Reconnaissance au Maroc, 1883-1884 (Texte)
Départ à 5 heures du matin. Je gravis le Djebel Tifernin, arête de roche nue isolée au milieu du plateau : c’est la ligne de faîte du Petit Atlas. J’en atteins le sommet à 5 heures et demie, et je le passe à un col situé peu au-dessous du niveau général des crêtes, Tizi Tifernin. Aucune largeur au col ; je descends l’autre versant : la descente est difficile, comme l’avait été la montée ; le chemin serpente entre de grands rochers gris. Au bout de quelque temps, les pentes s’adoucissent et se couvrent d’ḥalfa et de seboula el far ; elles me conduisent à une vallée bordée d’une petite chaîne rocheuse où apparaît un col. Je traverse la première et je gagne le col. Celui-ci, Tizi n Omrad, se trouve au fond d’une brèche perçant jusqu’au pied la montagne ; il est presque au niveau du thalweg qu’on vient de franchir. Après l’avoir passé, je descends par un ravin étroit et rocheux vers le qçar de Tesaouant, qui se voit dans le bas au milieu d’une large vallée. Chemin difficile, serpentant à mi-côte ; les flancs du ravin sont de roche jaune, très escarpés ; verdure et fleurs dans le fond. Le versant sud de la chaîne est beaucoup plus long que le versant nord : il me faut une heure pour en atteindre le pied. En y parvenant, je me trouve dans la vallée de l’Ouad Tamtsift. Une côte en pente douce, à sol pierreux couvert de seboula el far, m’amène au bord de la rivière, où est bâtie Tesaouant. J’entre à 8 heures un quart du matin dans le qçar. Mon zeṭaṭ me conduit à sa maison.
Tesaouant est un petit qçar appartenant aux Aït Ḥammou, fraction importante des Oulad Iaḥia ; il est bâti suivant le modèle des constructions du Dra, en pisé, avec une foule de moulures et d’ornements couvrant ses murs, de tours et de tourelles dominant ses terrasses. Des plantations de dattiers, produisant des bou feggouç, comme celles de Tasla, l’entourent de deux côtés ; elles sont situées sur les rives de l’Ouad Tamtsift, qui coule à quelques pas de l’enceinte. La rivière est presque au niveau du pied des maisons ; le lit, de galets, large de 60 mètres, bordé de berges de 50 centimètres de haut, est à sec. Des puits et des canaux alimentent le qçar. En ce moment, ce dernier est désert : les habitants sont dispersés aux environs, vivant sous des huttes de roseaux et faisant paître leurs troupeaux.
15 avril.
Départ à 9 heures du matin. Jusqu’à mon arrivée au Mezgîṭa, je suivrai le cours de l’Ouad Tamtsift. La coupe de la vallée varie durant le trajet : le fond est plus ou moins large ; la rivière coule tantôt au pied du flanc droit, tantôt au pied du gauche ; mais les caractères essentiels se conservent : le flanc gauche est beaucoup plus élevé que le droit ; il est de roche jaune ; la pente générale en semble de rapidité moyenne ; on y voit de loin, çà et là, des bouquets de palmiers poussant au fond des ravins. Le flanc droit est formé de roche noire et luisante ; il n’est pas très raide ; de forme, de composition et de couleur, il rappelle Djebel Mḥeïjiba ; comme lui, il est, dit-on, riche en minerais. Entre ces deux talus s’étend une vallée faite de deux côtes en pente douce, s’allongeant des pieds des flancs aux bords de la rivière ; quelquefois elles ne parviennent pas jusque-là, et un espace plat les sépare ; cette partie centrale, lorsqu’elle existe, est un ruban de verdure, herbages, broussailles, tamarix et jujubiers sauvages, au milieu desquels serpente l’ouad ; les côtes, au contraire, sont pierreuses ; le sol s’y couvre de melbina, de seboula el far et de gerṭ ; en approchant du Mezgîṭa, on voit quelques gommiers. Je passe par deux lieux habités ; ils diffèrent d’importance : l’un, le village d’Ida ou Genad, se compose de quelques huttes en pierres sèches disposées sans ordre auprès d’une petite oasis ; l’autre, Ourika, est un qçar situé sur la rive gauche de la rivière, dont le lit, mais le lit seul, se remplit en ce point de palmiers. Il y a une autre Ourika à peu de distance au nord de celle-ci ; je n’ai pu la voir, cachée qu’elle était par un pli de terrain : ces deux localités portent le nom collectif d’Iouriken ; elles sont comptées du Mezgîṭa. A Ourika, l’Ouad Tamtsift, qui possédait déjà un peu d’eau à Ida ou Genad, a, outre plusieurs canaux, 4 mètres d’eau courante dans son lit. D’Ourika on aperçoit le Mezgîṭa : ce n’est encore qu’une ligne noire de dattiers, s’allongeant au pied d’une haute chaîne de montagnes, et barrant devant moi la vallée où je marche. D’ici là, le chemin est désert et la végétation diminue ; plus ni tamarix ni jujubiers sauvages, plus même de seboula el far ; des touffes de melbina seulement, et de rares gommiers ; le sol cesse d’être pierreux et devient sablonneux et blanc.
A 1 heure, j’arrive à l’Ouad Dra. La vallée apparaît comme une bande verte serpentant entre deux chaînes de montagnes : à mes yeux s’étendent des palmiers innombrables, mêlés de mille arbres fruitiers ; entre les branches, on aperçoit, de distance en distance, un ruban d’argent, les eaux du fleuve ; une foule de qçars, masses brunes ou roses hérissées de tourelles, s’échelonnent à la lisière des plantations et sur les premières pentes des flancs. Ceux-ci sont : à gauche, les parois tourmentées et escarpées, pleines de crevasses et de cavernes, du Kisan, chaîne nue de roche rose, de 200 à 300 mètres de hauteur ; à droite, un talus de pierre noire et luisante, aux crêtes uniformes, aux surfaces lisses, aux côtes raides ; il s’appelle Koudia Oulad Iaḥia ; il a 150 à 200 mètres d’élévation. Entre ces deux murailles s’étend le fond de la vallée, surface de 1200 à 1800 mètres de large, couverte de sable fin, et unie comme une glace ; au milieu coule l’Ouad Dra, sur un lit de sable sans berges, presque au niveau du sol voisin, qu’il inonde dans ses crues ; le lit a une largeur moyenne de 150 mètres, dont 60 à 100 toujours remplis d’eau. Sur ses rives, le fond de la vallée est un jardin enchanteur : figuiers, taqqaïout[93], grenadiers s’y pressent ; ils confondent leur feuillage et répandent sur le sol une ombre épaisse ; au-dessus se balancent les hauts panaches des dattiers. Sous ce dôme, c’est un seul tapis de verdure : pas une place nue ; la terre n’est que cultures, que semis ; elle est divisée avec un ordre minutieux en une infinité de parcelles, chacune close de murs de pisé ; une foule de canaux la sillonnent, apportant l’eau et la fraîcheur. Partout éclate la fertilité de ce sol bienfaisant, partout se reconnaît la présence d’une race laborieuse, partout apparaissent les indices d’une population riche : à côté des céréales, des légumes poussant sous les palmiers et les arbres à fruits, se voient des tonnelles garnies de vigne, des pavillons en pisé, lieux de repos où l’on passe, dans l’ombre et la fraîcheur, les heures chaudes du jour. Telle est, depuis le pied des parois de roche qui la bordent, toute la vallée du Dra, jardin merveilleux de 150 kilomètres de long. Une foule innombrable de qçars s’échelonnent sur les premières pentes des deux flancs : peu sont dans la vallée, autant par économie d’un sol précieux que par crainte des inondations. Ils ont tous ce caractère d’élégance qui est particulier aux constructions du Dra ; point de murs qui ne soient couverts de moulures, de dessins, et percés de créneaux blanchis ; de hautes tiṛremts, des tours s’élèvent de toutes parts ; les maisons les plus pauvres même sont garnies de clochetons, d’arcades, de balustrades à jour. Un des principaux de ces qçars, la capitale du Mezgîṭa, Tamnougalt, est mon but d’aujourd’hui. J’y arrive à 2 heures et demie, en cheminant à l’ombre des grands arbres.
Avant d’y entrer, j’ai traversé l’Ouad Dra ; on ne peut le franchir partout : il faut prendre les gués. Celui où je l’ai passé présentait une nappe d’eau de 120 mètres de large, avec 60 à 70 centimètres de profondeur. Le fond était de sable, les eaux jaunes, fraîches et bonnes. Courant rapide.
Tamnougalt est un beau qçar, résidence d’Ạbd er Raḥman ben El Ḥasen, chikh héréditaire du Mezgîṭa, et capitale de ce district. Elle est, comme tout le Dra, peuplée exclusivement de Ḥaraṭîn. J’y séjournerai quelques jours avant de prendre ma course vers le Dâdes.
Le Mezgîṭa se compose de la bordure de cultures et de qçars qui garnit les deux rives de l’Ouad Dra dans la région où je me trouve ; il ne s’étend pas au delà de la vallée propre du fleuve. C’est une bande longue et étroite, qui n’a jamais plus de 2 kilomètres de large. Il en est de même des autres districts du Dra, sans exception : l’Aït Seddrât, l’Aït Zeri, le Tinzoulin, le Ternata, le Fezouata, le Qtaoua, El Mḥamid sont identiques ; tels d’entre eux ne se composent même que de la demi-vallée du fleuve. Ce sont, comme le Mezgîṭa, des tronçons plus ou moins grands de cette longue ligne verte qui serpente dans le Sahara, et qu’on appelle le pays de Dra. Celui-ci est donc une ligne : le nom ne s’en applique qu’à la vallée propre de l’Ouad Dra, c’est-à-dire aux 500 mètres de dattiers qui, du Mezgîṭa à El Mḥamid, bordent chaque rive. Nulle part la bande ne s’étend davantage. Au-dessous du Tinzoulin, les hautes montagnes qui la resserrent jusque-là s’écartent par degrés, et le Dra finit par couler en plaine ; mais le ruban de palmiers et de cultures ne s’élargit pas : il reste toujours ce qu’il est ici. Il y a loin de cette ligne aux vastes territoires marqués sur nos anciennes cartes. J’observerai le même fait pour les autres oasis que je verrai : le Todṛa, le Ferkla, le Ṛeris, les divers districts du Ziz, ne sont pas différents. Ce sont des lignes.
3o. — DU MEZGITA AU DADES.
20 avril.
Il y a quatre chemins principaux pour aller du haut Dra à l’Ouad Dâdes ; ce sont :
1o Ṭriq Idili. — Il part de Tiniṛil, qçar d’Afella n Dra, traverse l’Ouad Aqqa el Medfạ (se jetant dans l’Ouad Dâdes sur le territoire des Imeṛrân), puis l’Ouad Tanziṭ, et aboutit au pays des Imeṛrân : deux jours de chemin, sans cesse dans le désert. On passe la nuit au bord de l’Ouad Aqqa.
2o Ṭriq Anfoug (appelé aussi Ṭriq Tagzart). — Il part d’entre Afra et Ta n Amelloul, franchit successivement les ouads Aqqa el Medfạ, Tanziṭ et Aqqa n Ourellaï, et aboutit à volonté dans le Dâdes ou chez les Imeṛrân : deux jours de chemin, dans le désert. On passe la nuit au Djebel Anfoug.
3o Ṭriq Iṛil n Oïṭṭôb. — C’est celui que je prendrai.
4o Ṭriq Tilqit. — Il part d’Aït Ạbd Allah (Aït Seddrât), traverse le Khela Tilqit et débouche dans le Dâdes à Aït Aqqo ou Ạli (Zaouïa Sidi Dris) : deux jours de marche, sans sortir du désert. On franchit l’Ouad Tagmout à mi-route et on passe la nuit sur ses bords.
Ces chemins traversent tous quatre un vaste désert montagneux, la haute chaîne du Saṛro. Cette chaîne n’est autre que le Petit Atlas, auquel on donne ce nom à l’est de l’Ouad Dra. Si le Saṛro n’a pas d’habitants fixes, il a une population nomade assez nombreuse : Imeṛrân et Aït Seddrât y plantent leurs tentes et y font paître leurs troupeaux.
D’ici au Dâdes, ce sont les Aït Seddrât qui servent de zeṭaṭs ; j’ai profité du grand nombre d’hommes de cette tribu qui viennent ici au marché du jeudi pour m’entendre avec l’un d’eux : mon zeṭaṭ me prendra aujourd’hui, j’irai passer la nuit dans son qçar, et demain matin nous partirons pour le Dâdes.
Départ de Tamnougalt à midi. Je descends la vallée du Dra, en suivant la ligne des qçars, à la lisière des plantations. Le chemin, passant sur les premières pentes des flancs, est pierreux, parfois rocheux. Rien à ajouter à ce que j’ai dit de la vallée : toujours même largeur et même aspect. A 3 heures et demie, je parviens à la résidence de mon zeṭaṭ, Tiṛremt Ạli Aït El Ḥasen. C’est le terme de mon trajet pour aujourd’hui.
En route, j’ai traversé l’Ouad Dra (lit de sable de 150 mètres ; les eaux ont 60 mètres de large avec 90 centimètres de profondeur ; courant rapide).
21 avril.
Départ à 5 heures du matin. J’ai pour escorte mon zeṭaṭ et deux autres fusils. On franchit d’abord le Dra (70 mètres de large et 0m,80 de profondeur), puis on traverse sa vallée et on entre dans une plaine déserte : la haute chaîne du Kisan s’interrompt tout à coup, et une plaine s’étend à sa place au delà des plantations qui bordent le fleuve. Le Kisan reprend plus bas, longeant de nouveau l’ouad comme il le fait dans le Mezgîṭa ; il ne finit définitivement qu’à hauteur d’Ousṛeït, dans le Ternata. Chemin faisant, on voit très bien la chaîne, qui apparaît pendant quelque temps de profil : c’est une lame rocheuse isolée, s’élevant entre le Dra et une autre vallée, déserte et assez large, parallèle à la première ; elle a de l’analogie avec le Bani, mais est plus haute, plus large et de couleur comme de structure différentes. La base en est un talus, doux d’abord, de plus en plus raide ensuite ; les parties moyennes et supérieures sont une succession de murailles presque verticales s’étageant par gradins. Vers le sommet se trouvent des cavernes, œuvre des Chrétiens au dire des habitants ; on voit des restes de murs à leurs bouches. Cette portion du Kisan est une arête droite, commençant à hauteur d’Agdz, finissant ici. D’où je suis, on voit l’Ouad Dra couler longtemps encore dans la direction qu’il a depuis Tamnougalt. Tant qu’il la garde, le Kisan ne reparaît pas à sa gauche où succèdent à la plaine des collines sans élévation. Puis on distingue un coude très prononcé que fait le fleuve, dans le Tinzoulin, me dit-on. A partir de là, le Kisan renaît : on le voit de loin, dans une direction nouvelle, presque perpendiculaire à celle qu’il suivait ici, ayant même hauteur et même forme, et s’élevant immédiatement sur la rive gauche de l’ouad.
La plaine où je chemine a un sol pierreux ; des gommiers, de nombreuses touffes de melbina y poussent. Elle est bornée au nord par les premières pentes du Saṛro ; je me dirige vers elles : à 7 heures, je suis à leur pied ; de ce moment à celui où j’atteindrai l’Ouad Dâdes, je ne cesserai de marcher dans ce massif ; il se compose d’un haut plateau, de 2000 mètres d’altitude moyenne, auquel on parvient par une longue succession de côtes, tantôt pierreuses, tantôt rocheuses, reliées entre elles par des talus escarpés. Le plateau supérieur présente une vaste surface unie et verdoyante ; le sol, pierreux, sans une ondulation, y est couvert d’herbe fine. Là surtout campent les Aït Seddrât et les Imeṛrân ; j’y rencontrerai plusieurs groupes de tentes et des troupeaux de chameaux et de moutons. Les rampes qui y mènent forment une région très accidentée : des ravins profonds, aux flancs rocheux et escarpés, les coupent ; des vallées les sillonnent ; des arêtes, des pics les hérissent de leurs masses noires. Cette région, tourmentée et difficile, est d’ordinaire déserte. L’eau abonde dans le Saṛro. Je traverse, au fond de plusieurs ravins, des ruisseaux de 4 ou 5 mètres de large dont les eaux, claires et courantes, ne tarissent jamais ; point de rivières. La verdure ne fait pas défaut : non seulement le plateau supérieur en est couvert, les côtes douces, le fond et les premières pentes des vallées, sont en partie tapissés d’ḥalfa, de melbina, de seboula el far et d’autres herbages ; il existe des jujubiers sauvages ; au bord de l’eau apparaît le laurier-rose : il n’est pas jusqu’aux endroits les plus rocheux, flancs de ravins, surface de talus, où l’on ne trouve, poussant entre les fentes de la pierre, de petites herbes et des fleurs.
Vers 1 heure, j’atteins le plateau qui couronne le Saṛro ; à 3 heures, je fais halte auprès de quelques tentes d’Aït Seddrât. De la vallée du Dra à ce point, je n’ai pas rencontré un seul être vivant. La route, facile à la fin, a été pénible au commencement : il a fallu mettre pied à terre pour remonter l’Ouad Tangarfa, dont le lit, encombré de blocs de roc, forme un chemin difficile pour les animaux. A deux autres endroits, la marche a été retardée : à Chạba Ouin s Tlit et au profond ravin qui se trouve entre elle et le gîte.
22 avril.
