Trois hommes: Pascal, Ibsen, Dostoïevski
LA MORT FROIDE
L'orgueil de l'intelligence est le plus stérile de tous; c'est aussi le plus tenace. Il est sans joie, et désolé en ce qu'il console d'être sans joie. Il reste à ceux qui n'ont plus rien, et à qui il a fait tout perdre. Toute autre domination donne le contact de la vie; celle-ci en écarte au contraire.
Les passions du cœur sont pareilles à la mer, dont la jeunesse est éternelle, et le charme, et la folie: même les tempêtes, quand elles tuent, emportent la pensée dans un tourbillon magnifique. Mais l'intelligence est un glacier solitaire; et il faut finir la nuit, couché sur le morne océan de la neige.
L'orgueil de l'esprit est un artisan d'ennui incomparable. C'est le tisserand des ténèbres. Partout la nuit, la profonde nuit. L'intelligence ne prend connaissance que de la nuit: seule à seul, il ne se peut pas que l'homme la supporte. La nuit est le métier et la soie; la Parque, la fileuse et l'étoffe qu'elle tisse. Toutes les idées sont tissues sur le canevas de la nuit.
L'esprit sécrète dans le vide, comme l'abeille fait la cire. Mais l'abeille ne sait pas ce qu'elle fait, car elle est esclave dans sa république. La joie de penser ne survit pas à la prime jeunesse; ou sinon, et si elle y suffit, c'est à une nature bien petite. Tout être fort secoue l'orgueil de l'esprit, comme un chien ses puces. Quand il est trop tard, on se tend à l'amour d'une convoitise sans bornes, et peut-être sans illusion. Car il est toujours trop tard.
La vue déserte du passé, ce réceptacle de mélancolie,—voilà l'horizon de l'orgueil. Et la pire douleur s'avance, pareille à l'heure que l'on n'évite pas: la certitude qu'on a été ce qu'on devait être, et qu'on ne pouvait faire autrement que l'on n'a fait.
On se sent plus léger après avoir pleuré. Aussi, jamais, dans Ibsen, on ne pleure. La volonté est l'âme d'un monde froid, une imagination sombre et sans pitié. Face à face, dans la neige, avec la nuit: que reste-t-il?—La force de pousser la lutte jusqu'au bout. Pour unique espérance, l'esprit se promet le repos dans le calme du rêve. Car il faut céder enfin. Le moi n'est pas le plus fort. Il y a beaucoup plus puissant que lui: et c'est la nuit.
Le dernier mot est à la force. La force est la seule morale du moi et du monde réel, qui est le monde des corps. L'amour même du vrai est un culte de la force. Je vois un amour de soi, et sans partage, dans l'inexpiable culte de la vérité: on abonde en soi-même; et que tout le reste s'y range, ou qu'il en souffre, s'il veut: quelque chose qu'on fasse, avec la vérité, on a toujours raison. C'est l'histoire de tous les fanatiques; et que la vérité de l'un soit l'erreur de l'autre, quelle meilleure conclusion? «Qu'est-ce que la vérité?» dit Ponce-Pilate. Du moins le préteur romain ne s'en fait pas accroire; il pourrait répondre: «la vérité? c'est mes légions.» L'abus de la vérité est un abus de la force. Je le veux; mais qu'on ne me donne pas cette église pour le temple du juste. La vérité, toute sa vie, Ibsen y incline; il y fait tous les sacrifices; puis, il sait ce que cette foi lui coûte. Mais quoi? Il faut se soumettre. Une bonne tête doit céder à la force: toute révolte est absurde, indigne de l'intelligence. Voilà, dans la nuit noire, de quoi aiguiser comme un couteau le tranchant glacé des ténèbres.
Être soi-même
Ibsen tient bon jusqu'à la fin: il ne veut pas se donner tort. Comment le voudrait-il, puisqu'il ne le peut pas?—Nos idées ne sont si fortes et ne nous sont d'un si grand prix, que parce qu'à la longue elles nous façonnent.
Il importe peu que ce que nous pensons nous désespère. Il nous faut penser comme nous sommes. En vertu de quoi nous avons des pensées contraires, qui se combattent sans merci, image de notre contradiction. Ibsen se contredit, comme nous sommes tous forcés de faire, si l'intelligence ne le cède pas en nous à la passion. Couché dans le désert glacé où l'empire du moi ne connaît pas de limites, il tremble de tous ses membres; il n'a même pas besoin de lever les yeux, pour savoir que l'avalanche pèse au-dessus de sa tête, et que la catastrophe est pour demain. Il sait donc ce qui l'attend; mais il ne peut faire autrement que de se coucher sur la place et de dire: «Voilà par où j'ai pris pour venir en ce lieu; or le chemin que j'ai suivi est celui que vous devez prendre.» Être soi-même,—il ne nie point qu'il l'a voulu; loin de là, puisqu'il le veut encore. Le glacier, l'avalanche et la nuit lui font horreur; mais dans ce froid nocturne, il persiste à croire qu'il n'y a pas de plus belle couche pour un homme.
