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Trois hommes: Pascal, Ibsen, Dostoïevski

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II

IMAGE D'IBSEN

On doit rendre à Ibsen l'hommage de sa solitude. Qu'il soit unique, puisqu'il est seul.

Il est bien vrai: rien ne nous importe que ce qu'il y a de plus grand. Ibsen compte seul à nos yeux, de tous les Scandinaves. Il n'y a pas de place pour nous en France, disait l'un d'eux[13]. Mais il n'y a pas eu de place pour Ibsen en Norvège, ni ailleurs. On lui donne parfois un rival: il ne peut l'être qu'à Berlin[14].

[13] «Ibsen seul s'y est logé et seul il y demeure: c'est comme un chardon qu'ils se seraient mis dans les cheveux et qu'ils ne pourraient ôter.» Lettre de M. Jonas Lie à M. le comte Prozor,—préface de Borkmann, XXII.

[14] Il s'agit de M. Bjoernstjerne Bjoernson qui, entre tant d'ouvrages bruyants, éloquents et confus, a fait une œuvre: Au delà des forces humaines. Ce drame a un mérite rare: c'est que, par endroits, on le dirait d'Ibsen.

Ibsen s'étonne de ceux qui le font d'une école. S'il est réaliste, il leur montre Solness, ce rêve de la pensée enfoncée en soi-même. S'il est mystique, il leur fait voir Maison de Poupée ou l'Ennemi du peuple, ces peintures cruelles de la vie. Il y a deux hommes en lui, qui sont les deux termes du long débat entre le moi et le monde: un créateur et un critique. Tout ce qu'il voit de solide autour de lui, de bâti par les siècles, il le renverse. Tout ce qu'il élève lui-même, il le détruit. Son art oscille entre les deux pôles de la nature et du rêve. Nul poète, par là, n'est plus de ce siècle: il crée en dépit de tout,—et seulement en vertu de lui-même.

Ibsen, qui sait le bonheur de créer, peut à la rigueur montrer le mépris de penser. La vie implique infiniment plus d'idées que tous les esprits ensemble. La vie a des pensées que la pensée n'a pas. Les idées du grand poète tendent de plus en plus à prendre la qualité d'êtres vivants. Le symbole est une idée qui a reçu le souffle divin; elle est rachetée de sa condition inférieure; elle a fait le grand pas: elle a pris l'être. C'est dans Ibsen que je dis; car, dans les poètes sans force, il est constant que c'est tout le contraire. Ils humilient la vie jusqu'à la mort; ils ravalent un être vivant à une idée générale: comme si un mot valait jamais un homme.

Entre tous les poètes, Ibsen est le seul rêveur, depuis Shakespeare. Tous les poètes tragiques sont réalistes, sous peine de n'être pas. La scène française est unique par la continuité: c'est que tous les bons auteurs y ont été les peintres fidèles des mœurs et de la vie. Le théâtre de la France est l'école sans fin de la morale, de la politique, le miroir des lois et des coutumes, une imitation qui n'a pas sa pareille des sentiments communs à tout un peuple, des plus bas aux plus héroïques. Un admirable génie s'y applique à la connaissance de l'homme moyen. La France est la moyenne humaine entre toutes les races, tous les âges, toutes les nations. Une éloquence partout répandue, comme l'esprit même dont elle est la forme publique; une exquise finesse, une vue des caractères qu'on ne trompe pas, sagace et sans détours; une doctrine large sans roideur, sociable comme la vie en commun est forcée de l'être; un divorce éternel entre les objets du cœur et les objets de l'esprit, qui est proprement la méthode universelle de toute science; un goût décidé du bonheur et de la juste raison, un penchant à les confondre, le parti pris d'y croire et d'y convier tous les hommes; une expérience des mœurs et des passions qui rend indulgent à toutes: un verre d'ironie ou d'honneur, selon qu'on se moque des hommes ou qu'on y a une foi inébranlable: voilà ce qu'on trouve sur la scène française, comme partout en France. L'intelligence et la raison y règnent absolument, et la fleur de l'esprit les tempère. Quand elles font défaut à un auteur, il ne lui reste guère rien. Si les autres peuples n'ont point de théâtre, c'est faute du génie réaliste; mais pourquoi, sinon que le génie de la vie y a trop peu de charme? Où sont l'éloquence et l'esprit, ces deux mamelles du dialogue? Chacun dort chez soi, ou boit, ou dispute, ou prie. Pour tout dire d'un mot, l'art ne commence là-bas qu'avec la poésie. On ne verra point un théâtre illustre dans la suite des siècles; mais, au lieu du désert, dans l'oasis de deux ou trois saisons, un grand poète et un seul. Ainsi les cent petits peintres de la Hollande, qu'on ne peut estimer trop, artisans impeccables; et le seul Rembrandt qui, d'un génie unique, tient tête aux cent artistes de l'Italie. Ou bien, ce prodige de Shakespeare. Combien Ibsen semble plus grand de faire penser à Rembrandt! Il a de son dessin et de sa plume.

