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Trois hommes: Pascal, Ibsen, Dostoïevski

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VI

LA NUIT A LA FIN DU JOUR

Pour qui vient du Nord, l'Italie est la révélation d'un monde où la joie est permise. Ce que le rêve a conçu dans le vide a donc son lieu quelque part sous le ciel? L'Italie enseigne la joie de vivre, parce qu'elle fait croire à la beauté d'être libre: c'est le pays où il semble possible d'aller tout nu, sous les orangers, sans prendre froid. L'accord du rêve avec les faits, tel est, d'abord, le prestige de l'Italie; l'artiste pense y retrouver une patrie perdue: il y découvre l'harmonie.

Je me représente Ibsen à Rome. Il y était, comme il avait quarante ans; encore un peu, et il serait dans le plein de ses forces. On m'a montré sa maison retirée et paisible. Il vivait dans le soleil; il lui semblait surprendre le secret de la nature, et qu'elle vit dans le plaisir. C'était avant l'entrée des Italiens dans la ville fatale, où toute ambition doit trouver son terme, et où nul palais ne se fonde qu'il n'y marque la place d'un sépulcre. A cette époque, Rome était encore le plus noble oratoire de la méditation; le tumulte n'y avait pas pénétré, ni cette foule qui prend pour une fumée de gloire la poussière qu'elle piétine, et qu'elle soulève du pavé. On m'a vanté cette vie sans événements et sans bruit, si calme et si profondément lumineuse que Rome offrait alors aux hommes en exil. La liberté y régnait; car il n'est de vie libre, que celle où il ne se passe rien. L'Italie a gagné Rome; et l'homme l'a perdue. A tous, elle ouvrait un grand asile, égal à l'espace désert de son horizon.

Pourtant, s'il est plus facile de croire au bonheur, ici qu'ailleurs, à la longue il n'est pas moins vain, ni moins ridicule. La lumière romaine éblouit; mais trop de clarté, aussi, aveugle.

Le rêve de la lumière

L'identité de la force et du droit est évidente pour la raison. Il n'y a point de victimes dans le monde; il n'y a que des infirmes et des anémiques. Pour l'esprit, l'ignorance est une anémie. Comme on donne de la viande crue et du fer aux sangs pauvres, que les faibles se nourrissent de rancune et de révolte: ils s'en feront plus forts, s'ils peuvent l'être; et ils seront libres, quand ils auront la force.

La force est sainte: elle sert d'assise à la cité nouvelle. Au besoin, il faut être cynique dans le culte de la force. On l'a toujours servi, mais sans oser le dire. Ibsen invite les hommes à la franchise, dans la parole et dans l'action. Où la vérité importe, rien n'importe que la vérité. D'ailleurs, la vérité est toujours cynique pour le mensonge. L'audace est la vertu des rebelles. Que les femmes ne craignent donc point d'être cyniques, elles qui n'ont pas craint jusqu'ici d'être faibles. Elles auront assez de pudeur, si elles ont la force de se rendre libres.

Il y a eu un temps, de la sorte, où Ibsen voyait une hypocrisie haïssable partout où la force dissimule son droit, et partout où la faiblesse ne revendique pas le sien d'être rebelle. Ainsi la lumière donne la fièvre à la campagne de Rome et sur ce désert prodigue la magie du sang et de l'or! Dans la vapeur des marais, une moisson héroïque se lève. Ce n'est plus même le mirage d'une plaine féconde, qui promet de la vigne et du blé: c'est la propre illumination des rêves qui n'ont point d'ombre, où la volonté n'appelle plus son objet, mais se jette à sa rencontre, s'en croyant appelée.

Voilà comment cette Campagne, non moins qu'aux héros, est si chère aux vaincus. Tous y goûtent la défaite, au sein de l'irrémédiable défaite, l'écoulement des siècles. Elle les console dans la condamnation sans bornes de toute grandeur. Les malades de la volonté s'endorment ici; et les possédés de puissance s'y enivrent d'insomnie. Comme à Ostie la pierre même se délite, la volonté qui se brise, à Rome, se liquéfie en lassitude; mais au Forum, les colonnes, vieilles de deux mille ans, poussent la terre d'un front têtu, et sortent de la poussière. Le poison de Rome, endort les cœurs faibles pour jamais, et ranime la folie des puissants.

