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Reconnaissance au Maroc, 1883-1884 (Texte)

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Mrimima. (Vue prise du chemin de Tisint.)

Croquis de l’auteur.

Mrimima a l’aspect triste et pauvre. C’est un petit village en pisé, ensemble de constructions basses du milieu desquelles émergent le minaret délabré de la grande mosquée et deux autres moins hauts ; dans cette masse de murailles grises brillent trois petites qoubbas, seuls édifices blanchis du village. En dehors des habitations, sur leur lisière nord-ouest, se tient la foire annuelle, l’une des causes de célébrité de Mrimima ; ce côté est occupé par de grandes maisons carrées appartenant à S. Ạbd Allah ; vides en ce moment, elles servent de lieux de dépôt pour les marchandises, lors de la foire. Celle que j’ai habitée est l’une d’elles. A l’est et au sud-est du village s’étendent des plantations de dattiers de moyenne étendue ; elles produisent surtout des djihel, puis des bou souaïr, des bou feggouç et quelques bou sekri. Le long des dattiers, entre l’oasis et les roches du Mḥeïjiba, coule l’Ouad Zgiḍ ; c’est une large rivière, un peu plus forte que l’Ouad Tisint ; en toute saison elle a de l’eau courante ; les poissons y sont nombreux. La population de Mrimima est composée, d’une part de la famille proche et éloignée de S. Ạbd Allah, groupée autour de la zaouïa, demeure propre de ce dernier, de l’autre des nègres et Ḥaraṭîn esclaves ou serviteurs de la famille sainte. Tous les membres de celle-ci portent le titre de marabout et sont nourris ou aidés par la zaouïa. Les palmiers de Mrimima appartiennent la plupart à S. Ạbd Allah, les autres sont possédés par ses neveux ou ses parents ; quelques-uns ont pour propriétaires de simples Ḥaraṭîn.

La zaouïa de Mrimima n’est pas très ancienne ; elle n’est pas ḥerra, « indépendante » : une zaouïa est ḥerra lorsque son chef compte au moins sept ancêtres postérieurs à la fondation ; les arrière-petits-fils de S. Ạbd Allah seulement seront indépendants. D’après cette donnée, la zaouïa compterait environ 150 ans d’existence. Les marabouts de Mrimima tirent leur origine du qçar d’Ez Zaouïa, de Tisint ; leur chikh est Sidi Ạbd Allah ou Mḥind, saint mort depuis plusieurs siècles, dont la qoubba est dans cette localité ; chaque année, à la fête du Mouloud, ils y font en grande pompe un pèlerinage. Ils sont donc une branche de la famille de religieux dont la souche est à Ez Zaouïa : cette famille étend au loin ses ramifications : j’en trouverai des membres établis à demeure dans le Ras el Ouad, dans le bas Sous, jusque auprès de Mogador, partout vénérés, partout vivant de leur titre de marabout et de leur sainte origine. Les religieux de Mrimima, quoique ne formant pas la branche aînée de cette race, en sont actuellement la plus distinguée ; les autres sont réduites à une influence locale, celle-ci jouit au loin d’une grande considération : elle perçoit des redevances dans le Dra, dans le Sahel, sur les deux versants du Petit Atlas ; les noms de Mrimima et de la zaouïa de Sidi Ạbd Allah Oumbarek sont connus en bien des lieux où celui de Tisint est ignoré. Cependant c’est une zaouïa de second ordre, qu’on ne saurait comparer à celles d’Ouazzân, de Bou el Djạd, ou de Tamegrout. Elle ne leur ressemble en rien, ni comme célébrité, ni comme influence, ni comme richesses.

J’ai vu, dès mon arrivée à Mrimima, que S. Ạbd Allah et ses fils étaient rapaces : on ne s’en étonne pas quand on voit la peine qu’ils se donnent pour recueillir de l’argent. On leur en apporte peu : il vient des pèlerinages, même de loin ; de cette source ne sortent que des dons isolés : pour percevoir les redevances générales des tribus, il faut se rendre au milieu d’elles ; il faut que le marabout sanctifie les territoires par un séjour de quelque temps, qu’il appelle sur lui les bienfaits du Seigneur. Ces conditions remplies, lorsque la présence et la bénédiction de l’homme de Dieu ont assuré pour l’année une bonne récolte, de gras pâturages, des eaux abondantes, on lui remet, en échange de ses bons offices, la cotisation habituelle ; sinon, rien. De là des voyages continuels, qui constituent pour les religieux un travail régulier : ils appellent cela « aller bénir ». Chaque année, S. Ạbd Allah va en personne dans le Sahel et dans le Dra bénir et recueillir les tributs ; dans les autres régions qui servent la zaouïa, il envoie ses deux fils aînés faire la collecte : c’est, d’une part, dans une portion du Petit Atlas (Aït Bou Iaḥia, Seketâna, etc.), de l’autre, au sud du Bani (Oulad Iaḥia, Ida ou Blal, Aït ou Mrîbeṭ, etc.). Malgré ces revenus, la zaouïa ne semble pas riche : les bâtiments sont simples ; les costumes des marabouts n’indiquent pas une grande aisance. Sidi Ạbd Allah seul est habillé à la façon des villes : gros turban blanc, farazia et ḥaïk ; ses vêtements sont propres et frais. On ne peut en dire autant pour ceux de ses fils : l’aîné paraît très fier d’un cafetan de drap rouge râpé qu’il porte sous son ḥaïk (les marabouts marocains ont un goût prononcé pour les étoffes de couleur éclatante) ; le second, S. El Faṭmi, n’a sur sa chemise qu’un ḥaïk grossier et un bernous de 10 francs. Quant aux deux plus jeunes, leurs chemises sales et déchirées, leurs bernous troués me les avaient fait prendre à l’arrivée pour des mendiants ; l’un d’eux, S. Iaḥia, a quinze ans, l’autre, S. Ḥamed, en a dix. Comme mobilier, je n’ai vu que les théières et les verres, lesquels sont des plus communs. Pas de bougies : il n’en existe nulle part dans le Sahara ; on se sert de petites lampes à huile, qui jettent une lumière funèbre : luxe rare, Mrimima possède 3 ou 4 chandeliers de cuivre ; on place les lampes dessus : c’est très commode. Une mule est l’unique bête de somme de la zaouïa. Je ne crois pas que les marabouts thésaurisent ; malgré la simplicité de leur vie, la caisse de la maison ne doit pas être riche. Ils recueillent de nombreux dons, de nombreuses redevances ; mais ces offrandes sont presque toutes en nature : elles consistent en dattes, en orge, dans les tribus du Sahara ; en blé et en huile, dans celles de la montagne ; très peu sont de l’argent. Ces cadeaux s’en vont aussi vite qu’ils viennent : la zaouïa[82] ne se compose pas seulement de son chef et des fils de celui-ci ; Sidi Ạbd Allah nourrit une infinité de neveux, de cousins, de parents ayant les mêmes ancêtres que lui ; tous ne vivent que de la sainteté de leur sang ; tous mangent sur la zaouïa ; je veux qu’ils fassent maigre chère, il y a encore les hôtes : le nombre des étrangers qui reçoivent chaque jour l’hospitalité est considérable ; en un séjour d’un peu plus d’une semaine, j’ai vu passer des Berâber, des Oulad Iaḥia, des Ạrib, des Ida ou Blal, des Tajakant, des gens de Tafilelt, des Aït Seddrât ; point de jour où il n’y ait quinze à vingt hôtes à la zaouïa : gens du Dra qui vont acheter des dattes dans les oasis de l’ouest, cavaliers qui viennent de ṛazia, députations qui se rendent dans quelque tribu des environs, voyageurs de toutes conditions et de tous pays. Mrimima, par sa situation unique entre le Dra et le Bani, se trouve un point de passage et de ravitaillement naturel pour ceux qui traversent le Sahara Marocain dans sa longueur. Les uns y séjournent peu ; d’autres restent longtemps. J’y fus avec un homme des Aït Ioussa[83] qui y vivait depuis deux mois : il venait du Dra et n’osait rentrer dans son pays, parce que les Aït ou Mrîbeṭ, de qui il avait à traverser le territoire, étaient en guerre avec sa tribu : comme S. Ạbd Allah va tous les ans à époque fixe au Sahel, il attendait son départ pour passer sous sa sauvegarde. Le moment de ce voyage de S. Ạbd Allah est celui du Souq el Mouloud[84] ; il se rend chaque année à cette foire où, un grand concours de monde se trouvant réuni, il ramasse d’un seul coup de nombreuses offrandes.

Par ces tournées, qui embrassent le bassin du Dra presque entier, et par les gens de toute origine qui reçoivent l’hospitalité à la zaouïa, le marabout de Mrimima est en relations avec toutes les tribus habitant entre l’Océan et le Tafilelt et sa parole est répandue et respectée dans cette vaste zone de pays. Il peut avoir, à un moment donné, une influence politique réelle.

S. Ạbd Allah, quoique vieux, s’occupe des affaires de la zaouïa ; mais son fils aîné S. Oumbarek a en main la plus grande partie d’entre elles : il agit souvent sans consulter son père, son père ne fait rien sans son avis. S. Oumbarek a de l’autorité sur les tribus des alentours ; c’est lui qui reçoit les hôtes, qui fait une partie des tournées ; il ne s’éloigne pas longtemps de la zaouïa, où il est indispensable. Il forme avec ses trois frères et deux sœurs l’unique postérité de S. Ạbd Allah : ces six enfants sont nés à celui-ci de sa première femme ; elle morte, il en a épousé une seconde qui ne lui a point donné de rejetons ; il a toujours été monogame. Ses fils ont le type ḥarṭâni moins prononcé que lui. Les autres marabouts, ses neveux ou cousins à divers degrés, sont ceux-ci Ḥaraṭîn, ceux-là blancs ; les uns ont quelque fortune, d’autres sont pauvres ; tous portent au cou un gros chapelet, ce qui est d’usage ici pour les seuls religieux, et tous ont droit aux baisemains des Musulmans. Peu ont été à la Mecque : comme les Ida ou Blal, ils ne vont qu’où il y a de l’argent à gagner. Bien que ṭalebs, ils sont ignorants et grossiers d’esprit. Ne se figurèrent-ils pas qu’avec cinq ou six brins d’herbe qu’on m’avait vu ramasser dans le mạder je voulais maléficier tout l’Islam ? Je ne sais si je parvins à les rassurer à cet égard. Nous trouvons parmi eux le kif, cet apanage des cherifs et des marabouts ; ils le fument en l’arrosant de grands verres d’eau-de-vie, que leur fabriquent les Juifs de Tintazart et du Dra. A Tisint et à Tatta, quatre ou cinq personnes usaient de kif : c’étaient des cherifs, originaires du Tafilelt ; on les reconnaissait à la petite pipe spéciale qui se balançait à leur cou.

Mrimima, célèbre par sa zaouïa, ne l’est pas moins par sa foire. Cette foire, annuelle, dure trois jours et est très fréquentée : on y vient de tout le bassin du Dra, du Sous, du Sahel, souvent du Tafilelt ; on y a vu, dit-on, jusqu’à des marchands de Figig. Trois grandes foires annuelles se tiennent dans le Sahara Marocain, celle de Mrimima en redjeb, celle de Sidi Ḥamed ou Mousa à la fin de mars[85], Souq el Mouloud en mouloud. Les unes et les autres attirent une foule de monde. Malgré cette affluence de gens peu habitués à la discipline, on n’y voit d’ordinaire aucun trouble ; des mesures sévères sont prises par les chefs des localités où elles ont lieu (ici, par S. Ạbd Allah) pour que l’ordre ne cesse de régner : bien plus, on garantit à ceux qui s’y rendent la sûreté sur le chemin. Un individu, une caravane allant à la foire ont-ils été pillés, maltraités en route ? on saisit, parmi les hommes présents au marché, ceux de la tribu coupable de l’agression, on les rend responsables du dommage, et on le leur fait payer sur l’heure. Grâce à cette méthode employée aux trois points, la sûreté, rare phénomène, règne à trois époques de l’année sur les routes de la contrée. Dans ces foires on trouve réunis les produits du pays, les objets fabriqués dans les villes du Maroc et en Europe, et les marchandises du Soudan. La plus importante est celle de S. Ḥamed ou Mousa ; placée sur le chemin des caravanes de Timbouktou, elle se tient à l’époque de leur arrivée et est le théâtre des transactions relatives au commerce du Soudan ; là se fait l’échange de l’or, des plumes d’autruche, de l’ivoire, des esclaves, contre les produits européens envoyés de Mogador. Après cette foire vient celle de Mrimima. La moins considérable est Souq el Mouloud.

[58]Les principales espèces de dattes que produit le Sahara Marocain sont, par ordre de mérite : les bou iṭṭôb, les bou feggouç, les bou sekri, les djihel, les bou souaïr. Les bou iṭṭôb sont très petites, avec un noyau presque imperceptible ; le goût en est délicat : ce sont les dattes qui se conservent le mieux ; jamais, dit-on, les vers ne les attaquent. Les bou feggouç sont grosses ; elles sont aussi très bonnes et très recherchées. Les bou sekri sont de taille moyenne, et fort sucrées, comme l’indique leur nom ; elles ont une couleur particulière, d’un gris vert, tandis que les autres ont les tons dorés qu’on voit habituellement aux dattes. Les djihel sont de même dimension, à noyau assez gros ; elles sont beaucoup moins estimées que les trois premières espèces, excepté celles qui viennent de Tisint ; les dattiers qui les produisent ont une quantité énorme de fruits : de cette exubérance est venu leur nom. Les bou souaïr sont fort au-dessous des dattes précédentes ; elles sont petites et ont peu de chair ; on les mange à peine ; elles servent surtout à la nourriture des bestiaux. Le nom de bou souaïr s’applique d’ailleurs, dans tout le sud, moins à une datte spéciale qu’à toute datte de rebut, de mauvaise qualité ou non parvenue à maturité, et peu propre à l’alimentation des hommes. Ces diverses espèces sont mélangées dans les oasis ; dans toutes, une d’elles domine : à Tisint, ce sont les djihel ; à Tatta, ce sont les bou feggouç, à Aqqa les bou sekri, sur le versant méridional du Petit Atlas les bou souaïr, dans le Dra les bou feggouç, dans le bassin du Ziz les bou feggouç et les bou souaïr.

[59]Le khent, appelé en France guinée, est une étoffe de coton indigo. La plupart de celui dont on se sert au Maroc est fabriqué en Angleterre et vient par Mogador. C’est la contrefaçon d’une étoffe de même teinte, mais beaucoup meilleure, qui se confectionne au Soudan. Cette dernière, aussi solide comme tissu et comme couleur que l’autre l’est peu, a une valeur plus grande : l’élévation de son prix en fait un objet de luxe réservé à quelques chikhs et marabouts. Une kechchaba d’étoffe du Soudan se paie environ 60 francs ; en khent ordinaire, elle en coûte 5 ou 6.

[60]Ici tous les hommes fument, nomades et sédentaires, les riches dans des pipes, les pauvres dans des os creux. Trois espèces de tabac viennent d’Ouad Noun, du Dra et du Touat. Celle d’Ouad Noun est la plus estimée. Les unes et les autres se vendent par feuilles entières et au poids. Personne ne prise, sauf les Juifs.

[61]On nomme ici Sahel la région qui borde la mer, de l’embouchure de l’Ouad Sous au Sénégal. La partie marocaine de cette longue bande se compose des bassins secondaires qui versent leurs eaux dans l’Océan entre l’embouchure du Sous et celle du Dra ; pour la distinguer du reste, nous appellerons cette portion Sahel Marocain. Ici l’on ne fait point cette différence : on parle du Sahel Marocain en disant « Sahel » ; jamais on ne le nomme Sous, comme on fait dans le nord. C’est par un effet de généralisation, comparable à celui qui a fait étendre à toute une race le nom de la tribu des Berâber, que dans les parties septentrionales du Maroc on a étendu le nom de Sous aux régions situées au sud du bassin de l’Ouad Sous, alors qu’il s’applique exclusivement à ce bassin. Nous conformant à la règle établie dans le pays même, nous emploierons le nom de Sous pour désigner le bassin de l’Ouad Sous tout entier, et rien que lui.

[62]Le ḥesou est connu en Algérie sous le nom de medechcha.

