Trois hommes: Pascal, Ibsen, Dostoïevski
PASCAL
Le musée, en forme de chapelle, contient quelques portraits. D'un côté les docteurs, les religieuses de l'autre. Au-dessus de la porte, Jansénius. L'évêque d'Ypres a l'air savant, systématique, têtu, étroit et froid; un front haut, un visage pointu, non sans ruse. M. de Saint-Cyran montre une figure déjà d'un autre âge: une énergie violente, une force opiniâtre, le visage d'un homme qui manie l'épée et la plume du même bras; homme du temps de la Ligue, capable de faire campagne, et de tenir tête à une armée; non pas un docteur, un théologien en armes; la barbe grise et dure, le teint chaud, l'air sanguin, l'accent de l'action, le pli de la colère. Le grand Arnaud justifie son nom et l'ennui accablant qu'il inspire: une vaste et forte tête, un crâne puissant, le front haut, large, droit, une forteresse de doctrine, une citadelle d'érudition et de théologie. Sa mère, la fondatrice de l'abbaye, est la source manifeste de cette force, la base de l'édifice: c'est une femme rude, épaisse, membrue comme un homme. Rien de doux, ni même de son sexe. Du poil aux lèvres; de la chair drue en dépit des austérités; sous la graisse, l'on sent les os, gros et larges: voilà la mère d'une famille redoutable par le nombre et les ressources; tout en elle est solide, volontaire, nourri de substance et de raison. Qui la voit, et le grand Arnaud près d'elle, connaît aussitôt sur qui reposait tout l'établissement des jansénistes. Et, de même, qui regarde sa petite-fille, admire la fleur délicate et si pâle qu'une forte race d'hommes ou d'esprits se destine à produire, par où du moins elle finit. La seconde Angélique fait avec M. Hamon un couple délicieux dont la grâce séduit le cœur. M. Hamon a le visage charmant et fin d'une jeune fille, ou d'un prince adolescent: blond, pâle, les lèvres les plus minces, l'air candide et tendre, le menton en aiguille, toute sa force est dans les yeux, comme celle de la Sœur Angélique. Encore n'est-ce point une âme robuste qui s'y fait jour; mais le feu d'une âme mystique, éprise d'amour divin. Quelque forte soit-elle, elle ne l'est déjà plus assez pour la vie; capable de soutenir toute lutte, elle ne l'est pas de vaincre, dans un secret désir d'épuiser la volupté d'être vaincue; ou plutôt ce qu'elle a de force ne s'applique qu'à un plus noble parti: la chair le cède, ici, à l'esprit qu'elle emprisonne, et l'enveloppe est trop fragile pour ce qu'elle contient.
Pascal, cependant, n'est pareil ni aux uns, ni aux autres. Il est sans liens. Sa laideur est vivante. Son masque de mort seul est beau: tous les deux également étranges, hors de lieu et presque hors de propos. Ce que Pascal a d'unique vient de lui; mais, plus que tous les autres, il a l'air de son temps: le mélange de cette singularité propre et d'un caractère commun, général même jusqu'à en être abstrait, frappe l'imagination. On est d'autant plus surpris que les deux éléments s'ajoutent l'un à l'autre et qu'ils sont moins combinés.
On retrouve, d'abord, dans ce visage la courbe violente qu'on voit à tant d'hommes en ce temps-là. Le front et le menton tournent court, par rapport au centre du visage, comme les deux branches d'une hyperbole. Pour la forme de la figure, Pascal tient à la fois de Descartes et de Condé. Ces visages sont des miroirs qui réfléchissent ardemment le spectacle de la vie: ils doivent tout voir, et il n'en est pas où l'on saisisse mieux le don d'imaginer. Mais si Pascal a de Descartes et de Condé, pour les traits,—il n'a ni le jet violent de celui-ci, dont toute la figure semble lancée en bec d'oiseau de proie, ni le recul défiant de celui-là, qui paraît se retirer dans l'ombre, comme une chouette, et tout fixer de ce coin obscur, en oiseau de nuit. Il n'y a rien qui se contredise plus que la bouche de Pascal et l'âme qui passe par ses yeux. Ou, plutôt, il n'est point de figure où des traits si contraires soient rassemblés plus curieusement sous un aspect unique: le regard d'un dédain et d'une tristesse infinis.
Un petit portrait de Pascal, par Philippe de Champagne, est placé à côté du masque pris sur le mort. On ne peut guère douter de l'un, pour la ressemblance, plus que de l'autre. Philippe de Champagne dessine et suit les traits de ses modèles avec une fidélité rare; il y met de la conscience; et, d'un janséniste comme lui, on peut dire que l'exactitude dans le dessin est la pratique d'une vertu. Quel peintre, pourtant, est fidèle comme la mort? Elle peint par le fond; et sa fidélité est celle qui ne cache rien, qui dévoile le mystère, et qui livre le grand secret, inconnu jusque-là, et qui, sans elle, ne se serait pas trahi.
Image inoubliable! Etrange pendant la vie, la figure de Pascal le demeure dans la mort. Mais, alors, elle est belle. La mort est le lieu de Pascal. Il l'a tant cherchée et poursuivie partout, que cette passion trouble son visage d'homme. Mais quand il l'a enfin trouvée, et qu'il ne la craint plus, pour l'avoir vue face à face, quelle paix ineffable respire son ennui. Ce n'était donc que cela?—Et quel mépris!
Pour me faire savoir si Pascal est mort en Jésus-Christ, il ne faut que ce visage: jamais Pascal, depuis le jour qu'il est né, n'exprima une telle profondeur de repos. Il a reçu la main de la mort, de la main même de Jésus-Christ; et, donnant sa main à la mort, selon l'ordre de Dieu, il a mis l'autre, avec son âme et tout son être, dans la main même de Jésus-Christ.—Pascal vivant dit l'attente perpétuelle de ce moment. Et Pascal mort en révèle l'accueil; que le moment unique l'a rasséréné pour jamais; et qu'enfin, dans un sublime ennui du monde, une route est ouverte qui mène à un repos sublime, où l'espoir comme la terreur, où le dédain même a pour toujours la paix.
Pascal a mesuré bien des abîmes, en lui et dans les autres hommes. Mais il a surtout connu et pratiqué les siens. Cette grosse lèvre, qui s'avance épaisse et rouge, n'a tout dédaigné que sur l'ordre d'une pensée toute-puissante. Et cet ordre impérieux lui a été cruel, sans doute. Elle a voulu peut-être s'y soustraire. Qui résistera à Pascal, si ce n'est Pascal même?—Mais qui Pascal craindra, sinon Pascal?
