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Trois hommes: Pascal, Ibsen, Dostoïevski

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I

A PORT-ROYAL

Un jour que le tumulte de la calomnie et des invectives s'était répandu le plus insolemment dans Paris, et troublait le plus cette ville injurieuse, M. de Séipse, incapable de le subir plus longtemps, prit parti de le fuir, et s'en fut à la campagne. M. de Séipse souffrait, en effet, du désordre comme d'une injure personnelle, que son temps lui eût faite, et que tout le peuple eût conspiré à lui faire. Une profonde colère, froide et secrète, le dévorait de sentir en lui-même la puissance de l'ordre, de s'en connaître la volonté, et de savoir qu'elle dût être sans effet. Le pouvoir d'un homme est la moyenne de ce qu'il peut lui-même, et de ce que les circonstances lui permettent,—l'accord de sa force propre avec la fatalité des événements. C'est pourquoi tout homme puissant s'est toujours senti à deux doigts de ne pas l'être; et il appelle son étoile ce bonheur de l'accident, qui ne suffit à rien, mais sans quoi la voie est fermée à tout le reste. Le hasard, qui fait naître un homme à son heure, fait plus pour lui qu'il ne fera jamais lui-même. A dix ans près, on est César ou on ne l'est pas. Pour un trait de plus ou de moins dans le visage, et le nez fait d'une forme qui plaise, on peut exercer ou non le droit de puissance qu'on a. S'il ne le peut point, l'homme l'exerce alors contre lui-même. Et plus les faits désordonnés lui font obstacle, plus il souffre amèrement de sentir en soi la force qui les ordonne. Agité de ces pensées, M. de Séipse résolut de les apaiser, sinon de s'en distraire, et il se proposa une promenade dans le vallon le plus austère et le plus retiré qui soit aux portes de Paris: il s'en fut à Port-Royal-des-Champs.


On était au temps de la Pentecôte. Le printemps tirait sur l'été; il faisait déjà chaud; et les jours nuageux, chargés d'orage, suivaient lourdement des nuits encore fraîches. Parti de bon matin, M. de Séipse fut rendu à l'Abbaye avant le milieu du jour. Le ciel, qui avait d'abord été d'une clarté admirable, se brouilla bientôt. Le bleu tendre, délicat et profond, qui est propre à l'Ile-de-France, se chargea de nuées laineuses et grisâtres; et l'air, qui avait été frais, étouffé par les nuages, s'appesantit. Le ciel bleu de la France n'est point implacable ni sublime comme le regard d'un dieu: il a plutôt la fine complaisance d'un œil humain; et quand il se voile, il invite à la réflexion ou à l'ennui plutôt qu'à la colère. Aussi M. de Séipse s'estimait-il heureux que le temps s'accordât à ses pensées diverses. Il était venu en voiture, à travers les champs mouillés de rosée, frais et limpides, comme la matinée même, le ciel clair et le vent léger. Les blés verts, et les avoines déjà hautes, aux reflets ardoisés, frémissaient dans la plaine, où parfois l'on voyait au loin,—comme un insecte en suit un autre,—une charrue guidée avec lenteur par un paysan.

A mesure qu'on approche de Port-Royal, le pays se fait plus désert. On ne voit plus que des hameaux couchés au ras de la terre. Le plateau âpre règne; et l'horizon recule, grave et triste, comme tout ce qui est grand. Là, si le ciel penche un regard plus sombre, sourcilleux de nuages et chargé même de menaces, il semble seulement rendre, en miroir fidèle, l'âme des lieux. Nous n'avons affaire, en tout, qu'à l'âme, et comme il en va des hommes, si un pays ne nous livre la sienne, il n'a rien pour nous. Au versant de ce plateau dont l'aspect, sérieux en tout temps, est tragique quand le soleil s'y cache, on tombe dans un étroit vallon; par un chemin heurté, entre les arbres, on descend au fond d'une sorte de trou, où, ceinte de hautes murailles, et voilée sous le feuillage, avait été fondée l'abbaye de Port-Royal.