[63]Les dattes se conservent dans de grandes jarres de terre d’environ 1m20 de hauteur : les couches supérieures, pesant sur les autres, les écrasent peu à peu ; il s’en exprime un jus très sucré, de la couleur et de la consistance du miel ; on le recueille en pratiquant au bas du récipient une petite ouverture par laquelle il s’échappe. C’est ce qu’on appelle le miel de dattes.

[64]Ce thé est du thé vert apporté d’Angleterre. Dans les ports et dans les grandes villes du Maroc, il se vend environ 5 francs le kilogramme ; la valeur en augmente à mesure qu’on s’éloigne des centres ; elle est de 20 à 30 francs le kilogramme à Tisint. On prend le thé très faible, avec beaucoup d’eau, énormément de sucre, et en y ajoutant de la menthe ou d’autres plantes aromatiques pour en relever le parfum.

[65]La seule différence de nourriture qui existe entre les Musulmans du sud du Bani et ceux des massifs du Grand et du Petit Atlas est que, dans ces dernières contrées, la datte cesse de faire partie de l’alimentation, et que le lait, le beurre et le miel y entrent pour une part plus ou moins grande, suivant les lieux.

[66]Les qaḍis de cette région sont les suivants. A Tisint : Ḥadj Ḥamed à Ez Zaouïa, S. Mḥind Ạbd el Kebir à Aït ou Iran, S. El Ạdnani à Agadir. A Trit, Ould S. Ṭîb. A Qaçba el Djouạ, S. Ḥamed Abou Zeïz. A Tatta : S. Ḥamed, S. El Ḥanafi, S. El Madani à Aït Ḥaseïn, S. Moḥammed d Aït Ouzeggar à Adis. A Mrimima, S. Ạbd Allah. A Tamessoult, S. Ạbd er Raḥman. Pour la tribu des Ida ou Blal, deux qaḍis, Tajakant l’un et l’autre ; ce sont deux frères : S. Mouloud, résidant à Tatta, et S. Aḥmed Digna, habitant d’ordinaire Tindouf.

[67]Voir : Caussin de Perceval. Essai sur l’histoire des Arabes avant l’islamisme, pendant l’époque de Mahomet et jusqu’à la réduction de toutes les tribus sous la loi musulmane.

[68]Mezrag signifie « lance ». Dans les tribus unies et compactes, celui qui a donné son ạnaïa n’accompagne pas lui-même ; il fait conduire par un enfant, ou se contente de remettre au protégé un objet connu comme sien, dont la présence prouve qu’on est sous sa sauvegarde. Autrefois on donnait sa lance à celui à qui on accordait son ạnaïa. Les deux mots sont ainsi devenus synonymes.

[69]Nous exprimerons la plupart du temps les rapports résultant de l’acte de la debiḥa soit par les mots de vassal et de suzerain, soit par ceux de client et de patron ; nous emploierons aussi quelquefois le mot de tributaire.

[70]Souvent c’est la tribu vassale qui lèse les suzerains. Ceux-ci s’empressent de réclamer. Les choses se passent toujours de même manière ; on ne cède qu’à la crainte.

[71]On l’appelle aussi parfois, par abréviation, Ouad Targant.

[72]Tzgert est le nom d’un arbrisseau.

[73]Le sebt, qui porte aussi le nom de drin, et le geddim, dont nous parlerons plus tard, ressemblent à l’ḥalfa : ils servent à tous les usages de celui-ci. Ces trois plantes sont beaucoup moins répandues au Maroc que ne l’est la dernière en Algérie. Il y a du sebt en quelques places sablonneuses de la région comprise entre le Bani et le Dra, et une certaine quantité d’ḥalfa sur le plateau qui couronne la portion centrale du Petit Atlas. J’ai trouvé du geddim sur les pentes inférieures du Grand Atlas, au Tizi n Telṛemt, et sur la rive droite de la Mlouïa, au-dessous de Qçâbi ech Cheurfa, dans les vastes déserts de la Mlouïa et du Rekkam. Le Ḍahra est couvert d’ḥalfa ; ce désert est le commencement des hauts plateaux du Sud Oranais, auxquels il se lie et dont rien ne le distingue : même aspect monotone, même sol stérile, mêmes longs steppes d’ḥalfa.

[74]Qçar unique avec dattiers.

[75]Qçar entouré de dattiers, situé entre Icht et Tamanaṛt.

[76]Le nom arabe des Ida ou Blal est Doui Blal (ذوي بلال) ; on l’écrit ainsi à Fâs, et ainsi sans doute il faut l’écrire. Dans le sud et à Mogador, on l’écrit sous la forme tamaziṛt Ida ou Blal (اِذا اُ بلال). Nous avons adopté cette dernière manière, employée par les membres de la tribu : ils disent Ida ou Blal, ou Daoublal au pluriel et Daoublali au singulier.

[77]Les Ida ou Blal ont le type et les manières des Arabes, et parlent la langue du Koran, seuls au milieu d’une population tamaziṛt ; double motif d’admettre ce qu’eux-mêmes disent de leur origine. Les nombreuses formes imaziṛen qui figurent dans leurs noms de fractions m’inspirèrent pourtant des doutes à ce sujet. A mon retour du Maroc, j’essayai d’éclaircir la question ; je fus conduit à regarder les Ida ou Blal comme Arabes : un long contact avec les Imaziṛen a introduit chez eux les appellations étrangères. Parmi mes documents sur les Ida ou Blal, en voici deux d’un intérêt particulier : le premier m’a été fourni par M. Montel, chancelier du consulat de France à Mogador, l’autre par M. Pilard, interprète militaire en retraite.

1o — « Les Ida ou Blal ont leur berceau dans le Sahara, entre les Tajakant et les Ạrib ; ces trois tribus sont de race arabe. Les Ida ou Blal se divisent aujourd’hui en trois groupes : le premier habite encore le territoire originaire de la tribu ; le second est établi dans la qaçba de Fâs Djedid et en un lieu appelé Ḍahr er Ramka, proche de Fâs ; le troisième est, depuis de longues années, installé aux environs de Merrâkech. De plus, il y a parmi les Ḥaḥa quelques familles connues sous le nom d’Ida ou Blal et regardées comme originaires de la grande tribu de ce nom ; elles parlent la langue tamaziṛt et sont comptées comme faisant partie des Ḥaḥa. »

2o — « Les Ạrib, les Doui Blal et les Tajakant sont des Arabes Mâkil fortement mêlés de nomades Zenâga. Vers l’ouest, l’élément berbère semble prendre le dessus ; aussi les Doui Blal y sont ordinairement désignés sous l’appellation chleuḥa d’Ida ou Blal. Quant aux Tajakant, leur véritable nom est Djakâna. Au contraire, les fractions demeurées dans l’est sont restées purement arabes. Tels les Oulad Moulat, portion des Doui Blal, établis isolément dans les déserts du sud du Tafilelt ; ils auraient, au dire des gens des oasis, conservé encore aujourd’hui les flexions finales de la langue arabe[A].

« Les Doui Blal sont une tribu nomade dont le territoire habituel est entre Tatta et Mrimima, mais ils volent sur les routes jusque chez les Chạanba.

« Une des fractions des Doui Blal, les Oulad Moulat[B], est séparée du reste de la tribu et vit isolée dans l’Areg er Raoui. Elle peut mettre sur pied 1000 combattants montés deux à deux sur des meharis. Les Oulad Moulat sont nomades ; ils s’habillent de coton bleu foncé ; tête nue ; longs cheveux ; sabres droits à deux tranchants comme ceux des Touâreg. Ils sont libres ; personne n’exerce de commandement dans la tribu. Ils sont ennemis de tout le monde, sont craints des qçour du Tafilelt et ne respectent pas les zaouïas. Leur perfidie est telle que le mot mitsaq Doui Blal, « foi des Doui Blal », est, dans le sud, synonyme de foi punique. En 1871 ou 1872, 350 tentes environ d’entre eux, ayant eu une querelle avec le reste des Oulad Moulat, se sont séparées du gros de la fraction : elles ont émigré, 150 tentes à Timmi et à Tsabit, 200 chez les Aït Ounbegi, à El Mạïder, entre l’Ouad Ziz et l’Ouad Dra[C]. Cette querelle avait eu lieu à la suite du pillage, par un groupe des Oulad Moulat, d’une caravane protégée par l’autre groupe. Ils s’ensuivit une guerre civile qui dura deux ans et se termina par l’émigration du parti vaincu. Les Oulad Moulat, quelque impies qu’ils soient, sont serviteurs religieux de Sidi el Ṛazi (Tafilelt), de Sidi Aḥmed el Ḥabib (Zaouïa el Maṭi), et de Sidi Moḥammed ben Nacer (Tamegrout). »

Ces documents, s’alliant avec les renseignements que j’ai rapportés, prouvent que les Ida ou Blal, ou mieux Doui Blal, sont une tribu nomade d’origine arabe, dont la masse principale est établie sur les deux rives du Dra, entre les méridiens de Tatta et de Mrimima. Un groupe important de la tribu, appartenant à la fraction des Imoulaten ou Oulad Moulat, a émigré depuis longtemps vers l’est, où il est cantonné au sud du Tafilelt. Un certain nombre de familles Doui Blal ont été transportées, de force probablement, par quelque puissant sultan, les unes à Merrâkech, les autres à Fâs, où elles ont perpétué leur nom et leur race. Quelques-unes enfin sont mêlées, on ne sait comment, à la tribu tamaziṛt des Ḥaḥa. Les premiers se sont un peu altérés au contact des Chellaḥa et des Ḥaraṭîn, leurs voisins ; les seconds, plus isolés, ont gardé leur physionomie et leur langage primitifs. Les troisièmes sont des Arabes dégénérés, semblables aux Arabes d’Algérie. Les derniers sont Imaziṛen de mœurs et de langue et n’ont de Doui Blal que le nom.

[A]Je n’ai pas remarqué ce fait chez les Ida ou Blal que j’ai vus, c’est-à-dire dans le gros de la tribu : on y parle, comme partout au Maroc, un arabe qui est, à peu de chose près, notre arabe vulgaire d’Algérie.

[B]Ils figurent sous le nom d’Imoulaten dans la décomposition qu’on nous a donnée à Tatta.

[C]Pour les noms géographiques dont il est question ici, voir la Carte générale du Tafilala par M. le général Dastugue.

[78]La ziâda a 50 centimètres à 1 mètre de haut ; les autres plantes poussent au ras du sol.

[79]L’Ouad Tisint se creuse dans le plateau d’où il sort, à Tizi Igidi, une vallée à fond plat, profonde de 20 à 25 mètres et large de 800.

[80]Les pierres à fusil dont on se sert à Tisint et assez loin à la ronde viennent de Foum Tangarfa ; dans les hauteurs voisines, le silex abonde ; les nomades l’enlèvent par gros blocs et l’apportent à Tisint, où on le taille.

[81]Autorité de chikh.

[82]On appelle zaouïa, d’une part, l’ensemble de tous les marabouts, parents proches ou éloignés de Sid Ạbd Allah, qui habitent Mrimima ; de l’autre, la maison où Sidi Ạbd Allah demeure.

[83]Tribu voisine du district d’Ouad Noun.

[84]Le Souq el Mouloud est ainsi appelé parce qu’il a lieu dans le mois de mouloud (rebiạ el aoul) ; il se tient dans la tribu des Aït Ioussa. C’est une grande foire, qui dure plusieurs jours, l’une des trois foires annuelles du Sahara ; les deux autres sont celles de Mrimima et de S. Ḥamed ou Mousa (Tazeroualt).

[85]Le calendrier chrétien est connu et employé dans le Sahara Marocain. Les mois en sont désignés sous leurs noms latins. La foire de S. Ḥamed ou Mousa se tient au printemps et habituellement en mars ; en 1885, elle a commencé le 25 mars.


VI.

DE TISINT A MOGADOR.

1o. — DE TISINT A AFIKOURAHEN.

Lorsque je me retrouvai à Tisint, la somme d’argent que je portais avait, par suite de vols successifs, diminué à tel point que je ne pouvais achever mon voyage avec ce qui restait. Il fallait avant tout me procurer des fonds. Je n’en trouverais que dans une ville où il y eût des Européens : la plus proche était Mogador. Je résolus d’en chercher dans ce port.

Je m’ouvris de mon projet à mon ami le Ḥadj, et fis avec lui l’arrangement suivant : il me conduirait à Mogador, m’y attendrait, et me ramènerait à Tisint ; nous prendrions des routes différentes en allant et en revenant, passant la première fois par les Isaffen et les Ilalen[86], la seconde par le Sous, le Ras el Ouad et les Aït Jellal. Le Ḥadj Bou Rḥim connaissait la région que nous devions traverser au retour et y avait de nombreux amis ; pour l’aller, il emmènerait un de ses agents, nommé Moḥammed ou Ạddi, homme de la tribu des Ilalen, qui avait maintes fois parcouru le chemin que nous allions faire. Nous ne partirions qu’à nous trois : le rabbin Mardochée, dont je n’avais pas besoin, resterait à Tisint dans la maison du Ḥadj, où il attendrait mon retour.

9 janvier.

Je quittai Tisint le 9 janvier, à 10 heures et demie du soir, et pris la direction de Tatta, escorté par le Ḥadj et son compagnon. Nous voyageâmes toute la nuit. Nous avions attendu pour sortir que le qçar fût endormi : personne n’avait été instruit de notre voyage ; en s’en allant, le Ḥadj n’avait pas dit adieu à ses femmes et à ses enfants. Si le bruit de notre départ avait transpiré, il eût été à craindre que des étrangers, Berâber, Oulad Iaḥia ou autres, toujours en foule à Agadir, n’aient couru s’embusquer sur le chemin pour nous attaquer et nous piller. De là notre départ furtif et notre marche nocturne. Le rabbin Mardochée avait ordre de n’ouvrir la maison à personne le lendemain et, après deux jours, de déclarer que nous étions partis pour Tazenakht. Pareilles mesures se prennent toujours lorsqu’on doit traverser un long désert, un passage dangereux, que, comme nous, on est en petit nombre, et qu’on a des objets pouvant exciter la convoitise. Ici, il avait fallu redoubler de précautions ; avec ma réputation de Chrétien et d’homme chargé d’or, plus d’une bande se serait mise en campagne si mon départ avait été connu. Mes mules seules eussent suffi pour faire prendre les armes à bien des gens : en cette contrée pauvre elles constituent un capital.

10 janvier.

Ralentis dans notre marche par une pluie torrentielle qui tomba pendant la plus grande partie de la nuit et durant toute la matinée, nous arrivâmes à Tatta à la fin de la journée du 10. A 7 heures du soir, nous nous arrêtâmes dans le petit qçar de Taṛla, chez des amis du Ḥadj.

La route de Tisint à Tatta n’avait rien de nouveau pour moi. Je pus admirer combien la végétation s’était développée depuis mon dernier passage : le long du moindre ruisseau, au-dessous de chaque gommier, s’étendait un épais tapis de verdure, tantôt d’un émeraude éclatant, tantôt argenté ou doré par une multitude de fleurs.

Pour gagner Taṛla, on remonte l’Ouad Tatta à partir de Tiiti, dans son lit : celui-ci est large de 150 mètres et couvert de gros galets ; au milieu se creuse un canal de 30 mètres, où un peu d’eau serpente sur un fond de roche. La rivière, resserrée à Tiiti entre le qçar et le Bani, coule de Tiiti à Taṛla dans une plaine de sable, déserte sur la rive droite, couverte de palmiers sur la rive gauche.

11 janvier.

Séjour à Taṛla. Ce qçar est situé à la bouche méridionale d’un kheneg par lequel l’Ouad Tatta franchit une chaîne de collines parallèle au Bani. Il est petit et riche : tout y respire la prospérité ; les maisons sont belles ; point de ruines ; les habitants, Chellaḥa et Ḥaraṭîn, vivent dans l’aisance, grâce à leurs nombreux dattiers. Les bou feggouç dominent.

12 janvier.

Nous passons toute la journée à Taṛla sans sortir de chez notre hôte, à qui le Ḥadj a recommandé le secret sur notre présence. Nous avons, d’ici à Tizgi, notre prochain gîte, à traverser un long désert, très dangereux, qu’on ne peut franchir que de nuit et au pas de course, comme nous essaierons de le faire, ou en nombreuse caravane. Ce désert, qui fait un avec celui d’Imaouen coupé par l’Ouad Aqqa, s’étend sur les confins de plusieurs tribus entre lesquelles il forme un terrain neutre : champ commun où s’exercent leurs rapines ; des bandes pillardes d’Aït ou Mrîbeṭ, d’Ida ou Blal, d’Aït Jellal, d’Isaffen, le parcourent sans cesse.