Départ à 7 heures du matin. A 8 heures, je suis à une crête qui forme la limite du plateau supérieur du Saṛro et la ligne culminante de cette chaîne. En la passant, je franchis pour la dernière fois le faîte du Petit Atlas. De là apparaissent à mes yeux, au delà d’une longue série de croupes brunes, la vallée de l’Ouad Dâdes et, derrière elle, bordant l’horizon, la ligne bleue du Grand Atlas avec ses cimes couvertes de neige. Une descente très raide au milieu des rochers me ramène à la région des côtes, où je chemine, passant de vallée en vallée, jusqu’à 4 heures et demie. A ce moment je me trouve au pied du Saṛro et au bord de l’Ouad Dâdes : la chaîne expire à 300 mètres de la rivière. A son pied commencent les cultures qui remplissent le fond de la vallée ; elles forment une bande dont la largeur moyenne est de 1 kilomètre ; au milieu coule en serpentant l’Ouad Dâdes. Large de 30 mètres, il remplit le tiers d’un lit sablonneux et en partie couvert de roseaux ; c’est un torrent, au courant très rapide, aux eaux jaunes et glacées. Les champs qui le bordent ne rappellent en rien les merveilles du Dra ; ils présentent les cultures des pays hauts et froids. Plus un dattier ; très peu d’arbres ; point d’oliviers : à peine quelques rares figuiers, noyers et trembles aux alentours des qçars. Le reste n’est que champs d’orge et de blé, tapis monotone d’un vert cru, sans ombre ni gaieté. Cette végétation paraît triste à qui vient du sud. Les flancs sombres du Saṛro la bornent à gauche ; à droite règne le long de la vallée une vaste plaine blanche, peu élevée au-dessus de son niveau, et séparée d’elle par un talus doux. Cette plaine a au moins 8 kilomètres de large et est limitée au nord par les premières pentes du Grand Atlas, derrière lesquelles apparaissent les masses neigeuses qui couronnent la chaîne. Les cultures sont bordées de chaque côté par un cordon de qçars. Les qçars de l’Ouad Dâdes ont un aspect particulier et ne ressemblent ni à ceux que j’ai vus ni à ceux que je verrai. Pour le détail des constructions, ils sont pareils à ceux du Dra et de l’Ouad Iounil : même élégance, même pisé couvert d’ornements ; mais, au lieu de former un massif compact de maisons d’où émergent les tourelles des tiṛremts, ils sont composés chacun de plusieurs petits groupes d’habitations, séparés les uns des autres et échelonnés le long des cultures ; ils en comprennent jusqu’à 8 ou 10, les uns ouverts, la plupart fortifiés, tous ayant au moins une tiṛremt. Ces groupes se trouvant à 100, 200, 300 mètres les uns des autres, on voit quelle longueur occupe un qçar. Il résulte de là que les localités, d’autre part très nombreuses, sont fort rapprochées ; la distance n’est, la plupart du temps, pas plus grande entre les groupes limitrophes de centres différents qu’entre deux groupes du même : il est très difficile de discerner où commence et où finit chacun, dans ce cordon non interrompu de maisons et de tiṛremts qui garnit les deux rives de l’ouad. Les demeures sont, comme dans le Dra et comme presque partout, sur la lisière et non au milieu des cultures : ici aussi les inondations sont à craindre ; il n’est pas rare de voir les eaux de la rivière couvrir tout le fond de la vallée et venir battre les murailles des qçars. Ceux-ci ne sont pas les seules constructions de l’Ouad Dâdes. Je vois apparaître en grand nombre des bâtiments curieux dont j’avais remarqué quelques types chez les Aït Seddrât du Dra : ce sont les ageddim[94] ; l’usage en paraît spécial à l’Ouad Dâdes, au Todṛa, au Ferkla et à certains districts du Dra : du moins je ne les ai vus qu’en ces endroits ; dans les deux premières régions ils sont nombreux, on en rencontre à chaque pas ; dans les deux autres ils sont moins fréquents. Ici, sur les limites des qçars, au bord de l’ouad, au milieu des cultures, les ageddims se dressent en foule ; ce sont des tours isolées, de 10 à 12 mètres de hauteur, en briques séchées au soleil, de forme carrée, percées de créneaux et garnies de machicoulis : elles sont surtout nombreuses sur les lignes formant frontière entre les localités ; elles s’y dressent d’ordinaire par deux, se faisant face, une de chaque côté. Dès qu’éclate une guerre entre qçars, ce qui arrive presque tous les jours (le lendemain de mon passage, une s’est allumée et a coûté la vie à plusieurs personnes), chaque parti emplit ses tours d’hommes armés, avec mission de protéger cultures et canaux et de tirer sur tout individu du camp opposé qui passe à portée ; la fusillade commence aussitôt de tour à tour, fusillade vive par moments, surtout quand une troupe paraît dans la vallée pour essayer de ravager les champs de ses adversaires. Des questions de conduites d’eau donnent naissance à la plupart de ces guerres. Elles durent parfois longtemps, mais ne sont acharnées que les premiers jours : dans cette période il est rare qu’il n’y ait du sang versé ; ensuite elles traînent en longueur et les hostilités se bornent à envoyer quelques coups de fusil dans le qçar ennemi, chaque fois qu’apparaît du monde sur une terrasse, dans les jardins, quand quelqu’un approche de la frontière.
Je m’arrête au point où je suis sorti du Saṛro, dans le qçar de Timichcha, au pied duquel débouche le chemin. Il fait partie du district d’Aït Iaḥia, appartenant aux Aït Seddrât. Ce district, comme tous ceux de l’Ouad Dra et de l’Ouad Dâdes, se compose exclusivement de l’étroite bande de cultures et de qçars qui borde les rives du cours d’eau.
Nulle part, excepté sur le plateau supérieur du Saṛro et aux approches de l’Ouad Dâdes, je n’ai rencontré de monde pendant cette journée. Il s’est présenté trois passages difficiles sur la route : la descente, après la ligne de faîte du Saṛro, le ravin de l’Ouad Aqqa n Ourellaï et celui qui le suit.
23 avril.
Départ à 7 heures du matin. Je remonte l’Ouad Dâdes. Sauf un court défilé désert qu’il traverse entre le district d’Aït Iaḥia et celui du Dâdes, il demeure sur mon parcours tel que je l’ai vu hier : mêmes cultures semées d’ageddims, mêmes cordons non interrompus de qçars et de maisons. Si ce n’est pendant son passage dans ce kheneg, on ne saurait trouver sur l’une ou l’autre de ses rives 200 mètres sans constructions. Rien de nouveau à signaler : les flancs comme le fond de la vallée restent les mêmes jusqu’à mon arrivée à Tiilit, où je m’arrête.
Vallée de l’Ouad Dâdes.
(Les parties ombrées des montagnes sont couvertes de neige.)
(Vue prise du chemin de Timichcha à Tiilit, dans la direction du nord-est.)
Croquis de l’auteur.
Chemin facile. Beaucoup de monde. J’ai traversé l’Ouad Dâdes ; il n’est pas franchissable en tous points, mais seulement en certains endroits où il présente des gués ; à celui où je l’ai passé, il avait 20 mètres de large sur 80 à 90 centimètres de profondeur ; courant très rapide. Des qçars que j’ai rencontrés, deux ont attiré mon attention : celui d’Aït Bou Ạmran (entre Azdag et Taourirt), où se voit une belle qoubba, et celui d’Imzouṛ, remarquable par l’étendue des cinq ou six groupes qui le forment et par l’importance de sa population.
Au Mezgîṭa, dans le district d’Aït Seddrât, dans celui d’Aït Iaḥia, les vêtements des Musulmans sont les suivants : khenîfs, bernous de poil de chèvre bruns ou gris, ces derniers rayés de fines bandes blanches et noires, ḥaïks blancs et bruns ; tête nue ou ceinte, mais non couverte, de petits turbans blancs ou noirs ; les femmes riches sont vêtues de khent, les pauvres de laine blanche ou brune. Dans le Dâdes, les costumes des femmes restent les mêmes ; ceux des hommes sont, soit le khenîf, soit un long bernous de laine teinte, noir ou bleu foncé. Depuis Tazenakht, les armes demeurent uniformes : long fusil à crosse étroite et poignard recourbé. L’équipement offre une variation : à partir du district d’Aït Seddrât (Dra), la corne à poudre disparaît et se remplace par une petite gibecière de maroquin rouge couverte de broderies de soie ; elle se suspend au côté gauche par une bretelle de cuir : cet objet gracieux est d’un usage universel dans la région que je traverse, depuis les Aït Seddrât du Dra jusqu’à Qçâbi ech Cheurfa.
Il y avait aujourd’hui marché à Imzouṛ, près de Tiilit. J’en ai profité pour faire chercher, parmi les Aït Seddrât qui s’y trouvaient, un zeṭaṭ sûr, qui me menât au Todṛa. On en a choisi un ; l’arrangement a été conclu avec lui ; il a été fait en forme, devant le ṭaleb présent au marché : celui-ci a dressé un acte en partie double constatant que le Seddrâti un tel s’engageait, moyennant une somme de 15 francs, payable à l’arrivée, à me conduire au Todṛa ; il serait responsable de tout dommage qui me serait fait durant le trajet et, au cas où je ne parviendrais pas à destination, devrait à la communauté juive de Tiilit une indemnité de 5000 francs. Ces formalités sont employées dans diverses régions du Sahara, surtout chez les Berâber et les Aït Seddrât ; dans ces deux tribus, il est rare qu’un Israélite se mette en route sans s’être, par un acte de ce genre, mis en sûreté contre son zeṭaṭ. Cela ne se fait pas entre Musulmans. Cette différence vient de ce que partout un homme serait déshonoré s’il avait violé l’engagement pris avec un autre Mahométan, et profité de sa confiance pour l’assassiner ; au contraire, dans certaines tribus, comme celle où je suis, qu’un Musulman promette à un Juif de l’escorter et de le protéger et que, chemin faisant, il le pille et le tue, ce sera regardé comme une peccadille ou comme un bon tour. Aussi prend-on des précautions spéciales.
24 avril.
Départ à 9 heures du matin. Je me mets en route avec mon zeṭaṭ pour gagner le qçar qu’il habite. J’y passerai la nuit, et demain matin on partira pour le Todṛa. Je remonte l’Ouad Dâdes, dont les bords demeurent ce que je les ai vus : mêmes cultures, mêmes cordons continus de qçars. La largeur de la vallée, qui jusqu’ici n’avait pas varié d’une manière sensible, diminue peu à peu : elle avait 1000 mètres à Tiilit ; elle en a 600 à Khemîs S. Bou Iaḥia, 300 à Aït Iidir. A mesure qu’on avance, les arbres, noyers et figuiers, augmentent. Les flancs subissent à Tiilit une brusque transformation. Jusque-là c’étaient le Saṛro à gauche, une plaine à droite ; aujourd’hui ce seront, durant toute la marche, à droite des côtes assez hautes, à gauche une plaine dépassant à peine le niveau de la vallée, la plaine d’Anbed.
A 1 heure, j’arrive à Aït Iidir, qçar du haut Dâdes, résidence de mon zeṭaṭ. Je traverse là l’Ouad Dâdes ; il coule en deux bras, l’un de 12 mètres, l’autre de 20 mètres, d’une profondeur égale d’environ 60 centimètres ; courant très rapide.
[93]Le taqqaïout se trouve en abondance dans plusieurs oasis, et surtout dans celles des bassins du Dra et du Ziz. C’est un arbre atteignant d’assez fortes dimensions et ayant, par son feuillage et sa fleur, beaucoup d’analogie avec le tamarix ; le fruit en sert à la teinture des belles peaux qu’on prépare si bien dans le Sahara Marocain. J’ai toujours entendu appeler l’arbre, comme le fruit, taqqaïout. D’après des renseignements que m’a communiqués M. Pilard, ce serait un abus : selon lui, le vrai nom de l’arbre est ạbda, et en quelques points telaïa ; le fruit seul s’appellerait taqqaïout, ou mieux teggaout.
[94]Au pluriel, on dit igedman.
IX.
DU DADES A QÇABI ECH CHEURFA.
1o. — DU DADES AU QÇAR ES SOUQ.
25 avril.
Départ à 5 heures du matin. Mon Seddrâti, accompagné d’un second fusil, m’escorte. J’abandonne l’Ouad Dâdes. Au-dessus d’Aït Iidir, on en voit la vallée rester la même durant 4 ou 5 kilomètres, puis elle se resserre : la plaine qui s’étendait à sa gauche finit, et est remplacée par un haut talus ; la rivière, sans cesser d’être garnie de verdure, entre dans un défilé étroit où on la perd de vue. Elle s’enfonce dans le Grand Atlas. Je passe sur le plateau bas et uni qui la borde à l’est. J’aborde un mouvement de terrain des plus remarquables : le plateau où je m’engage est l’extrémité occidentale d’une immense plaine qui, commençant à l’est de l’Ouad Ziz et même de l’Ouad Gir, s’étend vers l’ouest jusqu’à l’Ouad Dâdes. Cette grande dépression sépare le Grand et le Petit Atlas, et s’enfonce entre les deux chaînes comme un golfe profond. Entré ici en cette plaine, j’y demeurerai jusqu’au Ziz. Dans toute cette région, elle se décompose en deux sections qu’on peut appeler supérieure et inférieure : la première, où je suis en ce moment, que je traverserai d’ici à Imiṭeṛ et du Ṛeris au Qçar es Souq, est la partie primitive de la plaine ; elle s’étend le long du Grand Atlas et a pour limites : au nord, cette chaîne ; à l’ouest, l’Ouad Dâdes ; au sud, le Petit Atlas du Dâdes à Imiṭeṛ, et au delà la section inférieure. Celle-ci, où j’entrerai à Imiṭeṛ pour y rester jusqu’au Ṛeris, se trouve au pied du Petit Atlas et est bornée : au sud, par cette chaîne ; à l’ouest et au nord, par la section supérieure. La seconde portion est en contre-bas de la première et séparée d’elle sur toute sa longueur par un talus uniforme. Celui-ci est comme un degré placé entre les deux étages de la plaine ; il est partout le même : la hauteur en est d’environ 100 mètres ; il est composé de roche rose et a la forme qu’indique la figure, à pic au sommet et en pente douce au pied. La section inférieure a sans doute été creusée par les eaux du Grand Atlas qui, se précipitant perpendiculairement de ses cimes dans la plaine, se sont heurtées aux masses rocheuses du Saṛro, si tourmentées sur ce versant, et se sont pratiqué cette excavation à leur pied. C’est le long des premières pentes du Petit Atlas que l’étage inférieur est le plus bas : là se déroulent les lits des cours d’eau ; là coulent et l’Ouad Imiṭeṛ et l’Ouad Todṛa. La ligne de thalweg entre le Grand et le Petit Atlas se trouve donc dans la seconde partie. L’étage supérieur comme l’étage inférieur présentent un sol uni, dur, souvent pierreux ; aucun mouvement n’interrompt l’uniformité plate du premier, si ce n’est des massifs rocheux au nord du Todṛa et une butte près de Qçar es Souq, témoins isolés au milieu de la plaine. Dans l’étage inférieur, comme s’il avait été moins complètement balayé que l’autre, les témoins sont plus nombreux et s’élèvent en masse plus compacte : ce sont d’abord le barrage qui se voit à l’est de Timaṭṛeouin, puis le massif situé entre le Todṛa, le Ṛeris et le Ferkla, enfin les collines isolées que je laisserai à droite en allant du Todṛa au Ferkla ; ces divers groupes paraissent d’altitude moindre que le talus qui sépare les deux étages.
Ma route d’aujourd’hui se divise en deux parties : l’une dans la section supérieure de la plaine, d’Aït Iidir aux abords d’Imiṭeṛ, l’autre dans la section inférieure, d’Imiṭeṛ au Todṛa. Ces deux parties offrent une égale facilité ; dans chacune on marche en terrain plat. Dans la première, je parcours une plaine de plus de 15 kilomètres de large, sans une ondulation ; on l’appelle Ouṭa Anbed ; elle est bornée : au sud, par le Saṛro, longue ligne noire à reflets brillants ; au nord, par un talus brun de hauteur médiocre, commençant à la gorge où s’enfonce l’Ouad Dâdes en amont d’Aït Iidir ; à l’ouest, par la vallée de cette rivière ; vers l’est, rien ne limite l’horizon : tant qu’on marche dans la plaine, on ne voit qu’elle devant soi. On en sort sans s’en apercevoir, en s’engageant dans le lit d’une rivière dont les berges rocheuses, basses d’abord, vont en s’élevant et finissent par devenir les flancs d’un ravin. C’est un court passage d’où on débouche, à Imiṭeṛ, dans une nouvelle plaine, la seconde section, l’étage inférieur. Le sol de l’Ouṭa Anbed est uni comme une glace ; c’est un terrain sablonneux et dur, semé de petites pierres ; il est aux deux tiers nu ; un tiers est couvert de menus herbages. De rares ruisseaux le sillonnent, leurs lits desséchés et bordés de grands genêts blancs. Imiṭeṛ est un groupe de quatre qçars appartenant aux Berâber. Il se trouve à la bouche d’une vallée étroite, dont les flancs sont des talus de roche rose de 100 mètres de haut, raides, sans végétation, semblables à ceux qui bordent le ravin que je viens de descendre. La rivière qui en sort, l’Ouad Imiṭeṛ, débouche ici dans la plaine inférieure, où elle s’unit au cours d’eau que j’ai suivi. Les qçars d’Imiṭeṛ sont construits avec élégance, comme ceux du Dra. Quelques cultures d’orge et de blé les entourent, avec des figuiers et des trembles.
A Imiṭeṛ commencent la seconde portion de ma route et le second étage de la plaine ; celui-ci est une longue surface plate gardant d’ici, son origine, jusqu’au Todṛa, où il est coupé par la bande de palmiers de l’oasis, une largeur moyenne de 3 kilomètres ; après le Todṛa, il s’élargit par degrés et atteint 18 kilomètres entre le Ferkla et le Ṛeris ; au delà de ces points, je le verrai s’étendre à perte de vue vers l’est, avec une largeur qui paraîtra augmenter encore : sur toute son étendue il reste le même, borné au nord par le talus uniforme de roche rose qui le sépare de l’étage supérieur, au sud par une ligne de hauteurs noires et rocheuses, premières pentes du Saṛro. D’Imiṭeṛ au Todṛa, le sol est uni ; il consiste en un sable rose semé de pierres, rares au début, plus nombreuses à mesure qu’on avance vers l’est. On ne voit presque pas de végétation : à peine un peu de thym et de mousse[95]. Un seul accident de terrain coupe la monotonie de la plaine : une ligne de collines de 50 à 60 mètres de hauteur la barre vers Timaṭṛeouin, formant une digue sur toute sa largeur ; ces collines sont en pente douce ; le chemin qui les franchit n’offre aucune difficulté. Le col où on les passe, Foum el Qous n Tazoult, est un point important : il forme limite entre les Aït Melṛad et les autres fractions des Aït Iafelman ; le sol en est intéressant : composé moitié de roche rose, moitié de roche noire, il réunit les éléments du Grand et du Petit Atlas. Après l’avoir traversé, je me retrouve sur la plaine : dans le lointain apparaissent les palmiers du Todṛa, comme une ligne noire. Je les atteins à 4 heures du soir. A 4 heures et demie, je fais halte dans le qçar de Taourirt.