Manque d'être réalistes, Ibsen ni Rembrandt ne seraient point de si grands poètes, ni surtout si tragiques. Mais, s'ils n'étaient pas les poètes qu'ils sont, bien moins encore seraient-ils de grands artistes. Par ces climats, à la vérité, le grand artiste est d'abord un Visionnaire. Seule, la vision sert le rêve, accorde, pour la beauté, les dissonances de la poésie et de la vie. Seul, le rêve les fiance; dans la vision seule, ils s'épousent et se réconcilient.

La Vision est un palais, aux étages de clartés et de brumes, mais qui a des fondements indestructibles dans les entrailles de la terre. Si l'on veut, le nom de vérité convient aux caves et aux vastes salles de plain-pied avec la ville humaine; et l'on donnera le nom de symbole aux autres étages, aux fenêtres ouvertes sur les nuées, et aux tours dont on ne voit pas le faîte. Mais le poète est le maître unique de la maison; et, sans se soucier du lieu où on le place, il va et vient dans la demeure: il dort dans une chambre, il veille dans une autre; quand il lui plaît, couché au fond de la cour, il ne regarde que les fantômes du brouillard sur les combles; ou, perdu au haut de la tour, il se penche en dehors, pour voir au-dessous passer la foule.

Parfois, l'on est tenté de croire que plus grand est le poète, et plus il est réaliste; mais ce n'est aussi qu'un mot. Il arrive que la plupart des poètes ne peuvent pas être vrais, et que la plupart des réalistes n'ont pas de poésie. C'est pourquoi le poète tragique est si rare. Il le sera de plus en plus: parce que la vie, de plus en plus est laide, commune, de moins en moins héroïque. On peut passer sur l'obstacle: plus fréquent, toutefois, et plus abrupt, il se fait plus difficile. Peut-être, même en France, même à Paris, faudra-t-il bientôt au poète tragique le même don étrange de vision qu'à Christiania ou à Londres. Après tout, c'est une maladie. Mais quoi? Au delà d'un certain point, il faut être pris pour le malade qu'on est, ou convenir qu'on ne peut même plus être malade.

Qui nous fera la vie belle? Qui nous rendra la lumière? Ibsen est digne des Grecs, sans en presque rien tenir, en ce qu'il cherche la lumière au fond même de l'ombre, et un air de beauté dans ce miroir de toute laideur,—la vie réelle. Des idées passionnées, voilà sa ressource et en quelque sorte son Olympe. Il les jette les unes contre les autres; et presque toujours il condamne la plus noble et la plus pure. Il la frappe en l'aimant. Il la sacrifie à ce qu'il méprise et qu'il déteste. Par là, cette misérable vie de petits bourgeois dans les villages populaires se fait belle. Ibsen a la poésie de la défaite, et les beautés austères de la mort. Aussi bien c'est la mort, la vieille nourrice de la beauté tragique. Les Grecs ne cessent pas de tuer: comme les enfants, ils cultivent l'épouvante. Dans la mort, nous cultivons la douleur. Quel abîme de différence.