Il a connu ses précipices; et il les a redoutés profondément, parce que la profondeur lui en était connue. Pascal sait bien que tous les hommes en seraient là s'ils pouvaient seulement soupçonner leurs abîmes. Mais comme ils ne les voient même point, ils ne les mesurent pas. Pascal soupçonne, voit et mesure. Nul n'est allé plus loin dans la connaissance de l'homme. Nul n'est donc allé plus avant dans la crainte de l'homme. Et c'est pourquoi Pascal ne quitte plus d'un instant Jésus-Christ.
Il lui faut Jésus-Christ, ou tout croule, et lui-même tombe sous le poids des mépris. Vous autres hommes, qui riez et ne savez point, vos précipices ne sont guère à vos yeux que les erreurs et les misères communes; vous vous voyez en des rivières où c'est à peine si l'on perd pied, et il ne vous faut qu'une barque ou trouver le gué. Vous êtes noyés et rejetés en pourriture sur la rive, que vous n'avez pas encore peur de cette eau. Pascal est fait d'une autre sorte: il ouvre les yeux sur l'immense océan où il s'éveille, et il s'y voit flotter: l'infini sous les pieds; l'infini sur la tête; un infini de tous les côtés; un infini de mal, d'ignorance, de terreur et de peine. Pascal n'est pas comme vous, pour tâter un infini du pied, et chercher le gué de l'infini. Mais Pascal s'assure au contraire que l'homme est l'animal sensible à l'infini des ténèbres. Il ne lui reste donc qu'à crier à l'aide. S'il était faible comme vous, il croirait à sa force. Mais fort comme il est, il mesure sa faiblesse. Et il se tient immobile, mettant toute sa puissance uniquement à s'élever sur cette eau infinie et à tendre ses bras au secours unique.
Pour demander si Pascal doute, il faut douter s'il vit. Qui ôte Jésus-Christ à Pascal lui ôte tout. Le doute pour Pascal est la mort même. Pour vivre, mieux vaut tenir le pari qu'on est sûr de croire, que douter de ne croire pas. Quand le doute le traverse, comme tout homme à son heure, Pascal meurt. Il y a tel cri en lui qui est un cri de mort. Et chaque fois Jésus-Christ l'a ressuscité, le sortant du tombeau. Sans Jésus-Christ éprouvé et senti dans le cœur, la vie de Pascal est une agonie éternelle. On ne peut vivre en agonie. Pascal, du moins, ne le pouvait pas encore.
«Il a distingué notre agonie,—me dit M. de Séipse,—en sortant enfin de la chapelle, où il semblait ne pouvoir plus s'arracher à la méditation de ce masque. Il en a pressenti les extrémités et l'horreur. C'est la raison qui l'a rendu, pour toute sa vie, si fidèle à la vénération de son père. M. Pascal le père avait nourri son fils d'un aliment si fort et si chrétien, que Pascal y a toujours trouvé une réserve et de quoi souffrir la famine dans les temps où il put craindre disette de foi. Mais à peine s'il connut plus de deux époques pareilles. En Pascal, les variations ne furent que de la charité commune à la charité parfaite. De même que les hommes ne savent point le danger où ils sont, ils ignorent le sacrifice qu'il exige. Pascal, connaissant le péril, ne pouvait jamais consentir longtemps à ne point faire tout ce qu'il faut pour en sortir; je vous dirai, du reste, qu'il n'y a point de demi-vérité ni de demi-foi que dans les âmes médiocres. C'est la médiocrité des hommes qui assure le train du monde. Et il n'irait pas au delà de l'heure où nous sommes, sans les moyens termes de cette médiocrité qui ne finissent pas.
«Tous ces atermoiements assurent la durée à la pauvre heure des hommes. Elle se passe; ils passent avec elle; et n'en demandent pas plus. Il leur suffit de ne se point voir passer. Peu de gens vivent dans la vue de ce terme où ils doivent aller. Et ceux qui l'entrevoient, comme on fait d'une croix en haut d'un tertre, entre deux routes, en Bretagne, détournent les yeux de ce sentier.
«La médiocrité, qui conserve le monde, est la même vanité qui sauve les hommes. Car tous les hommes vivent de vanité. S'ils n'avaient pas mille petits soins, ils n'en auraient qu'un seul, qui les tuerait. C'est pourquoi ils l'évitent: sinon eux, le misérable et magnifique instinct qui les attache à ce qu'ils sont. Ils veulent vivre; et n'en ont pas de raison plus forte, à la vérité, sinon qu'ils le veulent. Admirons encore ici un des coups de la nature, ce tyran qui fait chérir et désirer sa tyrannie.
«Ceux qui ne sont médiocres en rien, ni par le cœur ni par l'esprit, se portent bientôt à contempler deux abîmes: le néant du monde et le néant de soi. La plupart des grandes âmes s'arrêtent à l'un des deux précipices, qu'elles comblent en y jetant l'autre. Et, à ne rien dissimuler, peut-être ne peut-on vivre à moins d'un parti héroïque. Il faut prendre parti pour le monde contre soi, ou pour soi contre le monde. On ne se tire pas à moins de cet espace effrayant où règne le vide, et où il a toutes les dimensions de l'esprit, qui sont plus de trois. De là ces partis pris sublimes, celui des saints ou de Tolstoï, qui fait la bonne bête. Quelque forts qu'ils soient, ils s'immolent; ils veulent croire en Dieu ou à ce monde, à tout prix. Et comme la volonté d'une parfaite croyance est déjà la moitié d'une foi, bientôt ils s'y immolent.
«Ils ont des partis désespérés: soit de la raison, soit du cœur contre elle, mais toujours désespérés; car la plus haute démarche de l'un et de l'autre, c'est qu'ils désespèrent. Je ne sais point ce que c'est qu'un homme qui en est réduit à soi-même et qui ne désespère pas. Et pourtant on ne rentre en soi qu'après avoir quitté le monde. Il faut donc trouver, coûte que coûte, quelque lieu où fixer son âme et sa vie. Tolstoï ne doute point de la raison; il la juge naturellement droite; il n'en méprise que le mauvais usage; Tolstoï, enfin, croit beaucoup plus à la raison et à la vie que Pascal. Et son Evangile est raisonnable, qui est l'excès de la déraison, Pascal n'y adhérerait pas, à cause de cette raison même où Tolstoï se range. Il le jugerait absurde, sinon impie. Pascal a de bien plus puissantes attaches au Moi; et enfin c'est toujours le cœur qu'il exalte, et la raison qu'il humilie. Pour géomètre qu'il fût, il n'y faisait que l'essai de sa force; et toute la vraie puissance, toute la vérité, il les juge seulement dans le cœur. Or ce cœur aussi lui est ennemi.
