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Trois hommes: Pascal, Ibsen, Dostoïevski

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A FERDINAND BRUNETIÈRE

Je ne vous ôterai point, dans la mort, la part de respect et d'affection que vous avez conquise sur mon cœur rebelle; mais au contraire, je la ferai plus grande, maintenant que vous en avez plus besoin, et qu'au regret de votre perte, mesurant le prix de votre présence, je sens grandir le sentiment de ce que je vous ai dû.

Je revois votre visage amaigri, où le pouce du modeleur impitoyable cherchait la place du suprême coup d'ongle. Dans votre corps dévasté, je retrouve vos yeux qui ne mentaient pas, mais qui commandèrent l'espoir et la volonté de tenir bon à l'angoisse, comme un double feu sur des ruines.

Vous aviez, à la fin, les traits d'un saint moine, rompu par les austérités. Or, vous étiez décharné par les jeûnes de la fièvre et les insomnies de l'éternel combat. Il n'y a point d'ascète plus laborieux que le malade qui, sans se lasser, résiste. Mais vous étiez né pour la lutte, comme tant d'autres pour fuir.

Votre fièvre militaire faisait penser à un guerrier, dans une place assiégée par l'ennemi qui ne pardonne pas. Tout parlait en vous d'une tristesse qui se tait et d'un vouloir que rien ne doit abattre. Et vous aviez aussi le voile résigné, la cendre du vieux prêtre, qui a reçu le mot d'ordre pour la nuit et qui se soumet.

Je vous offre ces pages que seul, d'abord, vous avez comprises et que vous avez eu seul le courage de publier. Dans le temps où, parmi les puissants de la Ville, il n'en était pas un qui ne me fît sentir l'immense différence qui me sépare d'eux, vous seul m'avez tendu la main. Vous étiez plus libre, plus vrai et plus sûr que les autres. Vous ne vous vantiez pas de penser librement, comme ceux qui en prennent la liberté de ne penser jamais; toutefois, comme à nous tous qui avons vu le jour dans ce coin glorieux de l'univers où elle règne, la pensée vous était sacrée. Avec tant de liens aux siècles passés, vous n'aviez aucune haine pour l'époque future. Et vous pouviez avoir de l'audace, parce que vous aviez de la vertu. La parole en vous était le témoin de l'action. Vous étiez solide et vous aviez le respect du juste, qui est de ne pas mentir à dessein et de ne jamais chicaner le droit de la bonne force.

Voilà ce que vous étiez; et je l'ai su quand vous m'avez aidé. Vous avez vu en moi un homme qui dédaigne infiniment la victoire, mais qui n'accepte point d'être vaincu par ce qu'il n'honore pas. Et maintenant, dans la grande défaite de la mort, je viens à vous et je prends votre cause. Vous qui fûtes loyal et brave, vous ne serez pas vaincu, tant que je suis là.

Décembre 1906.


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