L'abbaye a été vaste, les fabriques considérables. Il y eut plusieurs corps de bâtiments. L'hôtel où logeaient les solitaires, faisait face au cloître où les Filles du Saint-Sacrement s'étaient vouées à l'adoration perpétuelle. Dans une école illustre, on enseignait les enfants, dont fut Racine. Une chapelle était le lieu d'assemblée où tant d'hommes, de femmes et de petites créatures si dissemblables se réunissaient dans une pensée commune: en dépit de tout, la marque en restait ineffaçable, tant elle avait mordu fortement sur l'âme.

Un jardin séparait la maison des religieuses et celle des Messieurs. Les enfants logeaient dans une aile basse, où se tenaient les catéchismes. Le verger, le potager, s'étendaient au delà comme le témoignage du travail le plus agréable au ciel peut-être. La perfection de l'homme simple et paisible est, sans doute, celle du frère lai, qui passe des champs à la chapelle, de la bêche au psautier, et qui, pour son délassement, incline devant Dieu des épaules que, le reste du temps, le labour courbe vers la terre.

Si ce n'est une tour rustique, à l'une des ailes, il ne reste rien de toute l'abbaye: une haine patiente, infatigable pour tout dire, a préparé cette ruine et l'a consommée. La charrue a passé sur le cloître. Les tombes des jansénistes ont été remuées par le soc. Louis XIV a fait voler en poussière une des forces morales, la plus solide peut-être et la plus compacte qu'il y eût en France. Des hommes là vivaient avec leur cimetière sous les yeux, et l'avaient pour lieu de promenade. Il devait leur importer peu que leurs cendres fussent ou ne fussent pas en repos. On imagine même l'amer contentement de Pascal, s'il avait pu prévoir qu'on jetât ses os au vent. Sans parler de sa joie à souffrir persécution pour la vérité et la justice, il se fût réjoui ardemment de cet outrage à la chair ennemie; et il y eût vu quelque faveur singulière qu'on eût faite à son âme.


Les Messieurs de Port-Royal n'étaient point des clercs. Les uns ne s'en jugeaient pas dignes; les autres y répugnaient de nature, ou par état. Ils formaient une espèce de tiers ordre. Ils étaient à peine des laïcs, et ne voulaient point être des moines. Ils vivaient pour faire leur salut, et prétendaient le faire dans le siècle, ou s'y résignaient. Port-Royal était leur maison de retraite. Ils y venaient approcher Dieu de plus près. Ils lui y prêtaient une oreille plus attentive qu'ils n'auraient pu ailleurs, ni autrement. Ils y avaient leurs mille entretiens avec une puissance redoutée, et souhaitée de tous leurs vœux, comme seule à craindre sans doute, mais seule aussi secourable. En un temps où tout homme voulait, tôt ou tard, prendre quelque connaissance de soi, nulle part on n'alla plus avant dans l'art cruel de se connaître, que dans cette compagnie sévère. Or le scandale est grand, pour un monarque absolu, d'hommes qui se retirent en soi: car il n'en est pas, quelle qu'en soit la révolte, qui lui échappent plus; et, en outre, ceux qui se connaissent sans complaisance sont, malgré tout, sans complaisance à connaître les autres. Les souverains absolus n'aiment pas cette souveraineté-là; plus elle se tait, plus elle les brave. Son respect même est une forme du mépris, car il juge. Les souverains, qui le sont dans l'ordre de la chair, haïssent la souveraineté qui est d'un autre ordre, et qui échappe au leur. Plus elle est humble en conduite, plus elle les humilie, puisqu'elle ne leur laisse point de prise sur elle, et qu'elle s'élève sans doute au-dessus même de ce qu'elle abat. C'est pourquoi le souverain absolu, qu'il ait nom Louis XIV, Napoléon ou Peuple, se défie des solitaires et les frappe. Il ne faut pas trop de saints dans l'État, ni même dans le monde; d'école de sainteté, encore moins: la sainteté menace la nature, et la nature ne veut que des esclaves ou de faux témoins: elle hait les juges...

Au détour du chemin creux, une porte de bois, dans un châssis de pierre, qu'une croix de fer surmonte: c'est l'entrée de l'abbaye.