«Il est riche de cœur comme pas un autre: et sa crainte vient de là. Ce grand cœur déborde d'un grand moi: Pascal voudrait l'y tarir à sa source. Voilà où il aspire. Pascal se sent superbe, plein d'amour et de haine, égal à tout, supérieur à tout même. Si grand qu'il fût, il se savait plus grand encore, en bien et en mal, que ne le pouvaient savoir les autres. C'est pourquoi il se fait une guerre admirable. «Si j'avais le cœur aussi pauvre que l'esprit, je serais bien heureux,» s'écriait-il quelquefois. Mais il l'avait riche infiniment. Vous n'avez pas remarqué la puissance de ce cœur.
—Je n'y ai point pris garde. Ou plutôt, je ne la distinguai point de la grandeur propre à cet homme unique.
—Elle est unique, en effet. Personne ne l'a pressentie, si ce n'est quelque peu ses proches, et M. de Sacy. On devine quelque effroi mêlé à l'étonnement de ce sage théologien, quand Pascal lui révèle Epictète et Montaigne. «M. de Sacy ne put s'empêcher de témoigner à M. Pascal qu'il était surpris comment il savait tourner les choses.» En ce monde, où la plupart sont si pauvres de cœur, qui comprendra le danger de s'en connaître trop riche? Tous les hommes qui veulent se sanctifier n'ont guère besoin d'abattre que leur esprit, et de ne mettre que leur chair dans les liens. L'ascétisme y suffit; la raison humiliée dans la prière, et le corps réduit à la portion congrue de l'esclave, on croit avoir assez fait. Le triomphe de cette sainteté-là n'est encore pour Pascal qu'une victoire précaire. Selon moi, Pascal n'est nulle part si grand que par la nécessité de dompter et de dénuer son cœur, où il s'est vu. Mais le monde ne l'a pas connue, car il ne l'éprouve pas.
«Cependant, pour autant qu'il y aura de grandes âmes en cette vie, l'ascétisme du cœur leur semblera le seul nécessaire. Il ne sera pas si difficile de mortifier la chair et d'humilier la raison. Il faut s'en fier à toute raison assez forte, à toute âme assez noble. Elles se dégoûteront assez de leur impuissance, pour ne se point donner l'aliment de vanité qu'elle réclame. Mais plus le cœur sera grand, plus il aura de peine à se quitter. Car n'oubliez point qu'il lui faut tout quitter en se quittant.
«Je m'assure qu'il y a des hommes pour qui le contact d'un cilice pointu sur la peau peut être délicieux; et d'autres que l'orgueil même d'une pensée profonde porte à la fouler dédaigneusement aux pieds: ils oseront rehausser à ses dépens l'instinct désordonné de la brute. Mais ce cœur, avide de s'égaler à tout l'univers, avide même de tous les plus beaux supplices, il n'est pas si facile de le rendre désert ni de le dépouiller. Il veut bien donner tout son sang; mais il veut le sentir couler. Il consent à se laisser déchirer; mais à la condition de jouir qu'on le déchire. Il se laisse épuiser, il ne veut point tarir ses sources lui-même. Cette sécheresse lui fait horreur. Le parti pris de Tolstoï n'est pas moins beau que celui de Pascal: mais il n'est pas si rare. Tolstoï ne connaît point un abîme si profond, et il ne revient pas de si loin en dépit de la différence des temps. Son néant n'est qu'un des cercles de la spirale, où l'infini néant de Pascal se décrit; et Pascal n'eût jamais comblé le sien de ce qui le comble. Le dieu de Tolstoï n'est, après tout, qu'un être de raison, et que le cœur suscite à la raison.
«On force la raison; on la courbe au service du cœur; c'est que le cœur lui-même se plie volontiers à servir; il fait souvent plus de la moitié du chemin. Pascal, ici, douterait encore, comme disent ces âmes faibles. Encore un coup, Pascal ne doute jamais: il nie.
«Le doute n'est pas tenable pour une volonté grande. Le doute n'est une preuve de force que dans l'esprit, et la faiblesse consommée du caractère. L'homme puissant en vérité préfère se tromper contre le doute, à douter en ne se trompant pas. Il ne joue pas avec la raison: il la rend souveraine, ou il l'accable. Il fait la bête à dessein, par dégoût de faire l'homme; et il y peut mettre un comble d'orgueil et de force. Il se venge sur l'esprit des maux soufferts par la volonté.»
Déjà le jour baissait, et se retirait de la chapelle; je voulus voir une fois encore cette figure mystérieuse qui respire un sentiment si profond de satiété, de paix sereine, et de dédain. Le plâtre qui l'a faite si blême, communique à cette figure un caractère éternel. Sur tout l'ennui de la vie, un séduisant repos semble répandu, celui que rien, jamais plus, ne trouble, parce que rien dans l'homme ne s'y prête plus. C'est d'un reflet pareil que la mer brille languissamment, quand le dernier cercle de l'eau se ferme sur un navire englouti. Personne, selon mon goût, n'a vu ce masque. Non plus qu'un aspect profond du ciel ou de la mer, il n'est facile de le décrire. Il retient pour l'éternité le souffle passager d'une âme supérieure. Il montre, arrêté dans la mort, tout l'ennui de la vie: de cette tristesse indicible, la mort a fait, ici, une passion. Les traits de Pascal ont dû être en perpétuel mouvement: la force de cet esprit et sa volonté dédaigneuse, toujours agissantes et toujours inquiètes pendant la vie, ne sont fixées que là. Dans la mer de ce cœur passionné, la mort enfin a jeté l'ancre. Un trait singulier est celui des paupières abaissées, dont les bords paraissent s'entr'ouvrir, et dont l'épaisseur surprend; c'est que la cire, qu'on y mit pour défendre les cils contre la brûlure du plâtre, a fait corps avec lui, et l'empreinte étrange en est restée au masque. Ainsi cet ennui sans bornes, ce parfait dédain dans la sérénité du repos, semblent sourire. Et rien n'est plus émouvant pour la pensée que cette paix sereine de Pascal entre les mains de la mort: elle contemple la douceur du salut, au sein de la volonté divine, et sourit désormais à son mépris même de la vie, et de toutes les misères qui tourmentent cette malade.