Quelques hommes, pleins de force, contractent à Rome une fièvre que la quinine ne prévient pas,—la folie de l'empire. Si c'est un mauvais air comme l'autre, je le crois; mais l'âme en est avide; elle ne veut pas guérir de ses frissons; elle s'y plaît étrangement, jusques à y périr. C'est ici qu'Ibsen, cessant de prêcher et de chercher systèmes, s'est saisi dans sa force à pleines mains, et s'est jeté, tête à tête, contre tout ce qu'il nommait encore le mensonge: lui seul contre tout un peuple, une race, tout un siècle,—un homme contre tous les autres. Comme il nous faut toujours donner de beaux noms aux œuvres où nous ne mettons rien que de nous, Ibsen appela son parti la guerre de la vérité et de la vie contre l'éternelle imposture qui domine l'instinct des hommes. Toutes ses œuvres héroïques, il les a conçues en ce temps-là. Alors, il préférait combattre à vaincre. Cette force hautaine, et sans pitié, Rome l'a nourrie. Et cette volonté absolue de régner, fût-ce par la destruction, est une fille de la solitude romaine. Quoi de plus? Elle devait finir par se tourner contre elle-même: c'est le progrès ordinaire de la volonté intelligente. Dès sa première heure à Rome, dans Ibsen, sûr du triomphe pour demain, je sens un vainqueur dégoûté de la victoire, et dédaigneux de la cause qu'il fait vaincre.

Enfants et femmes.

Les vieillards caducs et les enfants sont absents de son œuvre. Il ne représente guère que les hommes dans l'âge mûr, les femmes et les jeunes gens. Là seulement, en effet, la volonté et les passions ont toute leur force.

Les vieillards somnolent, et sont odieux s'ils agissent avec violence. Les vieillards sublimes ne courent pas les rues, dans la ville moderne; et les autres, trop souvent, se font écraser. Les hommes mûrs et les jeunes gens sont forts, parce qu'ils sont égoïstes et ne croient pas l'être. Ils mettent leur amour de soi-même jusque dans la foi, les idées et le sacrifice. Le bel âge est à plus de cinquante ans, et moins de soixante[26]: tout y est tragique; la mort est derrière la toile pour faire le dénouement. Il faut avoir cet âge pour jeter d'une main imperturbable son épée dans la balance de la vie. La jeunesse fait plus encore: elle entre de tout son poids dans le plateau, et rompt l'équilibre: ce n'est qu'à cette saison de la force, que les hommes sont capables de mourir pour une idée vague, et les femmes de tuer pour une sensation.

[26] Maître Solness, Borkmann, Rubeck, le docteur Stockmann, Madame Alving ont cet âge.

Trop souvent, le théâtre confie aux vieillards un emploi héroïque: c'est l'erreur qui empêche tant de gens de croire à la tragédie: peu d'hommes se persuadent qu'il y en ait qui veulent mourir pour une idée, ou souffrir pour elle, ou faire souffrir. Que ne leur fait-on voir des héros dans la force de l'âge?—Les vieillards ont l'apanage légitime de la sagesse. Mais la sagesse n'est pas scénique: elle est pleine de calme, en son essence, sereine et presque indifférente. Elle contemple, qui est le contraire d'agir. Les beaux vieillards ne sont à leur place que sur le théâtre des dieux. La scène humaine est aux fous. Les héros sont des fous qu'on admire. Encore ne les admire-t-on pas toujours; et même le siècle veut qu'on les méprise.


Qu'Ibsen soit loué de n'avoir pas fait tourner toute la vie des idées et des hommes autour des petits, petits enfants. Sans qu'on les y voie, le théâtre moderne n'est plein que de ces minces créatures; et ce n'est encore rien auprès de l'embarras qu'ils donnent en tous lieux, hormis à la campagne. Ils ne sont pas peu responsables de la mollesse universelle. Ce sont les germes destructeurs de l'énergie; près d'eux, elle s'use et se prodigue en menuailles; le grand amour tombe en poussière de soucis.