Dans les victoires de la raison, quel profond désenchantement de la raison! Qu'elle est morte, dans toute sa gloire! Que sa parfaite logique est peu persuasive! Qu'elle m'est de peu quand elle est tout! Il est bien vrai que je ne vis pas de théorèmes; et, à cet égard, la différence du plus juste, du plus étendu en ses conséquences, au plus pauvre et sans suite, n'est pas grande. J'ai connu tous les jours davantage combien l'amour et la foi vont ensemble: la vie porte là-dessus. La foi est vraiment née de l'instinct; et l'instinct fait tourner les mondes, qui ne savent même pas s'ils tournent, et n'ont aucun besoin de le savoir, pour tourner. Il va sans dire que l'instinct, comme la passion, paraît une faiblesse aux gens de raison, et presque une face du crime. Leur sagesse prévoit un siècle et un monde sans passion, comme on a compté sur un âge sans péché. Mais pourquoi s'en tenir là? et pourquoi pas un monde sans vie? La sagesse ne sera vraiment sage que si elle se passe de la vie.
C'eût été le compte de l'intelligence. Être soi-même, dit Ibsen; il sait à quoi il se condamne: toujours le nom de l'amour lui vient aux lèvres; le regret d'aimer l'obsède. Être soi-même, fait-il par force, mais aimer, rien ne vaut que d'aimer, qui est à dire: de n'être pas soi-même. Ibsen distingue en vain la loi des hommes et la loi des trolls, celle des êtres libres qui commande: «Sois ce que tu es,» et celle des êtres bornés qui dit: «Suffis-toi à toi-même.» Je vois partout des trolls, et presque pas un homme. L'idée d'être un homme infatue tous les hommes: comble de ridicule en presque tous. Comme s'il était permis à leur indigence d'y prétendre; et comme s'il n'en coûtait pas toute leur fortune, même aux héros.
Qu'on le donne, qu'on le prenne, qu'on le rende, il n'est point d'amour qu'à ne plus être soi. Le supplice du moi est-il donc fait pour tous?—A quoi bon y précipiter la foule des hommes, que son pauvre instinct eût sauvée, mille fois plus sûr que toute sagesse?—Être soi-même? Comme si plus d'un homme l'était, ou pouvait l'être, tous les vingt ans, entre vingt millions? Comme s'il y trouvait, non pas même la joie, mais seulement un peu de repos? Comme si toute la beauté, toute la vertu, toute la force humaine enfin d'hommes en nombre infini, n'était pas à ne jamais être soi-même, supposé qu'il leur fût possible de choisir?—Bien loin qu'ils doivent l'être, qu'ils ne vivent au contraire qu'à la condition de ne l'être pas. La pire trivialité n'est point du tout d'être comme les autres; mais, n'ayant point reçu le don mortel de l'originalité, de prétendre à en avoir une. O la triste singerie! En vérité, c'est aux singes que le royaume des cieux n'est pas promis.
L'amertume
C'est l'excès de ma joie qui fait l'excès de ma misère.
L'amour sans bornes de la vie est l'espace infini où je succombe. Je tremble à cause que j'aime. Je m'éveille dans l'épouvante, à cause de la splendeur du rêve où je m'endors. Et l'horreur du néant se mesure à la beauté enivrante de vivre.
Quand on mesure la passion la plus puissante et l'effort le plus noble de l'âme à l'effet qui les suit, le cœur se brise de tristesse: la flèche trempée dans le curare ne contracte pas les muscles, et ne les frappe pas d'une roideur plus convulsive. La déception est encore plus tétanique, si l'on compte la force que l'on a pour agir et pour aimer, à la trahison du monde. L'intelligence a si peu de part à ce profond ennui, qu'elle donne raison au monde. Que ferait-il de cet amour, de cette force, de cette riche action? Il ne lui en faut pas tant. Il se défie: là dessous, il sent le moi qui se cache.
Quelle vaste dérision! Une moquerie inhumaine fait mon immense perspective. Et je n'y puis répondre par la raillerie: même jouée, mon âme ne joue pas. Vouée au rêve, et en sachant la suprême vanité, elle préfère ses miracles à l'horrible insulte de ce désert. A la dérision de la vie, répond la grande amertume.