«Quel homme en France, pensait M. de Séipse, fut jamais l'égal de celui-là.»—Il a été le plus grand; car il a eu les grandeurs de presque tous les autres. Il est à la fois le poète, le saint et le savant, l'homme qui voit, l'homme qui sait, l'homme qui pense;—bien plus: l'homme qui a toutes sortes de puissances, et qui les dédaigne toutes au prix de celle qu'il se sent. La force de sa pensée ne le cède à aucune autre; mais il se plaît à l'humilier. Il n'est pas sensible à ce qu'elle peut, mais à ce qu'elle ne peut pas; il se porte d'abord à ses bornes; il se tient pour son ordinaire où les autres finissent seulement par s'arrêter. Il a un bien plus grand mépris qu'il ne veut dire des petits esprits et des médiocres: mais son dédain ne s'y attarde pas, et préfère aller du premier coup aux plus grands. Sans doute, il fait fi de ceux qui déraisonnent; mais c'est pour faire moins de cas encore de ceux qui s'enorgueillissent de la raison. La science est l'essai qu'il fait de sa force; et il ne veut pas que rien y aide: pas même une méthode: il répugne à la mécanique de l'esprit comme indigne du sien. C'est le secret de son ressentiment contre Descartes: outre que Dieu révélé n'est pas nécessaire à ce système du monde, Descartes donne trop à la mécanique de la pensée; il n'oblige plus le géomètre aux prodigieux efforts de la recherche à la manière des anciens; au gré de Pascal, il ôte trop à l'imagination. Pascal est comme Archimède, son héros dans l'ordre de la géométrie: il veut ne devoir qu'à lui seul toutes ses découvertes; il veut contempler les figures, et les réduire au nombre par la force même du raisonnement; il ne lui plaît pas que le symbole se place entre l'objet du problème et la construction géométrique: Pascal, le premier, a passé le seuil du calcul de l'infini, allant, par ses voies propres, du même pas qu'un ancien aurait pu faire, sans prendre les chemins aisés où Newton et Leibniz se rencontrèrent. Et c'est ce qu'il fait en géométrie, qu'il me semble lui voir faire en morale comme en tout le reste.
«Nul homme n'a aimé plus que lui les tâches difficiles. Il les tente toutes avec passion. Il veut être saint, parce qu'il ne s'en croit pas capable. Il veut être saint, autant par tout ce qu'il se sent de forces qui y sont propres, que par tout ce qu'il sait en lui de puissances contraires à la sainteté. Il mesure donc son cœur aux tâches les plus difficiles; et sa grandeur d'âme ne les estimait peut-être qu'en raison de la difficulté.
«Les moyens qui abrègent, et ceux qui aident l'esprit ne lui répugnent pas moins que ceux qui prétendent prêter l'épaule à la vie. Pour une âme si forte, rien n'est digne d'elle qui ne l'exerce pas; et ce qui ne coûte pas beaucoup a peu de prix pour un goût si rare. A un certain degré, ni le cœur ni la raison ne se satisfont de rien qui ne soit achevé. Celui qui est épris de perfection n'a qu'une volonté,—qui est de la joindre, et que tout contrarie. Sans cesse il y va pour lui de la vie, et de rien moins. Nul effort ne le retient à ce qu'il a. Il est tout en ce qu'il cherche. Au cœur passionné, le déplaisir de vivre s'accroît infiniment plus par la foi que par le doute. C'est pourquoi les passionnés doutent peu: ils préfèrent naturellement leur ardeur triste à une joie tempérée. A leurs yeux, il n'est de vrai bien que le souverain bien. La morale facile est la mort de la morale, et ils la haïssent. Il n'y a point de devoir si aisé, que la plupart du temps le contraire ne soit bien plus aisé encore. Tout ce qui est facile est selon la nature; et la nature est pleine de crimes.—Quoi, de crimes.—Oui: et bien plus, de crimes aisés.
«Rien n'était donc trop difficile pour Pascal; c'est qu'il se proposait la vérité et la perfection mêmes, le bien unique, enfin Dieu. Il n'aime et ne souhaite que Dieu; mais il voit toute la nature en révolte contre lui. L'homme n'y manque pas. L'homme est le prince des rebelles qui doit déposer les armes, et se repentir de sa rébellion. Quoi qu'on pense du reste, l'idée de sa rébellion est dans l'homme le commencement de la conscience, sinon de la sagesse: c'est par là qu'il commence à défaire le nœud du Moi.
«S'il n'avait eu tant de passions secrètes, Pascal ne les eût pas accablées toutes. Mais il les avait découvertes, et ne leur laissait pas de repos. Il connaissait seul le terrible rebelle qu'il avait à vaincre. Jamais il ne l'estima assez vaincu. Il aimait à dompter la nature, comme Alexandre à conquérir. Chacun de nous, s'il est assez fort, prend de plus en plus plaisir à ses victoires: et si elles sont âpres, douloureuses, remportées sur soi-même, peu importe; tant nous sommes, malgré tout, attachés à notre propre force que nous aimons mieux l'exercer contre nous que de ne l'exercer pas. C'est une joie aussi de la mettre dans les fers, et de l'y retenir. On la sent alors, et ses bonds cruels ou ses soupirs dans les chaînes.
«Souvent la nature entravée plaît à celui qui la déteste libre; elle paraît plus belle, comme l'homme dans les liens de la mort. Esclave, elle n'est plus haïssable. Tous les morts ont la beauté de ce qui est accompli. Le visage glacé d'un ennemi à terre, au milieu même du dégoût, fait pitié.
«Pascal regardait les passions en ennemies qu'on n'a pas assez abattues, si elles ne sont mortes. Elles lui plaisaient étrangement peut-être, quand il les touchait avec le fouet et les tenailles, ou qu'il les retournait sur la claie.
«Sa charité est pareille à l'égard des hommes. Il les connaît trop pour croire à leur bonté naturelle. Ce n'est qu'une amorce de la méchanceté des uns à la méchanceté des autres. Il voit leur perversité de nature, qui les porte au mal, et leur mollesse pour s'en écarter. Il les poursuit donc tous en lui-même et il les enferme dans leur repaire de péchés.
«La première démarche d'une âme pleine et libre n'est pas plus de succomber à l'humiliation de ses crimes que de les aimer. Mais c'est de les connaître; et connus, sans les aimer, sinon sans les haïr, de les tenir pour des faits. Ils sont asservis dès qu'ils sont mis à leur rang. Le mal est le plus souvent un effet de la faiblesse, une usurpation de la partie mauvaise sur la bonne, qui est la plus faible, mais qui n'en existe pas moins. C'est le point de vue d'un Dieu, celui d'où tout est à son rang, et selon son ordre: là, le pire a une sorte de place aux pieds de l'excellent,—et même une manière de droit. Les jugements humains ne sont si médiocres et si injustes même, que parce qu'ils n'ont jamais égard au bien dans le mal, ni au mal dans le bien. Dans l'hypocrisie des mœurs, il y a plus d'aveuglement involontaire qu'on ne croit: la vue est bornée; elle ne veut pas aller au delà de ces bornes; et l'erreur de jugement s'ensuit.»