L’oasis du Todṛa se compose uniquement des rives de l’Ouad Todṛa ; c’est un long ruban, dont la largeur varie de 800 à 2000 mètres, couvert de plantations au milieu desquelles serpente la rivière. Elle est ombragée sur toute son étendue d’une multitude de palmiers auxquels se mêlent, surtout dans la partie nord et aux environs immédiats des qçars, des grenadiers, des figuiers et des oliviers, mi-cachés sous les rameaux grimpants de la vigne et des rosiers. Tel je vois le Todṛa, telles seront les oasis du Ferkla, du Ṛeris, du Qçar es Souq, minces serpents noirs s’allongeant dans la plaine.
Durant la route d’aujourd’hui, je n’ai cessé de voir dans le lointain, vers le nord, au delà des hauteurs peu élevées bordant l’Ouṭa Anbed et du talus limitant l’étage inférieur, de hautes montagnes brunes avec des taches de neige sur leur faîte : ce n’étaient pas les crêtes supérieures du Grand Atlas, mais d’importants échelons de la chaîne. Comme rivières, j’ai rencontré l’Ouad Imiṭeṛ (100 mètres de large ; lit moitié sable, moitié gravier ; à sec ; berges de sable de 2 mètres de haut) et l’Ouad Todṛa (20 mètres de large, dont 15 remplis d’eau courante ; fond de gravier ; point de berges ; l’Ouad Todṛa a une eau limpide et agréable au goût ; son lit n’en manque jamais ; un grand nombre de canaux en dérivent, donnant en tout temps un arrosage abondant aux plantations qui le bordent. Pendant la partie de son cours où il traverse l’étage inférieur de la plaine, il coule au milieu d’une tranchée d’environ 1000 mètres de large, séparée du terrain voisin par des talus escarpés de 8 ou 10 mètres. Le fond de la tranchée, de sable, est couvert de cultures et de palmiers : c’est le cœur de l’oasis ; la plupart du temps, dattiers et champs débordent un peu des deux côtés de l’encaissement ; jamais ils n’en dépassent beaucoup les bords ; par endroits, ils s’y arrêtent. Je verrai plus loin l’Ouad Ziz couler à Qçar es Souq dans une excavation semblable. Dans la partie où il traverse l’étage supérieur, l’Ouad Todṛa s’y creuse une vallée à pentes douces ayant au fond 1200 à 1500 mètres de large). Entre Imiṭeṛ et le Todṛa, j’ai vu deux lieux habités, deux petits qçars, l’un auprès duquel je suis passé, l’autre aperçu de loin. Le premier, Timaṭṛeouin Ignaouen, appartient aux Berâber (les Ignaouen sont une subdivision des Aït Atta) ; il est bordé de jardins et de cultures semblables à ceux d’Imiṭeṛ ; comme là, il n’y a pas un palmier ; un canal descendant des premières pentes du Grand Atlas y apporte une eau courante et limpide. Le second est Qcîba Aït Moulei Ḥamed. Il fait partie d’un groupe de trois qçars situés sur les bords de l’Ouad Imiṭeṛ, non loin de son confluent avec l’Ouad Todṛa ; tous trois sont entourés de dattiers. A l’exception des travailleurs dispersés dans les plantations d’Imiṭeṛ et de Timaṭṛeouin, je n’ai rencontré personne sur la route.
26 et 27 avril.
Séjour à Taourirt. L’oasis du Todṛa, une de sa nature, se divise au point de vue politique en deux portions : la première, le Todṛa proprement dit, se compose de la partie haute ; elle est habitée par des Chellaḥa indépendants ; la seconde, qui est située au-dessous d’elle et n’en est séparée par rien d’apparent, appartient aux Berâber ; ils y sont mêlés ; plusieurs fractions se la partagent. Dans tout le Todṛa, chaque localité est indépendante de ses voisines. L’oasis est fort peuplée ; elle comprend 50 à 60 qçars, échelonnés les uns contre les autres le long des plantations. La plupart sont construits en des points élevés : ceux de l’étage inférieur de la plaine, au bord de la tranchée que s’y est creusée l’Ouad Todṛa, les autres au pied des flancs de sa vallée, comme Tiidrin et Tiṛremt, ou sur des buttes isolées près de ses rives, comme Taourirt et Aït Ourjedal. Cette disposition, que j’ai trouvée dans le Dra et le Dâdes, se prend ici pour les mêmes motifs qu’en ces régions ; il s’en ajoute un de plus : la nécessité d’avoir une position aisée à défendre. Les guerres, fréquentes ailleurs, sont continuelles au Todṛa ; aussi point de précaution qu’on ne prenne : chaque localité est resserrée dans un étroit mur d’enceinte : de toutes parts se dressent des ageddims. Durant le temps que j’ai passé à Taourirt, ce qçar était en guerre avec son voisin, Aït Ourjedal ; chaque jour on se tirait des coups de fusil ; les fenêtres, les lucarnes des maisons étaient bouchées ; on n’osait monter sur les terrasses de crainte de servir de point de mire : les deux localités sont si proches que, malgré le peu de portée des armes, on s’atteignait de l’une à l’autre. On ne se contente pas toujours de tirailler à distance ; il n’est pas rare de voir les habitants d’un qçar en assiéger un autre, le prendre d’assaut et le piller.
La langue du Todṛa est le tamaziṛt ; beaucoup d’hommes savent l’arabe. Les Musulmans sont habillés de ḥaïks et de bernous de laine blanche, rarement de kheidous ; ils ont d’ordinaire la tête nue ; quelquefois ils la ceignent, sans la couvrir, d’un petit turban blanc. L’armement reste jusqu’au Ziz ce qu’il était au Dâdes. Le vêtement des femmes demeure le même ; à partir d’ici, il sera toujours de laine ou de cotonnade blanche : plus de khent. Pas de Ḥaraṭîn.
28 avril.
Du Todṛa au bassin de la Mlouïa, je serai en plein pays des Berâber. D’ici à l’Ouad Ziz, la région à traverser est une vaste plaine déserte semée d’oasis. Elle est sans cesse parcourue par plusieurs fractions des Berâber, surtout par les Aït Melṛad et les Aït Atta. Comme la mésintelligence règne en ce moment entre Aït Melṛad et Aït Atta d’une part, et de l’autre entre les deux grandes branches des Aït Atta, les Aït Zemroui et les Aït Ḥachchou, il me faudra trois zeṭaṭs d’ici à Qçar es Souq : un des Aït Melṛad et deux des Aït Atta. Je me suis, pendant mon séjour à Taourirt, assuré de ceux qui me conduiront au Ferkla. Ils doivent me prendre aujourd’hui ; on passera la nuit au qçar de l’un d’eux, dans le bas Todṛa : demain matin on partira pour le Ferkla, en se joignant à la caravane qui y va tous les mardis.
Départ de Taourirt à 4 heures du soir. Arrivée à Tadafals, mon gîte, à 7 heures. Je n’ai fait que longer la lisière de l’oasis, cheminant tout le temps dans l’étage inférieur de la plaine ; il ne cesse pas d’être uni ; le sol y est sablonneux en restant dur. A hauteur des dernières localités du Todṛa, commence sur la rive gauche de la rivière et assez loin d’elle un massif isolé de collines basses que je côtoierai pendant la marche de demain. A Aït Mḥammed finit l’excavation dans laquelle coulait l’Ouad Todṛa. A partir de là, le lit est au niveau de la plaine. Chemin faisant, j’ai traversé l’Ouad Imiṭeṛ (60 mètres de large ; lit de sable ; à sec) ; au point où je l’ai passé, une digue en maçonnerie barrait le cours de la rivière ; c’est l’ouvrage de ce genre le mieux construit que j’aie vu au Maroc.
29 avril.
Départ à 6 heures du matin. Bientôt qçars et palmiers disparaissent sur les rives de l’Ouad Todṛa. Le lit s’en dessèche, et je suis dans le désert. Je chemine dans la plaine où je me trouvais hier, marchant entre l’Ouad Todṛa et le massif qui s’élève à sa gauche ; le sol est de sable blanc, pur auprès de la rivière, semé de petits cailloux noirs aux abords des collines ; au pied de celles-ci, la terre en est couverte comme d’une écaille. Peu de végétation : dans les régions pierreuses, quelques touffes de thym ; dans le sable, qui occupe la portion la plus grande, un peu de melbina et de jujubiers sauvages. Je vois au sud, bornant la plaine, les premières pentes du Petit Atlas portant encore le nom de Saṛro, ligne sombre de hauteurs tourmentées, aux flancs de roche noire et luisante, avec de minces filets de neige apparaissant çà et là sur les crêtes. Vers le nord, une partie de l’étage inférieur et le talus rose qui le borde sont masqués pendant une portion du trajet par les collines dont je suis le pied : celles-ci forment un massif gris, aux flancs rocheux et nus, aux côtes douces, élevé de 30 à 40 mètres ; il s’élève isolé dans la plaine, occupant la partie centrale du triangle dont le Todṛa, le Ferkla et le Ṛeris sont les sommets. Au delà de sa ligne mince, apparaît dans le lointain une longue chaîne de hautes montagnes brunes : les premiers échelons du Grand Atlas. Tel est ici l’étage inférieur de la plaine, où je marche jusqu’au Ferkla. A 1 heure, j’atteins les premiers palmiers de l’oasis ; à 1 heure 20 m., je m’arrête au qçar d’Asrir. Depuis 9 heures du matin, on se croyait sans cesse au point d’arriver, trompé qu’on était par de continuels effets de mirage. C’était la première fois que j’apercevais ce phénomène au Maroc : il se représenta le lendemain durant presque tout le trajet du Ferkla au Ṛeris. Depuis je ne le vis plus.
Je marchais aujourd’hui avec une nombreuse caravane, au milieu de laquelle me protégeaient trois zeṭaṭs ; elle se composait de 100 à 150 personnes, moitié Aït Atta, moitié Aït Melṛad. Il y avait dans le nombre 60 à 70 fusils, sans un cavalier. Tout ce monde venait du Souq et Tenîn du Todṛa et se rendait au Ferkla. Les bêtes de somme, ânes et mulets, étaient 120 ou 150 ; les mulets sont très communs dans le pays. Je n’ai point aperçu d’autres voyageurs que nous sur la route. L’Ouad Todṛa, que j’ai traversé ce matin au sortir de l’oasis, y avait 60 mètres de large ; il était à sec ; le lit en était formé de gros galets et sans berges. Il reste tel jusqu’au Ferkla, toujours desséché et au niveau du sol : point de trace de végétation ni dans son lit ni sur ses rives ; rien qui de loin en dessine le cours à la surface blanche de la plaine. Le Ferkla est en tout semblable au Todṛa : c’est une bande de palmiers large de 1000 à 2000 mètres ; au milieu se déroule l’Ouad Todṛa, dont le lit s’emplit de nouveau d’une eau abondante et limpide. Il coule à fleur de terre ; l’oasis entière est au niveau de la plaine. Le Ferkla est moins grand que le Todṛa : sa longueur est moindre ; ses localités et ses habitants sont en nombre plus faible. Il appartient en partie aux Aït Melṛad, en partie à des Chellaḥa isolés : leurs qçars sont mélangés ; chacun de ceux-ci est indépendant, aussi bien ceux des Chellaḥa que ceux des Berâber. Par une exception unique, les Chellaḥa du Todṛa, du Ferkla et une partie de ceux du Ṛeris gardent une liberté absolue auprès de leurs puissants voisins : ils n’ont pas sur eux la moindre debiḥa. A quoi faut-il l’attribuer ? Sans doute à leur cohésion lorsqu’il s’agit de défendre la liberté commune, et à leur caractère belliqueux. A ce propos, il faut remarquer qu’il ne se trouve pas un seul Ḥarṭâni parmi eux. J’ai cessé de voir des Ḥaraṭîn dès que j’ai quitté l’Ouad Dâdes : dorénavant je n’en rencontrerai plus. Au Ferkla comme au Todṛa, je trouve les élégantes constructions du Dra. Les productions du sol sont les mêmes ici qu’au Todṛa, avec cette différence qu’en arbres il n’y a guère que des dattiers ; les autres essences sont rares : on voit quelques troncs de figuiers, de grenadiers, de pêchers, d’oliviers, et de la vigne, mais en petite quantité ; au contraire, les palmiers sont nombreux et beaux : ils sont plantés serrés et forment une forêt touffue. A leur ombre, entre leurs pieds, se pressent des cultures arrosées de canaux.
30 avril.
Aujourd’hui je vais au Ṛeris, autre oasis analogue à celle-ci. Départ à 8 heures du matin. J’ai mon escorte obligatoire de trois Berâber ; je marche avec une caravane d’une vingtaine de personnes dont la moitié est armée. Le massif de collines que j’ai eu à main gauche durant la marche d’hier expire entre le Ferkla et le Ṛeris : on en distingue les dernières côtes à l’ouest du chemin. Vers le nord s’aperçoit, à grande distance, une haute chaîne brune, aux nombreuses découpures, entre lesquelles brillent des croupes plus éloignées couvertes de neige : le Grand Atlas. L’étage inférieur de la plaine apparaît ici dans toute son étendue : il s’étale entre le Petit Atlas et le talus de roche rose au pied duquel est le Ṛeris ; plus un mouvement n’en plisse l’immensité plate qu’on voit s’allonger vers l’est à l’infini, toujours la même, aussi loin que la vue peut porter. C’est une surface nue et blanche se déroulant jusqu’à l’horizon. Là coulent les ouads Todṛa et Ṛeris ; là est leur confluent : dans l’éblouissante blancheur de la plaine, leurs lits desséchés et sans verdure ne se distinguent pas. Seules, paraissent quelques lointaines oasis, points noirs se reflétant dans les étangs et les longs lacs bleus que fait briller le mirage. Du Ferkla au Ṛeris, le sol est de sable dur semé çà et là de cailloux noirs : comme seule végétation, la mousse des ḥamadas, excepté en quelques points où le sable forme des dunes de 50 centimètres de haut, et où poussent des touffes de drin.
A 1 heure et demie, j’arrive au Ṛeris. Cette oasis est, en forme et en productions, semblable au Todṛa et au Ferkla, au Todṛa surtout, auquel elle est en quelque sorte symétrique. Comme lui, elle est située au point où le cours d’eau qui la féconde sort du talus rocheux et débouche de l’étage supérieur dans le second ; comme lui, elle se trouve partie en deçà du talus, resserrée au fond d’une vallée, partie au delà, en plaine. C’est une bande de palmiers ombrageant des cultures au milieu desquelles coule l’ouad et s’élèvent de nombreux qçars. Les constructions sont faites à la façon de celles du Dra. Peut-être ont-elles moins de moulures sur les murs ; en revanche la plupart des localités possèdent des enceintes élevées et, auprès des portes, des tours d’une grande hauteur, telles que je n’en ai vu nulle part ailleurs. Comme au Ferkla, les palmiers forment une forêt épaisse et ont entre eux peu d’arbres d’essence différente. L’Ouad Ṛeris est de la force de l’Ouad Todṛa : il a 30 mètres de large, dont 12 remplis d’eau claire et courante de 60 centimètres de profondeur. Le lit est moitié sable, moitié gravier ; il a des berges de sable de 2 mètres de haut. Pendant le trajet d’aujourd’hui, je n’ai rencontré personne. J’ai passé à proximité de deux lieux habités : Zaouïa Sidi El Houari, groupe de quelques maisons entouré de grands jardins d’oliviers et de grenadiers, sans un palmier ; El Mkhater, petit qçar avec dattiers.
En ce moment, le Ṛeris est fort agité. On s’attend à ce que les Aït Atta et les Aït Melṛad en viennent aux mains bientôt dans ces parages : chaque qçar se tient sur ses gardes ; chacun a des veilleurs sur ses tours, pour guetter et donner l’alarme en cas de surprise. Nous avons dit qu’Aït Atta et Aït Melṛad étaient en mauvaise intelligence. Au printemps dernier (1883), ils se sont livré une grande bataille non loin d’ici, auprès de Tilouin, petite oasis isolée à l’est du Ferkla. Les Aït Atta étaient au nombre de 8000 fantassins et 600 chevaux ; les Aït Melṛad comptaient 12000 hommes de pied et 700 cavaliers. Les Aït Atta furent vaincus ; 1600 périrent : la perte des Aït Melṛad fut de 400 hommes[96]. Le combat n’avait duré qu’une matinée. Cette sanglante rencontre fut suivie d’une trêve d’une année : il fut convenu qu’on se mesurerait de nouveau au printemps suivant. On s’attend chaque jour à voir commencer les hostilités. Le principal théâtre de la lutte sera sans doute le Ṛeris. Les Aït Atta enlevèrent, il y a une trentaine d’années, aux Aït Melṛad une partie des qçars qu’ils possédaient dans cette oasis, entre autres Gelmima, l’un des principaux de la contrée. Les Aït Melṛad vont, pense-t-on, essayer de reprendre ce dernier.
Ce n’est pas sans raison qu’on considère la reprise de la guerre comme imminente. J’apprendrai demain, en arrivant à Qçar es Souq, qu’aujourd’hui même les Aït Atta ont pillé une caravane d’Aït Melṛad : c’est le début des hostilités.
1er mai.
