont aujourd’hui rares et peu importantes ; des oasis du sud on ne vient plus. Parfois il n’y a pas 60 étrangers sur le marché ; l’huile même manque souvent à Tazenakht ; on en est réduit, pour s’éclairer, à faire brûler péniblement un peu de graisse, ou à allumer une poignée d’herbes sèches. Le pays est très pauvre en ce moment ; les chevaux et les mulets sont rares et regardés comme un luxe ; peu de vaches ; point de chameaux ; il n’y a en certaine quantité que des ânes, des moutons et des chèvres.

J’entre ici, pour l’alimentation, dans une région nouvelle : jusqu’à présent, les pauvres se nourrissaient de farine d’orge, mais tout ce qui était aisé mangeait du blé ; à partir d’ici, on ne voit plus de blé ; excepté les chikhs, personne ne connaît que l’orge ; c’est l’orge qui compose et le pain, et le couscoussou de chaque jour, et la zemmita[54] qu’on emporte en voyage. Les costumes sont les mêmes que chez les Aït Zaïneb ; mais on voit, entre les khenîfs et les ḥaïks blancs, des bernous gris à fines raies foncées ; je n’en trouverai de semblables qu’au Mezgîṭa. Population de Chellaḥa, mêlés de quelques Ḥaraṭîn ; ceux-ci sont moins nombreux ici qu’à Tikirt. On ne parle que le tamaziṛt : sur sept ou huit hommes, à peine en trouve-t-on un qui sache l’arabe ; aucune femme ne comprend cette langue ; les Juifs même ne s’en servent pas habituellement entre eux.

3o. — DE TAZENAKHT A TISINT.

Aller de Tazenakht à Tisint eût été chose facile autrefois, lorsque, chaque jeudi, des Ida ou Blal venaient ici attirés par le marché : on eût loué une escorte parmi eux ; le chemin, infesté de bandes pillardes de leur tribu, ne peut se parcourir que sous leur protection, ou en compagnie d’étrangers qu’ils respectent. Aujourd’hui Tazenakht n’a plus de relations avec le Sahara, on ne peut espérer l’arrivée d’Ida ou Blal. Il me faut chercher, comme zeṭaṭ, un homme du pays qui soit connu et considéré des nomades du sud. Le Zanifi et l’Azdifi sont dans ces conditions et pourraient me faire parvenir en sûreté ; mais on me détourne de m’adresser à ces seigneurs : si, me dit-on, ils vous jugent pauvre, ils ne vous conduiront point, n’y trouvant pas leur profit ; si, au contraire, ils vous croient riche, ils vous mangeront en route, vous et ce que vous avez, y trouvant plus de profit ; il est imprudent de se mettre entre les mains des souverains : leur haute position les met trop au-dessus de tout ; que leur importe de passer pour loyaux ou sans foi ? il faut prendre pour zeṭaṭ un homme assez fort pour faire respecter son ạnaïa, mais non tant qu’il n’ait intérêt à garder une réputation intacte. Après quinze jours de recherches, je trouvai quelqu’un qui réunissait à ces deux conditions celle d’avoir dans le sud des relations lui permettant d’y aller sans trop de danger. Lui aussi portait le titre de chikh. Ce nom n’est point ici une expression désignant le chef temporaire d’un douar ou d’un qçar ; c’est un titre rare et respecté, qui est héréditaire et appartient aux seuls chefs de quelques grandes familles ; tels sont le Zanifi, le Mezgîṭi, Ben Ọtman, l’Azdifi, et enfin mon zeṭaṭ, Chikh Moḥammed ou Ạziz ould Chikh El Ḥasen. Mais celui-ci est un prince détrôné ; c’est pourquoi l’on peut se fier en lui. Chef d’une maison souveraine des Zenâga, il partageait jadis l’autorité dans cette tribu avec l’Azdifi ; une longue guerre eut lieu entre les deux familles rivales ; elle se termina, il y a quinze ans, par la ruine de Chikh Moḥammed ou Ạziz. Son château fut détruit. Il dut chercher refuge à l’étranger. C’est alors qu’il vint s’établir à Tazenakht. Il en est aujourd’hui un des hommes les plus considérés et s’y est fait une grande renommée de courage. Y a-t-il une expédition guerrière ? On le trouve toujours au premier rang, avec Chikh Ạbd el Ouaḥad. Sa maison avait de vieilles relations avec les tribus du sud ; les liens du sang l’unissent à plusieurs d’entre elles ; il n’a cessé d’entretenir ces bons rapports ; mieux que personne, il pourra me défendre. Tel est celui qui va me conduire : je n’aurai qu’à me louer de lui.