Comme j'allais y frapper moi-même, je vis M. de Séipse pousser la porte, sans doute laissée entr'ouverte: il passa le seuil, et je le suivis. Je connais M. de Séipse depuis longtemps, et je l'estime. Nous avons des pensées communes, mais je le vois peu. Au bruit criard du vantail sur le gond, M. de Séipse tourna la tête, déjà mécontent de ne pas trouver, même à Port-Royal, la solitude. J'avais eu le même sentiment d'ennui en me voyant précédé à la porte. Mais il me reconnut aussitôt, comme je venais de faire; nous sentîmes, chacun, que la présence de l'un pourrait n'ôter rien au charme de la visite solitaire que se promettait l'autre; et que notre silence pourrait ne se rompre qu'à l'occasion d'une émotion pareille, et pour se mieux goûter en elle.

Dès la porte poussée, l'on est dans les champs de Port-Royal. On marche au milieu d'une campagne close. C'est d'abord un sentier entre deux prés, où les bleuets fleurissent dans l'herbe verte, et où quelques coquelicots éclatent comme des cris de joie. Puis, des deux côtés l'espace s'élargit. Le sol en pente va par bonds, de gauche à droite, où, comme un lit, se creuse le fond du vallon. On fait quelques pas, et l'on découvre tout l'horizon de la vallée solitaire. Elle semble fermée de toutes parts, pareille à une vasque de terre cachée entre des collines boisées. Les arbres voilent le bord ouvert de ce fossé. Le ciel paraît verser la clarté de plus haut que sur la plaine. La couronne des feuillages posée sur les hauteurs les ceint d'une ombre claire et pensive. Tout, ici, est ramassé sur soi-même et penché sur le fond. Et tout, en ces étroites limites, à la manière du recueillement, parle d'une grandeur intime.


Les lilas, sur leur fin, balançaient, ici et là, leurs branches fleuries, dont le vent agitait les thyrses. Un peu de pluie était tombée, que la terre, les prés et toutes les feuilles rendaient en parfums humides. On entendait le murmure doux d'une source, et le règne du beau silence. Ces champs paraissaient sans culture, et en être plus purs. Une maison dans un coin, d'où partait une allée d'arbres; et au creux du fossé, une chapelle neuve, dont les lignes sèches et les pierres trop blanches offensent la vue.

C'est là que des hommes pieux ont réuni ce qu'ils ont pu trouver qui vînt des jansénistes. Ils ont élevé cette petite église à un culte qu'ils ne s'accoutument point à croire disparu. Au pied de la chapelle, sur l'un des côtés, l'on a rangé les restes du cimetière: car la haine et la destruction ont ici porté une main si avide, que les tombes mêmes en ont été ôtées, et que les seuls débris y sont les restes de restes, les reliques de la mort, et non pas même de la vie. Une petite place sablée, close entre de faibles murailles, où des pierres tombales s'appuient, et qui semble faite pour une assemblée, s'étend devant la chapelle. Quelques degrés mènent au portail; le dernier forme une terrasse étalée, où le feuillage et les lilas ajoutent la grâce d'une parure charmante. Où l'art admirable n'élève pas son chant, la nature seule peut parler. Quel qu'en soit le mensonge, ou la cruauté, son langage a l'unique séduction où l'on ne sait pas résister et l'accent qui persuade.

On le sent trop à la rencontre de deux bustes en bronze, sur les marches qui mènent à cette église des reliques. C'est Pascal et Racine qu'on a posés, malgré eux, sur ces degrés, pour y recevoir toute sorte de gens, de ceux dont ils eussent décliné la visite, avec le plus d'horreur peut-être, sinon seulement avec le plus d'ennui. Passe encore Racine; et qu'on y mette aussi le grand Arnaud, si l'on y tient. Mais Pascal! Il ne se souciait pas qu'on lui rendît un tel honneur. Si ces bustes, du moins, n'étaient que ridicules: mais ils sont d'une extrême impertinence, et celui de Pascal n'est même pas décent, tant il y manque la vraie ressemblance, qui est de l'âme; et tant il tient de la fatuité, sûre de soi, où le modèle commun, qu'ils en ont sous les yeux, a fini par forcer les sculpteurs de ranger tous les grands hommes.


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