Le gardien ferma derrière nous les portes de la chapelle. Les lilas se balançaient avec la même grâce le long de la muraille. La lumière inclinée prêtait une âme nouvelle à la campagne. La mélancolie parlait plus haut dans le silence, de cette voix si chère aux cœurs tristes de vivre, qui leur rend plus douce l'amertume, en retour de la saveur un peu amère qu'elle mêle à toute douceur. Nous allions, au milieu de ruines qui n'ont même plus l'air du désordre.
«Je perds cœur, dit M. de Séipse, quand je vois la mort même vêtue de neuf, et la destruction singer la vie. A coup sûr, il eût mieux valu cacher tous les débris de Port-Royal, les portraits et les manuscrits des solitaires dans un caveau, creusé sous le sol, que de leur élever une église. On ratisse aujourd'hui les allées de la mort, pour faire honneur aux promeneurs; et l'on commet des jardiniers aux décombres. Vous savez le luxe affreux des cimetières. J'aime les ruines, où l'insolence de la nature s'ajoute: l'une et les autres se nient. Pascal n'eût pas voulu de cette gloire posthume. Il suffisait qu'on vît Port-Royal en poussière et ce que c'est que la nature livrée à elle-même. Qu'est-ce bien que les restes d'un grand esprit? Il n'est tout entier qu'en lui-même,—je dis en nous. Il faut des tombeaux fastueux aux rois, aux poètes de cour, aux philosophes rentés, aux chevaux promus consuls par Caligula, voire à Nicole et aux gens de lettres. Mais il est des hommes qui répugnent à ce faste. Pour eux, tous les tombeaux sont trop petits. Ils sont la honte de ce qu'ils prétendent contenir; et font un grand triomphe à ce qu'ils contiennent: car ce n'est rien.
—De la boue et des vers, dis-je. Et non même plus cela, au bout d'un peu de temps, quand la centième herbe a séché sur le tertre, qui n'est séparée de la première que par cent autres qui sèchent cent fois.»
M. de Séipse s'informa si les étrangers visitent Port-Royal; et il apprit volontiers, du gardien, que les étrangers ne viennent point ici. «Le bonheur est rare, fis-je. Ils ne peuvent comprendre Pascal. Comment sauraient-ils jamais que cet homme, s'il a pensé plus gravement que tous les autres en son temps, a toujours ajouté la beauté de la forme à celle de la pensée? Ils n'y peuvent pas être sensibles; ils verront la force de la pensée, et lui feront tort de l'art, barbarement.
—Les étrangers, dites-vous? repartit M. de Séipse. Cependant, les gens de lettres y viennent depuis peu; et ils infligent à Pascal l'encens public de leur admiration. Grâce au ciel, ce n'est encore que tous les cent ans; et voyez ce qu'ils y laissent: des caricatures coulées en bronze; une parodie qui se flatte d'être éternelle. Image de ce temps, en vérité,
—Sans doute, ils viennent s'encourager à la mort dans la contemplation d'un si grand passé qui n'est plus.
—Vous voulez rire, dit-il. Ils ne sont pas envieux de la mort, ceux qui vivent. La curiosité de la mort glace toute vie. Surtout une vie si pauvre. Ces gens-là veulent, d'abord, bien dîner. Ils font un tour à Port-Royal pour gagner de l'appétit.
Je m'excusai d'avoir raillé.
—Je suis venu voir Pascal aux lieux où sa grande âme avait trouvé un horizon qu'elle ne passait pas.
—N'en doutons point: elle l'avait choisi. Elle s'y était fixée dans la vue de ce qui demeure, et pour échapper à ce qui s'en va. On voudrait savoir comment tout ce sable se dissipe: on sait bien que ce n'est que du sable. La vie est un triste rêve.
—Et de la sorte, on aime le coin de terre où l'on rêve à son gré.
—Dites qu'on s'en empare, et qu'on se l'asservit. Nous sommes tous les mêmes: il nous faut des esclaves; c'est là ce que nous appelons l'amour. Quand tout paraît soumis au changement, les lieux, pour montrer que ce n'est aussi qu'une apparence, ne changent pas. Et si les hommes avaient un goût plus vif des choses éternelles, ils se garderaient de toucher à celles où s'attache une mémoire unique, qui sera toujours seule, là où elle est, et qu'on ne remplacera pas.»
Nous vîmes un bel arbre, isolé, qui porte le nom de Pascal: le noyer où Pascal vint s'asseoir. Et si ce n'est celui de Pascal, il faut que ce le soit; car s'il ne l'est, que m'importe cet arbre? Mais je crois y voir cet homme, terrible en pensée, accabler de mépris sa pensée même, et chercher pour son repos l'aide qui n'est pas refusée aux feuilles naïves. Car elles naissent sans douleur au temps marqué, et tombent sans angoisse à l'automne. M. de Séipse, alors, me parla de la tristesse de Pascal: c'est un effet de son ardeur et de sa gravité.
«Plusieurs, qui l'admirent le plus, et en font presque métier, distinguent entre divers objets qu'il offre à leur admiration. Ils l'approuvent pour sa conclusion et pour sa foi, mais ils n'en acceptent pas la marche, ni les prémisses contre la raison. Ou bien ils le louent d'être si hardi à douter, et font bon marché de ce qu'il croit, au prix de son doute. Mais ni Pascal ne croit, ni il ne doute, comme ils se l'imaginent, par parties séparées. Le doute de Pascal est un regard de la foi, et sa foi a toutes sortes de liens à son doute. Il est admirable que personne n'ait parlé de Pascal plus pauvrement, ni avec plus de louanges, qu'un philosophe et qu'un géomètre de profession. C'étaient, à la vérité, gens de métier, l'un et l'autre, et qui lui devaient bien de le louer sans l'avoir compris.