12 novembre.

Départ à 10 heures et demie. Chikh Moḥammed, monté sur une belle jument, et deux de ses esclaves à pied m’escortent. Après avoir, par un chemin pierreux, contourné le massif auquel Tazenakht est adossée, j’entre dans une immense plaine, dont le nord forme le territoire des Aït Ạmer, et dont les portions centrales et méridionales appartiennent aux Zenâga. Cette plaine est limitée : au nord, par les premières pentes du désert montueux qui s’étend entre les ouads Idermi et Tazenakht ; à l’est, à l’ouest et au sud, par un talus de grès identique à celui qui forme le flanc droit de l’Ouad Aït Tigdi Ouchchen : même composition, même pente, même élévation de 80 à 100 mètres. Vers le sud, le sommet de ce talus est le faîte même du Petit Atlas ; vers l’ouest, il est le premier échelon du Siroua, dont la haute cime domine toute la contrée. Dans le nord, on distingue au loin une longue ligne blanche : le Grand Atlas. Le sol de la plaine n’a pas une ondulation, il est uni comme une glace ; c’est, au début, de la roche couverte d’une mince couche de sable : à mesure qu’on avance vers le sud, on voit cette couche s’épaissir rapidement ; au delà de l’Ouad Timjijt, le terrain n’est plus que sable semé d’un peu de gravier, les plantations commencent ; à partir de l’Ouad Tiouiin, on rencontre à peine une pierre de loin en loin, le sol se couvre de cultures et se sème de villages ; enfin, au sud de Tamarouft, plus de pierres du tout, sable pur, on n’aperçoit que champs de toutes parts. En résumé, c’est une plaine très riche ; le sol y est d’une fertilité admirable : une partie seulement en est ensemencée, et les grains en alimentent toutes les tribus voisines ; elle pourrait se cultiver en entier. L’eau seule manque quelquefois ; cette terre excellente est peu arrosée : on y voit les lits d’un grand nombre de ruisseaux, de rivières, mais presque tous à sec : il faut la pluie pour féconder. Sur les parties laissées incultes, le thym seul pousse en cette saison ; en repassant au printemps, je trouverai les mêmes places couvertes de seboula el far et d’autres herbes qui servent à la nourriture des troupeaux. Telle est la plaine où je marche aujourd’hui. Plus j’avance, plus l’aspect en devient riant. A partir de Temdaouzgez, on ne voit de tous côtés que travailleurs dans les champs : il vient de pleuvoir durant plusieurs jours ; c’est la récolte assurée : aussi chacun de labourer le plus qu’il peut et d’ensemencer à la hâte, pour profiter de cette année de prospérité qui succède à quatre de disette. A 4 heures, j’arrive à Tamarouft, gros village où je passerai la nuit.

Point d’autres voyageurs que nous sur la route. J’ai traversé deux rivières : l’Ouad Timjijt (au point où je l’ai passé, il coule dans une dépression d’un kilomètre de large, de quelques mètres au-dessous du niveau de la plaine ; lit de vase de 30 mètres, au milieu duquel serpentent 2 mètres d’eau claire et courante) ; l’Ouad Azgemerzi (il coule, au-dessous de Temdaouzgez, dans une dépression de 300 mètres de large et de quelques mètres de profondeur ; au-dessus de ce lieu, le lit est au niveau de la plaine ; il a 30 mètres de large ; fond de sable, avec 2 mètres d’eau courante ; rives bordées de tamarix). Les divers centres habités que nous avons rencontrés d’Asersa à Tamarouft sont des villages en pisé blanc, médiocrement construits, entourés de jardins bien cultivés, mais pauvres de végétation ; les arbres, en petit nombre, y sont les mêmes qu’à Tazenakht : le tremble domine. L’eau, peu abondante dans les rivières, se trouve à une courte profondeur, en creusant le sol ; on voit au milieu des plantations une grande quantité de puits.