Je trouve Ibsen bien plus beau et plus poète dans ses tragédies bourgeoises que dans ses drames antiques ou ses poèmes. C'est qu'il rêve avec plus de force. Il fallait un rêve ardent pour donner la vie aux idées de ces petites gens, presque tous mornes, bouffons, plats et bas sur pattes. Les idées ne vivent que passionnées; et ces petites gens n'ont pas de passions. Bon gré mal gré, le génie d'Ibsen leur en inculque: telle est l'opération du rêve. Le grand poète est celui qui peut dire: «Mon rêve est plus vrai que votre vérité. C'est une vérité qui dure.» Quel créateur n'a pas l'appétit de la durée, et de prolonger son œuvre dans le temps? Le rêve médite profondément la vie; la réalité en sort plus réelle. Il était fatal qu'Ibsen devînt son propre sujet de drame; il en a fait son chef-d'œuvre, l'ayant pris d'une âme si forte et d'un geste si libre. Quand il n'était encore que peintre réaliste[15], il n'avait pas rendu la vie à la réalité; et quand il n'était que poète[16], la force durable de ce qui vit lui échappait encore. Puis le jour est venu où, de la vision, il a fait naître les types, ces êtres plus vivants que les vivants. Le don suprême est celui-là. Le poète ajoute alors visiblement à la nature. A la fin, il a tiré du rêve sa propre image; comment aurait-il pu consentir à l'y laisser? C'était le moins qu'il se créât lui-même.

[15] Cf. la Comédie de l'Amour, 1869; l'Union des Jeunes, 1869; les Soutiens de la Société, 1877.

[16] Cf. Brand, 1866; Empereur et Galiléen, 1869-1873.

La scène est un lieu misérable et sublime, où l'esprit de l'homme invite à la beauté de vivre sa pensée propre et la chaude guenille des comédiens. Ibsen n'oublie pas à qui il a affaire. En général, il ne cherche point la beauté dans l'action; les événements de son drame sont d'une espèce assez vulgaire; il présente une image grossière des faits; une allégorie matérielle figure le sens caché: un canard blessé, un poulailler sous les toits, un architecte qui tombe de son échafaudage, il n'en faut pas plus pour vêtir de chair les idées les plus complexes et une passion héroïque. Ce mystère grossier lui suffit, parce qu'il doit suffire au public et aux acteurs de la comédie. En eux, et peut-être en lui-même, Ibsen dédaigne insolemment sa matière. Il réserve sa puissance et sa poésie aux sentiments que les idées engendrent. Sa manière propre est de rendre les faits vulgaires capables de son idée, qui est toujours rare et forte. Le théâtre d'Ibsen n'a qu'un intérêt assez médiocre, si l'on s'en tient à la péripétie: la vie puissante est au dedans. Rien n'est plus décevant pour la foule, elle va droit aux faits et ne se soucie pas du reste; elle ne sait plus à quoi s'en prendre, car le caprice même de l'auteur est sans éclat, et pourtant elle soupçonne une beauté secrète; elle pressent ce qu'on lui cache, une force admirable et même une fantaisie profonde dans la vérité; et elle s'en irrite: Ibsen, cependant, l'a traitée comme il fallait, se bornant à lui rendre la matière qu'il en avait prise.

Vie. Exil.

La vie d'Ibsen est simple, sans événements, et ne prête pas à l'anecdote. Une vie pareille à beaucoup d'autres, la solitude exceptée. Mêlée d'abord à la vie de tout le monde, bientôt elle n'a plus rien de public. Une jeunesse pleine d'espoir, qui s'en va à la conquête du peuple. Une défaite qui ne ménage rien, ni l'orgueil, ni la conscience, ni les moyens nécessaires à la vie. Un âge mûr plein de travaux, qui naissent dans la retraite, et une vieillesse, riche en gloire et en biens solides. De bonne heure, une habitude prise pour toujours de ne plus rien donner de soi au public, que les œuvres de l'esprit.