Nous partons à 9 heures du soir et marchons sans arrêt jusqu’au matin. A l’aurore, nous nous trouvons à l’entrée d’une gorge profonde, dans le lit desséché d’une rivière, à son confluent avec un ruisseau, l’Ouad Tanamrout. Nous faisons halte quelques heures à cet endroit.

La contrée que j’ai parcourue de Taṛla ici se divise en deux portions distinctes : l’une de Taṛla à Imiṭeq, l’autre d’Imiṭeq au point où je suis. Celle-là se compose de larges vallées entre lesquelles s’élèvent des massifs mamelonnés de peu de hauteur ; celle-ci est formée d’une succession de plaines étagées, séparées par de hautes chaînes parallèles, que les rivières traversent par des gorges étroites. Les vallées de la première région ont dans leur partie inférieure un sol pierreux, garni de gommiers, de jujubiers sauvages et de melbina, dans leur partie haute, un sol rocheux avec une végétation moins abondante ; leurs flancs sont des coteaux de grès noir et luisant. Au delà d’Imiṭeq, les collines se remplacent par de hautes montagnes : massifs rocheux, aux pentes escarpées, ils ont une couleur jaune rosée, différente de ce que nous avons vu jusqu’ici ; leurs flancs, tourmentés, ne sont du pied à la crête que découpures et crevasses. Ces monts entourent comme de remparts lézardés des plaines unies et pierreuses, où le sol, aride d’ordinaire, est en cette saison couvert de verdure ; on y marche au milieu de jujubiers sauvages, de melbina, de hautes herbes. Entre ces plaines, les cours d’eau traversent les montagnes par des couloirs étroits, aux parois verticales, si resserrées qu’elles laissent la seule place de la rivière. Le gommier disparaît au nord d’Imiṭeq.

Petite plaine entourée d’une ceinture de montagnes, entre Imiteq et le col de Tanamrout.

Croquis de l’auteur.

J’ai traversé cette nuit un grand nombre de cours d’eau, tous à sec, tous ayant un lit de gros galets et des berges verticales, mi-sable, mi-cailloux, hautes de 1 à 2 mètres. Les deux plus importants se réunissent pour former l’Ouad Imiṭeq ; l’un vient de l’est, l’autre de l’ouest ; le premier a 50 mètres de large, le second 40. De Taṛla ici, bien que le terrain soit constamment pierreux ou rocheux, le chemin n’est pas difficile : il a des montées, des descentes, mais jamais raides ni longues.

13 janvier.

A 1 heure de l’après-midi, nous nous remettons en marche. Nous quittons la vallée, lieu de notre halte, et remontons l’Ouad Tanamrout ; il coule dans un ravin étroit qui bientôt n’a aucune largeur et où le chemin, malgré de nombreux lacets, devient difficile. Les parois sont les montagnes de roche jaune dont nous étions jusqu’à présent au pied et que nous allons franchir. Près du torrent, la pierre laisse percer une végétation abondante : jujubiers sauvages, ḥeuboubs de 2 à 3 mètres, grandes herbes, fleurs de toute couleur. Une heure de marche pénible nous conduit à un col, Tizi Tanamrout, où l’ouad prend sa source. A nos pieds s’étend une large vallée, dont le flanc gauche est le massif que nous venons de gravir, et le droit un talus sombre dont la crête paraît un peu plus élevée que celle où nous sommes. Nous descendons vers le thalweg. Les pentes, si rapides sur l’autre versant, sont douces, le chemin aisé ; terrain rocheux ; la végétation, vivace sur le côté opposé, existe à peine sur celui-ci : des jujubiers sauvages interrompent seuls de loin en loin la monotonie du sol nu.

Parvenus au fond de la vallée, nous la descendons pendant quelque temps ; un cours d’eau à sec, de 60 mètres de large, en occupe le milieu : c’est un affluent de l’Ouad Aqqa. Peu après, nous gagnons les bords de l’Ouad Aqqa : il forme une grande rivière, large de plus de 200 mètres ; le lit, ici de sable, là de gravier, ailleurs de gros galets, ne contient point d’eau. Nous le remontons jusqu’à Tizgi Ida ou Baloul[87]. Nous entrons dans ce village à 7 heures du soir. Un ami de Ou Ạddi nous donne l’hospitalité.

De Taṛla à Tizgi, personne n’a paru sur le chemin. Le seul vestige humain que j’aie vu a été, entre Tatta et Imiṭeq, une dizaine de tombes, échelonnées par groupes de deux ou trois au bord du sentier. Ces tombes, qui rappelaient chacune un pillage, et marquaient l’endroit où avaient péri des voyageurs moins heureux que moi, avaient, au clair de lune, au milieu de cette solitude, un aspect lugubre.

Arrivé à Tizgi, la portion périlleuse de ma route est faite : je pourrai marcher désormais à la clarté du soleil. Les Marocains de ces régions emploient, on le voit, une méthode simple pour voyager : quand le pays n’est pas dangereux, ils le traversent le jour ; lorsqu’il l’est, au lieu de prendre des escortes, ils le franchissent rapidement de nuit.

14 janvier.

Séjour à Tizgi Ida ou Baloul. Tizgi est une bourgade isolée, d’environ 400 feux ; elle est construite en long sur les premières pentes du flanc gauche de l’Ouad Aqqa. Au pied du village, les bords et le lit du cours d’eau sont occupés par des cultures ombragées de palmiers (bou souaïr) ; ceux-ci ne sont pas serrés comme à Tisint et à Tatta : ils sont espacés, et se mêlent de trembles, de figuiers et d’oliviers. Le fond de la vallée est sablonneux ; les flancs sont de hautes parois de roche jaune, escarpées, s’élevant à 150 mètres au-dessus du lit de la rivière. Comme son nom l’indique, Tizgi est située dans une gorge resserrée entre de hautes montagnes, kheneg très étroit que l’Ouad Aqqa traverse en ce point. Le village est construit partie en pisé, partie en pierres grossièrement cimentées ; pas de mur d’enceinte. La rivière est à sec au pied des maisons et dans les jardins ; de nombreux canaux pleins d’eau claire et courante arrosent ces derniers.

Tizgi Ida ou Baloul. (Vue prise d’une maison du village, dans la direction du sud-est.)

Croquis de l’auteur.

A partir d’ici, on ne voit plus de khent ; le costume des indigènes ne se compose que de laine. Les femmes sont vêtues de laine blanche et portent sur la tête un voile spécial au pays : c’est une pièce rectangulaire de laine noire ayant un mètre de long, avec un gland noir à chaque coin. Elles s’en couvrent le visage dès qu’elles aperçoivent un homme. Les femmes de cette région font montre d’une grande modestie : en rencontre-t-on sur les routes ? on les voit s’arrêter à plusieurs pas, faire un à-droite ou un à-gauche, et demeurer au bord du chemin, la figure voilée et le dos tourné, jusqu’à ce qu’on soit passé. Les hommes portent des ḥaïks de laine blanche ou des djelabias et, par-dessus, soit le bernous blanc, soit plus souvent le khenîf. Pas de modification dans les armes, sauf qu’il n’y a plus de fusils à deux coups. Tels sont les costumes à Tizgi, tels je les trouverai chez les Isaffen, les Iberqaqen et les Ilalen.

15 janvier.

Nous quittons Tizgi à 10 heures du matin. Notre hôte nous escorte jusqu’à midi : après, on peut marcher seul ; le pays n’est plus périlleux. En sortant de Tizgi, nous continuons à remonter l’Ouad Aqqa. Au bout de peu de temps, il reçoit l’Ouad Tizert et fait un brusque coude vers le nord. A partir de là, sa vallée se transforme : le fond prend 600 mètres de large ; les flancs sont de hauts talus rocheux, celui de droite plus élevé et à crêtes plus éloignées que celui de gauche. La rivière est large de 60 mètres ; son lit desséché, où poussent de distance en distance des palmiers isolés, se déroule au milieu de la vallée. Le sol de celle-ci est de sable, tantôt durci, tantôt humide ; des champs, qui garnissent les rives de l’ouad, en occupent une partie. On entre sur le territoire des Isaffen. A peu de distance en amont de nous s’aperçoit un bois de dattiers ; nous marchons droit sur lui. Plus on avance, plus le sol devient mouillé ; dans les champs, les tiges vertes des orges commencent à sortir de terre ; en dehors poussent des tamarix et, à leur pied, du gazon. Bientôt nous arrivons aux palmiers ; ce sont des bou souaïr : d’ici au point où nous quitterons l’ouad et de là aussi loin que s’étendra la vue, le fond de la vallée en sera couvert. Mélangés d’autres arbres fruitiers, ils ombragent de vertes cultures et entourent une foule de villages qui s’échelonnent le long de la rivière : ces villages appartiennent aux Aït Tasousekht, l’une des trois fractions des Isaffen. Nous continuons à remonter l’Ouad Aqqa, tantôt à l’ombre des dattiers, tantôt en longeant la lisière, jusqu’au point où il reçoit l’Ouad Iberqaqen ; sur cet espace, la vallée reste la même, si ce n’est qu’elle se rétrécit peu à peu de manière à avoir en dernier lieu 200 à 300 mètres de large ; de plus, la proportion des palmiers diminue à mesure que l’on monte ; celle des autres arbres, grenadiers, caroubiers, amandiers, oliviers, augmente : auprès des villages inférieurs des Isaffen, il n’y avait guère que des dattiers ; au-dessus de Tamsoult, les autres essences dominent. A partir du même lieu, un filet d’eau courante de 1 à 2 mètres de large serpente dans le lit de la rivière, à sec auparavant. A 1 heure et demie, nous arrivons au confluent de l’Ouad Iberqaqen : nous gagnons les bords de ce nouveau cours d’eau et le remontons ; nous entrons en même temps dans la tribu qui lui a donné son nom. En quittant l’Ouad Aqqa, on en voit la vallée se continuer à perte de vue, toujours la même, long ruban vert se déroulant entre les montagnes, les villages des Isaffen le semant çà et là de points bruns.

La vallée de l’Ouad Iberqaqen est moins importante que celle d’où nous sortons : étroitement encaissée entre des talus rocheux, elle a 50 mètres de large ; le fond est rempli de palmiers ombrageant des cultures qui se prolongent en escaliers sur les premières pentes des flancs. Le lit de l’ouad a 8 mètres de large et est couvert de galets ; il est à sec ; de larges canaux, pleins jusqu’au bord, coulent sur les deux rives, apportant l’eau de la montagne aux habitations et aux cultures. Des villages, qui appartiennent aux Iberqaqen, s’échelonnent de distance en distance, suspendus aux premières assises du roc. A partir de Toug el Khir, la vallée se rétrécit encore : elle n’a plus que 30 mètres ; en même temps les flancs deviennent plus escarpés : ce sont des talus de roche jaune très raides, hauts de 100 à 150 mètres. Les plantations qui s’étageaient sur leurs premières pentes disparaissent ; le fond seul ne cesse d’en être couvert ; les palmiers diminuent et font place aux oliviers et aux amandiers. Les villages sont toujours nombreux ; à chaque coude où la vallée s’élargit, on en voit un. A 3 heures et demie, nous arrivons dans celui de Tidgar où nous ferons gîte ; nous descendons chez un ami de Ou Ạddi.

Haute vallée de l’Ouad Iberqaqen.

(Vue prise de Tidgar, dans la direction du nord-nord-ouest.)

Croquis de l’auteur.

A Tidgar, les palmiers ont disparu de la vallée de l’Ouad Iberqaqen. On la voit se prolonger au loin, ligne foncée serpentant entre deux massifs de roche jaune : des amandiers et des oliviers en garnissent le fond ; des villages se distinguent sur les premières pentes de ses flancs. Nous avons rencontré aujourd’hui beaucoup de monde sur notre route.

Chez les Isaffen et les Iberqaqen, les maisons sont tantôt en pierres grossièrement cimentées, tantôt en mauvais pisé ; chez les Isaffen, où le pisé domine, il forme des constructions sans solidité ni élégance : on est loin des gracieuses demeures des Aït Zaïneb. Chez les Iberqaqen, la plupart des bâtiments sont en pierre ; les terrasses qui les couvrent sont des plus primitives : on se contente de juxtaposer des pierres plates sur une rangée de poutrelles d’olivier, et de les maintenir par de gros cailloux placés en dessus, comme aux chalets.

16 janvier.

Départ à 8 heures et demie du matin. Notre hôte nous escorte pendant trois heures ; puis il nous laisse, le pays ne présentant plus de péril. Je quitte à Tidgar la vallée de l’Ouad Iberqaqen ; je remonte à mi-côte un ravin désert, sans espace au fond, dont les flancs, très escarpés, sont des parois monotones de roche jaune : le sentier est une longue rampe serpentant au bord du précipice ; taillé dans le roc, il a pour sol une pierre lisse et glissante, chemin aisé pour les piétons, difficile et dangereux pour les bêtes de somme. Pas trace de végétation : de toutes parts on ne voit que la surface jaune du rocher.

A 10 heures, le pays change ; parvenu à l’extrémité du ravin, je me trouve au bord méridional d’un vaste plateau sur lequel je m’engage : plus de gorges à pentes abruptes ; plus de hautes cimes au-dessus de ma tête : devant moi s’étend un plateau ayant une pente très faible du nord au sud et ne présentant que des ondulations légères, vallées sans profondeur et collines sans élévation. Il couronne le Petit Atlas, et sa ligne de faîte, vers laquelle je marche, est le point culminant de la chaîne. Dans le lointain, on aperçoit le pic couvert de neige du Djebel Ida ou Ziqi, un des sommets du Grand Atlas. Je m’avance vers la crête supérieure du plateau, tantôt montant, tantôt descendant : le sol est aux deux tiers terreux, un tiers est rocheux ; il est en grande partie couvert de cultures semées d’amandiers, qui poussent au milieu des champs comme les pommiers en certaines régions de la France ; une multitude de villages apparaissent à l’horizon ; autour d’eux surtout les cultures sont nombreuses et les amandiers serrés. Je rencontre beaucoup de femmes dans la campagne ; contre l’usage ordinaire, elles sont occupées des travaux de la terre ; on voit les unes labourer avec un bœuf ou un âne, les autres bêcher. Une grande activité règne partout : c’est la saison des semailles. Je remarque de nombreuses citernes[88] ; d’ici à Mogador, j’en trouverai à chaque pas le long du chemin : en ces régions où il y a peu de rivières et peu de sources, leurs eaux sont d’ordinaire les seules que possèdent les habitants. A midi et demi, je parviens à la crête presque insensible qui forme le faîte du Petit Atlas : elle marque à la fois la limite du versant sud de cette chaîne et celle de la tribu des Iberqaqen. Le point où le chemin la franchit s’appelle Tizi Iberqaqen. De là, j’aperçois vers le nord une longue bande bleue bordée d’argent : le Grand Atlas avec ses cimes neigeuses, brillant dans un rayon de soleil. Je quitte ici le bassin du Dra et je passe dans celui du Sous ; en même temps j’entre sur le territoire des Ilalen. Le plateau qui couronne le Petit Atlas s’étend sur le sommet de son versant nord comme sur celui de son versant sud ; des deux côtés du Tizi Iberqaqen, le pays est semblable : même sol plat, même terre féconde, mêmes cultures semées d’amandiers, même population dense. La partie où je pénètre est encore plus riche que la précédente : à mesure qu’on avance, les villages se font plus nombreux, les champs couvrent un espace plus grand et finissent par envahir presque tout le sol. Celui-ci, au bout de peu de temps, n’est que terre, avec de rares portions pierreuses ; la roche disparaît. Les amandiers s’étendent par endroits à perte de vue et donnent à ce plateau fertile un aspect unique.

A 4 heures, nous arrivons à Azaṛarad, village des Ida ou Ska, fraction des Ilalen. Nous nous y arrêtons chez un ami de Ou Ạddi. Je n’ai pas vu un seul cours d’eau pendant la marche d’aujourd’hui. Parmi les nombreux villages que j’ai rencontrés, un était fort important : Agadir Iberqaqen Fouqani ; il a 300 ou 400 maisons : la plupart sont vides durant une portion de l’année ; situées dans la région où se trouvent les principales cultures de la tribu, elles se remplissent aux époques du labour et de la récolte et servent de magasins aux grains et aux amandes. Des gens de toutes les parties du territoire, même du bas Ouad Iberqaqen, y possèdent des demeures.