On s'imagine que la pratique d'une tendresse égoïste corrobore la valeur personnelle de l'homme. Quelle erreur: l'égoïsme des mères et des pères, en général, énerve toutes les vertus au profit d'une seule. Ce qu'ils ont de vigueur pour penser et pour agir descend au bégaiement de la chambre aux jouets; ils ne peuvent pas faire croître d'un coup le cœur ni l'esprit des enfants; mais ils abaissent les leurs au niveau de ces dieux dans les langes: et même les passions se rapetissent à l'image de ces petits. Il arrive, en outre, que les hommes se font une arme de leurs enfants contre les femmes, qui s'arment éternellement de leurs enfants contre les hommes: parodie de toutes les grandes luttes; parodie même de crimes.

On peut aimer les enfants, comme ils le méritent; on peut s'y plaire, ce sont les fleurs de la forêt. Mais le monde ne saurait pas tenir dans ces petites mains; faut-il que les plus belles pensées s'abêtissent pour les distraire? Même à regret, il sied de les tenir à distance. Ils sont touchants; mais il l'est bien plus d'être homme et de vivre. Nous, hommes, nous avons à lire la grande tragédie de la vie et de l'art, à livre ouvert; ce n'est pas notre rôle de la faire épeler à ces petites bouches. Qu'ils rient et qu'ils jouent à l'écart: Ibsen les y laisse, car Ibsen est viril.


Jamais on ne fit la part plus belle aux femmes que dans "Maison de Poupée". C'est l'homme le plus sot qui lasse l'amour de la plus charmante entre toutes les femmes. Mais quelle folie est la sienne de prendre pour une injure inexpiable, qu'on la traite en poupée?—Et même si elle l'était?

Où y a-t-il, dans le monde, beaucoup mieux que des poupées qui parlent, et qui s'imaginent de parler seules, de penser et de marcher?—Si rien de plus qu'eux-mêmes n'anime les automates, en quoi un automate l'est-il plus qu'un autre automate?

Celle-ci se fait un grand deuil d'être la poupée de son mari, et s'accuse de jouer à la poupée avec ses enfants; mais de quoi se soucie-t-elle? Et si à ce jeu les enfants s'amusent, d'une joie divine et sans partage? Une femme va-t-elle se plaindre d'être la poupée de l'homme, en rougir et s'en révolter? Mais que croit-elle qu'il soit? L'homme est la poupée du destin. Et sans aller jusque-là, le fantoche de la cité, le pantin aux mille idoles froides, qu'il appelle ses idées quand il les vante, et ses lois quand il les hait. O vanité infinie des automates: cassant un ressort, ou changeant un rouage, ils croient changer de nature.

On ne peut rien exiger d'un autre être que l'amour. Aimer, tout est là. Qui est aimé est redevable infiniment à l'amour. Et plus encore, s'il se peut, qui aime. On vous aimait, poupées, et vous aimiez jusque-là. Voici que vous vous rendez haïssables.

C'est dans les femmes, surtout, que la bonté et le dévouement se confondent. Elles n'ont que des amours particulières, consacrées à peu d'objets. Elles n'aiment plus rien, s'il leur faut tout aimer. Qui a connu cette sorte de femmes, les préfère injustes à impartiales: elles se réservent alors tout ce qu'elles ont de cœur et de partialité. Qui nous aimera sans beaucoup de partialité?—Leur esprit égoïse sans retour. Elles se savent si grand gré de ce qu'elles ont appris, et de penser: elles y sacrifieraient bien le monde entier, sinon elles-mêmes trop nécessaires à ce monde: tant cette qualité de comprendre leur est étrangère, qu'elles n'y portent aucune candeur, ni froideur, ni désintérêt. Elles s'admirent dans leur esprit, comme les meilleures femmes n'ont jamais songé, un seul instant, à se vanter de leur cœur.

Le contraste

Il y a deux ou trois ans, comme l'année était sur sa fin et n'en avait plus que pour deux jours, j'ai vu, l'une après l'autre, l'ennemie de l'homme et la très pure femme.

Je ne sais comment, j'étais entré dans une salle où une femme célèbre prêchait la loi nouvelle. Jeune et parée, des perles au col et aux oreilles, cette femme était couverte de tout ce que l'adulation de l'homme a mis de richesse et de luxe aux pieds de sa compagne. Un encens invisible de parfums entourait chacun de ses gestes. Derrière elle, sur le dos du fauteuil, une fourrure d'argent était jetée; ses mains disaient vingt siècles de vie oisive; sa jupe bruissait; les voix de la dentelle, de la soie, du linge parfumé murmuraient autour d'elle, caressant ses membres, faisant à ce corps tant aimé l'écrin où tout le travail de l'homme est asservi et se consacre.