La famille d'Ibsen est d'origine danoise. Établis en Norvège, les Ibsen se sont mariés dans le pays; plusieurs femmes de la maison étaient pourtant des Allemandes. Il a eu de bons parents et la fortune mauvaise, à l'entrée de la vie. Sa famille était riche; elle a connu les revers et le malheur d'être pauvre. Il a perdu son père assez tôt: c'était un armateur hardi, un homme gai, vivant, et fait pour la victoire; il ne survécut pas à sa ruine. Ibsen a été élevé par sa mère, femme de grand sens et de vertu rigide. Il avait des frères et des sœurs; il se tenait à l'écart, et ne prenait aucune part à leurs jeux. Il passe pour avoir toujours haï les exercices du corps. Enfant, il était brusque, nerveux, brillant quelquefois, et le plus souvent taciturne. Jeune homme, il a dû gagner son pain, et le moyen de faire ses études. Il a tenu le pilon dans une pharmacie. Plus tard, à Christiania et à Bergen, il a écrit dans un journal révolutionnaire, et dirigé deux théâtres. Il a donc vécu dans les deux cercles de l'enfer dédiés au mensonge: toutefois, comme le mensonge est la première nature des comédiens, ils y sont bien plus sincères; et il s'en faut que le poison de mentir ait la même innocence dans les journalistes.

L'épreuve de la misère, bien ou mal, forme le caractère d'un homme. Il s'en fait plus sensible à la joie, qu'il appelle, et à la douleur ou la colère, qui ne le quittent plus. Il arrive que, pour avoir souffert trop tôt, un homme porte au fond de l'âme un sens de la souffrance, qui finit par créer les occasions de souffrir. Du reste, presque toutes les âmes puissantes sont douloureuses. Le plaisir de vivre n'est qu'un incident: il n'a pas de profondeur.

Ibsen a éprouvé le dégoût de n'être pas à son rang; son orgueil a grandi dans l'humiliation. Il a bien fait plus que de prendre ses grades; il a dû conquérir le droit d'y prétendre. C'est sans doute pourquoi il tient beaucoup à son titre de docteur[17]. Il a cru dompter son pays et son temps, dans l'allégresse de la première victoire, quand le sentiment de sa force et l'ivresse de l'intelligence donnent au jeune homme cette confiance en soi et dans tout l'univers, qui est une folie d'amour. On s'aime tant d'être comme on est, qu'on croit avoir la même raison d'aimer les autres. Et peut-être les chérit-on, en effet; dans le bonheur qu'on a de les conquérir, on leur étend sa propre excellence; on s'assure de les convaincre; on ne doute pas d'eux, parce qu'il semble certain qu'ils se laissent gagner; et, comme on se sent plus haut qu'eux, on les aime davantage, on les bénit d'être assez bas pour se laisser élever. Pour eux, ils n'ont pas l'air d'en rien savoir; et l'on s'aperçoit enfin de leur indifférence. C'est le moment où elle tourne en hostilité. Tel est l'aveuglement de celui qui compte sur son intelligence, et qui lui prête une action décisive sur la vie des autres. Sans cesse, l'esprit d'un homme fonde une immense espérance sur le cœur des autres hommes; mais sans leur donner du sien. Les hommes, comme les chiens et les enfants, ont l'instinct de ceux qui les aiment. Il est bien vrai qu'une grande pensée ne juge pas nécessaire de mieux faire pour le genre humain que pour elle-même. L'intelligence seule repousse avec dédain l'idée du sacrifice: or, la plupart des vivants n'attend rien de l'homme supérieur, qu'une immolation ou des services.

[17] Il est gradué de Christiania, en date du 3 septembre 1850: il avait vingt-deux ans et demi. Son diplôme porte la mention: non contemnendus. Il a de bonnes notes en latin, en français, en religion, en histoire, en géométrie. Il a mal pour le grec et l'arithmétique.