Il existe une différence frappante entre le village d’Azaṛarad et ceux du versant sud de la chaîne : ces derniers étaient, on l’a vu, mal bâtis. Azaṛarad, au contraire, se distingue par la beauté de ses constructions : toutes les maisons y sont en pierres, non taillées, mais cimentées avec soin ; le long des murs, des gouttières pratiquées avec adresse conduisent l’eau de pluie dans des réservoirs ; chaque habitation a sa citerne ; les portes, hautes et larges, sont cintrées : les arcades en sont faites de pierres de diverses dimensions habilement ajustées ; fenêtres, crête des murs, gouttières sont blanchies à la chaux. Les terrasses sont formées de pierres plates recouvertes d’une couche de terre et maintenues par de gros cailloux. Sur tout le territoire des Ilalen, les constructions sont pareilles, toutes soignées, toutes en pierre ; je ne retrouverai le pisé qu’en entrant chez les Chtouka.

17 janvier.

Départ à 8 heures du matin. Nous marchons seuls : devant demeurer toute la journée sur le territoire des Ilalen, Ou Ạddi nous suffit comme protection. Nous continuons à cheminer sur le plateau d’hier : il ne se modifie pas ; même sol, mêmes ondulations ; les cultures le couvrent en entier, les amandiers l’ombragent à perte de vue ; plus de villages que jamais. Jusqu’à présent les amandiers n’avaient ni fleurs ni feuilles : je les verrai tous en fleur à partir du Tenîn de Touf el Ạzz. A 11 heures, j’atteins la limite septentrionale du plateau ; il finit de ce côté aussi brusquement que vers le sud. En le quittant, je descends une succession de ravins qui me mènent à une vallée profonde, celle de l’Ouad Ikhoullan. La région qu’on traverse jusque-là est montagneuse et boisée : côtes terreuses semées de blocs de roche, grands argans, pentes raides, gorges encaissées. Au fond de ces dernières sont des ruisseaux à sec, avec des lits de galets et parfois de roc. Sur les croupes, à l’ombre des argans, poussent des genêts à fleurs jaunes de 1 mètre de haut ; beaucoup de verdure au ras du sol ; entre les rochers percent des taçououts, les premiers que je voie depuis le Moyen Atlas. Ces forêts ne sont pas désertes ; plusieurs villages apparaissent sur les crêtes ou à mi-côte, et un plus grand nombre au fond des ravins. Chacun d’eux a sa ceinture de jardins, plantations en amphithéâtre où croissent amandiers, grenadiers et oliviers. Les chemins de cette région sont pénibles : je descends plusieurs rampes très rapides ; point de passage difficile.

A 3 heures, je parviens à la vallée de l’Ouad Ikhoullan ; elle a 400 mètres de large et est couverte de cultures ; les flancs en sont de hauts talus boisés ; plusieurs villages sont près de moi, dans le fond ; d’autres brillent au versant de la montagne. Au milieu de la vallée serpente la rivière, dont le lit à sec, tantôt de gravier, tantôt de galets, a 50 ou 60 mètres de large. J’en descends le cours durant un quart d’heure, puis je gagne le pied du flanc gauche. Je le gravis. Terrain semblable à celui de tout à l’heure, boisé de grands argans, avec gazon, genêts, taçououts, poussant à leur ombre ; pentes raides, sol tantôt pierreux, tantôt terreux, hérissé de blocs de roche. A 4 heures et demie, j’arrive au sommet de la côte. Je me trouve en face d’un nouveau plateau, analogue à celui de ce matin en fertilité, abondance de cultures et nombre de villages, mais plus accidenté. Nous nous y engageons et nous y marchons durant le reste de la journée. A 5 heures et demie, on fait halte : nous voici à Afikourahen, petit village, patrie de Ou Ạddi. Le plateau où nous sommes est cultivé sur toute son étendue ; on ne voit plus d’amandiers : de grands argans, arbres séculaires, les remplacent ; plantés symétriquement dans les champs, ils les couvrent à perte de vue. Ce plateau est comme un second échelon du Petit Atlas, celui que j’ai quitté ce matin en formant le premier. Je n’en traverserai plus d’autre d’ici à la vallée du Sous : Afikourahen domine directement celle-ci. De la maison de Ou Ạddi, la vue est merveilleuse : à l’ouest, dans le lointain, la plaine des Chtouka, et au delà une ligne bleue, l’Océan ; au nord, la vallée de l’Ouad Sous, bordée par la masse sombre et les pics neigeux du Grand Atlas ; au point où l’Atlas expire et où commence la mer, on distingue, à 75 kilomètres, Agadir Iṛir, dont les murs blancs couronnant un cône bleuâtre brillent au soleil comme un diadème d’argent.

L’Ouad Ikhoullan est la seule rivière que j’aie vue aujourd’hui. J’ai rencontré beaucoup de monde sur les deux plateaux traversés au commencement et à la fin de la journée, peu dans la région montagneuse et boisée qui les sépare : sur les plateaux, c’étaient des travailleurs labourant les champs ; dans la montagne, des voyageurs isolés. En passant dans la vallée de l’Ouad Ikhoullan, il s’est produit un incident qui a failli être funeste à Ou Ạddi. Comme nous descendions la rivière, nous apercevons derrière nous cinq hommes, armés jusqu’aux dents, lancés à notre poursuite. Ou Ạddi les regarde : « Ce sont des Ikhoullan qui courent après moi ! » s’écrie-t-il. Échanger son long fusil de Chleuḥ contre le fusil à deux coups du Ḥadj, s’enfuir à toutes jambes vers le hameau le plus proche, est pour lui l’affaire de moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Le Ḥadj et moi restons en arrière. Les cinq Ikhoullan ne s’arrêtent pas à nous ; ils nous dépassent, cherchant à rejoindre notre compagnon. Bientôt ils disparaissent dans le village où nous l’avons vu entrer. Nous attendons quelque temps, très anxieux du sort de Ou Ạddi. Enfin le voilà qui revient, avec un notable du lieu, son ami, de qui il a eu le temps de prendre l’ạnaïa. D’un autre côté retournent ses ennemis, arrivés trop tard pour lui faire un mauvais parti. Notre compagnon nous rejoint : nous nous remettons aussitôt en route ; son sauveur nous escorte pendant une heure, jusqu’à ce que nous soyons en sûreté. Les hommes qui nous ont poursuivis appartiennent à un village devant lequel nous avons passé : ce ne sont pas des brigands. Ilalen comme Ou Ạddi, ils font partie de la fraction des Ikhoullan, tandis que notre ami est de celle d’Afra : les deux groupes sont en ce moment en guerre. Ou Ạddi avait été aperçu de ce village : aussitôt sa présence connue, cinq hommes s’étaient mis à sa poursuite, non pour nous voler, mais pour le tuer.

2o. — D’AFIKOURAHEN A MOGADOR.

18 et 19 janvier.

Séjour à Afikourahen. Je suis l’hôte de Ou Ạddi. Il y a plus d’un an qu’il n’avait vu sa famille ; je lui accorde deux jours de repos auprès d’elle.

Les constructions de ce pays sont soignées : tout est en pierres cimentées ; les habitations sont grandes et élégantes ; elles ont un ou deux étages, des escaliers commodes, des portes larges et solides. Dans les régions que j’ai parcourues depuis Tatta et dans celles que je traverserai d’ici à Mogador, les villages ne sont point entourés de murs : cependant il existe des distinctions ; les uns, bien qu’ouverts, sont organisés d’une façon défensive, les autres sont sans défense. Chez les Isaffen, les Iberqaqen, les Ilalen, la plupart sont aménagés de manière à pouvoir résister à une attaque : dans la fraction d’Afra, les murs des maisons sont percés de meurtrières à chaque étage et les terrasses munies d’un parapet crénelé. Ces précautions disparaîtront dès que je quitterai les Ilalen, et les hameaux présenteront l’aspect le plus pacifique. Jusqu’à mon entrée dans la fraction d’Afra, les habitations étaient réunies en villages ; d’Afra à Mogador, il n’en sera presque jamais ainsi : sauf rares exceptions, je ne rencontrerai plus de villages, mais des hameaux, ou des demeures disséminées seules ou par petits groupes dans la campagne ; plus rien de guerrier ; parfois une tour se dressera entre quelques maisons : ce ne sera qu’un ornement, signe de la demeure d’un riche. Dans cette région je cesserai de voir des jardins entourer les lieux habités ; adieu figuiers, grenadiers, vignes, frais bosquets, ceinture habituelle des villages marocains : d’ici à Mogador, hameaux et maisons s’élèvent tristement en plein champ, au milieu des labourages. Tout au plus ont-ils des haies de cactus. On voit d’après ce qui précède que la tiṛremt d’un modèle si régulier et si uniforme, que j’ai rencontrée constamment du Tâdla à Tazenakht, n’existe en aucune façon dans ces contrées. Je suis, depuis Tisint, en plein pays d’agadirs.

Le costume demeure ce qu’il était à Tizgi et dans les tribus intermédiaires ; un détail d’équipement, la poudrière, se modifie chez les Ilalen. Elle consiste en une petite boîte métallique, en forme de cylindre très bas. Ce modèle est en usage chez les Ilalen et les Chtouka ; dans le reste du bassin du Sous et chez les Ḥaḥa, on se sert de la corne, du type connu. Le fusil et le poignard sont les mêmes qu’auparavant ; pas de sabres ni de baïonnettes.

20 janvier.

Départ à 10 heures et demie. Nous reprenons notre marche sur le plateau où nous sommes ; il est toujours couvert de cultures, toujours semé d’une foule de villages. A midi, je passe de la tribu des Ilalen dans celle des Chtouka ; le pays ne se modifie pas : politiquement, cette frontière est importante ; elle marque la limite entre le blad es sîba, d’où je sors, et le blad el makhzen, où j’entre. Jusqu’à 2 heures, le plateau reste tel qu’il était auprès d’Afikourahen, fort accidenté ; à 2 heures, il s’aplanit et ne présente dès lors que des ondulations légères ; il continue à être cultivé à perte de vue, ombragé d’argans et semé de villages : ceux-ci sont moins nombreux que chez les Ilalen. Vers 3 heures, j’arrive au bord septentrional du plateau, au sommet du talus qui le sépare de la plaine du Sous ; ce talus est analogue à celui que j’ai descendu hier, de 11 heures à 3 heures : côtes raides et ravinées ; terrain pierreux, avec beaucoup de rochers, boisé d’argans ; sous les arbres, des genêts jaunes, des jujubiers sauvages, des taçououts couvrent le sol. Chemin pénible, mais non difficile. J’entre dans la forêt et me mets à descendre ; vers 4 heures moins un quart, je parviens au pied du talus. Devant moi s’étend une plaine triangulaire, de 5 à 6 kilomètres de long ; un kheneg, vers lequel je me dirige, la termine ; elle est entourée d’une ceinture de collines basses sur les premières pentes desquelles brillent, comme des taches blanches, une multitude de hameaux. La plaine est couverte de cultures ombragées d’argans ; sol de sable, sans une pierre. Ici, comme chez les Ilalen, la plupart des groupes d’habitations sont dominés par une tour indiquant la demeure du chikh ; les constructions n’ont plus l’appareil défensif des précédentes. Elles cessent d’être de pierre et sont en pisé blanc. A 4 heures et demie, j’atteins l’entrée du kheneg ; je m’y arrête au hameau de Taourirt ou Selîman.

Durant la journée, j’ai rencontré beaucoup de monde sur le chemin, travailleurs et voyageurs. Le seul cours d’eau de quelque importance que j’aie vu est l’Asif Aït Mezal (lit de gros galets de 15 mètres de large, au milieu duquel coulent 5 mètres d’eau de 30 centimètres de profondeur). Parmi les villages qui se sont trouvés sur mon chemin, il en était un d’aspect particulier : celui d’Aït Sạïd. Les maisons, hautes, à terrasses couronnées de créneaux, en sont autant de petits châteaux ; toutes sont blanchies, luxe suprême du pays : il n’en existe point de plus belles dans les villes. Ce sont les demeures de la riche famille des Aït Sạïd. Celle-ci est une nombreuse maison de négociants faisant le commerce entre Mogador d’une part, le Sahel, Aqqa, Tizounin et Tindouf de l’autre : elle exporte de Mogador les objets de provenance européenne et y importe les dattes et la gomme du Sahara, les amandes des Ilalen et les produits du Soudan qu’elle achète à Tindouf et dans le Sahel. Les Aït Sạïd ont des résidences en ce lieu qui est leur berceau, mais une partie d’entre eux vit à Mogador.

A Taourirt ou Selîman, nous recevons l’hospitalité du chikh du village. Le nom de chikh, chez les Chtouka et les Ilalen, signifie l’homme le plus riche du hameau ; tout petit centre, fût-il de 3 ou 4 maisons, a son chikh ; il ne s’ensuit pas que cet individu soit un grand personnage. Dans le blad el makhzen, ces chikhs sont nommés ou acceptés par les qaïds ; leur considération n’en est pas augmentée et ils n’ont jamais que celle, passagère, qui s’attache à leur fortune.

Chez les Chtouka, les armes sont les mêmes que chez les Ilalen, mais les vêtements changent : plus de khenîf ; chaque homme porte une chemise de cotonnade ou de laine blanche, un petit turban blanc laissant à nu le sommet de la tête, un ḥaïk ou un bernous de même couleur ; le bernous a une forme et un nom particuliers : il est très court et s’appelle selḥam. Pour les femmes, la toilette n’offre pas de modification, à l’exception du voile de laine noire qui disparaît. Le costume des Chtouka est celui des Ksima et des Ḥaḥa.

Les Chtouka, comme les Ksima, les Ḥaḥa et les diverses tribus que j’ai traversées depuis Tizgi Ida ou Baloul, sont Imaziṛen (Chellaḥa) et parlent le tamaziṛt. Celles qui habitent la montagne, Isaffen, Iberqaqen, Ilalen, ne savent guère que cette langue ; parmi celles de la côte, chez les Ksima surtout, l’arabe est répandu.

21 janvier.

Départ à 8 heures et demie. Durant toute la journée, nous marcherons de concert avec une caravane que nous avons rencontrée hier au gîte. Bien que nous soyons en blad el makhzen, il est plus prudent d’aller en compagnie que de cheminer seuls. Après avoir traversé le kheneg à l’entrée duquel je m’étais arrêté hier, je trouve une immense plaine où je cheminerai jusqu’au soir ; plaine de sable rose, unie comme une glace, sans une pierre, sans une ride, sans une ondulation, s’étendant depuis le pied du Petit Atlas, où je suis, jusqu’à la mer d’une part, au Grand Atlas de l’autre, et traversée par l’Ouad Sous. La portion que j’ai devant moi, occupée presque tout entière par les Chtouka, est d’une fécondité admirable ; une partie est cultivée, l’autre est en pâturages et en forêts. Les cultures ne sont plus semées d’argans ; aucun arbre ne les ombrage : ce sont des successions de champs uniformes séparés par des haies vives ; çà et là, on y voit des puits ; et, auprès, quelques figuiers ; une multitude de hameaux s’y élèvent : dans les portions labourées, on en a sans cesse douze ou quinze en vue : ils sont ouverts et sans défense, les tours y sont rares ; ce sont des constructions de pisé rose, sans arbres aux alentours, si ce n’est des figuiers de Barbarie ; ils respirent la prospérité. Ces parties cultivées de la plaine forment une des contrées les plus fertiles et les plus peuplées du Maroc. Les portions boisées présentent un aspect tout différent : là, plus de champs, plus d’habitations ; des forêts d’argans séculaires étendent leur ombre sur la surface unie du sol, qui se couvre d’immenses pâturages ; pas un sillon, pas une maison n’interrompent la monotonie de ces vastes prairies, sous leur dôme de feuillage : seuls habitants de ces solitudes, on rencontre de loin en loin des troupeaux de vaches, de moutons et de chameaux, paissant sous les arbres. La principale de ces forêts s’appelle Targant n Ououdmim ; elle est célèbre par ses serpents : les Ạïssaoua y viennent de loin en faire leur provision.

Cheminant ainsi, tantôt à travers le recueillement des grands bois, tantôt au milieu de riantes cultures et d’innombrables villages, je parviens vers le soir non loin de l’Ouad Sous. Je m’arrête à 5 heures dans un hameau, à quelque distance du fleuve.