Cette femme avait toute la cruauté des idoles, et la vanité glaciale des marbres dans un musée. Elle s'offrait à l'adoration, s'adorant elle-même. Son sourire froid était posé, comme un masque, sur l'exécrable dureté de l'âme. D'autres femmes l'applaudissaient, toutes âpres, sèches et d'une fatuité cruelle. Si animées de colère et d'envie qu'elles fussent, ce n'était pas même contre l'homme, cet animal d'une espèce trop basse,—leur frère, j'imagine, leur fils ou leur père. Il semblait que ce fût plutôt contre un dieu caché; car rien n'excitait plus haut la raillerie de ces femmes, leur sagesse et leur bel esprit, que les vieux mots de bonté, de dévouement et de sacrifice. Elles avaient la figure des mauvais prêtres, quand ils insultent au culte qu'ils ont trahi. Et précisément, la grimace maudite de la haine plissait leur visage, quand le saint mot de «service», le seul peut-être qui soit sans péché dans la bouche des femmes,—leur venait aux lèvres, où il prenait toujours le son très bas de «servitude». Elles étaient si enragées d'apostasie que le plus innocent témoignage de l'ancienne religion en honneur parmi les femmes, ne trouvait pas grâce devant elles. La femme au parler d'orateur, s'indignait qu'on fît présent de poupées aux petites filles, pour leurs étrennes; elle y voyait une ruse ignoble de l'homme pour asservir, dès le berceau, la femme à son foyer. Cette idole, par son luxe et sa parure la poupée du genre humain, déclarait la guerre aux poupons de bois, qui exercent les enfants aux douceurs de la caresse, et de l'amour. Car enfin, le dieu caché que ces créatures détestent, ce dieu douloureux et sacré, c'est l'amour et l'amour seul en effet[27].

[27] Beaucoup de ces femmes étaient des étrangères. La plupart invoquaient l'exemple de l'Amérique et de la Scandinavie.

J'avais fui. Je laissai cette assemblée méchante de femmes qui haïssent, et d'hommes qui chérissent leurs singes, et femelles à leur manière, goûtent le plaisir d'être avilis. Je rentrai dans le tumulte de la Ville.

C'était l'heure qui précède la fin du jour. Paris fiévreux et humide roulait sous la brume d'hiver, et tournoyait en tous sens comme faisaient, parfois, telles feuilles mortes, oubliées dans les avenues. Un temps malade et blafard! Le ciel jaunâtre se traînait comme la Seine, gluante et limoneuse. Tout semblait s'être épaissi, l'air jaune et la boue grasse. Sur la place de la Concorde, le pavé miroitait d'un regard terne. Le fer des grilles lançait un éclair morne. Le brouillard s'accrochait aux arbres, et dans les perspectives lointaines, entre les arcs de triomphe, on eût dit que l'atmosphère aussi fût devenue boueuse. Dans un coin, attendant l'omnibus avec patience, quelques petites gens se serraient sur le trottoir, levant parfois le nez pour augurer de la pluie prochaine, ou frissonnant des épaules aux bouffées d'un vent aigre, qui soufflait du fleuve.

Seule, un peu à l'écart, plus patiente que tous, et soumise depuis bien plus longtemps à l'ennui de l'attente, je vis une femme, qui céda l'unique place libre dans la voiture, à une petite vieille fort grise, et qui remercia en toussant, d'une bouche édentée. L'humble bienfaitrice sourit, aidant de la main sous le coude la petite vieille à monter. Puis, la lourde machine s'ébranla avec un bruit de ferrailles, en lançant de la boue jaune, rayons prolongés des larges roues.

Celle qui attendait, reprit sa station, sur le sol détrempé, au milieu des flaques. Je l'ai regardée longtemps; et la paix, qui est une bénédiction, pour un moment rentrait dans mon âme. C'était une jeune femme, une sœur de Saint Vincent de Paul. Elle n'avait pas plus de vingt-six ou vingt-sept ans. Elle était d'une grande et triste beauté. En vérité, si triste? Non, pas pour elle, sans doute; mais pour celui qui la contemplait, parce que la tristesse est en moi, et qu'elle est la suave louange des âmes les plus belles.