Départ de Gelmima à 4 heures du matin. Je vais au Qçar es Souq, petit district sur l’Ouad Ziz. Point de caravane : je pars avec mes trois Berâber. On commence par longer le pied du talus de roche rose qui sépare les deux étages de la plaine. A sa base, le sable devient rose et se sème de pierres ; presque point de végétation : quelques touffes de melbina et de mousse du ḥamada. Vers 7 heures et demie, je cesse de suivre le talus et je le gravis. Arrivé à sa crête, je me trouve au bord d’un plateau ; il s’étend à perte de vue à l’est et à l’ouest ; il est borné au sud par le talus que j’ai monté ; au nord, par un premier échelon du Grand Atlas qui se dresse comme une muraille à 20 kilomètres de moi : c’est la première section de la plaine, l’étage supérieur. A mes pieds s’étend la partie inférieure, que je viens de quitter : immense étendue blanche où paraissent, comme deux points, les oasis de Tilouin et de Mekhtara Aït Abbou ; elle se prolonge toujours la même, bordée par la ligne sombre du Saṛro, aussi loin que porte la vue. A la surface de la section où je suis, s’aperçoit vers le nord-ouest un tronçon de ligne verte, portion des palmiers de Taderoucht ; ils apparaissent par une légère dépression de la plaine. D’un autre côté, au nord-est, se voit un mamelon rougeâtre dressant sa tête isolée au milieu du désert. Il se trouve dans la direction du Qçar es Souq : je marche droit sur lui. Le sol de cet étage supérieur est mi-pierreux, mi-rocheux sur les bords ; il devient sablonneux à mesure qu’on se rapproche du milieu : dans cette partie il y a parfois de petites dunes de 1 à 2 mètres de haut. La végétation se compose, dans le sable, d’un peu de thym, de mousse du ḥamada, de rares jujubiers sauvages. Les parties pierreuses sont plus nues : à peine y voit-on quelques touffes de mousse. Le terrain est uni ; on n’y distingue pas d’autre accident que la butte isolée qui me sert de signal ; elle est peu élevée : je passerai à son pied à 2 heures ; elle me semblera avoir 60 ou 80 mètres de haut. C’est un mamelon de roche rouge, escarpé. Les eaux de cette partie de la plaine vont d’une part à l’Ouad Ziz, de l’autre à l’Ouad Ṛeris. Cela donne naissance à la dépression par laquelle j’ai aperçu une parcelle du Taderoucht.
A 3 heures et demie, l’Ouad Ziz apparaît. Il est à quelque distance. C’est une ligne noire sortant du flanc de l’Atlas et s’allongeant à perte de vue dans la plaine. Aucun mouvement ne borne l’horizon, ni à l’est, ni à l’ouest, ni au sud : on ne voit en ces trois directions qu’une surface plate et blanche s’étendant à l’infini ; au milieu serpente la longue file des palmiers de l’Ouad Ziz, sans que la ligne s’en interrompe depuis le point où ils débouchent de la montagne jusqu’à celui où on les perd des yeux aux limites de l’horizon. Les districts qui se succèdent sur les bords du Ziz sont, comme ceux du Dra, un ruban étroit se déroulant au milieu du désert : comme eux, bien que portant des noms divers, Qçar es Souq, Metṛara, Reteb, Tizimi, Tafilelt, ils forment une seule oasis, bande de dattiers bordant sans interruption le fleuve, depuis le qçar le plus haut du Qçar es Souq jusqu’à la localité la plus basse du Tafilelt.
A 4 heures et demie, je parviens au Qçar es Souq. Je m’arrête au mellaḥ. Je n’ai rencontré personne durant ma route. J’ai passé près d’un endroit habité, le petit qçar de Tarza, appartenant aux Aït Izdeg. Deux cours d’eau se réunissent au-dessus de lui et se dirigent vers le sud en creusant dans la plaine une vallée de 500 mètres de large : le qçar se trouve au fond de celle-ci, entouré de champs, d’oliviers et de figuiers ; point de palmiers. Le principal des deux cours d’eau, l’Ouad Tarza, a 50 mètres de large ; le lit, moitié sable, moitié gravier, en est à sec.
Le Qçar es Souq est un district situé sur les bords du Ziz : c’est l’un des plus petits de son cours et le premier après sa sortie du Grand Atlas ; il commence au point où le fleuve débouche de la montagne. La vallée du Ziz y offre une bande de palmiers large de 500 à 1500 mètres, au milieu de laquelle coule le fleuve et s’élèvent des qçars. Les constructions sont en pisé ; les tiṛremts, nombreuses, sont moins ornées que dans le Dra. D’ici à Foum Ṛiour, où l’Ouad Ziz sort de l’Atlas, le cours d’eau et la majeure partie des dattiers sont encaissés dans une tranchée profonde de plusieurs mètres, pareille à celle où coule quelque temps l’Ouad Todṛa ; le fond en est de sable, les parois de roche : en dehors sont le reste des palmiers et la plupart des qçars. L’Ouad Ziz a ici 40 mètres de large, 80 centimètres de profondeur, une eau verte au courant impétueux ; il a de nombreux rapides et ne se traverse qu’à des gués déterminés ; lit tantôt de gravier, tantôt de sable, sans berges.
Le costume et les armes sont les mêmes, à peu de chose près, que dans les oasis précédentes. Le gracieux sac à poudre de filali brodé de soie se porte toujours. La seule modification est dans la coiffure : on garde le dessus de la tête nu ; l’étroite bande de coton blanc dont on se ceignait le front au Dâdes, au Todṛa et au Ṛeris se remplace par quelques tours de fil de poil de chameau ou de cordelette de soie ; celle-ci est d’ordinaire rose et de 7 à 8 millimètres de diamètre. Il est de mode d’avoir un anneau d’argent à l’oreille gauche. Peu de kheidous : on ne s’habille que de blanc ; les bernous, de laine ou de coton, sont fréquemment ornés de broderies de soie aux couleurs vives. Costume et armement resteront les mêmes d’ici à Qçâbi ech Cheurfa.
2o. — DU QÇAR ES SOUQ A QÇABI ECH CHEURFA.
2 mai.
Le Qçar es Souq, le Tiallalin, tous les pays que je traverserai d’ici au col de Telṛemt, faîte du Grand Atlas, appartiennent à un même rameau des Berâber, les Aït Izdeg. Je prends trois fusils de cette fraction pour m’escorter jusqu’au Tiallalin, mon gîte de ce soir. Ce district, situé sur le Ziz, se trouve de l’autre côté de l’épaisse chaîne rocheuse au pied de laquelle est le Qçar es Souq. Deux chemins y mènent : l’un longe le cours du fleuve, au fond d’une gorge profonde, l’autre laisse l’ouad de côté et gravit les crêtes de la montagne. Ce dernier est plein de difficultés : on le prend en cas de nécessité absolue, lorsque l’Ouad Ziz, que la première route traverse plusieurs fois, se trouve infranchissable. Bien que je sois à l’époque de la crue du fleuve, et que des pluies récentes en aient gonflé les eaux et rendu le passage difficile, je prendrai la première voie. Au sortir du Qçar es Souq, j’entre dans la montagne. Celle-ci est une large chaîne de roche nue ; elle semble former une succession de murailles à pic et de talus, séparés par des côtes plus ou moins raides, tantôt rocheuses, tantôt pierreuses. Le massif est presque en entier de couleur rouge vif : aux abords du Tiallalin, les flancs changent de ton et deviennent d’un gris bleuâtre. L’Ouad Ziz traverse cette chaîne par une longue gorge aux parois escarpées, qui se changent parfois en murailles verticales ; le fond a par endroits 300 ou 400 mètres de large, souvent 50 ou 60. Il est sablonneux, couvert de cultures et jalonné de qçars sur presque toute sa longueur ; la partie supérieure seule, celle qui touche à la plaine du Tiallalin, est rocheuse, nue et déserte. L’autre forme un district séparé, El Kheneg. Des dattiers ne cessent d’ombrager les cultures depuis Qçar es Souq jusqu’au qçar de Tamerrâkecht. Là ils disparaissent : je n’en verrai plus d’ici à la fin de mon voyage. Dans ce défilé, le chemin est difficile, à cause de la quantité de fois qu’il faut traverser l’Ouad Ziz : quoique j’aie fait un détour dans la montagne pour diminuer le nombre de ces passages, je l’ai franchi à six reprises ; la plupart des gués avaient environ 25 mètres de large et 80 centimètres de profondeur ; la rapidité très grande du courant rendait longue chacune des traversées. Parti de Qçar es Souq à 7 heures du matin, je n’arrive qu’à 3 heures et demie à l’extrémité nord du défilé. Là je me trouve en face d’une plaine où je m’engage : la plaine du Tiallalin. Elle est bornée : au sud, par la chaîne de laquelle je sors ; au nord par une autre chaîne nue et rocheuse, parallèle à celle-ci ; à l’ouest, par un demi-cercle de hautes montagnes, un peu plus élevées que celles que je viens de traverser, et dont le pied, à sa plus grande distance, peut être à 12 ou 15 kilomètres. Vers l’est, la plaine s’étend jusqu’aux limites de l’horizon. Cette étendue est nue et plate ; le sol en est pierreux, avec quelques parties rocheuses et d’autres sablonneuses. L’Ouad Ziz la traverse dans sa largeur ; les deux rives du fleuve sont bordées d’un ruban continu de cultures et de villages qui se prolongent par delà la plaine, derrière la chaîne qui la limite au nord. C’est le Tiallalin.
Le Tiallalin a, comme végétation, l’aspect du bas Dâdes : mêmes cultures tristes, même apparence morne, même absence d’arbres. Les champs, répartis sur les deux bords de l’Ouad Ziz, forment une bande non interrompue d’une extrémité à l’autre du district ; la bande est de largeur inégale, tantôt elle a 2000 mètres, tantôt à peine 1000. Si par la pauvreté de la végétation le Tiallalin rappelle le Dâdes, il ne lui ressemble en rien en ce qui concerne les qçars. Depuis que j’ai quitté le bassin du Dra, l’architecture va en déclinant : jusqu’au Qçar es Souq inclus, elle avait gardé de l’élégance ; il n’y en a plus au Tiallalin : les bâtiments y sont de pisé sans ornement ; il existe des tiṛremts ; mais leurs quatre murs flanqués de tours sont d’une simplicité absolue : ni découpures, ni moulures. Les ageddims ont disparu avec les derniers palmiers du Ṛeris. Les constructions, d’ici à Oudjda, rappelleront celles du Tâdla, des Aït Ạtab, des Entifa. Au Tiallalin, elles sont non seulement moins élégantes qu’au Dâdes, mais aussi moins nombreuses ; elles forment une série de villages peu espacés, et non cette suite continue d’habitations qui donne au Dâdes un aspect si particulier.
Je suis entré dans le Tiallalin à 4 heures ; je m’y arrête à 5 heures à Qcîba el Ihoud, petit village situé presque à l’extrémité de la plaine.
3 et 4 mai.
Séjour au Tiallalin. Une pluie continuelle, bénie par les habitants, peu agréable à un voyageur, m’y retient deux jours.
5 mai.
Départ à 8 heures du matin. Bientôt je suis hors de la plaine. L’Ouad Ziz y entre par un kheneg d’environ 100 mètres de large, entre le Djebel Bou Qandil, haute montagne brune aux côtes raides, à l’est, et le Djebel Gers, longue chaîne de roche jaune, à l’ouest. Cette dernière est en pente faible pendant 1 à 2 kilomètres, puis s’élève à son tour ; elle forme le flanc droit d’une vallée où coule l’Ouad Ziz avant de passer dans la plaine. Le flanc gauche en est un talus à crête uniforme, en rampe douce au pied, se terminant au sommet par une muraille à pic ; il n’est que roche et pierres sans végétation. Le fond, que je remonte, a un sol terreux ; la largeur moyenne en est de 1500 mètres. Il est occupé par les cultures et les villages du Tiallalin et du Gers ; les deux districts s’y succèdent sans intervalle : ils s’étendent sur toute la longueur de la vallée, mais n’en embrassent pas toute la largeur, n’occupant jamais qu’une des rives du fleuve, l’autre restant inculte et déserte. Je traverse une dernière fois l’Ouad Ziz : au gué, il forme deux bras, de 50 mètres de large chacun ; la profondeur du premier est de 80 centimètres, celle du second de 50 centimètres ; les eaux coulent sur un lit de gravier, sans berges ; le courant est très rapide. Dans le lointain, apparaît la cime blanche du Djebel el Ạïachi. Elle ne cessera de briller à mes yeux d’ici à Qçâbi ech Cheurfa, et de là jusqu’à Misour. Vers 11 heures, je me trouve à l’extrémité de la vallée : le flanc gauche s’abaisse tout à coup, et fait place à une plaine bornée, au nord, par une chaîne rocheuse et rouge qui s’élève à plusieurs kilomètres d’ici ; au sud, par le prolongement du Djebel Gers ; vers l’ouest et le nord-ouest, elle s’étend à une grande distance et est limitée par de hautes montagnes très éloignées : de là vient l’Ouad Ziz : on distingue au loin à la surface blanche de la plaine les taches noires des jardins qui en marquent le cours. Pour moi, je l’abandonne et marche droit au nord, vers la chaîne qui se dresse de ce côté ; jusque-là, sol pierreux, plat, sans végétation. A 1 heure moins un quart, j’arrive au pied du massif ; je le gravis : une montée d’une heure, par un ravin nu et rocheux, me conduit à un col. Là commence un plateau accidenté, au sol terreux, couvert de geddim (sorte d’ḥalfa) et de thym. Je le traverse ; au bout de quelque temps, j’atteins une crête : c’est l’extrémité nord du plateau. Devant moi s’étend une côte peu rapide, garnie de geddim, et au delà une longue plaine orientée comme celle du Tiallalin, de l’ouest-sud-ouest à l’est-nord-est. Elle est limitée : au sud, par le massif que je finis de franchir ; au nord, par le Djebel el Ạbbarat, haute chaîne de roche rouge, et, en avant de lui, par un massif de collines grises de 40 à 50 mètres de hauteur, qui s’y adosse, tout en en étant distinct ; à l’ouest, par un demi-cercle de montagnes assez élevées. Vers l’est, elle s’étend à perte de vue. L’Ouad Nezala la traverse dans sa largeur ; trois hameaux isolés apparaissent avec leur maigre verdure au milieu de sa surface déserte. Bientôt je suis dans la plaine ; le sol, sablonneux, est couvert d’herbages où le genêt domine. Je gagne l’Ouad Nezala, que je suivrai jusqu’au col de Telṛemt, faîte du Grand Atlas. Au bout de la plaine, j’entre dans le massif de collines qui précède le Djebel el Ạbbarat. L’Ouad Nezala s’y creuse une vallée de 100 mètres de large ; les flancs, terre avec quelques pierres, sont couverts de geddim. A 4 heures, je suis au point où finit ce massif et où sortent de terre les parois escarpées du Djebel el Ạbbarat. A droite, à gauche, sont des cols entre les coteaux et la montagne. En avant, s’ouvre dans le flanc de cette dernière une brèche étroite, Kheneg el Ạbbarat, phénomène des plus curieux. La chaîne où elle est percée est une digue de plus de 200 mètres d’élévation, à crête rocheuse et à base pierreuse ; les crêtes vont en s’abaissant près du kheneg : elles diminuent d’une manière rapide et régulière, en décrivant un demi-cercle ; la crête supérieure elle-même semble le décrire, de façon qu’au fond du kheneg la muraille du faîte a l’air de s’être abaissée au niveau de la rivière : ainsi ce kheneg ne paraît point percé comme les autres par l’action des eaux ; il semble formé par un pli de la bande rocheuse qui compose la chaîne. Il a 100 mètres de long et à peine 30 mètres de large ; le fond comme les parois en sont de roche : je le traverse dans le lit de l’Ouad Nezala. Au sortir du défilé, la vallée demeure étroite ; ses flancs s’abaissent : ceux-ci sont les pentes septentrionales du Djebel el Ạbbarat ; elles étaient nues sur l’autre versant ; ici, tout en gardant la même nature rocheuse, elles se sèment de quelques arbres. Ce sont les premières côtes boisées que je voie depuis la vallée du Sous. Bientôt le flanc droit expire et fait place à un plateau nu, élevé de 10 mètres au-dessus du niveau de la rivière ; le flanc gauche continue à la border ; il n’a plus que 40 à 50 mètres de haut : c’est un talus de roche grise, en pente douce. Plusieurs petits qçars d’aspect misérable, sans jardins ni cultures, sont échelonnés le long de la vallée. Je m’arrête à l’un d’eux, Nezala, qui est, comme ce nom l’indique, un gîte habituel des voyageurs sur cette route.
Je marche depuis ce matin avec une caravane de muletiers du Metṛara ; je me suis rencontré avec eux au Tiallalin ; ils feront route avec moi jusqu’à Qçâbi ech Cheurfa. Leur métier est de transporter des marchandises entre le Tafilelt et Fâs. J’ai loué, de concert avec eux, une escorte d’Aït Izdeg : ceux-ci sont maîtres de tout le pays, du Qçar es Souq au col de Telṛemt. Ils prennent, pour servir de zeṭaṭs du Tiallalin au col, 5 francs par mule, par Juif et par chameau, et la moitié pour les ânes ; les Musulmans ne paient pas pour leur personne : moyennant cette redevance, les Aït Izdeg escortent les caravanes et en garantissent la sûreté. Nos zeṭaṭs se composent de 3 cavaliers et 6 ou 7 fantassins.
Beaucoup de monde aujourd’hui sur le chemin. J’ai croisé sept ou huit convois de 50 à 80 bêtes de somme chacun ; les animaux étaient des mulets, des ânes et des chameaux, les deux dernières espèces dominant. La route que je suis, voie habituelle entre Fâs et le Tafilelt, est toujours aussi fréquentée. Depuis l’Ouad Ziz, j’ai rencontré deux cours d’eau de quelque importance : l’Ouad Tira n Imin (au point où je l’ai passé pour la première fois, il avait 10 mètres d’eau limpide de 15 centimètres de profondeur ; courant rapide), et l’Ouad Nezala (à hauteur d’Aït Ḥammou ou Sạïd, le lit en avait 80 mètres de large, dont 15 remplis d’eau claire et courante de 60 centimètres de profondeur. A Nezala, le lit n’a plus que 15 mètres de large, et l’eau 6 ; celle-ci a 15 centimètres de profondeur). Le kheneg el Ạbbarat, que j’ai traversé à 4 heures, est célèbre et redouté pour les brigandages qu’y exercent les Aït Ḥediddou. Maintes fois ils ont guetté des caravanes, embusqués au col que j’y ai vu à main gauche, et les ont pillées.
Nezala est un petit qçar délabré, élevé naguère par un sultan qui voulut en faire un poste d’observation et un gîte pour les voyageurs. Il ne sert plus qu’à ce dernier usage. C’est une enceinte carrée, flanquée de mauvaises tours, le tout très bas, en pisé gris ; à l’intérieur se trouvent quelques maisons, résidences de cinq ou six familles habitant ici, et un grand nombre de cours, d’écuries, de hangars, la plupart à demi ruinés, où s’installent les voyageurs.