Les Zenâga, chez qui je me trouve ici, se font appeler, lorsqu’on écrit leur nom en arabe, Cenhadja Oulḥourri. C’est une tribu riche et puissante ; son territoire s’étend et sur la plaine où nous sommes et sur les montagnes qui la bordent : dans la plaine, elle a ses cultures et ses villages, ceux-ci au nombre d’une quarantaine ; dans la montagne paissent ses troupeaux. Les Zenâga sont sédentaires et Imaziṛen ; ils sont Chellaḥa ; pas un Ḥarṭâni parmi eux. Ils sont de beaucoup, des tribus que j’ai vues, celle où le tamaziṛt est employé de la façon la plus exclusive ; personne ici ne sait l’arabe, pas même les gens riches, pas même les chikhs ; jusqu’aux Juifs, dont bon nombre n’entendent que le tamaziṛt. Si j’avais dû trouver quelque part des écrits dans cette langue, c’eût été ici ; mes questions à ce sujet y ont été aussi infructueuses qu’ailleurs : non seulement on n’en possède point, mais on semble ignorer qu’il en ait existé. A ce caractère distinctif des Zenâga, leur langage, un second se joint, leur physionomie ; ils en ont une spéciale qui ne se retrouve pas chez d’autres : sans avoir rien des Ḥaraṭîn, ils ont le teint très bronzé ; leurs traits sont accentués et durs ; presque tous sont laids, mais grands, secs et forts[55]. C’est une tribu farouche, guerrière et pillarde, la crainte de ses voisins, l’effroi des voyageurs ; il faut l’ạnaïa d’un homme puissant pour qu’un étranger puisse la traverser sans péril. Elle était gouvernée autrefois par les deux maisons souveraines dont nous avons parlé plus haut ; aujourd’hui elle obéit tout entière à un seul chef, Chikh Ḥammou ben Chikh Moḥammed d Ida el Qaïd. Celui-ci a pour résidence le village d’Azdif, d’où le nom d’Azdifi, sous lequel il est connu. Il a un frère, Ạbd el Ouaḥad d Ida el Qaïd, qui porte aussi le titre de chikh et habite avec lui. Le nom de leur famille, Ida el Qaïd, vient de ce que jadis un de leurs ancêtres reçut le titre de qaïd d’un sultan. Duquel ? Nul ne peut le dire. Quand ? On l’ignore. Tout ce qu’on sait, c’est que, depuis un temps immémorial, cette maison règne sur les Zenâga. Son pouvoir s’étend plus loin ; elle a forcé plusieurs tribus et districts du voisinage à le reconnaître. Le Tlit lui est soumis. Tisint l’était autrefois, mais depuis vingt ans elle a secoué le joug. Inutile de dire que les Zenâga sont indépendants ; tout ce qui est au sud de Tazenakht l’est de la manière la plus complète. Voici une anecdote qui donnera l’idée du genre de relations qu’on a ici avec le makhzen. Au mois d’avril 1884, comme je repassai dans ces parages, je rencontrai, entre El Ạïn et Tazenakht, Chikh Ḥammou el Azdifi qui revenait du dernier point, où il avait passé quelques jours en visite chez le Zanifi. J’avais comme zeṭaṭ un esclave de Sidi Ḥamed ou Ạbd er Raḥman, marabout des Aït Ạmer, chef de la zaouïa de S. Ạbd Allah ou Mḥind. Aussitôt que les cavaliers de la suite du chikh nous aperçurent, ils nous prirent au col, Mardochée et moi, en réclamant un droit de passage, une zeṭaṭa. Leur maître s’était arrêté et regardait impassible la bousculade. Un des hommes nous demanda d’où nous étions. « De Merrâkech. — Des gens de Merrâkech, des sujets du sultan ! s’écria le chikh. La bonne aubaine ! Trois Zenâga sont en prison dans le blad el makhzen. Voici des otages qui arrivent à propos. Qu’on les emmène et qu’on les mette aux fers. Ils y resteront jusqu’à ce que Moulei El Ḥasen nous ait rendu nos sujets. » Lorsqu’il entendit ce langage, l’esclave du marabout prit la bride du chikh et lui déclara que, sujets ou non du sultan, nous étions sous l’ạnaïa de son maître Sidi Ḥamed, et que par conséquent nul n’avait droit de nous toucher. A ces paroles, tout change. Toucher aux protégés de Sidi Ḥamed ! Qui y a pensé ! Non seulement on ne nous emmène pas, mais on nous laisse passer sans exiger de zeṭaṭa. Tel est le prestige du sultan. On le regarde comme un chef de tribu éloigné, avec qui on serait en assez mauvais rapports.