Nul souci d'elle-même; mais au contraire une sorte d'éternel oubli de soi. Toute sa façon faisait l'aveu d'une extrême fatigue. Ses larges manchettes, roides d'empois, laissaient tomber des mains pâles et maigres. Sous le bras, elle tenait son parapluie gonflé d'eau, et un paquet ficelé dans un journal. De l'autre main, elle relevait sa jupe, et ses cottes de futaine noire: indifférente à tout ce qui fait le souci des passants, elle se troussait assez haut: on voyait ses pieds chaussés de pantoufles en cuir noir, sans boucles ni lacets, et les gros bas de laine noire tombaient à plis lourds le long de sa jambe. Son tablier mal serré, et les poches pleines, tirait sur sa taille. Dans sa lassitude, elle penchait de tout son poids, tantôt sur un côté du corps, tantôt sur l'autre. Certes, grande et si noble d'aspect, les épaules jeunes et larges, elle devait être d'une forme élégante; mais il semblait qu'elle ne fût plus que l'ombre et le souvenir dédaigné d'elle-même. Elle se tenait sur cette place, comme une fille des champs, quand elle reprend haleine et, redressant son dos courbé, se donne un moment de repos, appuyée à la haie.

Elle était très blonde; ses joues longues, son teint d'une exquise pâleur, animé d'un peu de fièvre; et sur ses longues lèvres, sa bouche calme et virginale, un reste de sourire semblait prolonger son long menton un peu carré et ses paupières au dessin effilé.

Ses doux yeux d'ardoise étaient exténués; les paupières gonflées enchâssaient le regard d'une lumière pâle. Sur sa tête, le vent agitait la cornette comme un gros oiseau de linge froid. Elle avait cet air frileux et incertain, qui est celui de l'aube, et la couleur d'une femme qui a veillé toute la nuit, jusque dans la pleine clarté du matin: elle avait dû prendre quelque repos vers le milieu du jour, et à la hâte baigner d'eau froide ses joues chaudes. Car les yeux d'un mourant venaient sans doute de s'éteindre sur les siens, et c'en était le reflet irrévocable que je reconnaissais sur son visage.

Simple et sans apprêts, sans témoins, cette fille de la charité, croyant les dissimuler toutes, avait toutes les beautés de la femme. Ibsen ne l'a pas vue; mais il l'a cherchée, je le sais. Un homme vraiment homme ne peut pas méconnaître la beauté qu'il n'a point et qu'il préfère à toutes: celle qu'il espère de toutes les femmes, depuis qu'il a perdu les caresses de sa mère, et qu'il attend presque toujours en vain.

En possession de leur moi, les femmes n'ont pas acquis la bonté de l'homme, et elles ont perdu toute la bonté de la femme. Ainsi le monde humain, qui ne peut vivre que d'amour, se remplit d'aigreur et de haine confuse, et en paraît plus absurde encore.

La jeune Norah s'en va, faisant claquer la porte de la maison sur un mari ridicule et trois enfants délaissés. Ibsen montre ailleurs ce qu'elle devient: une demi-folle, errante et criminelle, qui tue et prend plaisir à tuer[28]; au cas le plus heureux, c'est encore une criminelle, qui a horreur de son crime, et qui ne se délivre du remords qu'avec la vie; ou bien une folle qui revient à la raison, en rentrant dans la règle[29]. Dès lors, à quoi bon?

[28] N'est-ce pas Hedda Gabler, et Hilde?

[29] La Dame de la mer, et Rébecca dans Rosmersholm.

C'est toujours la folie et la méchanceté du moi, qui n'exige d'être libre, que pour délirer et faire le mal à son aise. Quand tous les hommes auront du génie, et que toutes les femmes seront saintes, il sera temps de les rendre libres: ils auront bientôt fait de se détruire. Du reste, ce n'est pas de liberté qu'il s'agit: depuis qu'il y a des hommes et des assassins, des femmes et des impudiques, ceux qui veulent être libres et ne point suivre de lois que leur bon plaisir, l'ont toujours pu faire: et, le faisant, ils n'ont pas été libres, les malheureux: ils ont servi, comme les autres. La question est de savoir non pas s'ils le peuvent, ni s'ils en ont le droit, mais s'il est bon qu'ils le revendiquent. Et bon pour eux.