Sur la route que j’ai parcourue aujourd’hui, il n’y a pas de passage difficile. Une seule côte un peu raide, vers 2 heures ; le reste du temps j’ai marché en plaine. Demain, durant toute la journée, le chemin sera plus uni encore. L’aisance extrême avec laquelle on franchit ici le Grand Atlas contraste avec les difficultés que j’ai rencontrées en le passant pour la première fois, au Tizi n Telouet. Aucun trait de ressemblance, hors l’altitude, n’existe entre l’Atlas des Glaoua et celui-ci. Là, une chaîne aux crêtes nues et rocheuses est formée de longs escarpements presque infranchissables ; les deux versants, celui du nord surtout, profondément ravinés par l’action des eaux, ont perdu leur forme primitive et se présentent sous l’aspect de contreforts perpendiculaires à l’arête centrale ; rocheux, tourmentés, ils cachent dans leurs flancs d’étroites vallées resserrées entre des murailles de roche, seuls refuges de la végétation et de la vie en cette contrée inaccessible, désolée, déserte. Ces vallées, comme les contreforts qui les séparent, ont leur direction normale à la ligne culminante de la chaîne. Ici, au contraire, le sommet est en partie boisé : on y arrive par un chemin d’une facilité extrême : le massif se compose, non d’innombrables montagnes couvrant tout le pays, avec l’apparence de rameaux perpendiculaires à un tronc, mais d’une série de chaînes[97] parallèles à l’arête principale et séparées entre elles par des plaines qui occupent la plus grande partie de la contrée. Les cours d’eau, auprès desquels les villages sont tantôt nombreux, tantôt clairsemés, s’écoulent au niveau des plaines, traversant les diverses lignes de montagnes par autant de khenegs qui s’y ouvrent comme des portes sur leur passage. Quelques-unes de ces plaines sont si longues que deux rivières les traversent dans leur largeur, à une grande distance l’une de l’autre : telle la plaine du Tiallalin, dont le prolongement est arrosé par l’Ouad Gir. Outre cette différence de nature, les deux parties du Grand Atlas que nous avons franchies en présentent une autre : le Tizi n Glaoui était des deux côtés entouré de hautes cimes presque en tout temps couvertes de neige : il formait une dépression au milieu de montagnes très élevées. Le Tizi n Telṛemt se trouve au point où la chaîne commence à décroître : à l’ouest du col, s’élèvent les hautes crêtes toujours blanches du Djebel El Ạïachi, l’un des massifs les plus élevés de l’Atlas ; à l’est, il n’y a plus trace de neige, et la chaîne s’abaisse rapidement. Je l’aurai longtemps sous les yeux dans le bassin de la Mlouïa. Au delà du Djebel El Ạïachi, elle apparaît comme un long talus brun, à crête uniforme, allant sans cesse en décroissant. Elle s’allonge vers l’est, diminuant toujours de hauteur, jusqu’au point où on la perd de vue aux limites de l’horizon.
6 mai.
Départ à 5 heures du matin. Jusqu’au col de Telṛemt, je resterai en terrain plat : sol dur, terre semée de gravier et de petites pierres ; une végétation maigre le recouvre à moitié : geddim, thym, menus herbages. D’ici au col, je traverse trois plaines unies, sans la moindre ondulation ; la première s’étend au loin vers l’ouest et le nord-ouest, bornée dans cette direction par le pied même du Djebel El Ạïachi, dont on voit les pentes, poudrées de neige à la base, se transformant peu à peu en une large masse d’un blanc mat, émerger de sa surface ; elle est limitée à l’est par un talus gris de 40 à 50 mètres de hauteur, aux côtes pierreuses, peu rapides, clairsemées de geddim. La seconde plaine se prolonge à une grande distance vers l’est, où des montagnes d’élévation moyenne la bordent ; elle est séparée de la précédente et limitée à l’ouest par des massifs de collines aux pentes douces en partie tapissées de geddim. Au nord, la borne en est une haute chaîne de montagnes, dont le nom est célèbre, le Djebel El Ạbbari. C’est une arête élevée, dressant ses crêtes à plus de 200 mètres au-dessus du niveau de la plaine : les flancs, de couleur rouge, en sont rocheux et escarpés, couverts de geddim dans le bas, d’arbres vers le sommet. Bien que le col soit plus loin, le faîte de cette chaîne est la ligne culminante du Grand Atlas. Par un fait curieux, l’Ouad Nezala, au lieu de prendre sa source sur le versant méridional, la prend au delà, sur le versant nord. Il traverse le Djebel El Ạbbari par un kheneg de 30 mètres de large. J’entre par ce kheneg dans la troisième plaine ; elle est petite et sans ressemblance avec les précédentes, en étendue ; adossée au sud au Djebel El Ạbbari, elle est bordée à l’est par un talus en contre-bas donnant sur un autre bassin, au nord par un bourrelet pierreux, aux pentes boisées[98], haut de 30 mètres. Au bout de cette petite plaine se trouve le col de Telṛemt, où je passe du bassin du Ziz dans celui de la Mlouïa. Je le franchis à 9 heures du matin ; il est à 2182 mètres d’altitude. Quant à la ligne de faîte générale de l’Atlas, je l’ai passée en traversant le Djebel El Ạbbari. Du col de Telṛemt, je gagne un ravin profond dont la partie inférieure, large de 20 mètres, est bordée de talus raides garnis de geddim dans le bas, d’arbres dans le haut. Je le descends ; il n’est pas long : au bout de peu de temps les flancs s’abaissent, s’adoucissent ; bientôt ils disparaissent : je suis en plaine. La plaine où j’entre porte le nom de Çaḥab el Geddim. Elle est unie, mais en pente prononcée vers le nord ; le sol, moitié terre, moitié pierres, est couvert de hautes touffes de geddim. Au delà de Çaḥab el Geddim, lui faisant suite, j’ai devant moi, en contre-bas, une seconde plaine où la Mlouïa creuse son lit ; cette plaine est très large ; on l’appelle Çaḥab el Ermes. Un long talus brun de moyenne élévation, premières pentes du Moyen Atlas, la borne au nord. Au delà se voient un grand nombre d’autres crêtes, succession de chaînes grises s’étageant les unes derrière les autres, puis, les dominant toutes, une bande bleue dont le haut est couvert de neige : c’est le faîte du Moyen Atlas, ligne uniforme où surgissent deux sommets en larges masses blanches : l’un, le Djebel Tsouqt, est au milieu de la chaîne, l’autre, le Djebel Oulad Ạli, à son extrémité orientale. Celui-ci termine le massif de la façon la plus brusque et la plus étrange ; après s’être élevé très haut, il tombe presque à pic au bord de la vallée de la Mlouïa : son versant est a l’aspect d’un talus à 2/1 de plus de 1500 mètres d’élévation. Cette falaise énorme, où s’arrête court une si haute et si longue chaîne, est de l’effet le plus extraordinaire. Je reverrai de près le Djebel Oulad Ạli dans la vallée moyenne de la Mlouïa.
De Çaḥab el Geddim, une rampe douce, de 25 mètres de hauteur, me conduit dans Çaḥab el Ermes. Comme la première, cette plaine s’étend à perte de vue vers l’est et vers l’ouest ; le sol est sablonneux ; de rares places sont nues, en d’autres pousse du thym : la plus grande partie est tapissée de la plante basse qu’on appelle ermes. On aperçoit de loin en loin de petites tiṛremts d’aspect misérable, isolées dans le désert. Je chemine dans cette plaine jusqu’à 3 heures et demie ; à ce moment s’ouvre à mes pieds une tranchée : elle a 1500 mètres de large ; le fond en est couvert de verdure et de feuillage ; à demi cachés sous la multitude des arbres fruitiers, plusieurs qçars y montrent leurs terrasses brunes ; au milieu coule un fleuve : c’est Qçâbi ech Cheurfa et la Mlouïa. Un talus de sable nu me conduit au fond de l’encaissement ; le sol y est de sable : j’y marche au milieu des champs et des vergers. Au bout d’un quart d’heure, je parviens à Qaçba el Makhzen, terme de ma route.
Mlouïa et Qaçba el Makhzen (Qçâbi ech Cheurfa.)
(Les parties ombrées des montagnes sont couvertes de neige.) (Vue prise du sud-ouest).
Croquis de l’auteur.
Qçâbi ech Cheurfa se compose de localités toutes situées dans la tranchée où coule la Mlouïa ; elles sont unies par des cultures et des jardins ombragés d’une foule d’arbres, oliviers, figuiers, grenadiers : ces feuillages donnent au district un air de gaieté et de fête qui contraste avec l’aspect morne du Tiallalin et du Gers. Qçâbi ech Cheurfa est ainsi un ruban de cultures et de qçars, enfermé entre deux hautes berges, et au milieu duquel coule la Mlouïa.
J’ai rencontré moins de monde qu’hier sur la route : les caravanes croisées ont été au nombre de trois, formant ensemble 150 bêtes de somme. Ainsi qu’il était convenu, mes zeṭaṭs m’ont abandonné au col de Telṛemt. Là commence le blad el makhzen : au nord du col, les Aït Izdeg, qui sont en mauvais termes avec le sultan, trouveraient du danger à s’avancer en petit nombre, et les voyageurs, étant en pays soumis, n’ont plus besoin d’escorte. Du col à El Qçâbi, on est sur le territoire des Aït ou Afella, petite tribu qui, formant par son origine une fraction des Aït Izdeg, est séparée d’eux politiquement et obéit au sultan. On y marche sans ạnaïa, et elle est responsable des pillages commis sur son territoire : pour la dédommager des bénéfices que sa soumission lui fait perdre, le gouvernement l’a autorisée à prélever un droit sur ce qui passe sur ses terres ; ce droit est de 1 franc par bête de somme et par Juif. Ma caravane a dû l’acquitter à deux reprises ; souvent, où on ne devrait payer qu’une fois, on le fait trois ou quatre ; voici comment : à peu de distance du col de Telṛemt, quelques hommes nous accostèrent ; ils demandèrent le montant de la redevance, nous le donnâmes ; assez loin de là, dans la plaine, nous trouvâmes une forte troupe installée en travers de la route ; elle déclara que nous ne passerions qu’après lui avoir remis cette même somme ; le chef de la caravane de se récrier : nous l’avions déjà donnée. « Ceux que vous avez rencontrés étaient des escrocs ; ils n’avaient droit de rien réclamer : nous seuls sommes délégués pour percevoir le péage. Vous n’irez que quand nous l’aurons reçu ». Comme la délégation se composait de quarante hommes armés, il fallut en passer par où elle voulut. Des faits de ce genre se reproduisent tous les jours : les régions du blad el makhzen où sont installés ces péages (qui portent le nom de nezala) sont souvent plus onéreuses à traverser que le blad es sîba ; par bonheur, elles sont rares : ce sont d’ordinaire des contrées dont la population, à peine soumise, pillerait ouvertement, sans qu’on puisse l’en empêcher, si on ne lui donnait cette compensation. Je n’ai connaissance de nezalas de ce genre qu’en deux tribus, les Aït ou Afella et les Aït Ioussi : dans cette dernière, elles sont nombreuses : on en compte 16, dit-on, de Qçâbi ech Cheurfa à Sfrou. C’est une ruine pour les commerçants.
7 mai.
Séjour à Qaçba el Makhzen. Ce lieu est une enceinte rectangulaire garnie de tours, de construction récente, servant de résidence au qaïd, à la garnison et aux Juifs. Autrefois les cherifs, possesseurs du sol du district, y étaient seuls maîtres et ne reconnaissaient aucune autorité ; aujourd’hui le pays est blad el makhzen et un qaïd y commande : de tout temps le district a été tributaire des Aït Izdeg. Il l’est encore, et ce n’est pas un spectacle peu curieux de voir une province du sultan vassale d’une fraction indépendante. C’est Moulei El Ḥasen qui, il y a sept ans, soumit Qçâbi ech Cheurfa. Il y envoya un qaïd et des soldats ; ils y achetèrent un terrain et construisirent l’enceinte où je suis : nul ne s’y opposa, et la suprématie du sultan s’établit sans résistance. La première année, elle s’étendit sur les Aït ou Afella, les Oulad Khaoua et les Aït Izdeg ; dès la seconde, ces derniers cessèrent de la reconnaître et refusèrent l’impôt. Les choses en restèrent là depuis lors ; l’autorité du qaïd est limitée au district de Qçâbi ech Cheurfa, aux Aït ou Afella et aux Oulad Khaoua. C’est une autorité précaire : dans le district même, elle est peu respectée : souvent les cherifs reçoivent à coups de fusil les ordres ou les demandes d’impôts. Le qaïd actuel est un homme de Fâs, un Bokkari. Il a avec lui une centaine de soldats réguliers, ạskris, et deux canons de montagne.
[95]Mousse blanchâtre poussant par grosses touffes ; elle verdit en temps de pluie et sert alors de nourriture aux chameaux. On la rencontre, paraît-il, dans tous les ḥamadas du Sahara Marocain.
[96]Je ne puis croire à ce chiffre de 2000 morts en un combat : cependant il m’a été affirmé comme exact en quatre points différents, au Todṛa, au Ferkla, au Ṛeris, à Qçar es Souq.
[97]Nous en avons traversé cinq avant d’arriver à la chaîne principale.
[98]Les arbres dont il est question ici sont des arbres de petite taille, de 2 à 3 mètres au plus d’élévation ; ils sont clairsemés et en aucun point ne forment de bois compact.
X.
DE QÇABI ECH CHEURFA A LALLA MARNIA.
1o. — DE QÇABI ECH CHEURFA A OUTAT OULAD EL HADJ.
8 mai.
Départ de Qâçba el Makhzen à 6 heures du matin. La Mlouïa, au pied de la qaçba, a 20 mètres de large, des berges rocheuses et escarpées de 3 ou 4 mètres, une eau jaune et profonde. Point de gué en ce lieu : je traverse le fleuve un peu plus bas. Il a 25 mètres de large, 1m,20 de profondeur, un courant assez rapide ; le lit est moitié sable, moitié galets. Après l’avoir franchi, je quitte la tranchée dans laquelle il coule et qui continue à être remplie de cultures ; elle est bordée à gauche par un talus mi-sable, mi-roche ; je le gravis : en atteignant la crête, je me trouve dans une longue plaine bornée au sud par la Mlouïa, au nord par les premières pentes du Moyen Atlas. Elle a 3 à 6 kilomètres de large, suivant les endroits : un coude brusque du fleuve la limite près d’ici, à l’ouest ; à l’est, elle s’étend jusqu’aux deux tiers de la distance entre El Qçâbi et Misour : là, elle se heurte à un massif de hautes collines rocheuses au pied duquel elle finit. C’est une plaine ondulée, coupée de nombreuses ravines ; le sol y est moitié sable, moitié gravier, la plupart du temps sans végétation. Elle est de couleur rouge, comme les massifs nus qui la bordent au nord. Je m’engage dans cette plaine, où je marche jusqu’à 8 heures : je redescends alors et traverse la Mlouïa : elle coule dans son excavation encore remplie de cultures et de qçars ; c’est toujours le district de Qçâbi ech Cheurfa. Le fleuve a la même profondeur, les mêmes eaux chargées de terre qu’au gué précédent ; la largeur en est de 30 mètres. Sitôt parvenu sur sa rive droite, je monte le talus qui borde l’encaissement de ce côté et je me retrouve en plaine.
Près du point où je viens de passer la Mlouïa, s’élève sur ses bords le village d’Aït Blal. Je suis parti de Qçâbi ech Cheurfa avec trois zeṭaṭs, deux Chellaḥa d’Aït Blal et un Arabe des Oulad Khaoua. Les deux Chellaḥa se séparent ici de moi, disant qu’ils vont chercher dans leurs maisons du pain pour la route et me rejoindront plus loin : dans la suite, j’aurai beau m’arrêter plusieurs fois, je ne les verrai pas ; ils m’ont trompé : j’avais eu le tort, sur les instances des Juifs d’El Qçâbi, de les payer d’avance ; n’ayant plus rien à gagner, ils m’ont abandonné. Je continuerai dans le désert sans autre escorte que mon Arabe : c’est un joli jeune homme d’une quinzaine d’années ; il m’accompagnera fidèlement, mais, en cas de mauvaise rencontre, c’eût été une faible protection : son fusil n’était pas en état de servir. Je n’aperçus personne jusqu’à l’arrivée dans son village.
La plaine où je m’engage est immense : c’est un désert blanc, s’étendant au nord jusqu’à la Mlouïa, au sud jusqu’au Grand Atlas, à l’est jusqu’au Rekkam, à l’ouest aussi loin que la vue peut porter. La surface en est ondulée ; le sol en est dur, tantôt sablonneux, tantôt pierreux ; il est couvert presque en entier de geddim. Le Grand Atlas est une longue chaîne brune à crête uniforme, qui fuit vers l’orient et s’abaisse de plus en plus ; à l’est du Djebel El Ạïachi, plus de trace de neige sur ses cimes. Le Rekkam est très éloigné ; le faîte en paraît à peine : c’est d’ici une ligne jaune clair qui borde l’horizon. Je le verrai demain plus distinctement : il se compose d’une série de hauteurs sablonneuses, très basses, bordant à l’est la vallée de la Mlouïa, entre le Grand Atlas et les monts Debdou.
Vers 2 heures, l’horizon, jusqu’alors fermé vers le nord par les massifs s’élevant en face d’El Qçâbi, s’ouvre tout à coup : les montagnes cessent d’arrêter la vue et toute la vallée de la Mlouïa apparaît : c’est une immense plaine blanche, unie et nue, bordée à droite par la ligne claire, à peine visible, du Rekkam, à gauche par le Moyen Atlas, haute chaîne noire couronnée de neige, se dressant à pic, comme une muraille, au-dessus de sa surface. La vallée s’allonge à perte de vue vers le nord, où elle forme l’horizon. La largeur en est extrême ; près d’ici, elle a plus de 30 kilomètres. A sa surface apparaît une ligne verte : Misour, où j’arriverai ce soir ; on dirait le Todṛa ou le Ṛeris : dans cette vaste plaine de la Mlouïa, plaine plus nue et plus déserte qu’aucune portion du Sahara Marocain, les rares groupes d’habitations qui s’élèvent hors de la tranchée du fleuve ont de tout point l’aspect des oasis du sud : même isolement au fond du désert ; même richesse de végétation ; même fraîcheur délicieuse au milieu de la plaine aride : il ne manque que les dattiers.