Je n’ai cessé de rencontrer beaucoup de monde sur le chemin. De toute la journée, il ne s’est pas présenté un seul cours d’eau, ni rivière ni ruisseau. J’ai passé par un marché, le Tenîn des Ida ou Mḥammed, où j’ai fait une halte assez longue.

22 janvier.

Départ à 6 heures et demie du matin. Je me dirige vers l’Ouad Sous ; d’ici là ce n’est qu’un vaste jardin : champs bordés de cactus, ombragés d’oliviers, de figuiers et d’argans, semés d’une foule d’habitations ; le chemin, garni de haies, serpente entre les vergers et les maisons qui se succèdent sans interruption. Au travers de cette riche contrée, j’arrive, à 7 heures et demie, au bord du fleuve. Je le franchis à un gué : le lit, de sable, a 100 mètres de large ; 75 mètres sont à sec ; les 25 autres sont occupés par une nappe d’eau limpide, profonde de 50 centimètres ; courant de rapidité moyenne. En amont et en aval du gué, le fleuve, gardant même largeur, change d’aspect : l’eau, moins courante et moins haute, s’étend sur la surface du lit dont le fond, devenu vaseux, se garnit de roseaux. Depuis l’endroit où je l’ai passé jusqu’à celui où je le perdrai de vue, l’Ouad Sous aura la même apparence : une bande de 100 mètres couverte de roseaux. Je descends la rive droite ; le sol est à peine à un mètre au-dessus du niveau de l’eau ; c’est du sable, tapissé de gazon et de joncs, et ombragé de tamarix. Ce terrain bas et humide, qui forme un ruban de 300 mètres le long du côté droit, peut être considéré comme faisant partie du lit. Au Tlâta des Ksima, je quitte les bords du fleuve et gagne un village voisin, résidence de Sidi Ạbd Allah d Aït Iaḥia, marabout d’Ez Zaouïa, de Tisint, depuis longtemps établi en cette région. Du Tlâta à sa demeure, ce ne sont que cultures, jardins et villages : au milieu de la verdure se dresse, dominant le pays, la haute maison blanche de Ḥadj El Ạrabi, vrai château, avec deux énormes tours que j’aperçois depuis Taourirt ou Selîman. Ḥadj El Ạrabi est un simple particulier, fort riche.

A 8 heures et demie, nous sommes chez S. Ạbd Allah ; c’est un compatriote et un ami du Ḥadj ; nous comptons sur lui pour nous accompagner et nous protéger dans le Ḥaḥa, où il jouit, comme ici, d’une grande influence. En arrivant, nous apprenons qu’il est absent ; nous ne trouvons que son fils. Celui-ci, beau jeune homme d’une vingtaine d’années, Ḥarṭâni de couleur presque noire, nous accueille à merveille : le Ḥadj, excellent homme aimé de tous ceux qui le connaissent, est reçu à bras ouverts. Il est bientôt convenu que nous passerons là le reste de la journée ; le lendemain nous nous remettrons en route, accompagnés par le jeune marabout, qui nous escortera jusqu’à Mogador.

23 janvier.

Départ à 9 heures. D’ici à Agadir Iṛir, la plaine où je suis depuis avant-hier se continue ; elle est couverte partie de cultures, partie de pâturages : ces derniers sont semés çà et là de jujubiers sauvages ; plus d’argans. A 10 heures et demie, le pays devient désert ; on entre dans un fourré d’arbres et de broussailles, petits argans et jujubiers sauvages. A 11 heures, après avoir franchi quelques dunes de sable de 8 à 10 mètres de haut, je me trouve au bord de la mer. Je longe le rivage jusqu’à Agadir. Le chemin passe au-dessous de cette ville, à mi-côte entre elle et Founti : Founti est un hameau misérable, quelques cabanes de pêcheurs ; Agadir, malgré son enceinte blanche qui lui donne un air de ville, est, me dit-on, une pauvre bourgade, dépeuplée et sans commerce. A partir de là, je suis la côte, cheminant à mi-hauteur de la falaise qui la borde ; elle n’est ni très haute ni très escarpée : c’est un talus pierreux, parfois rocheux, tapissé de broussailles basses et d’herbages ; le jujubier sauvage et la taçouout y dominent. Vers 2 heures moins un quart, je descends pour traverser, à quelques mètres de son embouchure, l’Asif Tamrakht : la vallée en est remplie de cultures ; plusieurs villages s’y voient à quelque distance. La rivière forme deux bras, larges l’un de 15 mètres, l’autre de 50 ; tous deux ont un lit de sable ; le premier est à sec, des flaques d’eau sont dans le second. Au delà je reprends mon chemin le long de la falaise. Vers 3 heures, celle-ci change d’aspect : elle devient plus rocheuse et se couvre d’argans de 4 à 6 mètres de haut ; je cesse de la suivre et je monte vers sa crête. J’y parviens à 4 heures moins un quart ; c’est la fin de la forêt : je suis à la lisière d’un plateau à ondulations légères, couvert en grande partie de cultures qu’ombragent des argans comme chez les Ilalen ; une multitude de bâtiments isolés, de groupes de maisons y apparaissent. Je fais halte à 4 heures, à une des premières habitations. C’est une nezala. On donne ici ce nom à des postes habités par des familles attachées au makhzen, qui ont pour devoir d’assurer la sécurité des routes et sont autorisées à percevoir de faibles droits de péage. Ces nezalas sont installées dans un petit nombre de tribus soumises : elles ne font régner qu’une demi-sûreté ; ici, comme ailleurs, les étrangers n’osent guère voyager seuls.

Agadir Irir. (Vue prise du sud-est de la ville.)

Croquis de l’auteur.

Entré dans la tribu des Ḥaḥa ce matin, à Agadir, j’y resterai jusqu’à mon arrivée à Mogador. Ce que j’ai aperçu de leur territoire donne une idée complète de ce que j’en verrai dans la suite. Leur pays peut se diviser en quatre portions : 1o les falaises du rivage, partout telles que je les ai vues ; 2o des vallées, à fond cultivé et semé de villages ; 3o des côtes : toutes sont boisées d’argans ; le sol en est partie de la terre, partie une roche blanche ; les pentes, assez raides, en sont sillonnées de ravins escarpés ; sous les argans, poussent des jujubiers sauvages et mille sortes d’herbes, et vivent des quantités énormes de gibier, perdreaux innombrables, sangliers, lièvres, lynx, etc. ; 4o des plateaux : ils forment la quatrième portion du territoire et la plus importante ; ces terrasses ressemblent à celle d’Afikourahen ; elles sont moins accidentées, ne présentent que des ondulations légères, et ne sont pas peuplées partout : la majeure partie de leur surface est couverte de cultures, champs d’orge et de blé plantés d’argans comme ceux du bas territoire des Ilalen ; au milieu des labours s’élèvent une foule d’habitations, dispersées une à une ou par deux ou trois. Chez les Ḥaḥa, non seulement on ne trouve pas de centre de quelque importance, mais on ne voit point les hameaux des Chtouka et des Ilalen ; les maisons se dressent isolées au milieu des champs, ou réunies par très petits groupes : elles sont en pisé blanc ; celles des riches sont bien construites, avec des encadrements de portes en pierres de taille et de hautes tours carrées, à angles et couronnement de pierre : la contrée fournit en abondance une pierre blanche, tendre, facile à travailler, mais peu solide, qui sert pour ces édifices. Les cultures, parfois serrées sur une longue étendue, ailleurs clairsemées, occupent les 2/3 de la surface des plateaux ; le reste est garni de pâturages, avec des bouquets d’argans et, par places, de grands genêts blancs. Je n’y ai vu qu’une forêt, la Ṛaba Ida ou Gerṭ, à la porte de Mogador. Le sol est de terre blanche mêlée de beaucoup de pierres. Ces hautes terres, où sont concentrées la plupart des cultures et des habitations des Ḥaḥa, n’ont d’autre eau que celle des medfias.

24 janvier.

Départ à 7 heures et demie du matin. Arrêté à 5 heures du soir, sur les bords de l’Ouad Aït Ạmer. Ma route s’est effectuée successivement dans les diverses régions que je viens de décrire, sans donner lieu à aucune remarque nouvelle. La seule chose à noter est la composition d’une portion de la falaise, entre la nezala où j’ai passé la nuit et le fondoq qui est au-dessous, sur la côte ; la partie supérieure de cette falaise est formée d’énormes blocs de coquillages agglomérés ; là, pendant quelque temps, on ne voit trace ni de terre ni de roche : tout le sol n’est fait que de ces coquillages pétrifiés ; le chemin passe sur leur surface.

J’ai rencontré peu de monde aujourd’hui et n’ai traversé aucun cours d’eau important.

25 janvier.

Départ à 8 heures du matin. Arrêté à 4 heures du soir, à la maison de Ḥadj Ạbd el Malek. On voit plus de passants qu’hier. Traversé l’Ouad Aït Ạmer (lit de gros galets, de 50 mètres de large, avec un filet d’eau courante de 2 mètres) ; cette rivière est la seule que j’aperçoive de la journée.

26 janvier.

Séjour chez Ḥadj Ạbd el Malek.

27 janvier.

Départ à 7 heures du matin. Arrêté à 6 heures du soir, chez un ami de notre marabout. Le pays reste tel que je l’ai décrit.

J’ai traversé plusieurs petits cours d’eau : l’Asif Ida ou Gelloul (ruisseau desséché ; 6 mètres de large), l’Ouad Aït Bou Zoul (40 mètres de large ; à sec), l’Ouad Ijaṛiren (3 mètres de large ; à sec ; affluent de l’Ouad Aït Bou Zoul), l’Ouad Imaṛiren (15 mètres de large ; à sec ; le cours supérieur traverse des gisements de sel, non loin d’une source d’eau vive, Ạïn Imaṛiren, la seule que j’aie vue dans le Ḥaḥa), l’Ouad Ida ou Isaṛen (à sec ; 15 mètres de large près de son confluent), l’Ouad Tidsi (30 mètres de large ; à sec).

28 janvier.

Départ à 7 heures et demie du matin. A 8 heures, j’entre dans une vaste forêt ombrageant d’immenses pâturages : c’est Ṛaba Ida ou Gerṭ, lieu désert, célèbre par les brigandages qui s’y commettent. J’en sors à 11 heures et demie ; au-delà je franchis une petite plaine, en partie couverte de genêts ; puis des dunes de sable me conduisent par une pente douce au bord de la mer. A midi et demi, je traverse l’Ouad Ida ou Gerṭ. A 1 heure, j’entre à Mogador.

Aussitôt arrivé, j’allai au Consulat de France. J’y fus reçu par le chancelier, M. Montel. Ce que fut pour moi M. Montel durant mon séjour à Mogador, les services de tout genre qu’il me rendit, rien ne saurait l’exprimer. Puisse tout voyageur, en pareille circonstance, rencontrer même accueil, même sympathie, même appui ! Heureux ceux dont le pays est représenté par des hommes semblables, en qui un compatriote inconnu trouve dès le premier jour, avec la bienveillance et la protection du magistrat, le dévouement d’un ami.

[86]On dit indifféremment Ilalen et Ilala ; Ilala est la forme arabe, Ilalen la forme tamaziṛt. Dans le sud du Maroc, un grand nombre de noms de tribus sont également usités sous ces deux formes : ainsi on dit Seketâna ou Isektân, Zenâga ou Iznâgen, Ḥaḥa ou Iḥaḥan, Ounila ou Iounilen, Ikhzama ou Ikhzamen, etc.

[87]Tizgi Ida ou Baloul n’a rien de commun avec les Ida ou Blal. Il n’y a entre les deux noms qu’une similitude fortuite.

[88]

Citerne medfia

Ces citernes portent le nom de medfia, au pluriel medâfi. Chez les Isaffen et surtout chez les Iberqaqen, les Ilalen, les Chtouka, les Ḥaḥa, on en rencontre une quantité prodigieuse ; les parties de ces quatre dernières tribus que je traverserai ne sont alimentées que par l’eau des citernes. Aussi ces constructions utiles y sont-elles soignées et est-on arrivé à un certain degré de perfection dans leur aménagement : elles sont maçonnées en pierre et quelquefois creusées dans le roc. Voici la coupe et la projection du modèle le plus usité.


VII

DE MOGADOR A TISINT.

1o. — DE MOGADOR A DOUAR OUMBAREK OU DEHEN.

Mogador, dont le nom est écrit en grosses lettres sur nos cartes, est loin d’être le port important que nous pourrions nous figurer. Celui qui s’attendrait à trouver une ville en relations constantes avec l’Europe serait déçu. En hiver surtout, les moyens de communiquer sont rares et irréguliers. Au bout de 45 jours seulement, je reçus de Paris la réponse à des lettres expédiées le lendemain de mon arrivée. Cet état tient au peu de commerce que fait aujourd’hui Mogador : ce port n’a plus d’affaires qu’avec les Chiadma, les Ḥaḥa, les Chtouka, les Ilalen, le Sahel, Tindouf, et par là Timbouktou. Il possède le monopole de la majeure partie du trafic du Soudan, de celui qui se fait par les Tajakant. C’est le plus bel apanage qui lui reste. Quant au bassin du Sous, quant au Sahara occidental et central, de l’Ouad Aqqa à l’Ouad Ziz, ils font leurs achats à Merrâkech, et cette capitale reçoit tout de Djedida (Mazagan). Le grand centre commercial du Maroc est la ville de Merrâkech : au sud de l’Atlas, Fâs fournit le cours de l’Ouad Ziz et la région du Sahara qui est à l’est de ce fleuve ; Mogador approvisionne le Sahel et la petite portion du bassin du Dra située à l’ouest de l’Ouad Aqqa ; Merrâkech alimente tout le bassin du Sous, l’immense bassin du Dra, sauf les réserves que nous venons de faire, et jusqu’aux districts arrosés par les affluents de droite du Ziz, tels que le Todṛa et le Ferkla.

Aussitôt que j’eus reçu les lettres que j’attendais de France, je me mis en route vers le sud pour regagner Tisint. Mon ami le Ḥadj m’avait attendu : cette fois je partais seul avec lui ; il avait renvoyé son compagnon.

Du 14 au 20 mars 1884.

Partis de Mogador le 14 mars, avec le fils de S. Ạbd Allah d Aït Iaḥia, que son père nous avait donné comme escorte, nous arrivâmes à la maison des religieux, dans la tribu des Ksima, le 20 du même mois. Des pluies torrentielles qui étaient tombées pendant une partie de cette période avaient entravé notre marche ; c’est pourquoi nous avions mis sept jours à parcourir une distance qui se franchit d’ordinaire en quatre. Nous avions suivi une route différente de la première, mais qui n’avait donné lieu à aucune remarque nouvelle. Par suite des pluies, les rivières s’étaient grossies : là où un mois et demi auparavant je n’avais vu que des lits desséchés, je trouvais des torrents impétueux. L’Ouad Aït Ạmer, que je traversai au même point qu’à l’aller, formait une rivière large de 20 mètres, profonde de 70 centimètres et si rapide que j’eus beaucoup de peine à la passer.

Aussitôt parvenus à la demeure de notre compagnon, celui-ci nous chercha un de ses parents, marabout originaire de Mrimima et ami du Ḥadj. Ce marabout, S. Iaḥia Bou Ḥebel, moins grand personnage que Sidi Ạbd Allah, est plus connu que lui dans la région nouvelle où nous allons entrer : comme S. Ạbd Allah a ses serviteurs religieux parmi les Ksima et les Ḥaḥa, il a les siens chez les Imseggin et les Houara. Il fut convenu qu’il nous escorterait jusqu’à Douar Oumbarek ou Dehen. Ce point se trouve sur la rive droite de l’Ouad Sous, à quelque distance du fleuve, au nord-est d’Igli.

21 mars.