«Certain grand maître de philosophie, qui n'est pas si loin non plus de l'être de danse et de maintien, s'indigne du bon marché que fait Pascal de la philosophie. Il le trouve bien peu réservé avec le fond des choses. Il le juge outré dans sa foi, et outré dans son doute. Il le blâme pour son dédain des philosophes, et le gourmande sur la violence sombre de sa religion. Après quoi on ne sait guère ce qu'il en accepte: et Pascal dirait peut-être avec amertume, que c'est l'auteur et le bel esprit de profession. Mais Pascal n'est assurément Pascal que pour ne se point satisfaire de la religion ni de la philosophie de M. Cousin,—si tant est qu'il y ait rien qui réponde à ce mot-là. Et bien plus, pour tout dire, Pascal n'est Pascal que pour ne se point contenter des places et des cordons que l'on trouve en ce monde. M. Cousin le reprend sur ce que «la philosophie ne vaut pas une heure de peine», et que Pascal ne pardonne pas à Descartes: c'est, croit-il, ne pas bien juger le grand homme de la Méthode, et le méconnaître. C'est le mieux connaître, au contraire, qu'il ne fut jamais connu de personne, ni de lui-même, peut-être. Et M. Cousin peut en penser ce qu'il lui plaira: Pascal sait mieux son Descartes et sa philosophie que lui.
«Si l'Évangile est le vrai, il n'est pas une carrière aisée, où l'on se promène, donnant et prenant de toutes mains. Jésus-Christ n'est pas mort sur la croix pour la commodité du chrétien, mais pour son exercice sur la terre. Et la raison n'est pas non plus la superbe ennemie qu'on abat en la flattant, ni celle à qui on s'abandonne pour la vaincre. La foi de Pascal n'est point une bonne femme à tout faire, qui nettoie la chambre du vivant, et lui prépare un lit moelleux en paradis: elle se fait servir et ne sert pas. De la même manière, austère avec l'austérité, Pascal est méprisant et dur pour ce qu'il méprise et déteste en effet. Le mot qu'il a sur Descartes est le plus profond, et qui dit tout: «Il voudrait bien, dans toute sa philosophie, se pouvoir passer de Dieu; mais il n'a pu s'empêcher de lui accorder une chiquenaude, pour mettre le monde en mouvement; après cela, il n'a plus que faire de Dieu[1].» Il peint toute la puissance de Descartes, qui construit sa mécanique de l'univers, et se fût passé de la chiquenaude, s'il l'avait pu. Encore est-il douteux qu'au fond il ne s'en passe point, et ne donne lui-même le branle à la machine, ou ne l'en anime de toute éternité. Tout ce que la puissance de Descartes place dans la raison, Pascal le lui refuse. Et le peu que Descartes réserve à Dieu, c'est le rien même où Pascal plonge l'homme et le monde. Pascal ne doute point; il ruine l'objet du doute. Pascal affirme sans cesse, et d'une force insurpassée: c'est pour ou contre; mais toujours affirmé.
[1] Madame Périer: Cf. Lettre de Pascal à Fermat, 10 août 1660.
«Entre les deux, il ne se tient point: à ses yeux, il n'y a là que la vie:—c'est-à-dire qu'il n'y a rien. Il n'eût senti qu'un extrême mépris pour une espèce de religion philosophale, qui n'est ni religieuse, ni philosophe: il nie la philosophie.
«Qui nie la philosophie, on n'en peut pas dire qu'il tombe dans le doute des philosophes. Si je nie de vous devoir rien, je ne doute pas, que je sache,—de vous devoir quelque chose. Mais, au contraire, je vous confonds ensemble, vous et cette dette prétendue. Non seulement je ne l'ai pas,—je vous défends de croire que je l'aie. Tant je suis sûr de ne l'avoir pas, et tant il est vrai! Il y a crime à la rappeler encore, si vous persévérez. Il y a crime à la philosophie de prétendre conduire l'homme, et à se flatter de rien connaître. Car, outre qu'elle ne connaît rien, elle sait qu'elle ne peut pas connaître. Et Pascal passe le temps à le lui prouver.
«La philosophie n'est pas même la science des géomètres, qui, elle du moins, exerce la force de l'esprit, et en fait l'essai, sinon l'emploi. Au contraire, la philosophie est tout à fait sans objet; et, comme elle se donne insolemment le plus grand de tous, qui même est l'unique, elle ne mérite que le mépris, ou, peu s'en faut, la haine. Elle est haïssable en ce qu'elle trompe sur l'unique affaire où il y aille de tout, pour l'homme, de n'être pas trompé,—et qu'elle feint de ne le savoir pas.
«Que prouve toute la philosophie, et de quoi est-elle certaine touchant la vie et la mort, l'univers et l'homme? Voilà la question; et comme il y faut répondre qu'elle n'a pas la moindre certitude, il est juste de conclure que toute la philosophie ne vaut pas une heure de peine.
«Ce n'est point là douter,—c'est nier. Et, pour moi, partout où Pascal n'est point en Dieu même, il ne doute pas:—il nie.
«Il faut à Pascal une certitude. Et il me la faut comme à lui. A défaut de ce qui est certain, je ne vois point le doute, mais le vide. Ce qui n'est pas—n'est point. Je ne le nomme pas ce qui peut être. Je préfère une certitude horrible, faite d'abîmes et de négations, à vos demi-vérités, toutes faites d'affirmations contraires, qui se détruisent et qui ne sont que des doutes honteux, ou si médiocres qu'ils ne se savent même pas douteux.
«Pascal pénitent et extrême, qui nie dans la mesure où il affirme, violent contre le doute, passionné pour la foi,—c'est lui seul qui est vrai, raisonnable et prudent; et non pas vous, qui louvoyez entre rien et tout, qui ne savez donc ce que c'est que tout ni rien, et qui perdez tout pour ne rien perdre.
«Vous tremblez de vous connaître; et sans doute non sans raison. C'est pourquoi vous vivez de moyens termes. Comme s'il y avait un terme moyen entre être et ne pas être; comme si une demi-vie, une demi-mort, une demi-vérité pouvaient avoir le moindre sens! N'y eût-il pas de vérité, nous sommes bien obligés de faire comme s'il en était une, et de toute évidence. Et comme si vous ne montriez pas que vous n'êtes vous-mêmes que des demi-riens, pour que cette médiocrité infinie puisse vous suffire?
«Il en faut un peu plus à Pascal: rien de moins que cette vérité pleine. Et d'abord, sans la certitude, il ne peut vivre. L'homme qui vit dans l'incertitude lui semble absurde, et un prodige décevant, s'il s'y plaît. L'état où il trouve Montaigne le remplit d'étonnement, et lui fait peur. Il voit bien la force de cet esprit; mais il soupçonne la faiblesse de ce cœur; et la vue de ce contraste le porte au mépris. Puis, une trop grande âme est lourde à subir, parfois: à de certaines rencontres, il me semble que Pascal accable Montaigne parce que, peut-être, il l'envie. Ce sont ses moments de faiblesse cachée, et ses soupirs à la vie.