Déception perpétuelle, ennui total, vide au noyau des passions les plus pleines, et, chemin faisant, une joie merveilleuse qui n'a pas de sens,—rien ne pourra me forcer de faire l'écho au rire qui m'insulte. Mon amour de la vie me confond bien plus que ma tristesse. Car pourquoi me duper ainsi moi-même, et d'une telle ardeur que chaque instant renouvelle?
A quoi mesurer la grandeur du moi, sinon au désespoir qu'il y trouve, et au défi passionné de rédemption qu'il y nourrit?—De là naît l'amertume. Ibsen est bien amer.
L'amertume est l'ironie naturelle aux âmes fortes. La salutaire amertume vient du moi et y retourne. Elle est comme une Victorieuse qui, debout et seule dans la victoire, laisse tomber ses droits: A quoi bon? et que ferai-je du triomphe? Triompher pour triompher? Mais je ne suis pas un petit enfant qui joue, pour m'en satisfaire. Après s'être bien roulé sur le sable, l'enfant a sa mère, qui le met à table, le caresse et le couche près d'elle, veillant sur sa nuit.
Salutaire amertume pourtant, en ce que le cœur y compare sans cesse l'extrême, l'unique douceur de l'amour. Il est bien passé, le temps où l'on pouvait être plus amer aux autres qu'à soi-même. Le moi, c'est l'astre qui compte ses instants et qui se sent descendre. Ha! bien plus encore: c'est le soleil passionné de la vie, à son couchant dans la mer de la mort.
Le moi, c'est la mort.
Le Désir d'amour
Pour se rendre plus noble, et pour croire à sa noblesse, le moi se fait tout esprit. Il abdique volontiers les passions, et, loin de l'instinct, il s'intronise dans le royaume mort de la connaissance. Il le croit faisable, du moins. Dans la pratique, l'esprit ne conçoit guère un autre lui-même; et il n'y croit pas.
Le moi n'aime pas qu'une personne humaine soit entée sur sa personne. Il se défie de ce scion vivant qu'on veut insérer à sa tige. Il se plairait plutôt à ébrancher les arbres voisins: car tout lui fait ombre. Qu'il le veuille ou non, le moi est le profond ennemi de l'amour.
Pour ses premières armes, et sans même y faire effort, l'amour tue le moi. Dans la femme la plus pervertie, il lui reste cette force. C'est pourquoi la tentation est si aiguë de faire souffrir les femmes qui nous aiment,—et pourquoi tout bonheur est perdu, si l'on y cède. Ceux qui ont passé par là, ont su, depuis, la grande vengeance du cœur: pas une raison de tourmenter ceux qui nous aiment, qui ne soit folle. Que les femmes soient amères comme la mort: mieux vaut encore souffrir par elles, que de les faire souffrir.
Après tout, la douleur est la marque de l'amour. La pitié vient au cœur pour ce qu'on aime. Amour, à toute force, veut effacer la douleur. Il n'en est qu'un moyen: à soi, qu'amour la prenne. Dans une âme puissante, le désir de la consolation est pareil à la convoitise de la volupté la plus tranchante; et la soif est égale de bercer une créature dans le bonheur qu'on lui donne, et dans la souffrance qu'on lui fait oublier. Telle est la récompense infinie de l'amour: un oubli de soi.
L'esprit l'ignore. Le grand désir d'amour, c'est la pitié: plaindre, et même être plaint. Le moi est un adulte, presque un vieillard: il méprise ces berceaux; il ne comprend guère cette douceur; il la repousse. Ibsen, plein de dons qu'il n'a pu faire, connaît la victoire, de ce cruel amour qui n'a point de pitié, qui ne procure pas l'oubli, et n'offre enfin à l'homme que les délices d'un combat. Vivre toujours tendu, l'épée à la main; toujours agir, et toujours marcher droit, même dans le vide, même quand on le sent aussi vide qu'il est; toujours se débattre, pour toujours dominer, et sur un empire misérable: quelle dureté! Quel absurde parti! Et, sur le tard, si l'on regarde derrière soi la route méprisée, puisqu'on a fini de la parcourir, quel regret!
Je vois dans Ibsen une douleur bien rare: il n'a pu s'oublier. La merveille n'est pas de garder la mémoire, c'est d'en souffrir. Son désespoir lui rappelle que riche du grand amour, il n'a pas su en être prodigue. Il faut plaindre les pauvres de cœur, mais combien plus ceux qui sont les plus riches, et nés pour donner: à la fin, ils se déplorent eux-mêmes, et leur richesse qu'on envie. Car ce n'est encore rien d'avoir tant à donner: considérez la misère de n'avoir pas trouvé à qui l'on donne. On demeure en soi, malgré soi. On tue l'amour, sans le vouloir, à force de le chercher. Et sans plaisir: on n'a même pas eu la joie du meurtre, cette basse passion du moi, qui fait les âmes meurtrières.