Départ à 7 heures du matin, en compagnie de Sidi Iaḥia. Je remonte l’Ouad Sous, à 1 ou 2 kilomètres de sa rive droite. Je le verrai toute la journée, serpentant au milieu des tamarix, entouré de cultures, avec de grands oliviers ombrageant son cours et deux rangées de villages échelonnés sur ses rives. Ce qu’il sera aujourd’hui, il le restera jusqu’au delà d’Igli. Le fleuve, avec sa bordure de champs, d’arbres et d’habitations, forme une large bande verte se déroulant au milieu de la plaine, 10 mètres au-dessous du niveau général. Un talus à 1/2 relie la dépression au sol environnant. Je marche au nord du talus, dans la plaine du Sous. C’est une surface immense, unie comme une glace, au sol de terre rouge sans une pierre ; elle s’étend entre le Grand et le Petit Atlas, depuis la mer jusqu’au haut du Ras el Ouad ; la largeur en est énorme : d’autant plus grande qu’on descend davantage, elle est ici de 40 kilomètres et sera encore de 12 chez les Menâba. La vallée du Sous demeurera la même durant les trois jours que je vais la remonter : plaine d’une fertilité merveilleuse, enfermée entre deux longues chaînes, dont l’une, moins élevée et à crêtes uniformes, borne au sud l’horizon d’une ligne brune, tandis que l’autre, s’élançant dans les nuages, élève à pic au-dessus de la campagne ses massifs gigantesques aux flancs bleuâtres, aux cimes blanches[89].

La plaine du Sous, toute d’une admirable fécondité, est loin d’être cultivée en entier. Pendant que champs, jardins et villages se pressent sans interruption sur les rives du fleuve, ils sont très inégalement répartis dans le reste de la vallée. Le sol de celle-ci est occupé partie par des cultures, partie par des prairies, partie par des forêts ; nulle part il n’est nu ; partout cette terre généreuse se tapisse d’une verdure abondante. La portion que je traverse aujourd’hui peut se diviser en trois régions de longueurs inégales : dans la première, les cultures occupent un tiers du sol ; le reste est couvert de broussailles et de pâturages : des bouquets de grands argans croissent çà et là ; de nombreux troupeaux de vaches paissent dans les prés ; de temps à autre on rencontre un village, mais ils sont peu nombreux. C’est le territoire des Imseggin. La seconde région est une vaste forêt, faisant limite entre les Imseggin et les Houara : épais bois d’argans ; quelques villages y apparaissent de loin en loin dans des clairières ; peu de monde, point de troupeaux ; le sol, sec jusqu’ici, devient détrempé par endroits : de petites mares, des flaques d’eau le sèment ; les argans ont 4 à 5 mètres de haut ; ils ne rappellent, non plus que ceux des Ḥaḥa, les magnifiques arbres des Chtouka et des Ilalen : à leur ombre croît une végétation abondante, broussailles et herbe émaillée d’une multitude de fleurs. En sortant de la forêt, on entre sur le territoire des Houara ; une nouvelle région commence : les arbres, qui étaient si nombreux, deviennent rares ; point de cultures, si ce n’est aux abords des villages : une immense prairie, semée de flaques d’eau, s’étend de l’Ouad Sous au pied du Grand Atlas ; des villages, des fermes isolées sont en vue : les uns et les autres, comme tous les lieux habités que j’ai rencontrés aujourd’hui, sont entourés d’une ceinture de cactus, de quelques champs d’orge et de plantations d’oliviers.

A 6 heures du soir, j’arrive au grand village d’Oulad Seṛeïr, où S. Iaḥia a une maison ; je m’y arrête.

J’ai rencontré partout, excepté dans la forêt, beaucoup de gens sur ma route. Tous baisaient pieusement la main de mon marabout, reconnaissable, comme la plupart de ceux du Sous, à une longue canne ferrée, surmontée d’une pomme de cuivre, sorte de crosse qui ne le quitte pas. Mon protecteur paraît un bon homme, mais c’est le plus enragé fumeur de kif qui soit au monde. Peu de localités, sur notre passage, où il n’eût un ami, fumeur comme lui. Sitôt qu’on approchait d’un de ces points, il me quittait, prenait le pas gymnastique, entrait au village, se faisait donner une pipe, la fumait et me rejoignait : malgré ses soixante-huit ans, il fit plus de dix fois ce manège pendant le trajet. J’ai traversé deux cours d’eau importants : l’Ouad el Ḥamerin (il arrose, au-dessus d’ici, la tribu des Ḥamerin, qui, dit-on, doit ce nom à la couleur rouge du sol de son territoire. C’est une belle rivière : eau de 30 mètres de large et de 80 centimètres de profondeur ; courant rapide ; lit de 40 mètres, moitié sable, moitié galets ; berges de terre à 1/1, hautes de 3 mètres, couvertes de gazon, de lauriers-roses et de tamarix) ; l’Ouad Semnara (lit de sable de 40 mètres ; berges de 3 mètres de haut à 1/1. L’eau n’a que 3 mètres de large ; elle est limpide et courante).

Durant la marche dans les diverses tribus, Ksima, Imseggin et Houara, dont j’ai traversé les territoires, trois choses m’ont frappé : l’horizontalité du sol dans cette large vallée du Sous, la richesse de la végétation, enfin la force des bestiaux : ce ne sont plus les petites vaches de l’Algérie et du Sahara Marocain, mais de beaux animaux comme ceux des environs de Tanger, des Zaïan et d’Europe.

22 mars.

Séjour à Oulad Seṛeïr.

La tribu des Houara, dont j’ai traversé une partie avec l’escorte d’un pauvre marabout, est célèbre et redoutée pour ses brigandages. J’ai eu un rare bonheur de ne point y faire de mauvaise rencontre. Les pillages y sont aussi fréquents que jamais, bien que, depuis 1882, elle fasse partie du blad el makhzen. Elle est commandée par un qaïd dont l’autorité s’étend sur tout son territoire, comprenant les deux rives de l’Ouad Sous. La plupart des Houara habitent des fermes isolées ; les autres résident dans des villages d’une forme particulière à la tribu. Les maisons en sont séparées, et entourées chacune d’une haie circulaire de jujubiers sauvages ou de cactus. Avec cet usage, les moindres localités occupent une grande étendue ; il y en a d’importantes : celle où je suis a 120 feux. Aucun lieu habité qui ne soit environné de cultures et de jardins ; comme arbres, croissent des figuiers, des grenadiers, des oliviers. Les demeures, vastes, sont la plupart flanquées de deux tours ne dépassant pas en hauteur les murs du bâtiment ; on construit en pisé ; on couvre en terrasse.

La tribu des Imseggin, que j’ai traversée hier, se divise, me dit-on, en onze fractions.

Une grande activité commerciale règne en cette région ; témoin le nombre de marchés : on va d’ici à 8 marchés différents : Arbạa Ḥamerin, Khemîs Oulad Daḥou, Djemạa Amzou, Sebt el Kefifat, Ḥad Menizela, Tenîn Oulad eṭ Ṭeïma, Tlâta Ḥafaïa, Sebt el Gerdan.

23 mars.

Le pays à parcourir aujourd’hui est encore dangereux ; S. Iaḥia prend avec lui, comme renfort, un de ses fils qui demeure à Oulad Seṛeïr. Départ à 6 heures du matin. Les arbres recommencent ; on voit quelques prairies, mouchetées de bouquets d’argans : la majeure partie du sol, jusqu’à 10 heures et demie, est couverte de bois ; ces forêts sont semblables à celles d’avant-hier : mêmes essences, mêmes déserts ombragés, mêmes rares clairières où apparaît un village entouré de cultures ; le peu de prairies qui s’aperçoivent sont semées d’un grand nombre de fermes isolées ; à partir d’Oulad Seṛeïr, le terrain redevient sec : plus de flaques d’eau. A 10 heures et demie, forêts et pâturages cessent ; j’entre dans des labourages qui ne tardent pas à occuper toute la surface du sol ; ce sont des champs d’orge et de blé auxquels se mêlent des plantations d’oliviers, de plus en plus étendues à mesure que l’on avance. Une foule de villages s’élèvent de toutes parts. Bientôt apparaît une longue ligne noire, forêt d’oliviers d’où émerge le faîte d’un minaret : c’est Taroudant. A midi et demi, j’arrive au pied des murs. Je les longe sans entrer dans la ville. L’enceinte de Taroudant est construite en pisé jaune ; elle a 5 à 6 mètres de haut, et 40 centimètres environ d’épaisseur ; elle est pleine de lézardes et, bien que sans brèches, en mauvais état. Pour sa portion sud, dont j’ai suivi les sinuosités, j’ai constaté l’exactitude du tracé de M. Gatell[90]. Taroudant me paraît située à un point où la vallée du Sous se resserre brusquement sur une courte longueur, à un kheneg en un mot, mais kheneg peu accentué. Il semble que plusieurs chaînes de hauteurs parallèles au fleuve se détachent en face d’ici du pied du Petit Atlas et viennent expirer, près de l’Ouad Sous, en collines sablonneuses boisées d’argans. Aucun cours d’eau n’arrose la ville ; elle est alimentée par de larges canaux dérivés du fleuve. A 1 heure, je quitte les murs de la capitale du bas Sous. Jusqu’à 2 heures et demie, le chemin, entouré de haies d’églantiers, serpente entre des champs et des plantations d’oliviers, au milieu de villages. Les environs de Taroudant sont d’une richesse extrême. Dès qu’il est labouré, ce sol admirable de la vallée du Sous, dont une grande partie reste inculte, devient d’une fertilité merveilleuse. A 2 heures et demie, je m’arrête chez des amis de S. Iaḥia, dans une petite zaouïa.

Peu de monde sur ma route jusqu’à 10 heures et demie, beaucoup depuis. J’ai traversé deux cours d’eau importants : l’Ouad Beni Mḥammed (au point où je le passe, il se divise en trois bras : le bras occidental a un lit de 40 mètres, gravier et sable, à sec ; berges de 75 centimètres ; le bras central est semblable au précédent ; le bras oriental a 60 mètres de large ; lit de galets ; à sec ; les deux premiers sont séparés par une langue de terre couverte de pâturages et de tamarix, les deux derniers par une surface où ne poussent que des touffes de melbina. Cette rivière n’a d’eau que d’une façon passagère, au moment des pluies) ; l’Ouad El Ouaạr (à sec ; lit de gravier de 60 mètres ; berges de sable, à pic, de 10 mètres de hauteur).

24 mars.

Départ à 7 heures du matin. Je continue à cheminer à quelque distance au nord de l’Ouad Sous, hors de la bande de plantations et de villages qui le bordent ; la vallée reste ce qu’elle était hier, toujours plate, toujours sans une pierre ; comme on l’a dit, elle se rétrécit par degrés. Jusqu’au territoire des Menâba, le sentier parcourt une succession de cultures, de pâturages, de taillis et de bois d’argans ; on passe auprès de nombreux hameaux ; à chaque pas on rencontre des troupeaux de bœufs. A partir de la frontière des Menâba, bois et broussailles cessent ; on trouve quelques pâturages, mais la majeure partie du sol est occupée par des champs d’orge ou de blé ; les villages sont en plus grande quantité que jamais : comme tous ceux de la vallée du Sous, ils sont en pisé rouge, plus on moins foncé ; dans quelques-uns s’élève une tour, distinguant la demeure d’un homme riche, d’un chikh. Ils sont bien bâtis, bien entretenus, non élégants ; murs nus, sans ornements. Depuis Taroudant, les cactus qui les entouraient chez les Houara, les Chtouka, les Imseggin et les Ksima, ont disparu ; une sombre ceinture d’oliviers les enveloppe. En marchant dans cette riche contrée, je parviens aux campements des Oulad Dris. Je m’y arrête à 6 heures du soir, dans le douar d’Oumbarek ou Dehen. Le maître de la principale tente, vieil ami du Ḥadj, m’offre l’hospitalité. Beaucoup de passants aujourd’hui sur mon chemin. Pendant les dernières heures de marche, j’ai franchi un grand nombre de canaux, les uns souterrains (feggaras), les autres à ciel ouvert ; ils apportent l’eau de la montagne aux cultures de la plaine. J’ai traversé trois rivières importantes : l’Ouad Ziad (lit de 500 mètres de large où coulent, sur un fond moitié gravier, moitié sable, six bras d’eau de 2 mètres chacun ; eau claire ; courant rapide) ; l’Ouad Talkjount (lit de 40 mètres, moitié sable, moitié galets ; flaques d’eau au milieu ; berges de terre de 3 mètres de haut) ; l’Ouad Bou Srioul (lit de gravier de 50 mètres ; nappe d’eau courante de 3 mètres ; berges de terre de 3 mètres).

25 mars.

Séjour chez les Oulad Dris. Ceux-ci sont une petite tribu nomade isolée campant au nord-est des Menâba, entre ces derniers et les Talkjount. Indépendants autrefois, ils ont suivi le sort du reste du Ras el Ouad et, en 1882, se sont soumis au sultan. Celui-ci les a placés sous la dépendance du qaïd des Menâba. Les Oulad Dris labourent, mais leur fortune principale consiste en troupeaux de chameaux. Ils se disent de race arabe ; leur langue est l’arabe, la plupart savent aussi le tamaziṛt. Ils sont en rapports constants avec le sud, avec Tatta, Tisint, Aqqa, ont des alliances avec les Aït Jellal et les Ida ou Blal. Leur costume est plutôt celui du Sahara que celui du Sous : un turban de khent ceint leur tête ; comme linge, ils ne portent que du khent ; leurs vêtements de dessus sont soit le ḥaïk blanc, soit le selḥam, le kheidous ou le khenîf.

Dans les autres tribus du Sous que j’ai traversées, Ksima, Imseggin, Houara, Oulad Iaḥia, Aït Iiggas, Menâba, ainsi que chez les Indaouzal, les hommes portent une chemise blanche, de laine ou de cotonnade, et un ḥaïk de même couleur ; ce dernier se remplace souvent par le selḥam ou le khenîf ; la tête reste nue, ou s’entoure d’un mince turban blanc. Les femmes portent le vêtement général des Marocaines ; il est chez la plupart en khent, chez les autres en laine ou cotonnade blanche ; le khent passe pour le plus élégant. Les armes se composent du long fusil que l’on connaît, à crosse large ou étroite, et du poignard recourbé, qoummia ; on met la poudre dans des cornes de cuivre. Les chevaux, sans être nombreux, ne sont pas rares dans ces tribus. Bien qu’elles appartiennent maintenant au blad el makhzen, les usages y sont les mêmes qu’en blad es sîba : on n’y sort pas des villages sans être armé, on n’y voyage pas sans zeṭaṭ ; les fractions s’y font journellement la guerre entre elles, et les routes y offrent en certaines parties plus de périls que dans bien des régions insoumises : il est peu de tribus indépendantes plus dangereuses à traverser que les Houara. Pendant mon séjour à Oulad Seṛeïr, on se battait aux environs : j’entendis la fusillade toute la journée : deux fractions étaient aux prises ; le combat finit à la nuit, par la prise et la destruction d’un village.

Les Ksima, les Imseggin, les Oulad Iaḥia, les Aït Iiggas, les Menâba et les Indaouzal parlent le tamaziṛt ; les Houara parlent l’arabe. Chez les premiers, la langue arabe est assez répandue, surtout parmi les Ksima et les Imseggin. Elle l’est très peu chez les seuls Indaouzal.

2o. — DE DOUAR OUMBAREK OU DEHEN A TISINT.

26 mars.

Départ à 5 heures du matin. Notre hôte nous donne son fils pour nous escorter jusqu’à Iliṛ. Nous avons à traverser la vallée du Sous et une partie du Petit Atlas, sur le versant méridional duquel se trouve le qçar. La marche d’aujourd’hui se divise en deux parties, la première en plaine, la seconde en montagne. En quittant Douar Oumbarek ou Dehen, je prends la direction du sud-est, de façon à couper presque perpendiculairement la vallée de l’Ouad Sous. Jusqu’au fleuve, des pâturages et des broussailles de jujubier sauvage se succèdent, dominés çà et là par des bouquets d’argans. Je passe en vue de plusieurs villages, se distinguant à peine au milieu de leurs ceintures d’oliviers. Vers 6 heures un quart, j’arrive à l’Ouad Sous ; les deux rives sont bordées de cultures, de villages et de jardins, mais l’aspect du lit est différent de ce qu’il était plus bas. La largeur en est de près d’un kilomètre ; le fond est de gros galets, avec de rares places sablonneuses ; ni roseaux ni joncs, aucune trace de verdure. Au milieu de cette surface grise coule le fleuve, en trois bras : le premier n’a que 2 mètres d’eau ; le second en a 15 avec 40 centimètres de profondeur et un courant très rapide ; le troisième a 35 mètres de large et 1m,20 de profondeur : gonflé par des pluies récentes, il forme des vagues énormes, et le courant en est si impétueux que nous ne pouvons le franchir seuls : des habitants d’un village voisin viennent à notre secours, nous indiquent un gué, où les eaux, divisées en plusieurs canaux, n’ont au principal qu’un mètre de profondeur, et nous aident à traverser : c’est une opération longue et difficile, tant l’onde a de violence. Le gué se trouve en face du hameau de Tafellount. Le lit du Sous est séparé des plantations de ses rives par des berges de terre à pic, hautes de 1m,50. Après avoir passé, je me remets à marcher dans la plaine ; elle garde un même aspect d’ici au pied du Petit Atlas : prairies semées de jujubiers sauvages et de rares argans ; nombreux perdreaux ; point de lieux habités ; il n’y a de cultures que le long du fleuve.