Les Zenâga comptent environ 1700 fusils ; ils ont à peine 20 chevaux. Un seul marché sur leur territoire, l’Arbạa Taleouin.

13 novembre.

Départ à 7 heures du matin. Nous marchons d’abord dans la même plaine qu’hier, toujours unie, fertile, peuplée. A 9 heures et demie, nous sommes à son extrémité sud, au pied du talus qui la borne. Le sommet de ce talus forme ici la crête supérieure du Petit Atlas. Nous allons la franchir. Une brèche profonde se dessine en face de nous ; nous montons vers elle par un couloir en rampe douce. A 10 heures un quart, nous atteignons le col, Tizi Agni, et la ligne de faîte du Petit Atlas. Devant nous, au milieu d’entassements de roches noires, s’ouvre un ravin : aucune largeur au fond, où un filet d’eau bondit par hautes cascades ; flancs très escarpés, souvent à pic ; pas de trace de terre ni de végétation ; tout est pierre, grès noir et luisant. Vers le sud, on n’aperçoit d’abord qu’une longue succession de croupes brunes, flancs de la vallée dont la source est ici, versant méridional du Petit Atlas ; puis, au delà, à une grande distance, une plaine blanche ; enfin, bornant l’horizon, une dernière chaîne de montagnes, dominée par un pic bleuâtre : c’est le Bani, avec le mont Taïmzouṛ, au pied duquel est Tisint. Nous nous mettons à descendre le ravin où plongent nos regards ; chemin difficile à travers les roches du flanc droit : du col au village d’Agni, où nous parvenons à midi, on ne peut marcher qu’à pied. A Agni, le sentier atteint le fond de la vallée ; celle-ci, en aval de ce point, change d’aspect : jusque-là, la rivière coulait par cascades ; la pente de son lit était très rapide ; les flancs étaient si escarpés, et en même temps si resserrés, qu’en arrivant ici j’ai vu l’ouad pour la première fois depuis le col. Au delà, au contraire, plus de chutes ; les flancs resteront hauts et raides, mais le fond de la vallée sera en pente douce et prendra quelque largeur.

Vue dans la direction du sud, prise du col d’Agni.

Croquis de l’auteur.

Ce changement n’est pas le seul qui m’attende : en approchant d’Agni, j’aperçois, se détachant sur le fond noir du roc, les panaches verts des palmiers ; ils recommencent ici : à l’ouest du Dra, la crête du Petit Atlas est leur limite nord ; je les retrouve donc pour ne pas les quitter de longtemps. Nous faisons halte au village d’Agni[56]. C’est un groupe de huttes en pierres sèches, où vivent misérablement dix ou douze familles de Ḥaraṭîn. Le fond de la vallée a momentanément 80 mètres de large ; il est couvert de cultures et ombragé de dattiers ; au milieu coule l’Ouad Agni, avec 3 mètres d’eau verte et courante. Les habitants reconnaissent l’autorité des Zenâga ; elle finit ici.