L'intelligence, qui ne risque jamais rien et n'expose que des théorèmes, décide aisément que le moi est libre, qu'il doit l'être s'il ne l'est pas, et se rendre la liberté quoi qu'il arrive. Qu'importe l'anarchie à l'intelligence? Parler n'est pas jouer. Quand un livre n'a pas de sens, on le ferme et on passe à un autre.

La nature qui a d'autres charges, même si elle est souverainement aveugle, a des sanctions pesantes; elle ne raffine point. L'anarchie des sexes l'intéresse; son ironie terrible écrase les rebelles, et leur prétention confuse: la vie ne souffre pas beaucoup de confusions. Qui ne veut pas suivre la loi, qu'il meure. Qui cherche à l'éluder, qu'il s'égare. La folie et le crime, toujours la mort, voilà la peine qu'elle porte. Et comme elle est toute-puissante, ayant à faire aux singes de la force, cette nature impassible ne se contente pas de tuer: elle écrase les rebelles sous la mort ridicule. Ibsen l'a senti, en homme qu'il est: si la mort ne tirait pas le rideau sur ses drames, ils seraient en effet, d'un ridicule achevé.

Restent les médecins

Le médecin entre en scène, un composé de Tirésias et de la Parque, l'oracle et la fatalité des temps nouveaux. Il hante par métier les ruines de la vie. Quoi qu'il fasse, et comme elle, il condamne toujours à mort; quand il est intelligent, c'est par lui qu'il commence. Il a pris dans la ville moderne l'importance bouffonne de la Pythie: personne n'y croit et chacun l'interroge. On a beau savoir le mystère de l'antre et du trépied, ce truchement de la mort gouverne par la peur. Sa gaîté est sinistre. C'est l'honnête Caron, qui ricane toujours, et à qui l'on doit se confier, pour le voyage.

Ibsen a modelé dans le bronze ces prêtres de la cendre. Ils sont d'une atroce sagesse. Comme ils savent le fin mot de la tragédie, ils le cachent; forcés de le dire, ils le lâchent en riant à demi, dans un juron de colère, d'un ton brutal et cynique. Le bon médecin serait donc le mauvais homme? Ibsen le laisse entendre: car le meilleur homme est un médecin qui tue. Parmi tous les comédiens, ce sont les plus redoutables, quand ils prétendent suffire à la vie, et qu'ils traitent les cœurs par la même méthode que les corps. Le bon médecin, dit Ibsen, est celui qui trompe le malade. Mais lui-même s'est mis dans la peau du médecin, qui ose dire la vérité aux hommes, et veut les nourrir de ce poison: non seulement il ne guérit personne; mais tout l'hôpital se lève en révolte contre lui et le lapide. Ce médecin-là n'a plus qu'à laisser la médecine et les malades. La vraie science n'a ni espoir ni flatteries; elle ne s'occupe pas des hommes.

Le médecin qui déclare la guerre à ses clients, et leur tourne le dos, l'excellente idée! Ils s'en porteront mieux, et lui aussi. Qui nous guérira de la médecine, qui se prend pour une religion? Les médecins ne nous empoisonnent pas moins de leurs vérités que de leurs drogues. Qu'ils s'exercent à mentir, pour leur salut et pour le nôtre. Leurs hypothèses mêmes sont funestes: si la nature raisonnait à la manière des médecins, le monde serait déjà mort. Ibsen a jeté un profond regard sur la farce de notre vie, qui est pleine de médecins, à l'ordinaire des farces.

Il sait que le bon médecin trompe et aide à toute tromperie. C'est à lui de tuer sans rien dire, ou de frapper en bouffonnant,—ou de ne point paraître. Mais quoi? se mêler de refaire le genre humain, et de couler la morale dans un nouveau moule? Il faut que le médecin soit notre bourreau, puisque nous sommes sa victime. Il faut qu'il soit le dur greffier de la terre, l'huissier de la mort et du supplice. N'est-ce pas assez? Qu'il enregistre notre exécrable défaite, puisque telle est la misère de notre condition qu'il nous faut aller là, où le mensonge se consomme. Que le fossoyeur ne se mêle pas de faire l'apôtre, le poète, ni le chantre; mais qu'il achève sans pitié la bête à demi morte,—et qu'il cache aux autres la vue du charnier.


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