A 9 heures un quart, j’arrive aux premières pentes du Petit Atlas ; à son pied se trouvent quelques champs, et à mi-côte des villages. J’entre dans la montagne par une plaine triangulaire que traverse l’Ouad Tangarfa ; elle est couverte de pâturages avec jujubiers sauvages et argans, semblables à ceux dont nous sortons ; le sol, terreux jusqu’à présent, commence à se semer de pierres qui bientôt deviennent nombreuses. On passe devant des medfias : il n’y en a point dans la vallée du Sous ; les portions de celle-ci qui ne sont pas alimentées par le fleuve ou ses tributaires le sont par des ṛedirs et des canaux : les ṛedirs servent à la boisson, les canaux à l’irrigation des cultures. Parvenu à l’extrémité de la plaine où je me suis engagé, je remonte la vallée de l’Ouad Tangarfa ; puis je la quitte, et je remonte celle d’un de ses affluents jusqu’au qçar de Tagerra. Ces deux vallées sont pareilles : le fond en est nu et pierreux, d’une largeur variant entre 30 et 150 mètres ; les flancs sont des côtes raides, hérissées de roches, boisées d’argans, de 200 mètres de hauteur ; les lits sont presque partout à sec ; parfois il y coule un filet d’eau large au plus de 1 mètre. Le chemin ne quitte pas les thalwegs et est facile. Au-dessus de Tagerra, l’étroite vallée que je suis devient un ravin impraticable, où un ruisseau bondit par cascades au milieu des rochers. Je quitte le fond à ce village et gravis le flanc droit ; montée difficile : le terrain n’est que roches, aux fentes desquelles poussent de rares argans ; plusieurs sources d’eau vive jaillissent du sol. Enfin j’arrive à la crête, et bientôt après à un col. Je me mets à descendre une petite vallée, celle de l’Ouad el Ạsel : elle n’a pas 20 mètres de large ; des talus de roche rose la bordent des deux côtés ; ils sont peu élevés et en pente douce ; des qçars et un étroit ruban de cultures ombragées d’amandiers s’échelonnent sur leurs premières pentes, le long de l’ouad. Cette nouvelle région diffère de la précédente ; le col que j’ai franchi marque la limite entre deux portions du Petit Atlas : jusqu’à lui, toutes les côtes étaient boisées d’argans ; à partir d’ici, cet arbre disparaît : je ne le verrai plus ; du col à Tisint, les flancs des montagnes seront une roche nue. Autre changement : dans la plaine du Sous les villages étaient ouverts ; ici recommencent les qçars.

Vers 4 heures, l’Ouad el Ạsel débouche dans une plaine verdoyante, entourée de hauteurs dénudées ; je la traverse : c’est une surface unie, au sol sablonneux couvert de pâturages ; elle s’étend entre l’Ouad el Ạsel et l’Ouad Aït el Ḥazen, et se prolonge jusqu’à leur confluent. J’atteins au bout d’une heure la dernière des deux rivières, et je la remonte jusqu’au grand village d’Amzoug. Là je fais halte, à 7 heures et demie du soir. Un ami de notre guide nous reçoit. La vallée de l’Ouad Aït el Ḥazen, dans la partie que j’ai parcourue, a 500 à 600 mètres de large au fond, cultivés en entier ; les flancs sont des talus hauts et escarpés de grès noirci, comme celui des environs de Tazenakht. Dans le bas j’ai rencontré plusieurs grands villages ou qçars d’aspect prospère, entourés de vergers. La rivière a 60 mètres ; lit de gros galets sans eau.

La plaine que j’ai traversée de 4 à 5 heures forme limite entre les Aït el Ḥazen et les Indaouzal. Au sortir du territoire de ces derniers, j’ai quitté le blad el makhzen et suis rentré en blad es sîba. Les Aït el Ḥazen sont indépendants ; autrefois alliés des Aït Semmeg, ils le sont maintenant des Ounzin. Ils sont Chellaḥa comme ces deux tribus et comme les Indaouzal, et parlent le tamaziṛt : à peine quelques-uns d’entre eux savent-ils l’arabe.

Peu de monde sur mon chemin, excepté au bord de l’Ouad Sous et dans les vallées des ouads el Ạsel et Aït el Ḥazen. Parmi les rivières que j’ai traversées, il en est une que je n’ai pas décrite : l’Ouad el Amdad : il a un lit de galets de 100 mètres de large ; au milieu coulent 15 mètres d’eau claire et courante ; des berges de terre à pic, de 2 mètres de haut, le bordent. Les villages et qçars rencontrés au sud de l’Ouad Sous sont bâtis mi-pierre, mi-pisé.

27 mars.

Départ à 5 heures du matin. Notre hôte de cette nuit nous accompagne ; il nous escortera jusqu’au col d’Azrar. Je continue à remonter l’Ouad Aït el Ḥazen : la vallée, qui reste d’abord ce qu’elle était hier, se met ensuite à se rétrécir ; puis les cultures cessent : au bout d’une heure et demie, c’est un sombre ravin dont le fond n’a d’autre largeur que celle de la rivière, 20 mètres ; celle-ci, qui possède à présent 7 à 8 mètres d’eau, est devenue un vrai torrent, tantôt coulant sur un lit de sable, tantôt bondissant par cascades entre de gros blocs de rochers. La marche est pénible. Bientôt il faut quitter le fond du ravin pour en gravir le flanc droit : c’est un talus rocheux, haut, escarpé ; montée raide et difficile. J’arrive au sommet ; un plateau couvert de cultures le couronne ; j’y marche quelques minutes, puis je débouche dans une vallée peu profonde, à flancs rocheux et en pente douce, dont le fond et les premières côtes sont cultivés ; on y voit, avec des champs d’orge, des cactus et de nombreux amandiers. Je la remonte. Elle est près de son origine ; je parviens au col où elle prend naissance. Dès lors, plus de cultures, plus d’habitations jusqu’à la vallée de l’Ouad Azrar ; d’ici là, je franchis des séries de crêtes et de ravines désertes : sol noir et rocheux ; pas d’autre végétation que de maigres touffes d’ḥalfa clairsemées sur les pentes ; ce ne sont que montées et descentes ; chemin fatigant sans être difficile. A 11 heures, le terrain change : les roches font place à une couche de sable blanc, semé de paillettes brillantes ; une côte douce conduit à l’Ouad Azrar, auquel j’arrive un quart d’heure après. Ce cours d’eau a une large vallée ; les flancs de celle-ci sont des montagnes rocheuses de moyenne élévation, dont les premières pentes, peu rapides, sont, comme le fond, couvertes de sable blanc et garnies de cultures ; la rivière a un lit de 30 mètres dont 7 remplis d’eau claire et courante ; les rives en sont bordées d’amandiers ; plusieurs villages, bâtis en pierre, s’élèvent sur ses bords. Je remonte la vallée jusque non loin de son point d’origine ; puis, je gagne le flanc gauche et le gravis. D’abord pierreux et de pente modérée, il devient tout à coup très raide, et se change en une paroi à pic : passage difficile ; le chemin monte péniblement au milieu de grands blocs de roche noire d’où jaillissent plusieurs sources. A 1 heure et demie, j’atteins le sommet ; il n’a aucune largeur ; c’est une arête aiguë, le tranchant d’une lame : je le franchis à un col situé presque au niveau du reste de la crête ; il s’appelle Tizi Azrar. Cette arête est la ligne culminante du Petit Atlas : au Tizi Azrar, on passe sur son versant sud. Du col, j’entre dans un cirque où une rivière prend sa source ; je la descends : c’est l’Ouad S. Moḥammed ou Iạqob ; à son origine, il a un peu d’eau qui ne tarde pas à tarir. Au sortir du cirque, il s’enfonce dans un étroit ravin à flancs escarpés de roche jaune ; fond large de 30 mètres : le lit, de galets, l’occupe en entier ; point trace de végétation. Après avoir coulé un certain temps ainsi, il débouche dans une plaine pierreuse, dont le sol disparaît sous les hautes herbes et les genêts. Je l’y laisse poursuivre sa course et, passant à l’est, je m’engage dans le massif de collines qui borde la plaine de ce côté : endroit montueux ; terre semée de pierres et rayée de bandes de roches s’allongeant symétriquement à fleur de sol ; comme verdure, un peu de thym et quelques touffes d’ḥalfa. Cheminant ainsi, j’atteins une nouvelle vallée, celle de l’Ouad Imi n Tels : je la descends à son tour : ravin à flancs blanchâtres, rocheux et escarpés, d’autant plus hauts que j’avance davantage ; 15 mètres de large au fond, occupés par le lit de la rivière ; celui-ci est à sec et couvert de galets ; point de végétation, ni en bas ni sur les flancs. A 5 heures et demie, la rivière entre dans la vaste plaine d’Azaṛar Imi n Tels[91], qui s’étend d’ici à Iliṛ ; elle est bornée à l’est et à l’ouest par des collines rocheuses très basses, au sud par une longue ligne de hauteurs brunes et nues, à crêtes uniformes ; le sol est de terre, semée par endroits de beaucoup de pierres : des jujubiers sauvages, des genêts, diverses herbes la couvrent ; de temps à autre y apparaissent des champs, propriété, les uns d’habitants d’Iliṛ, les autres de marabouts de S. Moḥammed ou Iạqob. Pour ce motif, le nom d’Azaṛar Imi n Tels est remplacé quelquefois par celui d’Azaṛar S. Moḥammed ou Iạqob. Au milieu de cette plaine, nous fûmes surpris par la nuit : l’obscurité devint si grande que nous perdîmes le sentier ; nous errâmes quelque temps à l’aventure, nous accrochant aux broussailles et trébuchant dans les pierres : à 7 heures, quoique certains d’être près d’Iliṛ, mes deux guides abandonnèrent l’espoir de retrouver le chemin ; nous nous arrêtâmes au pied d’un buisson et y passâmes la nuit.

28 mars.

Départ à 6 heures du matin. Nous gagnons le plateau bas, nu, pierreux et ondulé qui forme le bord oriental de la plaine, et, le coupant obliquement, nous nous trouvons bientôt à une crête : au-dessous, apparaissent à nos pieds l’Ouad Iliṛ, ses dattiers et son qçar. Je retrouve les palmiers après trois mois d’absence. Une descente rapide à travers les rochers m’amène au fond de la vallée ; il est couvert de cultures ombragées de bou souaïr ; l’Ouad S. Moḥammed ou Iạqob, qu’on appelle aussi Ouad Iliṛ, coule au milieu, n’ayant que 2 mètres d’eau dans un lit de 50 mètres. Le qçar d’Iliṛ est sur la rive gauche. J’y entre à 8 heures du matin.

Qçar d’Ilir et vallée de l’Ouad S. Mohammed ou Iaqob. (Vue prise du flanc gauche de la vallée, en amont d’Ilir.)

Croquis de l’auteur.

Je m’installe à Iliṛ chez un ami du Ḥadj. Le qçar est grand et riche : la population, composée de Chellaḥa, en est nombreuse ; bien que voisine des Aït Jellal, elle est indépendante et les nomades ne peuvent rien sur elle. Iliṛ est bâtie partie en pierre, partie en pisé, ce dernier dominant.

Hier, nous sommes, depuis le col d’Azrar, restés dans le désert : nous eussions pu, en continuant à descendre l’Ouad S. Moḥammed ou Iạqob, marcher en terre habitée. C’est à dessein que nous avons fait le contraire. Quand on est peu nombreux, qu’on n’a pas de zeṭaṭ du pays et de zeṭaṭ puissant, il est de règle d’éviter les centres ; la vue de voyageurs en petite troupe et mal escortés inspire à ceux devant qui ils passent la pensée de courir à leur poursuite et de les piller : c’est un danger de tous les instants en contrée peuplée. On s’y soustrait en échappant aux regards et en prenant les chemins déserts. C’est pour ce motif que, dans la vallée du Sous, au lieu d’aller de village en village le long les rives du fleuve, nous avons passé au nord, traversant tantôt des forêts, tantôt des prairies, nous tenant sans cesse à l’écart des centres. Du col d’Azrar à Iliṛ, c’est pour éviter les campements des Aït Jellal, situés le long de l’Ouad S. Moḥammed ou Iạqob, que nous avons pris par le désert d’Imi n Tels. Les Musulmans de ces contrées, quand ils voyagent sans ạnaïa et sans escorte ont deux principes : marcher de nuit dans les endroits très dangereux ; choisir toujours les chemins les moins fréquentés et les plus déserts.

La tribu d’Azrar que j’ai traversée hier est une petite tribu chleuḥa indépendante.

29 mars.

Séjour à Iliṛ. Pendant la nuit que j’ai passée dans l’Azaṛar Imi n Tels, il est tombé, me dit-on, beaucoup de neige au Tizi Azrar. Ni de Tazenakht, ni d’Agni, ni du Sahara, ni de chez les Ilalen, je n’avais aperçu trace de neige sur le Petit Atlas ; depuis mon départ de Mogador, j’en ai remarqué deux fois sur ses crêtes : c’étaient des fils blancs à peine visibles qui rayaient de lignes minces deux hautes croupes, l’une en face de Taroudant, vue de la vallée du Sous, l’autre à l’ouest du col d’Azrar, distinguée avant-hier.

30 mars.

D’Iliṛ à Aqqa Iṛen, nous avons à franchir un long désert appelé Khela Adnan. Dangereux toujours et pour tous, il l’est en particulier pour le Ḥadj ; on y passe en vue du qçar de Tisenna s Amin, en ce moment en guerre avec Agadir Tisint. Si mon compagnon tombait aux mains de ses ennemis, il serait perdu. Aussi notre hôte fait-il appel à ses parents et amis, et c’est avec 20 fusils que nous gagnons Aqqa Iṛen. Cette escorte est gratuite : l’ạnaïa, qui se vend souvent cher aux étrangers, se donne de la manière la plus généreuse aux amis : dans mon voyage de Tisint à Mogador, et de Mogador à Tisint, grâce aux connaissances de Ou Ạddi et du Ḥadj, je n’ai pas eu à payer ceux qui m’ont escorté : accompagner son ami jusqu’au gîte suivant ou jusqu’en lieu sûr fait partie des devoirs de l’hospitalité. C’est chose toute simple qui se fait sans qu’on ait besoin de la demander.

Départ à 7 heures du matin. D’Iliṛ à Aqqa Iṛen, le chemin, suivant d’abord le cours de l’Ouad S. Moḥammed ou Iạqob, puis celui de l’Ouad Aqqa Iṛen, traverse un pays uniforme : vallées ou plaines à sol uni, tantôt sablonneux, tantôt pierreux ; les unes et les autres sont enfermées entre des parois de roche noire et luisante, hautes, escarpées, nues. Dans les fonds, la végétation ne manque pas : genêts blancs et kemcha dans le bassin de l’Ouad S. Moḥammed ou Iạqob ; kemcha, aggaïa et melbina dans celui de l’Ouad Aqqa Iṛen. A Ạïoun Chikh Moḥammed Aqqa Iṛen (maison avec une source et quelques jardins), les gommiers apparaissent ; de là à Aqqa Iṛen, on les rencontre, clairsemés d’abord, puis de plus en plus nombreux. Les rivières sont toutes à sec ; toutes ont des lits de galets de 40 à 50 mètres de large. Telle est la triste région qu’on appelle le désert d’Adnan. A 3 heures et demie, j’arrive à Aqqa Iṛen.

Aqqa Iṛen est une oasis aussi grande que celle de Qaçba el Djouạ. Elle renferme un seul village, Tabia Aqqa Iṛen ; on voit dans les palmiers les ruines d’une seconde localité, Agadir Aqqa Iṛen, aujourd’hui abandonnée. Tabia compte 500 à 600 fusils ; la population est composée de Chellaḥa et surtout de Ḥaraṭîn ; elle est vassale des Ida ou Blal. Dans cette oasis, le sable est mélangé de roches blanches apparaissant à fleur de sol ; le terrain est blanc ainsi que le pisé des maisons.