«Enfin, il n'y a rien entre le néant et Dieu,—entre l'une et l'autre foi: rien où l'on puisse se tenir, aucun lieu pour l'homme ni pour la vie. Sans la foi, on ne peut vivre; et c'est en Pascal qu'on l'éprouve le mieux, comme en l'âme la plus puissante et la plus en souci d'infinité qu'il y ait eu. La foi est la vérité sentie par le cœur, et vivante pour lui. Pascal ne la trouve, et ne la peut concevoir qu'en Jésus-Christ: c'est Jésus-Christ qui est la preuve de Dieu; ce n'est pas Dieu qui prouve Jésus-Christ; Dieu est à toutes fins: qu'il soit, si l'on veut, le nom de la vérité sensible au cœur;—cette vérité ne fût-elle pas la même, en sa forme, pour tous les hommes. Le monde comprend plus d'un langage. Mais sentie par le cœur, elle est parfaite; elle est unique; par là elle suffit: elle ruine le Moi, et elle l'enferme dans tout le reste: il n'en faut pas plus.
«Je ne dis rien de l'objet de la foi; l'objet y importe beaucoup moins que la foi même. L'essentiel est que vous ne vous passiez point de foi, et qu'enfin vous y pensiez. Sans la foi, qui oblige le cœur, il faut perdre la vie ou la raison: on ne peut les borner à la prison de la pourriture charnelle. Il est insupportable de voir cette foule d'hommes s'accoutumer à ne rien être qu'un peu de chair qui pourrit sur pied: je l'entends tout ensemble des dévots sans cœur, et des athées sans âme; ils ne diffèrent pas plus qu'ils ne se ressemblent. Qu'y a-t-il où la foi n'est point?—Des miettes de moi, sous la table de la vie. Entre la foi qui nie et la foi qui affirme, pour les âmes fortes il n'est pas de milieu. Entre Dieu et le néant, c'est un abîme immense, dont le fond est unique, et qui offre, de loin en loin, des bords opposés à des étages divers: ou l'on va au fond, ou l'on se tient sur une de ces pointes. Les âmes nulles peuvent seules flotter dans le vide intermédiaire; et pour légères que soient ces plumes, elles finissent par s'accrocher aux bords, ou bien par tomber. Montaigne, qui est si vif, erre de tous les côtés, et a aussi son lieu: car Montaigne est bien plus stoïque qu'on ne pense.
«Pascal, qui sait le néant de toute philosophie, en donne le nom à cet abîme. Et, ne pouvant vivre à moins d'une parfaite foi, il se fait tout à Dieu. Mais l'étant, il ne l'est que par Jésus-Christ. La foi de Pascal, c'est Jésus-Christ sensible au cœur. «Non seulement nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ, mais nous ne nous connaissons nous-mêmes que par Jésus-Christ. Nous ne connaissons la vie, la mort que par Jésus-Christ. Hors de Jésus-Christ, nous ne savons ce que c'est ni que notre vie, ni que notre mort, ni que Dieu, ni que nous-mêmes[2].»
[2] Pensées, article XXII, 1.
«Hors de lui, il n'y a que vice, misère, erreurs, ténèbres, mort, désespoir[3].»
[3] Ibid., article XXII, 1.
«Sans Jésus-Christ, le monde ne subsisterait pas, car il faudrait, ou qu'il fût détruit, ou qu'il fût comme un enfer[4].»
[4] Ibid., article XXII, 1.
M. de Séipse répéta lentement ces mots, comme s'il en parcourait les précipices. Et je ne pus m'empêcher de lui dire: «Ainsi, voilà le terme de votre philosophie? Je vois mieux désormais d'où vient la mélancolie désespérée qui vous anime.
—Ce n'est point une philosophie; elle est sans doute; c'est une foi très sombre. Je respire une peine infinie.
—Il faudrait que ce monde fût comme un enfer, ou qu'il fût détruit?
—Oui, monsieur. Je suis Pascal sans Jésus-Christ. Il me manque les miracles. Ils lui eussent peut-être manqué, aujourd'hui. Je l'envie d'être mort.
—Il y en a de faux et de vrais, dit-il[5].
[5] Pensées, article XXIII, 1, XXV.
—Mais il ne dit point qu'il n'y en ait pas[6]. Il lui est plus facile de prêter foi aux miracles des imposteurs, que de la refuser aux vrais; et pour ne pas douter de ceux-ci, il croit même aux miracles des charlatans. «Ayant considéré, fait-il, d'où vient qu'on ajoute tant de foi à tant d'imposteurs qui disent qu'ils ont des remèdes, jusques à mettre souvent sa vie entre leurs mains, il m'a paru que la véritable cause est qu'il y en a de vrais[7].» Pour conclure enfin, il pense qu'on croit de nature aux miracles. Or l'esprit en doute, de nature; et la raison, de nature, n'y croit pas.
[6] Ibid., article XXII.
[7] Ibid., article XXIII.
—Hé, laissez donc la raison, puisque la fin en est absurde.
—Ce n'est point que je ne la veuille laisser: c'est elle qui ne me laisse pas.»
Nous fîmes quelques pas dans la Solitude: c'est le beau nom d'un beau lieu, sous les arbres. Au haut d'un orme, un oiseau s'épuisait à chanter.
—Ce passereau a le bonheur, dis-je.
—Jusqu'à ce qu'un milan lui donne du bec sur le crâne, et lui mange la cervelle.
—Qu'importe, s'il ne le prévoit point?
—On ne le sait pas, fit M. de Séipse.
—L'homme seul n'est pas heureux.
—C'est qu'il sait qu'on ne peut l'être.
—Non: c'est peut-être qu'il s'ôte le bonheur.
—Où est la différence? Qu'on lui ravisse le bonheur, ou qu'il se l'ôte, il ne l'a point. Mais il y a plus: l'homme a compris qu'il n'y a point droit.
Nous nous étions assis sur un tertre, au pied d'une croix noire, dressée au fond d'une retraite ombreuse, où l'on accède par quelques degrés de terre, sorte d'oratoire rustique. Pascal a peut-être prié là. Il devait aimer passionnément la prière: toutes les puissances d'amour s'y portent, à qui l'on ferme les autres voies. M. de Séipse reprit: «Pensez-vous qu'on puisse jamais être heureux, quand on a les yeux ouverts sur la vie? Vous même ne le croyez pas. Nous rêvons; et quand nous ouvrons les yeux, nous avons peur.»