Ibsen avait offert trois ou quatre pièces de théâtre à son public: les unes n'eurent pas de succès; les autres firent scandale. Il avait beau se défendre: il vit qu'il lui fallait demeurer obscur, ou perdre ses forces dans un combat misérable contre les sots et une nuée d'absurdes ennemis. Comment se résigner à une telle lutte, quand on ne voudrait même pas de la victoire à un tel prix?—Que faire, d'ailleurs, contre tout un peuple injuste, quand on ne veut pas être le bateleur de ses pensées, ni servir la parade de son propre génie? Valent-ils donc la peine qu'on cesse d'être libre? Ils haïssent jusqu'à la beauté, jusqu'à la liberté que l'on rêve pour eux. Bien pis, ils ne sont pas en état de les comprendre. A quoi bon tant d'efforts inutiles? Ne meurt-on pas de faim aussi aisément partout?—Le plus intelligent des poètes devait en être le plus amer et le plus dur. A près de quarante ans, il s'est vu aussi pauvre, aussi seul et sans joie dans toute sa richesse pensante que, trente années plus tôt, l'avait été son père, le soir de la ruine. Il a fait comme Dante et le prophète: il est sorti de la ville; il a pris la route de l'exil, secouant la poussière de ses sandales sur son peuple, et, d'abord, sur ses amis.

Il a connu la faim, le mépris des plus forts et du public. Comme il a beaucoup aimé la victoire, et le rêve de la puissance, il a beaucoup souffert de la défaite, et il en a ressenti l'outrage. Il y a pris une haute idée de son génie, ayant mesuré à quoi le génie condamne. Quand il s'exile, il ne laisse dans son pays que l'amertume d'une vie détruite[18].

[18] Ibsen n'a pas quitté la Norvège avant 1864. Il est à Rome en 1866; à Ischia en 1867. Il vit quatre ans en Italie, et la plupart du temps à Rome même. On l'y retrouve plusieurs fois de 1870 à 1880; il s'est arrêté aussi à Naples et à Sorrente. De cinquante à soixante ans, il a surtout vécu à Dresde et à Munich. Il doit ses premières victoires aux théâtres allemands.

Depuis près de trente ans, il n'avait pas cessé d'errer, vivant en Italie et en Allemagne, tantôt à Ischia, tantôt à Munich, et le plus souvent à Rome. Il quitta Rome, comme les Italiens y entrèrent. «On vient de nous enlever Rome, à nous autres hommes, écrivait-il, pour la livrer aux faiseurs de politique. Où aller maintenant? Rome était le seul lieu où vivre en Europe, le seul où l'on eût la vraie liberté, qui échappât à la tyrannie des libertés publiques[19].» Quand la troupe des Meiningen eut commencé de le rendre célèbre, il fut loué dans son pays; il y fit d'abord quelques courtes visites; puis, l'Europe ne lui parut plus valoir beaucoup mieux que la Norvège. Il y rentra donc, en 1891, pour ne plus la quitter. Il allait avoir soixante-cinq ans. Il faut bien mourir quelque part. Et s'y prendre un peu à l'avance. Ainsi l'on prend ses quartiers d'angoisse.

[19] Lettre à M. G. Brandès.

Secrets de la puissance

Ibsen paraît avoir passé cinquante ans de sa vie à nourrir la force de son grand âge. Il n'y a peut-être pas un autre poète qui n'ait vu tout son génie que dans la vieillesse. Coup sur coup, Ibsen sexagénaire a donné ses chefs-d'œuvre: d'abord, un drame chaque année; puis, tous les deux ans. Pendant vingt années ce fut sa règle. Sans doute, il avait autrefois conçu et à demi créé ce qu'il mettait alors au monde. Quoi qu'il en soit, on aime à se faire d'Ibsen l'idée d'un vieil homme puissant. Du reste, quel homme vraiment grand n'est pas plus beau dans son âge mûr, et la vieillesse?—On dirait même qu'il y est plus robuste, et que l'âme n'a toute sa force qu'après cinquante ans.

J'imagine le véritable Ibsen, l'homme secret, celui qui cache son cœur, sous les traits les plus violents et les plus rares, comme le Vieux de la Montagne aux Idées. Lui aussi, il a sa troupe de disciples, qu'il enivre de doctrine, et qu'il envoie méfaire ailleurs et, Dieu soit loué, s'y faire pendre.