Je reçois ici des nouvelles du Sahara. On a moissonné vers le 1er mars. La récolte, au mạder comme dans les champs des oasis, a été superbe ; de mémoire d’homme, on n’en a vu plus belle ; l’abondance règne partout : la mesure d’orge, qui valait 1 fr. 50 à mon départ, se vend 20 centimes aujourd’hui. Pour comble de bonheur, le mạder a été inondé, il y a quelques jours, par les eaux du haut Dra : on pourra avoir double moisson cette année.

31 mars.

Si l’abondance règne à Tisint, c’est le contraire dans le moyen cours du Dra et chez les Oulad Iaḥia : une famine terrible, dont la mauvaise récolte de dattes faite dans le Dra l’automne dernier est cause en partie, sévit dans ces régions[92]. 700 tentes des Aït Ạlouan (Berâber), chassées par la disette, sont venues s’établir entre Tisint et Mrimima. La présence de ces étrangers rend la Feïja moins sûre encore qu’à l’ordinaire ; ils y font des courses continuelles : c’est chaque jour un nouveau pillage. Nous reprenons notre ancienne méthode, celle des marches de nuit. A 2 heures du matin, nous quittons Aqqa Iṛen et, traversant cette Feïja aujourd’hui connue, nous nous dirigeons vers Tisint. Nous entrons à 7 heures du matin à Agadir.

Je retrouvai là le rabbin Mardochée qui m’avait fidèlement attendu.

[89]Il y avait autant de neige sur ces parties du Grand Atlas à la fin de mars que deux mois auparavant, lorsque je les vis pour la première fois.

[90]Bulletin de la Société de Géographie, mars-avril 1871.

[91]Azaṛar veut dire « terrain labourable ».

[92]En traversant le Mezgîṭa, j’apprendrai que dans tout le pays de Dra le qanṭar (environ 45 kilogrammes) de dattes se paie 50 mitkals, alors que d’habitude il en vaut 8.


VIII.

DE TISINT AU DADES.

1o. — DE TISINT A TAZENAKHT.

Après de nouveaux mais vains efforts pour gagner le Dra en passant par Zgiḍ, je me décidai à y aller par une autre voie, celle de Tazenakht. La route de Zgiḍ, difficile en tous temps, était impraticable par suite de la famine qui sévissait dans la contrée ; je ne trouvai personne qui voulût se charger de m’y escorter. Obligé de passer par Tazenakht, où j’avais déjà fait un long séjour, je tins à prendre, pour y retourner, un chemin différent de celui que j’avais suivi cinq mois auparavant. Des trois routes qui existent entre Tisint et Tazenakht, j’avais pris à l’aller la plus orientale, celle du Tizi Agni ; je choisis cette fois la plus à l’ouest, celle du Tizi n Haroun.

6 avril 1884.

Départ d’Agadir à minuit. Le Ḥadj, un de ses frères et un de ses cousins m’escortent. Mardochée est avec moi ; je ne me séparerai plus de lui d’ici à Lalla Maṛnia. Je traverse la Feïja en passant auprès des ruines d’Imazzen, qçar abandonné. Il ne me reste rien à dire sur cette plaine : toujours mêmes sables, mêmes gommiers. J’en sors en remontant l’Ouad Aginan depuis le point où il y débouche. Il a 100 mètres de large ; lit de galets, à sec. Le fond de la vallée est un sol pierreux, semé de gommiers ; de 400 mètres de large d’abord, il se rétrécit par degrés ; en même temps les flancs, talus de roche noire peu élevés au début, deviennent hauts et escarpés. De l’Ouad Aginan, je passe à un de ses affluents, l’Ouad Ikis, appelé aussi Ignan n Ikis, que je remonte à son tour. Vallée identique, mais plus étroite. Au bout de quelque temps, le fond se remplit de cultures et de dattiers : un filet d’eau apparaît ; c’est Tamessoult : bientôt j’arrive aux maisons. Je fais halte. Il est 7 heures du matin.

Tamessoult est un gros village, construit en pierre à mi-côte du flanc gauche de l’Ouad Ikis, à une assez grande hauteur au-dessus de son lit. Au milieu se dresse la zaouïa de S. Ạbd er Raḥman, vaste bâtiment dominé par un donjon : c’est là que je suis descendu. Le marabout qui y réside est un homme puissant : il a pour serviteurs religieux les districts et les tribus de la montagne à 30 ou 40 kilomètres à la ronde ; son influence s’étend jusque sur les Zenâga. Ici je me sépare de ceux qui m’ont amené d’Agadir : S. Ạbd er Raḥman me donne une escorte de trois hommes qui me conduira chez les Zenâga ; elle m’y remettra entre les mains d’un des grands personnages de la tribu, Ạbd Allah d Aït Ṭaleb. Celui-ci, pour qui on me donne une lettre, m’accompagnera à son tour jusqu’à Tazenakht. Je fais mes adieux au Ḥadj Bou Rḥim ; ce n’est pas sans émotion que je quitte cet homme, qui a été si bon pour moi, avec qui je viens de vivre durant trois mois, et que je ne reverrai peut-être jamais.

Départ de Tamessoult à 10 heures. Je remonte d’abord la rive gauche de l’Ouad Ikis à flanc de coteau. Chemin rocheux, difficile. Le cours d’eau est à mes pieds : le lit, rempli de palmiers, a 40 mètres de large ; il occupe tout le fond de la vallée, et coule entre deux parois de roche verticales de 10 mètres d’élévation. Au-dessus apparaissent quelques cultures en escaliers, semées de quantité de cellules en pierre destinées aux abeilles ; puis s’élèvent des flancs de roche jaune, hauts, escarpés et nus. Au bout de 40 minutes, l’ouad sort de cette gorge et traverse une petite plaine déserte ; sol pierreux ; genêts blancs et seboula el far : cette dernière plante atteint 40 à 50 centimètres de hauteur. De là, la rivière rentre dans la montagne où elle coule dans un ravin désert : le fond en a 50 à 60 mètres de large dont 15 occupés par le lit ; celui-ci est à sec et couvert de galets ; le reste est pierreux avec de rares genêts blancs ; flancs très élevés, très raides, de roche jaune. Je chemine le long du cours d’eau jusqu’à 1 heure ; à ce moment, on le voit se garnir de palmiers : un qçar apparaît sur sa rive droite ; c’est Ikis, dernier point habité de son cours. Là, le chemin quitte les bords de l’ouad pour gravir le flanc gauche : celui-ci est formé par un haut massif très escarpé connu sous le nom de Djebel Anisi ; il me faut deux heures pour parvenir à son sommet : c’est un des passages les plus pénibles que j’aie rencontrés dans mon voyage. On ne peut marcher qu’à pied ; le chemin, long escalier, s’élève en serpentant entre des précipices immenses et des parois à pic ; le massif est tout roche : murailles de couleur tantôt jaune, tantôt rosée. Bien que le sol paraisse n’être que pierre, une foule de petites plantes, herbes et fleurs, croissent au bord du chemin, entre les fissures du roc. A 3 heures, je parviens à une crête ; devant moi s’étend un plateau étroit et pierreux avec de rares touffes d’ḥalfa ; ce plateau, que je parcours, ne tarde pas à se changer en une côte inclinée vers le nord ; je descends, et je me retrouve sur les bords de l’Ouad Ikis. Il n’a que 20 mètres de large ; son lit, galets desséchés, occupe toute la largeur d’un ravin ; celui-ci a des flancs d’élévation moyenne, pierreux, raides, tapissés d’ḥalfa. Il coule ainsi durant quelque temps, puis les hauteurs s’abaissent, la vallée s’élargit, et tout à coup on se trouve sur un plateau. Plus de montagnes, plus de rochers : une surface plane, à peine ondulée, est couverte d’épaisses touffes d’ḥalfa. Le terrain est mi-sable, mi-pierre ; la rivière serpente entre des flancs en pente très douce d’une trentaine de mètres d’élévation ; çà et là, seuls accidents, des buttes rocheuses isolées, hautes de 50 ou 60 mètres, dressent leur tête noire au-dessus des ondulations vertes du sol. De temps à autre, on rencontre un campement de bergers Zenâga : ils viennent s’installer ici durant une partie de l’année, construisant des huttes de pierres sèches et faisant paître leurs troupeaux aux alentours. A 7 heures du soir, je m’arrête à une de ces stations pour y passer la nuit. Pendant la dernière portion de la route, l’Ouad Ikis avait 20 mètres de large ; le lit, mi-sable, mi-galets, en était parsemé de flaques d’eau. Durant cette journée, aucun voyageur ne s’est rencontré sur mon chemin.

7 avril.

Vue prise du Tizi n Haroun, dans la direction du nord. (Les montagnes ombrées sont couvertes de neige.)

Croquis de l’auteur.

Portion de la plaine des Zenâga.

(Vue prise de Takdicht, dans la direction de l’est.)

Croquis de l’auteur.

Départ à 7 heures du matin. Je chemine quelque temps sur le plateau où j’étais hier soir ; puis, laissant et la plaine et l’ḥalfa, je m’engage dans un ravin étroit, à flancs escarpés de roche noire et luisante : montée courte, mais raide ; à 8 heures, j’atteins un col, Tizi n Haroun : là passe la ligne de faîte du Petit Atlas ; je la franchis pour la quatrième fois. Un chemin très difficile, au milieu d’énormes rochers, me conduit dans un profond ravin ; je le descends quelques instants, d’immenses murailles noires suspendues au-dessus de ma tête : bientôt j’en aperçois la bouche, où s’élève le riant village de Takdicht : plus loin, on distingue, s’étendant à perte de vue, la plaine des Zenâga. A 9 heures et demie, j’arrive à Takdicht ; c’est la résidence d’Ạbd Allah d Aït Ṭaleb ; sa maison, tiṛremt aux tourelles de pisé découpé et couvert de moulures, rappelle les gracieuses demeures des environs du Dra. J’y suis bien reçu par Ạbd Allah : il ne me cache pas que j’ai eu un rare bonheur d’arriver jusqu’à lui avec une si faible escorte et des gens inconnus : si lui ou ses fils m’avaient rencontré en route, ils m’eussent, dit-il, indubitablement pillé. Maintenant que je suis entré dans sa maison et que je lui ai remis une lettre de S. Ạbd er Raḥman, il ne voit en moi qu’un hôte recommandé par son ami : je suis le bienvenu, et demain il me conduira en personne à destination.

8 avril.

Azdif. (Vue prise du chemin de Takdicht à Tazenakht.)

Croquis de l’auteur.

A 8 heures du matin, Ạbd Allah monte à cheval ; nous partons. Me voici traversant pour la seconde fois cette belle plaine des Zenâga ; rien à en dire de nouveau ; telle je l’ai vue dans sa portion orientale, telle je la retrouve ici : même sol uni comme une glace, excellente terre dont une partie est cultivée, dont la totalité pourrait l’être. Le talus qui borde la plaine à l’ouest est pareil à celui qui la limite à l’est : muraille de roche noire et luisante, perpendiculaire dans le haut, en pente adoucie et couverte de pierres vers le pied. Je passe auprès de plusieurs villages et qçars ; le plus remarquable est Azdif, où la résidence du chikh est une forteresse entourée de plusieurs enceintes, hérissée d’une foule de tours ; elle est en pisé, comme toutes les constructions des Zenâga, et ornée avec élégance. Je rencontre aussi plusieurs zaouïas. Mon zeṭaṭ me conduit jusqu’au delà des limites des Zenâga ; là s’arrête son pouvoir : sorti de sa tribu, sa protection cesse d’être efficace. Cependant il ne m’abandonne pas ; il fait honneur jusqu’au bout à la lettre de son ami : il m’amène à El Ạïn, va trouver S. Ḥamed ou Ạbd er Raḥman, marabout à qui appartient le qçar, lui demande une escorte pour moi, et ne quitte El Ạïn qu’après m’avoir vu partir pour Tazenakht accompagné par l’esclave de confiance de S. Ḥamed.

D’El Ạïn à Tazenakht, une seule chose à signaler : les régions pierreuses qui s’étendent au nord de l’Ouad Timjijt, et que j’ai trouvées nues il y a cinq mois, sont aujourd’hui couvertes de seboula el far. C’est pendant ce trajet que je fais la rencontre de l’Azdifi, racontée plus haut. A 4 heures, j’arrive à Tazenakht.

Sauf l’Azdifi, je n’ai vu sur la route aucun voyageur. Les principaux cours d’eau traversés sont : l’Ouad Tiouiin (lit, moitié sable, moitié gravier, de 20 mètres de large ; à sec ; berges de 0m,50 de hauteur) ; l’Ouad Timjijt (20 mètres de large ; lit de sable ; à sec).

2o. — DE TAZENAKHT AU MEZGITA.

Pas d’obstacle qui ne se dresse pour m’empêcher de gagner le Dra. En arrivant à Tazenakht, j’apprends que la route du Mezgîṭa est coupée. La guerre vient d’éclater, sur son parcours, entre le qçar de Tasla et les Aït Ḥammou, fraction des Oulad Iaḥia limitrophe du Mezgîṭa. Ces derniers firent une ṛazia de 200 têtes de bétail sur les gens de Tasla, qui aussitôt appelèrent à leur secours leur allié le Zanifi ; Chikh Ạbd el Ouaḥad tomba ces jours-ci sur les Aït Ḥammou, leur tua 10 hommes et prit 150 animaux. Voici Tazenakht en guerre avec la tribu qu’on traverse pour aller au Dra : aucun habitant ne peut me servir de zeṭaṭ sur ce chemin. C’est jouer de malheur, car d’ordinaire cette voie ne présente point de difficulté : sous la protection des chikhs de Tazenakht, on la prend avec sécurité ; des caravanes la sillonnent sans cesse. Avec les événements présents, je ne sais quand je pourrai partir.

Après quatre jours d’attente, je trouve un zeṭaṭ ; c’est un homme des Aït Ḥammou qui vient d’arriver ; il se charge de me conduire au Mezgîṭa : lui-même est ici en pays ennemi ; il n’a pu entrer qu’avec une ạnaïa et ne saurait passer par Tasla : nous ferons un détour ; nous prendrons par le désert jusqu’au territoire de sa tribu, et traverserons de nuit la région la plus dangereuse.

13 avril.

Départ à 1 heure de l’après-midi. Je gagne, par le chemin connu, la vallée de l’Ouad Aït Tigdi Ouchchen ; je la remonte jusqu’à peu de distance de Tislit. Là, je la laisse et me jette dans le massif rocheux qui en forme le flanc droit. Pendant une heure, je chemine en terrain montueux, succession de ravins à sec et de côtes pierreuses, sans autre végétation qu’un peu de seboula el far. A 4 heures et demie, le pays change : un vaste plateau étend ses ondulations légères ; un tapis de seboula el far garnit les fonds ; les parties hautes sont des blocs de roche noire et luisante émergeant çà et là de la terre verte. Je marche sur ce plateau pendant la fin de la journée : il demeure le même, sol plat, pierreux, garni de verdure. A minuit, nous nous arrêtons. La zone dangereuse pour mon zeṭaṭ est passée ; nous pouvons sans inquiétude nous reposer jusqu’au matin. Le point où nous faisons halte est au pied d’une haute arête rocheuse, le Djebel Tifernin. J’ai rencontré beaucoup de monde dans la vallée de l’Ouad Aït Tigdi Ouchchen et dans la montagne : à dater de l’heure où j’ai quitté cette dernière, je n’ai aperçu personne ; dans les commencements, on distinguait un troupeau de loin en loin ; puis on n’a plus rien vu. L’Ouad Tazenakht avait aujourd’hui 6 mètres d’eau courante au point où je l’ai franchi. Sur le plateau, trois rivières de quelque importance. La première a un lit de sable avec de nombreuses flaques d’eau ; elle coule au fond d’une tranchée de 300 mètres de large, en contre-bas du sol environnant, séparée de lui par deux parois de roche verticales, hautes de 10 mètres. La seconde a son cours au niveau du plateau ; le lit en est sablonneux, large de 15 mètres, avec 4 mètres d’eau. La troisième a un lit de 20 mètres, resserré entre deux berges de pierre de 12 mètres ; elle a 4 mètres d’eau courante.

14 avril.
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