—Les enfants rêvent plus que nous, et sont heureux.
—Sans doute: les enfants ne savent pas qu'ils rêvent. La conscience du mal qu'on a ruine le bien qu'on pourrait avoir. Pascal est bien sage: l'idée seule du bonheur lui paraît tout à fait absurde. Il sait ce qu'en vaut l'aune, sous la règle de la mort. Je désire et je meurs. Je veux comme un Dieu, et tout l'univers m'écrase comme un ver; et sans qu'il soit besoin du monde, un autre ver, un bacille, un infiniment petit, le premier venu, entre des myriades qui pullulent. Toute vue sur l'infini est un rayon d'étrange lumière au sein d'innombrables ténèbres. Il court, venu on ne sait d'où, entre deux berges de mornes éternités, plus noires que le fond des mers, ou la lie du délire. L'abîme est au bord de toute vue profonde: c'est celle que se propose une imagination avide de son objet, jusqu'à s'y ardemment perdre. Et cette vue, au bord de l'abîme, produit le vertige. Un ou deux hommes, tous les cent ans, vont dans la vie, les yeux fixés sur cette vision, pèlerins de l'abîme, voyageurs très douloureux de l'infini.
—On accepte communément ce qu'on ne peut éviter; on finit même par l'avoir pour agréable; on pense peu, ou on ne pense pas. Et tout est dit: en voilà pour jamais. C'est le mot de Pascal sur les cadavres. A force de vide, on n'est pas sensible au vide. C'est l'avantage de la vanité. Les hommes sont bien contents d'être vains. Que feraient-ils s'ils pensaient?
—Ils ne vivraient pas, sans doute. Il y a trois sortes d'esprits: ceux qui voient la nécessité et l'acceptent; ceux qui la subissent et ne la voient pas; et ceux qui, la voyant, ne l'acceptent pas. Les premiers sont les plus sages; les derniers, les plus clairvoyants. Car ceux qui acceptent le plus volontiers ce qu'ils voient du monde, ne sont pas si sûrs de le voir, bien qu'ils le croient. Ceux qui ne voient point, ni ne résistent, sont les plus heureux, et peu différents des bêtes et des enfants. Ainsi il ne vaut rien d'être homme: car c'est alors que plus l'on vit, et moins l'on accepte. On s'excuse bien d'accepter ce qu'on ne comprend pas,—et toujours mieux que de ne le pas comprendre. Étant ce qu'il est, Pascal trouve doux de se réduire à cet état d'enfant: car combien d'effort n'y faut-il pas? Mais le cœur n'est jamais assez dénué; et pour un enfant, il ne lui voit jamais assez d'innocence.
—L'étrange image, cependant, d'un Pascal qui s'exerce à l'enfance.
—Il nous le semble: c'est que nous n'avons pas, comme lui, une raison toute parfaite et toute bonne de faire ce qu'il fait. Il veut être un enfant, parce qu'il ne se sait point sans père. Mais, au contraire, il court à un père divin qui lui ouvre les bras. La douceur est sans pareille d'avoir un père; s'il est aussi tendre qu'il est puissant, quel salut et quel refuge que ses bras? Qui ne voudrait d'une telle enfance, qu'accueille une telle paternité? La grande différence de Pascal à tous les autres, c'est que Jésus-Christ lui est tout, et que tout le reste ne lui est rien. Votre Tolstoï aime tant les raisons et les faits, qu'à peine si la personne de Dieu l'occupe. Il aime tant l'Évangile, qu'il se passe de Jésus-Christ. Mais, pour Pascal, s'il n'y a un Dieu dans l'Évangile, l'Évangile lui paraît presque aussi vide que tout le reste. Pascal est tout homme et tout passion; il ne connaît que la passion et que l'homme. Il lui faut un homme en son Dieu, et un Dieu dans son homme. Il en sait les blessures. Il en écoute l'agonie. Il recueille le sang qui coule. Il boit les paroles suprêmes et le dernier souffle. Il s'en enivre. Toute lumière, il la reçoit des yeux divins. Il parle aux plaies qui lui parlent. Dans le sein de la mort, il parle à la vie, qui lui répond par la vie, et le peut seule. Il ne sait pas ce que c'est que le salut sans le Sauveur. Et je ne le sais pas plus que lui.
«Qu'eût-il été, ce grand Pascal, s'il n'avait pas été chrétien? Il n'eût jamais fait un athée. Il avait trop d'étoffe; et il avait mesuré que, s'il en faut un peu pour tailler un athée, il n'en faut pas beaucoup pour l'en draper.
«Il faut un Dieu à toute âme puissante. S'il n'avait eu Jésus-Christ, dans l'impuissance d'en avoir aucun autre, il eût donné dans quelque désespoir infini. Il n'avait pas l'âme froide d'un Spinosa, raison parfaite et glaciale. Il était bien trop grand pour se suffire de lui-même, comme font ces petits. Se plaire à soi marque la force, mais jusqu'à un certain point seulement.
«Pour que Pascal supportât la vie, il était nécessaire qu'il crût. Il a eu la foi la plus vive. Et la preuve, c'est qu'elle était triste. Les simples d'esprit sont seuls joyeux: cette récompense leur est acquise. Une grande âme qui croit est toujours triste. Car elle est dans le monde comme Colomb revenant d'Amérique: et elle pense que le monde est peu.
«Le mol oreiller, que dit Montaigne, a beaucoup de douceur, en effet: il est bon aux têtes bien faites, qui le sont au tour commun. Mais il n'y a point de repos sur cette plume à des têtes singulières. Il en est qui ne peuvent dormir sur le duvet.
—De toutes parts, observai-je, on les accuse alors de maladie.
—C'est le propos vulgaire, qui a, d'ailleurs, sa vérité. Tous, nous sommes des malades qui périclitent. La maladie est mortelle, c'est le mot: et l'issue en est sûre. Les plus heureux ne connaissent pas leur maladie, ou la portent en riant. Un peu de santé change toute la vue des choses. Mais ceux dont l'âme est non commune payent de leur santé cette maladie-là. Pour toujours ils sont malades. Ne renient-ils pas la joie? Et cependant qu'ils en sont riches parfois, et qu'il en est, dans leur nombre, qui l'aiment. Mais ils ne veulent plus y croire! Les partis de la volonté sont les plus beaux de tous. Ce sont ceux de l'Intelligence qui a pénétré l'abîme du Cœur. Et la beauté de l'âme ascétique est là.