A 3 heures et demie, nous nous remettons en route. Nous rentrons dans le désert pour y rester jusque auprès de Tisint. A présent, c’est dans le lit de la rivière que l’on marche ; dès la sortie d’Agni, il se dessèche et embrasse tout le fond de la vallée, large de 40 mètres ; cet espace est couvert d’une couche de galets, qui rendent la marche pénible ; pas d’autre végétation que des jujubiers sauvages, de 2 à 3 mètres d’élévation, et des ḥeuboubs, de 1 à 2 mètres, croissant au pied des flancs. Ceux-ci restent les mêmes, toujours rocheux et noirs, hauts, escarpés. Nous cheminons lentement dans ce couloir sauvage, en en suivant les mille détours. Pendant trois longues heures, la vallée demeure ainsi. Après ce temps, le fond s’élargit un peu. A 7 heures, les flancs s’abaissent et meurent : c’est la fin du Petit Atlas ; j’en suis arrivé au pied. Devant moi s’étend une immense plaine, qui apparaissait du haut du col : on l’appelle la Feïja. C’est un vaste désert s’étendant entre le Petit Atlas et le Bani : sol de sable, parfaitement plat ; un grand nombre de rivières et de ruisseaux, tous à sec, le sillonnent ; pas d’autre végétation que des gommiers de 2 à 3 mètres, nombreux au pied du Petit Atlas et le long des cours d’eau, d’autant plus clairsemés qu’on s’éloigne de ceux-ci et qu’on va vers le sud : je vois ces arbres pour la première fois. Il fait nuit quand nous entrons dans la Feïja ; Chikh Moḥammed l’avait calculé ainsi ; ce désert, sans cesse parcouru par les ṛezous[57] des Ida ou Blal, des Oulad Iaḥia, des Berâber, est un passage des plus dangereux : a-t-on à le traverser ? on s’arrange pour le faire de nuit, afin d’échapper, à la faveur des ténèbres, aux embuscades qui s’y dressent. Nous nous y engageons donc, nous dirigeant droit sur la cime du Taïmzouṛ, qui se détache en noir devant nous. A 10 heures du soir, après trois heures d’une course rapide, nous parvenons au pied du Bani, à l’oasis de Tanziḍa. Ici, plus de péril ; nous circulons lentement au travers de mille canaux, entre de grands palmiers aux aspects fantastiques, dont les rameaux, argentés par la lune, jettent sur nous une ombre épaisse. J’arrive ainsi jusqu’au qçar : il m’apparaît tout entier, avec ses maisons de pisé blanc étagées au pied de la paroi luisante de la montagne, dont les roches polies miroitent par cette belle nuit. La lune, qui brille au milieu d’un ciel sans nuages, jette une clarté douce ; l’air est tiède, pas un souffle ne l’agite. En ce calme profond, au milieu de cette nature féerique, j’atteins mon premier gîte du Sahara. On comprend, dans le recueillement de nuits semblables, cette croyance des Arabes à une nuit mystérieuse, leïla el qedr, dans laquelle le ciel s’entr’ouvre, les anges descendent sur la terre, les eaux de la mer deviennent douces, et tout ce qu’il y a d’inanimé dans la nature s’incline pour adorer son Créateur.

Depuis le Tizi Agni, je n’ai pas rencontré une seule personne sur la route. Auprès de Tanziḍa, j’ai traversé l’Ouad Agni (lit de sable de 30 mètres de large ; 8 mètres d’eau ; la rivière coule à 20 mètres environ au-dessous du niveau de la Feïja ; rives bordées de palmiers), et l’Ouad Tanziḍa (40 mètres de large ; fond de sable ; eau salée ; il n’y a que 4 mètres d’eau dans le lit, la plus grande partie étant détournée pour l’arrosage des plantations).

14 novembre.

Tanziḍa est un grand qçar peuplé surtout de Ḥaraṭîn. Il se gouverne à part et ne compte avec aucun district ; mais il reconnaît, comme tous les centres des environs, la suzeraineté des Ida ou Blal. La vallée, ou plutôt l’encaissement au bord duquel il s’élève, a environ 1000 mètres de large ; il est borné au sud par le Bani, et au nord par la Feïja, en contre-bas de laquelle il est de 20 à 25 mètres ; un talus presque à pic l’en sépare ; le fond, de sable blanc, est planté de palmiers.

Chaîne du Bani, Djebel Taïmzour et Foum Tisint. (Vue prise de Ez Zaouïa, qçar de Tisint.)

Croquis de l’auteur.

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