Vallée de la Mlouïa, Misour, Moyen Atlas et Rekkam.
(Les parties ombrées des montagnes sont couvertes de neige.) (Vue prise du chemin d’El Bridja à Misour.)
Croquis de l’auteur.
A 4 heures, je me retrouve au bord de la Mlouïa : elle est dans l’encaissement où elle coulait plus haut : de Qçâbi ech Cheurfa jusqu’au delà d’Ouṭat Oulad el Ḥadj il en sera de même. Ici, le fond de l’excavation, toujours sablonneux, est garni de cultures : elles appartiennent aux Oulad Khaoua et dépendent du hameau d’El Bridja, résidence de mon zeṭaṭ. Je traverse le fleuve, que bordent de grands tamarix, et je gagne le village. J’y laisse mon jeune compagnon : son père monte à cheval et m’accompagne pendant le reste du trajet. D’El Bridja à Misour, on chemine dans la vallée de la Mlouïa que j’apercevais tout à l’heure : c’est une plaine unie comme une glace, sans une ride. Le sol est dur, il est formé moitié de sable, moitié de gravier. La plupart du temps, point de végétation ; parfois un maigre buisson de jujubier sauvage. Devant moi, la plaine de la Mlouïa s’étend à l’infini : à droite, s’allonge dans le lointain la ligne claire du Rekkam ; à gauche, se dressent au-dessus de ma tête les hauts massifs sombres que domine le Djebel Oulad Ạli. A 6 heures et demie, j’entre dans les jardins de Misour. Marchant par des sentiers tortueux entourés de haies ou de murs de pisé, au milieu d’une multitude d’oliviers, de figuiers, de pommiers, d’arbres de toute sorte ombrageant des cultures, je parviens à 7 heures au qçar de Bou Kenzt, où mon zeṭaṭ me confie à un marabout de ses amis. J’y passerai la nuit.
Je n’ai rencontré personne sur la route, excepté aux lieux habités où j’ai passé, Qçâbi ech Cheurfa et El Bridja. La dernière fois que je l’ai traversée, la Mlouïa avait 35 mètres de large, 1m,20 de profondeur, un courant assez rapide ; toujours même eau, jaune, mais de goût agréable. Hors le fleuve, je n’ai franchi que deux cours d’eau de quelque importance : l’Ouad Ouizert (8 mètres de large ; 30 à 40 centimètres de profondeur ; eau claire et verte ; courant rapide), et une rivière qui se jette dans la Mlouïa immédiatement au-dessous d’El Bridja (lit de sable, à sec, de 100 mètres de large ; deux canaux pleins d’eau coulent sur ses rives).
Misour est un îlot de verdure situé au confluent de l’Ouad Souf ech Cherg et de la Mlouïa ; la plus grande partie de cette sorte d’oasis se trouve sur la rive droite de l’Ouad Souf ech Cherg. Les arbres fruitiers forment un massif compact ombrageant des cultures et entourant une dizaine de qçars ; c’est une forêt d’oliviers produisant une huile excellente, de pommiers dont on exporte les fruits jusqu’à Fâs, de grenadiers, de figuiers : ces beaux arbres donnent à ce lieu l’aspect le plus riant. Les jardins sont arrosés de nombreux canaux, saignées faites à l’Ouad Souf ech Cherg, dont les eaux, au-dessous des cultures, ont encore une largeur de 20 mètres et 50 centimètres de profondeur ; elles sont limpides et courantes et descendent sur un lit de gravier sans berges de 60 mètres de large. Les constructions de Misour sont en pisé ; elles sont simples : ni tiṛremts, ni tours, ni ornements.
Le costume demeure le même, sauf la coiffure : le cordon de soie disparaît, et je vois commencer l’usage algérien de la corde de poil de chameau maintenant le ḥaïk sur la tête au-dessus du turban blanc. L’armement subit, dès Qçâbi ech Cheurfa, des modifications importantes : à partir de là, plus de sac à poudre de filali, ni de poignard recourbé. Le premier se remplace par la poire de bois dont on se sert à Fâs et à Tâza, le second par un poignard droit assez long, qu’on voit aussi du côté de Fâs. On porte donc : un fusil, d’ordinaire court (nombreux fusils à deux coups, à capsule, d’origine française ; nombreux mousquetons européens, à pierre), un poignard droit, une poire à poudre, souvent un sabre et un pistolet : on voit beaucoup de ceux-ci à capsule.
En entrant à Misour, j’ai quitté le blad el makhzen. Les Oulad Khaoua, sur les terres desquels j’ai marché la majeure partie de la journée, sont soumis au sultan : c’est une soumission peu effective, bornée à la remise d’un léger impôt entre les mains du qaïd d’El Qçâbi ; du reste, la tribu se gouverne à sa guise. On ne peut circuler sur son territoire qu’avec un zeṭâṭ, bien qu’il soit compté blad el makhzen. Il finit à Misour : ce district est indépendant : au delà, j’entrerai sur les terres de la grande tribu des Oulad el Ḥadj qui l’est aussi. Je ne sortirai du blad es sîba qu’aux abords de Debdou. La population de Misour est composée, partie de marabouts, partie d’Arabes. Chaque qçar y est libre, sans lien avec ses voisins. Misour ne reconnaît point l’autorité du sultan : quelques marabouts du district vont chaque année en pèlerinage à Fâs lui rendre hommage, ils lui apportent des présents, en reçoivent en échange de plus considérables et reviennent : c’est une démarche privée.
Un changement important s’est opéré depuis que j’ai quitté Qçâbi ech Cheurfa : il concerne le langage. Dans le bassin du Ziz, chez les Aït ou Afella, la langue universelle était le tamaziṛt. A El Qçâbi, les uns parlent le tamaziṛt, les autres l’arabe ; les deux idiomes sont en usage. Depuis mon entrée chez les Oulad Khaoua, on ne parle que l’arabe. Cette langue est seule employée à Misour et sur le territoire des Oulad el Ḥadj. Les Oulad Khaoua sont une fraction de cette dernière tribu, mais ils en sont séparés politiquement, comme les Aït ou Afella des Aït Izdeg.
9 mai.
Je me suis entendu hier soir avec le marabout mon hôte pour qu’il me serve de zeṭaṭ jusqu’à Ouṭat Oulad el Ḥadj. Je pars avec lui à 6 heures du matin. Au départ, une petite caravane avec laquelle nous ferons route se joint à nous. Elle se compose de six hommes armés et de quatre femmes : ces dernières sont des cherifas montées à âne ou à mulet.
Le chemin d’aujourd’hui se fera dans la plaine où je suis entré hier. Elle demeure très large, bien qu’elle se resserre à mesure qu’on avance vers le nord ; elle ne cesse pas d’être déserte ; aucun lieu habité ne s’y distingue : il en existe plusieurs au fond de la tranchée où coule la Mlouïa ; rares, et espacés à grands intervalles, ils n’apparaissent pas à la surface de la plaine et restent cachés entre les talus qui bordent le fleuve. De Misour à El Ouṭat, aucune trace de culture ni de vie ne s’aperçoit dans cette vaste vallée, région la plus nue et la plus déserte qu’on puisse voir. Le sol est sablonneux et dur et prend parfois l’apparence de vase desséchée ; en certains endroits il est parsemé de gravier. La végétation se réduit à quelques touffes de thym et à de rares buissons de jujubier sauvage ; en un seul point, au quart du chemin entre Touggour et El Ouṭat, je rencontre de la verdure, genêts blancs, jujubiers sauvages, et çà et là des betoums ; cela dure peu : au bout de 2 kilomètres, la plaine devient aussi nue qu’avant. Jusqu’à l’arrivée, les flancs de la vallée restent ce qu’ils étaient hier, haute muraille sombre couronnée de neige à gauche, mince ligne jaune presque imperceptible à droite. A mi-côte de l’une et de l’autre, apparaissent de loin en loin des taches vertes, groupes de qçars et de jardins échelonnés sur leurs pentes. Ouṭat Oulad el Ḥadj a le même aspect que Misour : comme lui, c’est une ligne verte qui barre une partie de la plaine. Tels paraissent de loin le Todṛa, le Ṛeris, toutes les oasis que j’ai vues. De même qu’à Misour, il ne manque que les dattiers pour que la ressemblance soit complète. Je m’arrête à 5 heures du soir au mellaḥ d’El Ouṭat.
Je n’ai rencontré personne sur ma route. Je n’ai pas traversé de cours d’eau important depuis l’Ouad Souf ech Cherg. L’eau manque dans la plaine. J’ai passé près de plusieurs sources et vu un grand nombre de ruisseaux dont les lits, de roche blanche ou de galets, la plupart à fleur du sol, contiennent des flaques d’eau. Je suis descendu un instant dans la tranchée de la Mlouïa ; le sol y était moitié sable, moitié gravier ; elle était déserte et remplie de grands tamarix à l’ombre desquels poussait du gazon : à un moment il s’est fait une clairière dans cette forêt ; le fond s’y est garni de cultures au milieu desquelles se dressaient des tentes, de pauvres maisons et des huttes, groupées autour d’une qoubba : c’était le village de Touggour. Aujourd’hui j’ai pu distinguer la forme du Rekkam, quoiqu’il fût encore loin. Ce n’est point une chaîne, mais une rampe douce s’élevant par degrés imperceptibles et conduisant à un plateau qui la couronne : on dirait une série de côtes à peine accentuées, se succédant par étages, séparées par des plateaux s’échelonnant les uns derrière les autres. La crête est fort peu élevée au-dessus du pied, bien qu’elle en paraisse éloignée. L’ensemble est jaune clair, sans arbres, et paraît sablonneux.
10 et 11 mai.
Séjour à Ouṭat Oulad el Ḥadj. Ce nom désigne un vaste îlot de verdure isolé au milieu de la plaine, au confluent de la Mlouïa et de l’Ouad Chegg el Arḍ ; il est en entier sur les bords de cette dernière rivière et en majeure partie sur sa rive droite. Tout ce qui a été dit de l’aspect de Misour lui est applicable : même multitude d’arbres fruitiers, même prospérité, même air riant ; mais El Ouṭat est plus grand : au milieu de ces superbes vergers ne sont pas disséminés moins de 31 qçars ; ils appartiennent aux Oulad el Ḥadj ; il existe dans le nombre plusieurs zaouïas.
Les Oulad el Ḥadj sont une grande tribu indépendante ; ils se disent d’origine arabe : ayant à la fois des qçars et des tentes, ils sont moitié sédentaires, moitié nomades. Ils habitent les deux rives de la Mlouïa et la plaine au milieu de laquelle coule ce fleuve depuis Qçâbi ech Cheurfa jusqu’au qçar d’Oulad Ḥamid, et s’étendent sur le massif du Rekkam et sur une partie des monts Debdou ; les qçars chellaḥa du flanc gauche de la Mlouïa leur sont alliés ou liés par des debiḥas. Une de leurs fractions, celle des Oulad Khaoua, est séparée du reste de la tribu ; depuis longtemps elle en est détachée et compte politiquement avec les Aït Izdeg ; il y a quelques années, elle s’est rangée sous l’autorité du qaïd d’El Qçâbi.
Jusqu’en 1882, les Oulad El Ḥadj en totalité reconnaissaient de nom le sultan. Ils avaient un qaïd, élu parmi eux, et reconnu par lui. Ce qaïd étant allé, il y a 5 ans, à Fâs, y fut accusé par un de ses cousins auprès de Moulei El Ḥasen et mis en prison avec un autre personnage distingué de la tribu. Le dénonciateur revint et prit le titre de qaïd ; il fut agréé par le sultan. Il était de la fraction des Oulad Ạbd el Kerim ; en 1882, il fut tué par des Ṭoual. Depuis lors, la tribu est sans chef et ne reconnaît plus M. El Ḥasen ; chaque fraction se gouverne à sa guise. Sauf trois, celles des Beni Ṛiis, des Ahel Rechida et des Oulad Admer, qui sont soumises au qaïd de Tâza, toutes sont non seulement indépendantes, mais en hostilité ouverte avec le gouvernement : aussi, à l’exception des Beni Ṛiis et des gens de Rechida et d’Admer, aucun individu des Oulad el Ḥadj ne peut circuler en blad el makhzen.
2o. — D’OUTAT OULAD EL HADJ A DEBDOU.
12 mai.
Je me suis arrangé hier avec les zeṭaṭs qui me conduiront d’ici à Debdou : ce sont trois Oulad el Ḥadj, de la subdivision des Hamouziin. Ils seront payés au retour, par Iosef el Ạsri, Juif d’El Ouṭat ; j’ai remis la somme convenue entre ses mains, en présence des trois zeṭaṭs : il la leur donnera en échange d’une lettre de son fils, jeune homme qui fait ses études à Debdou, attestant que je suis arrivé sain et sauf dans cette localité.
Mon escorte vient me prendre aujourd’hui à 4 heures du matin ; au moment du départ, trois Juifs pauvres se joignent à nous. Notre petite caravane traverse l’Ouad Chegg el Arḍ au pied du mellaḥ, puis s’engage au milieu de plantations d’oliviers ; bientôt des champs, partie cultivés, partie en friche, leur succèdent. A 4 heures 25 minutes, je traverse le dernier des canaux qui les arrosent, et me voici de nouveau dans le désert. C’est toujours la plaine unie et nue, au sol de sable dur semé de gravier, sans autre végétation que, de loin en loin, un peu de thym ou de jujubier sauvage : telle elle était à El Bridja, à Misour, telle elle est ici ; il n’y a qu’une différence : elle est moins large. Chemin faisant, j’aperçois à ma gauche un grand îlot de verdure : El Ạrzan ; les arbres que je distingue entourent un groupe de qçars appartenant aux Oulad el Ḥadj. Je traverse pendant quelques minutes des champs qui en dépendent. A 6 heures du matin, j’arrive sur les bords de la Mlouïa ; elle coule au niveau de la plaine : plus de trace de la tranchée où je l’ai vue jusqu’à présent ; elle est séparée du sol de sa vallée par deux berges sablonneuses en pente douce, à 1/5, de 3 mètres de hauteur. Le lit a 120 mètres de large ; l’eau y occupe en général 35 à 40 mètres ; le reste est tantôt nu, tantôt couvert d’herbages et de tamarix. Il se trouve ici un gué où je franchis le fleuve : il a 50 mètres de large, 1m,20 de profondeur, un courant rapide ; les eaux ont la même couleur jaune que je leur ai vue dès Qçâbi ech Cheurfa. Je viens de les traverser pour la dernière fois : je quitte la Mlouïa pour ne plus la revoir. La marche se continue dans la vallée ; elle est toujours unie, déserte, sablonneuse ; sur son sol devenu doux, on ne sent plus de gravier ; elle demeure en grande partie nue : à peine y pousse-t-il quelques touffes d’herbe. J’aperçois des vols de gangas, les premiers que je voie au Maroc. A 8 heures, je passe non loin de Tiissaf, frais rideau vert cachant plusieurs qçars sous ses ombrages. A quelque distance de là, le sol change de nature : d’uni, il devient ondulé ; les pierres se mêlent au sable : c’est le commencement du Rekkam. J’y marche jusqu’au soir : il ne cessera d’être ce qu’il est maintenant : une série d’ondulations légères, côtes et terrasses s’étageant, succédant insensiblement à la plaine. Ces échelons successifs forment une rampe large et basse dont le sommet est un plateau s’étendant au loin. Sol tantôt sable, tantôt roche d’un jaune clair ; des touffes d’ḥalfa y poussent çà et là : c’est la seule végétation qui s’y montre.
Je cheminais ainsi, lorsque se produisit un fait qui faillit mettre fin à mon voyage. De mes trois zeṭaṭs, l’un, nommé Bel Kasem, était un honnête homme ; les deux autres s’étant figuré, à la blancheur de mes habits, à la bonne mine de mon mulet, et, paraît-il, d’après les dires de Juifs d’El Ouṭat, que j’étais chargé d’or, ne s’étaient offerts à m’escorter que dans le but de me piller. Rien ne parut d’abord. A midi et demi, comme je marchais en tête de la caravane, prenant mes notes, je me sentis tout à coup tiré en arrière et jeté à bas de ma monture : puis on me rabattit mon capuchon sur la figure, et mes deux zeṭaṭs se mirent à me fouiller : l’un me tenait, pendant que l’autre me visitait méthodiquement. A cette vue, Bel Kasem d’accourir : il brandit son fusil, menace, veut empêcher le pillage ; mais il est impuissant à arrêter ses compagnons : tout ce qu’il peut est de prendre ma personne sous sa protection : il me rend la liberté et assiste, les larmes aux yeux, au déballage de mes effets. On m’avait pris ce que j’avais sur moi ; on se mit à chercher dans mon bagage : il était léger : on n’y trouva pas grand’chose ; mes deux zeṭaṭs s’emparèrent de ce que j’avais d’argent (une fort petite somme) et des objets qui leur parurent bons à quelque usage ; on me laissa comme sans valeur les seules choses auxquelles je tinsse : mes notes et mes instruments. Puis on me fit remonter sur mon mulet et on continua la route, Bel Kasem mélancolique d’avoir vu violer sous ses yeux son ạnaïa, mes deux voleurs mécontents de n’avoir fait que demi-besogne, étonnés de n’avoir pas trouvé plus d’argent et se reprochant de m’avoir laissé les seules choses qu’ils ne m’avaient pas prises, la vie et mon mulet. Durant le reste de cette journée et durant toute celle du lendemain, ils discutèrent ce sujet, pressant Bel Kasem de m’abandonner, de les laisser me dépêcher d’un coup de fusil, lui faisant des offres, lui promettant sa part. Bel Kasem fut inébranlable et déclara qu’ils n’auraient ma vie qu’avec la sienne ; il leur fit des raisonnements : comment feraient-ils au retour s’ils n’apportaient à El Ạsri la lettre de son fils prouvant mon arrivée à Debdou ? Ma mort connue, ce Juif, envers qui ils s’étaient engagés à me conduire, se vengerait : son seigneur était un des hommes les plus puissants d’une fraction des Oulad el Ḥadj beaucoup plus nombreuse que la leur : elle s’armerait contre eux et les ruinerait. Cette dernière considération, jointe à l’attitude ferme de Bel Kasem et à l’adresse qu’il eut de faire traîner la discussion en longueur, me sauva. En approchant de Beni Ṛiis, on décida qu’il ne me serait pas fait de mal, et qu’on me forcerait, en vue de Debdou, à envoyer un billet au jeune Israélite, annonçant mon arrivée, demandant la lettre pour son père, et déclarant que mon escorte avait été parfaite. Ce fut au dernier moment et en désespoir de cause que ce plan fut accepté : jusque-là la discussion ne cessa pas ; je n’en perdais pas un mot. Étrange situation d’entendre durant un jour et demi agiter sa vie ou sa mort par si peu d’hommes, et de ne rien pouvoir pour sa défense. Il n’y avait point à agir. J’étais sans armes : un revolver était dans mon bagage ; il m’avait été pris : l’eussé-je eu, il ne m’eût point servi : que faire seul dans le désert, au milieu de tribus où tout étranger est un ennemi ? Il n’y avait qu’un parti à prendre : la patience ; elle m’a réussi. Au moment de la bagarre, le rabbin Mardochée s’était bien conduit : il était venu à mon secours ; mais que pouvait-il ? On lui fit sentir la pointe d’un sabre et on l’écarta. Quant à mon domestique et aux Juifs qui s’étaient joints à moi, ils se sauvèrent le plus loin qu’ils purent, et on ne les revit que lorsque nous eûmes recommencé à marcher.