Si l'on regarde au fond de ce solitaire, sous une triple cuirasse de froideur indulgente, d'ordre poussé jusqu'aux minuties, et de politesse, il y a, d'abord, l'amour ardent de la vie, et l'instinct de la domination. Ces deux passions s'assemblent, comme le tenon et la mortaise. Un appétit insatiable de la vérité tantôt s'y oppose et tantôt y sert de levier. En ce sens, et pour qui veut la puissance, la vie n'est pas toujours ce qu'on a de plus cher. La liberté n'est qu'une belle raison, et la volonté dominatrice la donne à tous ceux qu'elle veut dominer. Agir en liberté, c'est ce qui vaut le mieux; mais autant dire: agir selon son bon plaisir; fais ce qui te plaît le mieux, à la condition que ce soit l'œuvre à quoi tu es le mieux fait toi-même. Et, par conséquent, si le désir de la fuite est si joyeux en toi, petite fille, écrase en traîneau ton vieux père sur la route: il n'en saura rien, ni toi non plus; la nuit est belle; la neige est solide; la glace est bonne; tu glisses à toute vitesse et tu passes. Les hommes non communs agissent hors du commun ordre, et n'ont pas besoin de raisons. Trahir une grande force, c'est le plus grand crime. Il faut donc vouloir, il faut oser être soi-même. Quiconque doute de soi n'est pas digne de se faire croire. Le doute est la faiblesse même. Croire à sa propre vérité, pour que les autres y croient; et de même à son droit, à son autorité, à sa force. Qui a une œuvre à faire ne doit s'arrêter à rien. La force et la volonté du plus fort imposent à la foule ce qu'elle ne peut jamais comprendre. Font partie de la foule tous ceux qui ne servent pas, corps et âme, à l'œuvre proposée. Nul lien avec les autres: rien n'est plus amer que de n'être pas compris; mais l'essentiel n'est pas qu'on me comprenne: c'est qu'on m'aide. Si mon ami ne croit pas en moi, je n'ai que faire de mon ami; je n'ai plus besoin de lui; il m'importune; et qu'il n'invoque pas sa vérité contre ma vérité: je n'en connais qu'une,—la mienne; que la sienne s'y ajuste: savoir tromper, c'est en quoi l'amitié consiste. Sur le point de céder aux femmes, il faut savoir se soustraire à leur fatale mollesse, et fuir Capoue. Leur éternelle exigence, leur requête d'amour est le piège où trébuchent les meilleurs hommes. Pour elles, rien au monde ne prévaut sur les droits du cœur; et non pas même du cœur, comme l'entend un homme,—mais de leur cœur. Tout ne compte à leurs yeux qu'au regard de la famille; tandis que l'homme, fait pour dominer, ne se soucie point de toutes ces affaires domestiques, et dit de son propre fils: il est un étranger pour moi, je suis un étranger pour lui. Qu'on soit d'abord à l'abri de ces molles influences, de cette pluie patiente qui vient à bout du granit. Les femmes nous gâtent l'existence; elles nous font perdre de notre prise sur le monde; elles brisent nos destinées; elles nous dérobent la victoire: telle est la sentence d'un grand vaincu, qui aurait pu vaincre.

Un tel homme est presque toujours seul. Là-haut, dans sa chambre, il va et vient comme un loup malade. Et, quand il sort, s'il lui arrive de se mêler à la foule, il ne rencontre que les symboles du deuil, de la défaite et de la mort. Même si elle connaît le succès, on étouffe dans cette vie. On ne peut plaindre celui qui ne veut pas être plaint; peut-être on l'envie. Mais lui, qui ose tout d'abord, n'a pas l'âme si dure qu'il ne souffre; car la passion du pouvoir trompe toujours: qui, aimant la puissance, sera rassasié de puissance? On a, près de soi, pour compagne de lit, la seule force toute-puissante, la garde-malade voilée qui veille même les mieux portants: la mort. Voilà pourquoi cet homme n'aime pas la campagne. La ville emporte tout dans une rumeur de mouvement. A la campagne, on ne s'abuse plus guère: à cause de ce terrible silence. On y entend marcher le temps. On y écoute tomber ses pensées; et c'est entre les mains de la mort que coule tout ce sable. Cinquante ans, cinquante minutes au sablier.