Après cet incident, nous reprîmes notre route, continuant à cheminer dans le Rekkam jusqu’au soir. A 5 heures, nous arrivons à une crête ; à nos pieds s’ouvre un petit ravin à flancs rocheux et escarpés : un chemin raide nous conduit au fond ; celui-ci n’a pas plus de 30 mètres de large ; nous le suivons pendant un instant ; à 5 heures un quart, nous nous arrêtons. Nous sommes presque à la bouche du ravin : à quelques pas d’ici, ses flancs tombent brusquement et le ruisseau entre en plaine. Nous nous abritons dans un creux de rocher et nous y passons la nuit.
De toute la journée, je n’ai rencontré personne sur la route. Hors la Mlouïa et l’Ouad Chegg el Arḍ, je n’ai traversé qu’un cours d’eau de quelque importance ; il coulait dans le Rekkam : au point où je l’ai passé, une qoubba et un cimetière se trouvaient sur sa rive, et une dizaine de palmiers dans son lit ; ce dernier avait 20 mètres de large, moitié sable, moitié roche ; un filet d’eau courante de 2 mètres y serpentait à l’ombre de lauriers-roses. Ras Rekkam est une butte isolée, de 30 à 40 mètres de hauteur ; elle est, comme tout le massif, moitié sable, moitié roche jaune : seul accident de terrain du Rekkam, elle se voit de loin malgré son peu d’élévation : je l’apercevais des Oulad Khaoua, avant d’arriver à El Bridja. Pendant la fin de la journée, j’ai devant les yeux un massif de montagnes sombres ; je m’y engagerai demain : derrière lui, est Debdou. Tout le jour, j’ai continué à apercevoir la vallée de la Mlouïa ; elle reste jusqu’au dernier moment ce qu’elle était plus haut, avec cette différence qu’elle se rétrécit de plus en plus ; le flanc gauche en est toujours formé par le Moyen Atlas qui, tout en restant élevé, décroît à partir du mont Reggou. Celui-ci est le dernier dont la cime soit couverte de neige. On n’en voit plus à l’est de ce sommet.
13 mai.
Départ à 4 heures du matin. D’ici partent deux chemins pour Debdou : l’un en plaine, par la vallée de la Mlouïa ; l’autre en montagne, par les monts Debdou, qui en forment le flanc droit. Je prends le dernier, le premier étant périlleux pour mes zeṭaṭs, dont la fraction est en guerre avec Rechida, près d’où il faudrait passer. Je continue à marcher dans le Rekkam, me dirigeant vers le massif qui se dresse devant moi ; j’arrive à son pied à 8 heures du matin. Je gravis une longue rampe, accidentée, coupée de vallées et semée de collines, sans pentes raides ; le sol est pierreux, souvent rocheux, en grande partie tapissé d’ḥalfa, avec quelques arbres, rares d’abord, de plus en plus nombreux à mesure que l’on monte. A midi, je parviens au sommet : le terrain cesse d’être mouvementé : on débouche sur un vaste plateau. Une épaisse forêt le couvre : elle est composée de grands arbres, ạrar, taqqa, kerrich de 6 à 8 mètres de hauteur. Ce plateau boisé, qui couronne la chaîne, porte le nom de Gạda Debdou ; dans le pays, on l’appelle la Gạda. Le sol, tantôt pierres, tantôt terre, y est uni. Beaucoup d’eau : sources et mares. Sous les arbres, la terre est un tapis de gazon et de mousse. Il y a des clairières ; elles sont rares : les unes sont couvertes de gazon ; j’en traverse d’autres en partie cultivées appartenant aux habitants de Rechida : ce qçar est à peu de distance à l’ouest, sur le revers occidental du plateau.
Je marche jusqu’à 3 heures dans cette forêt, l’une des plus belles que j’aie vues au Maroc. A 3 heures, j’arrive à une crête : à mes pieds se creuse un profond ravin dont les pentes inférieures sont garnies de cultures, les parties hautes sont rocheuses et boisées. Dans le bas coule un torrent, l’Ouad Beni Ṛiis, dont la source est ici. Je quitte le plateau et descends par un chemin raide et difficile vers le fond du ravin. Je l’atteins à 4 heures et demie, à Oulad Ben el Ḥoul, village des Beni Ṛiis. Je fais halte à 5 heures moins un quart, chez un ami de Bel Kasem, en la maison de qui celui-ci se hâte de me mettre en sûreté.
Toute la marche d’aujourd’hui s’est faite dans le désert : pas un être vivant sur le chemin. Le seul cours d’eau que j’aie vu est l’Ouad Beni Ṛiis ; je l’ai traversé cinq minutes avant de m’arrêter ; il avait 3 mètres de large, 0m,25 de profondeur, un courant impétueux : c’est un torrent bondissant sur un lit de roches et de grosses pierres.
Oulad Ben el Ḥoul est un grand village appartenant aux Beni Ṛiis, fraction des Oulad el Ḥadj. Il est construit en long des deux côtés de l’Ouad Beni Ṛiis. Le ravin où il se trouve n’a aucune largeur au fond ; ses flancs sont couverts de maisons vers le bas, puis de cultures coupées de cactus ; plus haut, c’est boisé : de grands troupeaux de chèvres paissent dans cette dernière région ; très escarpés près du sommet, les flancs sont raides dès leur pied. Les habitations des Beni Ṛiis sont semblables à celles des Ṛiata : elles sont en pisé, très basses et mal construites. Les Beni Ṛiis sont une des trois fractions des Oulad el Ḥadj reconnaissant l’autorité du sultan.
14 mai.
Les Hamouziin ne peuvent aller au delà d’Oulad Ben el Ḥoul. Leur groupe est en démêlés avec les tribus des environs de Debdou. Bel Kasem me confie pour la fin du trajet à mon hôte et à trois autres de ses amis ; ses deux compagnons leur recommandent longuement de ne me laisser entrer à Debdou qu’une fois la lettre convenue entre leurs mains. Départ à 6 heures du matin. Je descends l’Ouad Beni Ṛiis ; sa vallée reste ce qu’elle était hier, couverte de champs dans le bas, hérissée de roches et boisée dans le haut. Au bout d’un quart d’heure, j’arrive au confluent de l’Ouad Beni Ṛiis avec l’Ouad Oulad Ọtman, petit cours d’eau de même force que lui. Je remonte cette nouvelle vallée : elle est identique à celle d’où je sors, mais plus large au début. J’en suis le fond quelque temps ; bientôt elle se rétrécit : elle devient enfin un ravin étroit, rocheux, sans trace de cultures, boisé depuis le lit du torrent jusqu’au sommet des flancs. Je la quitte alors ; je gravis son flanc droit : la montée, au milieu de grands blocs de roche, est très difficile. A 8 heures et demie, je parviens au sommet ; je continue à marcher sous bois : les forêts que je vois ce matin sont en tout semblables à celles que j’ai traversées hier ; ce plateau fait partie de la Gạda. A 9 heures moins un quart, Debdou apparaît : une petite ville, dominée par son minaret, étale à mes pieds ses maisons roses au fond d’une verte vallée ; alentour s’étendent des prairies et des jardins ; au-dessus s’élèvent de hautes parois de roc, aux crêtes boisées que couronne la Gạda. Je descends vers ce lieu riant. Un chemin pierreux, raide et pénible, y conduit. A 10 heures, je suis à Debdou. Mes zeṭaṭs, qui, n’ayant pas été mis dans le secret de l’aventure, n’ont rien compris aux recommandations des Hamouziin, me laissent entrer aussitôt.
J’ai rencontré beaucoup de monde sur la route. L’Ouad Oulad Ọtman, seul cours d’eau que j’aie traversé, avait 3 mètres de large, 20 centimètres de profondeur, une eau claire et courante.
Debdou est située dans une position délicieuse, au pied du flanc droit de la vallée, qui s’élève en muraille perpendiculaire à 80 mètres au-dessus du fond ; il forme une haute paroi de roche jaune, aux tons dorés, que de longues lianes rayent de leur feuillage sombre. Au sommet se trouve un plateau, avec une vieille forteresse dressant avec majesté au bord du précipice ses tours croulantes et son haut minaret. Au delà du plateau, une succession de murailles à pic et de talus escarpés s’élève jusqu’au faîte du flanc. Là, à 500 mètres au-dessus de Debdou, se dessine une longue crête couronnée d’arbres, la Gạda. Des ruisseaux, se précipitant du sommet de la montagne, bondissent en hautes cascades le long de ces parois abruptes et en revêtent la surface de leurs mailles d’argent. Rien ne peut exprimer la fraîcheur de ce tableau. Debdou est entourée de jardins superbes : vignes, oliviers, figuiers, grenadiers, pêchers y forment auprès de la ville de profonds bosquets et au delà s’étendent en ligne sombre sur les bords de l’ouad. Le reste de la vallée est couvert de prairies, de champs d’orge et de blé se prolongeant sur les premières pentes des flancs. La bourgade se compose d’environ 400 maisons construites en pisé ; elles ont la disposition ordinaire : petite cour intérieure, rez-de-chaussée et premier étage ; comme à Tlemsen, bon nombre de cours et de rez-de-chaussée sont au-dessous du niveau du sol. Les rues sont étroites, mais non à l’excès comme dans les qçars. Point de mur d’enceinte. La localité est alimentée par un grand nombre de sources dont les eaux sont délicieuses et restent fraîches durant l’été ; l’une d’elles jaillit dans la partie basse de Debdou, à la limite des jardins. Le voisinage en est abondamment pourvu : Qaçba Debdou, la vieille forteresse qui domine la ville, en possède plusieurs dans son enceinte. Debdou est soumise au sultan ainsi que les villages de sa vallée ; la population de ces divers points est comprise sous le nom d’Ahel Debdou. Point de qaïd, point de chikh, point de dépositaire de l’autorité ; le pays se gouverne à sa guise, et tous les ans le qaïd de Tâza, de qui relève le district, ou un de ses lieutenants, y fait une tournée, règle les différends et perçoit l’impôt. La population de Debdou présente un fait curieux, les Israélites en forment les trois quarts ; sur environ 2000 habitants, ils sont au nombre de 1500. C’est la seule localité du Maroc où le nombre des Juifs dépasse celui des Musulmans.
Debdou et vallée de l’Ouad Debdou. (Les parties ombrées des montagnes sont boisées.)
(Vue prise du flanc droit de la vallée, entre Debdou et Qaçba Debdou.)
Croquis de l’auteur.
Debdou est le premier point que je rencontre faisant un commerce régulier avec l’Algérie : un va-et-vient continuel existe entre cette petite ville et Tlemsen. Les négociants israélites y cherchent les marchandises qui ailleurs viennent des capitales marocaines ou de la côte ; ils les emmagasinent chez eux, et les écoulent peu à peu sur place et dans les marchés du voisinage. Debdou a quelques relations avec Fâs et Melilla, mais ses seuls rapports importants sont avec l’Algérie ; il en sera de même des centres par lesquels je passerai désormais, Qaçba el Ạïoun et Oudjda.
Debdou et le massif de montagnes qui porte son nom nourrissent de grands troupeaux de chèvres, des vaches et d’excellents mulets dont la race est renommée.
3o. — DE DEBDOU A LALLA MARNIA.
Arrivé à Debdou dépouillé de tout argent, sans un centime, j’eusse été fort embarrassé si je n’avais été près de la frontière. Je n’étais qu’à trois ou quatre journées de Lalla Maṛnia. Je vendis mes mulets : cela me fournit de quoi gagner la frontière française sur des animaux de louage.
18 mai.
Je me mets en route avec une nombreuse caravane de Juifs se rendant au tenîn du Za. On arrivera demain à Dar Ech Chaoui, lieu du marché ; aujourd’hui, on va à Qaçba Moulei Ismạïl, sur l’Ouad Za. Environ trente Israélites, montés la plupart sur des mulets, forment la caravane ; elle est protégée par six zeṭaṭs à pied, Kerarma auxquels on paie un prix convenu au départ, tant par Juif, tant par mulet, tant par âne.
Départ à 9 heures du matin. Je descends la vallée de l’Ouad Debdou ; le sol en est terreux, semé de quelques pierres ; elle reste tout le temps ce qu’elle était au départ, si ce n’est que les cultures y diminuent : elles n’occupent bientôt qu’une partie du fond, dont le reste se couvre de hautes broussailles où surgissent çà et là quelques grands arbres. A 10 heures et demie, je suis à l’extrémité de la vallée et j’entre dans la plaine de Tafrâta : c’est une immense étendue déserte, unie comme une glace, à sol de sable ; souvent pendant plusieurs années cette surface reste nue, stérile, sans végétation ; à cette heure, grâce aux pluies de l’hiver, elle est clairsemée d’herbe tendre : cela lui donne un aspect verdoyant qu’elle a rarement ; en deux points se trouvent des ḍaïas, ou mạders, où le sol est vaseux, coupé de flaques d’eau et couvert de hautes herbes. La plaine s’étend à l’ouest jusqu’à la Mlouïa : de ce côté, on aperçoit dans le lointain les montagnes bleues des Ṛiata et du Rif et la ligne basse du Gelez dominée par la cime du Djebel Beni Bou Iaḥi ; à l’est, elle est bordée par un demi-cercle de montagnes grises moins hautes que le Djebel Debdou, auquel elles se rattachent ; au sud, par le Djebel Debdou s’étendant jusqu’à Rechida ; au nord, par les deux sommets bruns du Mergeshoum et la ligne blanche du Gelob, vers lequel je marche. Je franchis ce dernier à 3 heures et demie ; c’est un bourrelet calcaire de peu de hauteur qui se traverse en quelques minutes. De là je passe dans une plaine ondulée à sol terreux semé de pierres, presque nue ; les mêmes herbes que dans le désert de Tafrâta y poussent, mais rares, ne déguisant nulle part l’aspect jaune de son sol. Elle paraît bornée au sud par le Mergeshoum et le Gelob, au nord et à l’est par l’Ouad Za. J’y marche le reste de la journée. A 5 heures 50, je me trouve à la crête d’un talus : au-dessous, la vallée de l’Ouad Za s’étend à mes pieds, remplie de cultures, de jardins et de douars. Le talus est peu élevé et en pente douce ; il est composé moitié de sable, moitié de roche (galets roulés) : je le descends et j’entre dans la vallée ; au milieu d’elle se dressent, sur une butte isolée, les ruines imposantes d’une vieille forteresse : c’est Qaçba Moulei Ismạïl, détachant ses hautes murailles roses sur le fond vert du sol. Je marche vers elle, cheminant au milieu des champs et des arbres fruitiers, franchissant à chaque pas des canaux d’eau limpide. A 6 heures, j’y parviens : c’est le terme de ma route d’aujourd’hui.
Je n’ai rencontré personne sur mon parcours depuis l’entrée dans le Tafrâta. Les deux seuls cours d’eau de quelque importance que j’aie traversés sont : l’Ouad Debdou (3 mètres de large, 20 centimètres de profondeur, eau claire et courante coulant sur un lit de gravier ; pas de berges) et Ạïn Ḥammou (2 mètres d’eau coulant sur un lit large de 4 mètres, encaissé entre des berges de sable de 15 mètres de haut).
Qaçba Moulei Ismạïl porte aussi le nom de Taourirt : on la désigne d’habitude dans le pays sous cette dernière appellation. Elle s’élève sur un mamelon isolé, dans un coude de l’Ouad Za, dont la vallée s’élargissant forme une petite plaine : la vallée, bordée à gauche par la rampe que j’ai descendue, l’est à droite par un talus escarpé, partie sable, partie roche jaune, de 60 à 80 mètres de haut. Le fond présente l’aspect le plus frais et le plus riant ; il est tapissé de cultures et d’une multitude de bouquets d’arbres, oliviers, grenadiers, figuiers, taches sombres sur cette nappe verte. Au milieu se dressent une foule de tentes dispersées par petits groupes, disparaissant sous la verdure. Les rives de l’Ouad Za, dans cette région, présentent partout même aspect : elles sont d’une richesse extrême ; cette prospérité est due à l’abondance des eaux de la rivière ; jamais elles ne tarissent : c’est une supériorité du pays de Za (on appelle blad Za les bords du cours d’eau) sur Debdou et ses environs, où les belles sources que j’ai vues se dessèchent en partie pendant les étés très chauds.
Qaçba Moulei Ismạïl, ou Taourirt, est une enceinte de murailles de pisé, en partie écroulée, dont il reste des portions importantes ; les murs, bien construits, sont élevés et épais, garnis de banquettes, flanqués de hautes tours rapprochées ; ils sont du type de ceux de Meknâs et de Qaçba Tâdla. De larges brèches s’ouvrent dans l’enceinte, qui n’est plus défendable. Au milieu s’élève, sur le sommet de la butte, que les murailles ceignent à mi-côte, un bâtiment carré de construction récente servant aux Kerarma à emmagasiner leurs grains : la tribu a ici la plupart de ses réserves. Cette sorte de maison, neuve, mal bâtie, basse, contraste avec l’air de grandeur des vieilles murailles de la Qaçba.