Ibsen n'est pas aimé, on l'admire. Il ne sera jamais cher qu'aux puissants qui sont tristes; et à ceux qui voient le monde dans la lumière étrange du crépuscule, sans être sûrs de ne pas faire un songe à la fois trop frêle et trop solide, terrible et bouffon, odieux et pitoyable.

Avant d'en venir là, Ibsen a eu tant de confiance et d'orgueil qu'ils suffisaient à beaucoup de bonheur encore. L'homme de foi n'est jamais tout à fait mort en lui. Il s'est reconnu pessimiste en ce qu'il ne croit pas à la durée éternelle d'un idéal, quel qu'il soit; mais optimiste en ce qu'il croit possible de faire succéder un idéal à un autre, en s'élevant même de ce qui est moins parfait à ce qui l'est le plus. Jusqu'en ses derniers temps, Ibsen n'a jamais été sans un idéal ou deux, ou même trois[20]. C'est plus tard qu'il a vu qu'on ne les trouve pas si aisément; et qu'ayant perdu cette lumière, il n'y a plus qu'à s'en aller dans la nuit noire.

[20] Ibsen aime même beaucoup ce mot si vague et si froid. C'est un trait de sa génération. Les hommes qui ont eu de vingt à trente-cinq ans en 1848 ont fait un terrible abus de «l'idéal». Mais on n'a pas souvent mieux à se mettre sous la dent. Et les hommes de cette époque avaient l'âme généreuse.

Il n'y a point de pensée si amère, ni de vie si désenchantée qui ne fassent encore à l'homme des promesses admirables, s'il garde intacte la foi à sa propre vertu, et l'espoir d'y faire parvenir le monde par les voies de la pureté morale. La conscience d'être pur est à l'âme ce qu'une source d'eau, ouverte au flanc d'un glacier, est au voyageur épuisé de soif et de fatigue, par un midi d'été, au cours d'une ascension dans les Alpes. La pureté morale fait l'âme vigoureuse et libre: elle appelle son désir «un bain purifiant». L'homme alors ne doute pas de lui-même. Bien loin d'être incurable en secret, il porte le remède aux autres; s'ils se plaint, c'est de ne pouvoir faire tout le bien qu'il voulait; au total, telle est son espérance qu'il lui faut seulement être libre d'agir pour être sûr d'abonder en actions parfaites. Il se sent une vigueur irrésistible; il se trouve le plus près de son Dieu et de soi-même. La pureté morale suffit à tout. Il n'est bonheur qu'elle ne supplée. Ibsen en exil, tournant le dos à sa patrie, ne compte plus sur la victoire, et consent à s'en passer. De cœur altier comme il est, et d'âme impérieuse, il sait bien qu'il faut dire adieu à la fortune: peu importe. Que son cœur se pétrifie, au besoin; désormais, il est homme à se tirer d'affaire: il a fini sa vie de plaine, il s'est établi sur les hauteurs, «en liberté et devant Dieu»[21]. Il se croit sorti des passions et de leur guerre cruelle. Comme on doit s'y attendre avec les âmes pures, qui ne sont point saintes, l'orgueil est une forte puissance. La pureté morale fait ainsi une chaude matrice à l'amour-propre. Elle juge de bien haut tous ceux qui lui semblent moins dignes. Les purs, qui croient ne devoir qu'à soi toute leur pureté, n'ont aucune charité. Ils peuvent être durs, ils sont sans remords. Ils jouissent curieusement de mépriser les autres. «En bas, les autres, et à tâtons», dit Ibsen. Et même, s'il est trop haut pour eux, si tous les liens sont rompus entre lui et les autres, peut-être en souffre-t-il moins qu'en secret il ne s'en vante.

[21] Cf. Sur les Hauteurs, poème d'Ibsen, traduit par G. Bigault de Casanova.


L'âme d'Ibsen a presque toujours été d'une pureté glaciale. Il est unique par là entre tous les poètes; car il n'ignore pas les passions: tant s'en faut, qu'il va bien au fond.


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