Départ à 6 heures un quart du matin. Je remonte la vallée du Za ; elle reste ce qu’elle était à Taourirt, couverte de cultures et de jardins et très peuplée. A 7 heures, une maison se dresse au haut de la rampe qui en forme le flanc gauche : c’est Dar Ech Chaoui, résidence de Chikh Ben Ech Chaoui, chikh héréditaire et aujourd’hui qaïd des Kerarma, tribu à laquelle appartient cette portion du Za. Je monte vers la maison ; au pied de ses murs, sur le plateau dont elle occupe le bord, se trouve le marché auquel se rend ma caravane, Tenîn el Kerarma. J’y fais halte. On distingue d’ici la vallée de l’Ouad Za à une certaine distance vers le sud ; jusqu’à un tournant où on la perd de vue, elle garde même aspect, toujours verte, toujours habitée.
Le marché où je suis, très animé d’habitude, l’est peu aujourd’hui : les habitants de la rive gauche de la Mlouïa n’ont pu s’y rendre, le fleuve étant infranchissable depuis plusieurs jours. Il est toujours gros en cette saison ; c’est l’époque de sa crue : qu’il pleuve ou non, les eaux en sont fortes et difficiles ou impossibles à passer de la mi-avril à la mi-juin.
Je quitte le marché à 1 heure. J’ai pris deux zeṭaṭs Chedjạ, qui me conduiront à Qaçba el Ạïoun, où j’arriverai demain. Je redescends dans la vallée du Za et je la traverse ainsi que la rivière ; puis je gravis le talus qui en forme le flanc droit. Parvenu au sommet, je me trouve dans une plaine sablonneuse ondulée. Je suis dans le désert d’Angad ; j’y resterai jusqu’à mon arrivée à Lalla Maṛnia. C’est une plaine immense ayant pour limites : à l’ouest, l’Ouad Za et la Mlouïa ; à l’est, les hauteurs qui bordent la Tafna ; au nord, le Djebel Beni Iznâten[99] ; au sud, les djebels Beni Bou Zeggou et Zekkara faisant suite au Mergeshoum. Parfaitement plate au centre, elle est ondulée sur ses lisières nord et sud, d’une manière d’autant plus accentuée qu’on se rapproche davantage des montagnes qui la bordent. Le sol en est sablonneux ; il est dur lorsqu’il est sec, et forme une vase glissante, où la marche est difficile, aussitôt qu’il pleut. Nu d’ordinaire, le désert d’Angad se couvre d’une herbe abondante après les hivers humides ; cette année, la surface en est toute verte : c’est un bonheur pour les tribus nomades, dont les troupeaux trouvent à foison la nourriture que d’habitude il faut chercher dans le Ḍahra. Cette bonne fortune arrive rarement : la plaine, si riante en ce moment, vient d’être durant cinq années nue et stérile, triste étendue de sable jaune sans un brin de verdure. Le désert d’Angad est occupé par trois tribus nomades, les Mhaïa, les Chedjạ et les Angad. En outre, plusieurs tribus montagnardes qui habitent ses limites empiètent sur lui en des endroits de sa lisière : ainsi le cours de l’Ouad Mesegmar est garni de cultures et de douars appartenant aux Beni Bou Zeggou. Cette plaine, jusqu’à la frontière française, est, ainsi que les montagnes qui la bordent, soumise au sultan ; il en est de même du pays que je traverse depuis Debdou. La réduction de ces contrées est complète et réelle, mais ne date que de 1876 ; elle est le résultat de l’expédition que fit alors Moulei el Ḥasen et dans laquelle il vint jusqu’à Oudjda. Auparavant, presque toute la contrée était insoumise. Je chemine dans le désert d’Angad jusqu’à 5 heures un quart ; à ce moment j’arrive au bord de l’Ouad Mesegmar ; je le traverse et je m’arrête sur sa rive droite, dans une tente où je passerai la nuit.
Sur ma route, il y avait un assez grand nombre de passants ; ils revenaient comme moi du marché. J’ai vu peu de lieux habités, quelques rares douars des Beni Bou Zeggou ; ils étaient petits, de 6 à 8 tentes chacun, et isolés les uns des autres. L’Ouad Za, au point où je l’ai passé, avait un lit de sable de 80 mètres de large : l’eau y occupait 20 mètres ; elle avait 80 centimètres de profondeur et un courant rapide. De cette rivière à l’Ouad Mesegmar, j’ai traversé des ruisseaux sans importance, ayant un peu d’eau par suite des pluies récentes ; plusieurs étaient difficiles à franchir à cause de leurs berges escarpées, hautes souvent de 7 à 8 mètres, qui en faisaient de vraies coupures dans la plaine. L’Ouad Mesegmar a 6 mètres de large, dont 3 remplis d’eau courante ; il coule entre deux berges de sable à 1/1 de 20 mètres de hauteur. Le point où je l’ai atteint est le plus haut de la bande de cultures qui le borde ; il n’y a pas de tentes au-dessus de celle où je suis. Ici et tout le long du cours d’eau, en le descendant, les deux rives sont garnies de champs, de jardins, de grands arbres et de nombreuses tentes, les unes isolées, les autres groupées par deux ou trois. C’est un ruban vert, moucheté de noir, se déroulant dans le désert.
Les tentes du Za étaient en flidj, celles de l’Ouad Mesegmar sont en nattes grossières : toutes sont vastes. Point de maison dans le Za, sauf celle de Chikh Ben Ech Chaoui. Il y en a une sur l’Ouad Mesegmar ; elle est à quelques pas d’ici : c’est la résidence du qaïd des Beni Bou Zeggou. Ce dernier, Qaïd Ḥamada, était le chikh de la tribu avant d’en être qaïd de par le sultan ; c’était le plus grand pillard de la contrée avant 1876 ; à présent, au contraire, il est d’une sévérité extrême contre les voleurs et fait régner l’ordre le plus rigoureux sur son territoire.
20 mai.
Départ à 5 heures un quart du matin. Je continue à cheminer dans le désert d’Angad. J’arrive à 11 heures du matin à Qaçba el Ạïoun. La marche était difficile à cause de l’état du sol, détrempé par des pluies récentes. Je n’ai rencontré personne durant le trajet. Les cours d’eau que j’ai franchis sont au nombre de deux : l’Ouad Metlili (lit de 5 mètres ; 1m,50 d’eau ; berges de sable de 12 mètres de hauteur ; ce cours d’eau prend, me dit-on, sa source au Djebel Beni Iạla) ; l’Ouad el Qceb (25 mètres de large ; lit de galets, à sec ; berges de sable, à pic, hautes de 15 mètres. Cette rivière prend sa source chez les Beni Iạla et se jette dans la Mlouïa chez les Beni Oukil ; elle reçoit, m’assure-t-on, l’Ouad Mesegmar sur sa rive gauche).
Qaçba Ạïoun Sidi Mellouk, appelée d’ordinaire Qaçba el Ạïoun, s’élève isolée au milieu du désert d’Angad. Aux environs, apparaissent quelques cultures et un certain nombre de petits douars des Chedjạ. La Qaçba est une enceinte rectangulaire de murs de pisé ayant 4 à 5 mètres de haut et 30 à 40 centimètres d’épaisseur ; ni banquettes, ni fossés. A l’intérieur sont des maisons, la plupart en mauvais état, n’ayant qu’un rez-de-chaussée ; elles sont bâties par pâtés, séparés tantôt par de larges passages, tantôt par des places : point de rues proprement dites, et moins encore de ces ruelles étroites qu’on voit dans les qçars. Un grand nombre d’habitations sont blanchies. Au milieu de la Qaçba, sont creusés plusieurs puits qui l’alimentent. La vue intérieure de Qaçba el Ạïoun rappelle de loin celle de certains quartiers de Géryville : mêmes voies larges, mêmes demeures basses, même population de petits marchands. En dehors de l’enceinte, vers l’angle nord-est, se trouve un bouquet d’arbres et, au milieu, la qoubba de S. Mellouk ; auprès jaillissent plusieurs sources, donnant une eau abondante et bonne ; on les appelle Ạïoun S. Mellouk, d’où le nom de la Qaçba. Celle-ci est ancienne, mais tombait en ruine et était déserte lors de l’expédition de Moulei El Ḥasen en 1876. Il la restaura et y installa la garnison qui s’y trouve : elle se compose d’une centaine de réguliers (ạskris), commandés par un aṛa. Qaçba el Ạïoun est en outre la résidence du qaïd des Chedjạ, Chikh Ḥamida ech Chergi, chef suprême dans la place ; il a auprès de lui son lieutenant et quelques hommes du makhzen. Les autres habitants sont des marchands musulmans et juifs, ceux-ci originaires de Debdou ou de Tlemsen, qui vendent des denrées d’Europe et d’Algérie aux soldats et aux tribus des environs.
Le sultan croit avoir ici 600 réguliers commandés par un aṛa, Ḥadj Moḥammed : de fait, il y possède 100 ou 150 malheureux qui n’ont de soldats que le nom. Il envoie 5000 fr. par mois pour la solde de la troupe : les hommes ne touchent rien, sont nus et meurent de faim ; l’aṛa et ses lieutenants gardent tout.
Le commerce de Qaçba el Ạïoun a de l’importance. Les boutiques installées dans son enceinte sont bien approvisionnées. Chaque semaine, se tient au pied de ses murs un marché, le Tlâta Sidi Mellouk. Ce jour-là, les tribus des environs, celles de la montagne comme celles de la plaine, viennent en foule, apportant des laines, des tellis, des flidjs, des tapis, des peaux, et les échangeant contre des objets de provenance algérienne, cotonnades, etc. Les années de bonne récolte, les petits marchands de la Qaçba font d’excellentes affaires : ils vendent en grande quantité du café, de l’eau-de-vie, du vin, du thé, du sucre, du kif, des cotonnades, des faïences, des verres, des bougies, des belṛas, de la mercerie, du papier, aux soldats et aux tribus voisines, dont quelques-unes, les Beni Iznâten surtout, sont très riches. Quand la terre est stérile, que la moisson manque, qu’il y a disette, le trafic est nul : c’est ce qui a eu lieu ces derniers temps. Cette année, beaucoup de pluie est tombée au printemps ; on espère une excellente récolte ; depuis cinq ans on manquait d’eau, il y avait sécheresse et famine.
21 mai.
Séjour à Qaçba el Ạïoun. Une pluie torrentielle qui tombe depuis hier soir m’empêche de partir.
On est fort enflammé ici des exploits du Cherif (c’est le nom qu’on donne dans le Maroc au Mahdi), que la grâce de Dieu a rendu invulnérable et invincible, qui a chassé les Chrétiens d’Égypte et qui marche sur Tunis : on a reçu à Fâs plusieurs lettres de lui : le sultan les a fait lire dans les mosquées. Moulei El Ḥasen est en ce moment à Meknâs ; il a ordonné des levées de troupes considérables : onze corps sont prêts à l’heure qu’il est, deux sur le Sebou, neuf dans le Sous ; ils présentent un effectif total de 40,000 hommes et sont formés de contingents tirés des tribus les plus guerrières du royaume de Merrâkech et du Sous. C’est contre les Français que se font ces préparatifs. Au mois de ramḍân, le sultan se mettra à la tête des troupes, et en avant vers Oudjda ! — Ce sont les réguliers et les mkhaznis de la Qaçba qui racontent ces fables : ils y croient, et cette perspective de guerre leur fait faire la grimace. Des bruits aussi ridicules et plus encore circulent dans toute l’étendue du Maroc. Partout les esprits y sont occupés des événements du Soudan égyptien, qui grossissent dans des proportions fantastiques en traversant l’Afrique. A Tisint, à Tatta, dans le Sous, le Cherif, après avoir conquis l’Égypte, avait pris Tripoli, Tunis, Alger, et avait mis à mort tout ce qui était chrétien. Dans la vallée du Ziz, il n’était pas à Alger, mais Tunis était tombé en son pouvoir et les Français vaincus fuyaient devant lui. A Debdou, il était à Tripoli. A Qaçba el Ạïoun et à Oudjda, il n’a conquis que l’Égypte, avec le Caire et Alexandrie. Partout, aussi bien dans le sud qu’ici, chez les Ida ou Blal et dans le Sous comme chez les Berâber, on est curieux de ces nouvelles : aussitôt que j’arrivais en un lieu, la première question qu’on m’adressait, à titre d’étranger, était : « Quelles nouvelles du Cherif ? » Mais, si l’on s’occupe de lui, on paraît s’en occuper avec calme et attendre patiemment qu’il vienne, sans se soucier de prendre les armes pour lui tendre la main. En résumé, il excite une vive curiosité, mais peu d’enthousiasme, surtout dans les tribus indépendantes. Les tribus soumises, en général plus dévotes, plus instruites, plus fanatiques que les autres, moins occupées par des luttes de chaque jour avec les voisins, prêtent une attention plus vive et seraient plus faciles à soulever. Tel était l’état des esprits lors de mon voyage. Nulle part on ne désirait la guerre sainte ; mais l’ignorance, qu’entretient la politique craintive des puissances européennes, est si grande que tout peut arriver : malgré le calme actuel, il suffirait que soit le sultan, soit quelque grand chef religieux, comme Chikh Moḥammed El Ạrabi el Derkaoui, levât l’étendard de la guerre sainte pour réunir en quelques jours une armée de 50000 hommes. Cette masse, animée plutôt par l’espoir du pillage que par le zèle religieux, s’évanouirait à la première défaite, et se doublerait au moindre succès.
22 mai.
Départ à 6 heures et demie du matin. Je reprends ma route dans le désert d’Angad, cheminant au milieu de la plaine, avec mes deux chaînes monotones à droite et à gauche. Ce sont deux longues lignes de montagnes sombres, à peu près de même hauteur, nues l’une et l’autre comme tous les massifs que j’ai vus depuis le Djebel Debdou. Au flanc du Djebel Beni Iznâten apparaissent de nombreuses taches noires, villages et jardins. Le sol ne change pas : il demeure sablonneux et couvert d’herbages ; après Qaçba el Ạïoun, il est pendant trois ou quatre kilomètres semé de quelques arbres. Je rencontre des douars, plusieurs troupeaux de chameaux, de moutons et de chèvres, et, en un ou deux points, des cultures. Profitant du bienfait de la pluie, qui vient de fertiliser les sables de l’Angad, les Chedjạ se sont hâtés d’ensemencer quelques parcelles de terre. Durant toute la journée le pays reste très plat ; ce n’est qu’en approchant d’Oudjda que deux accidents de terrain changent l’aspect du désert. Vers le nord, une côte en pente douce, parallèle au Djebel Beni Iznâten, se projette en avant de lui dans la plaine et se termine au cours de l’Isli. Vers l’est, on voit la fameuse Koudia el Khoḍra, théâtre du champ de bataille de l’Isli ; de loin, elle apparaît comme un long talus verdoyant, bas, à crête uniforme, barrant toute la plaine d’Angad depuis le Djebel Zekkara, dont il se détache et auquel il est perpendiculaire, jusqu’à la côte qu’on vient de signaler : entre celle-ci et El Koudia el Khoḍra, se trouve une trouée où passe l’Ouad Isli. A 2 heures 40, je parviens à cette rivière. Elle a 12 mètres de large et 70 centimètres de profondeur ; le courant est rapide ; le lit, de gros galets, est en entier couvert par les eaux ; deux berges de sable à 1/1, de 8 mètres de haut, l’encaissent. L’ouad coule au pied même de El Koudia el Khoḍra : sa berge droite se confond avec le versant occidental de ces hauteurs. Je commence à monter au sortir de la rivière : côte douce, mélange de terre et de pierres ; à 2 heures 50, je suis au sommet. Un plateau s’y étend, ridé d’ondulations légères ; il est couvert d’herbe ; le sol en est terreux, avec des pierres et des endroits rocheux. Je le traverse. A 3 heures et demie, j’en atteins le bord oriental. Depuis quelque temps, j’aperçois Oudjda, étalant au-dessous de moi ses maisons blanches au milieu de grandes plantations d’oliviers. Une rampe, pareille à celle qui le limite à l’ouest, courte et douce, borne ici le plateau. Je la descends et ne tarde pas à entrer dans les jardins d’Oudjda : vastes et bien cultivés, ombragés d’une multitude d’arbres, ils sont la seule chose digne d’attention en ce lieu. Je m’arrête, à 4 heures un quart, dans un des fondoqs de la ville.
Oudjda est située au pied de El Koudia el Khoḍra, en terrain plat, dans la plaine d’Angad, qui se prolonge au delà jusqu’à Lalla Maṛnia. C’est une fort petite ville : elle semble moins peuplée qu’El Qçar. La richesse et la prospérité y règnent ; la présence d’un qaïd, de mkhaznis, le passage des caravanes, le commerce avec l’Algérie, y entretiennent l’animation et y apportent la fortune.
Un mkhazni à cheval m’a escorté de Qaçba el Ạïoun à Oudjda ; un autre m’accompagnera d’Oudjda à la frontière française. Il a suffi de les demander aux qaïds ; une escorte de ce genre s’accorde toujours, à condition de payer : le prix est modique. Le gouvernement concourt à fournir les zeṭaṭs dans les régions du blad el makhzen trop peu sûres, comme celle-ci, pour y voyager seul. Chemin faisant, j’ai rencontré une caravane ; elle se composait de marchands juifs venant de Tlemsen et allant à Debdou. Hors l’Ouad Isli, je n’ai traversé qu’un cours d’eau de quelque importance : l’Ouad Bou Rdim (6 mètres de large ; 1 mètre de profondeur ; courant insensible ; berges de 1m,50 d’élévation, à 1/1. Les eaux proviennent des pluies dernières ; la rivière, à sec toute l’année, se gonfle à la moindre averse et se dessèche aussi vite : hier elle était infranchissable).
23 mai.
Départ d’Oudjda à 7 heures du matin. A 10 heures, je passe la frontière et j’entre en terre française. Peu après j’arrivai à Lalla Maṛnia, terme de mon voyage.
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.