Trois hommes: Pascal, Ibsen, Dostoïevski
IBSEN OU LE MOI
Les idées sont tragiques. Les idées sont émouvantes. Les idées sont pleines de passion. Les idées sont plus vivantes que la foule des hommes. Mais à une condition: que ce soient les idées d'un artiste, et qu'elles s'agitent dans un moi vivant. Faute de quoi, elles ne sont que science, et squelette comme la science. La vie des idées doit tout à celle de l'individu. Un art ne saurait pas vivre d'idées, seulement: il faut qu'un artiste y prodigue de sa vie propre, et donne vraiment le jour aux idées pour qu'elles soient vivantes.
La vie est le don propre de l'artiste. Il peut y avoir des poètes tant qu'on voudra, de belles idées, de nobles formes: la vie seule est la marque de l'art. Où il y a un homme vivant, il y a une œuvre d'art. Le don de la vie est infiniment au-dessus de tous les autres. Rien dans l'homme ne va plus haut: c'est qu'il n'y est pour rien, et proprement sa faculté divine.
La tristesse d'Ibsen est celle de l'idée vivante. Sa sombre humeur vient de ce qu'il met sa vie dans ce qu'il pense. C'est le plus pensant des poètes; mais il a bien plus que de l'intelligence; il respire la déception infinie de l'esprit qui comprend, et du cœur qui éprouve ce que l'esprit a compris. Il pourrait se réjouir, s'il n'était qu'un savant: il a bien démonté la machine; mais, en vertu de la vie que les idées lui ont prise, il demeure dans une tour de chagrin.
La plupart des auteurs logent au même étage que la plupart des hommes. Ils imitent ce qu'ils voient et ce qu'ils touchent; le fond leur échappe, qui est la vie. Je vois ici la pierre de touche à juger de l'imitation: qu'on prenne les termes mêmes de ce qu'on imite, on en est le maître si l'on y met la vie. Le commun des anarchistes se donne soi-même, et chacun de son côté, pour la règle du monde; le commun des auteurs peut aussi prétendre à mettre les idées sur le théâtre. Ils oublient qu'Ibsen en fait des êtres vivants. Il faut avoir l'étoffe: c'est le moi. Beaucoup l'invoquent, qui n'ont que du chiffon. Ibsen ne pousse pas sur la scène des comédiens grimés en idées. Il va des idées aux hommes qui les portent, ou que quelque fatalité y a soumis. Il crée du dedans au dehors, au lieu d'aller du dehors au dedans. Il s'intéresse moins à ce qu'on dit qu'à ceux qui le disent. Telle est la différence de la thèse et de la tragédie. Le plus intelligent des docteurs ne fera jamais un poète tragique.
Le nombre des personnes est infiniment petit. En art, l'individu, c'est le génie. Il serait assez juste d'accorder au grand artiste qu'il a seul droit à l'individu. Tous les autres doivent accepter l'ordre; et même tout leur mérite est de rester dans l'ordre, il me semble; car ils ne sont pas seuls, et leur vertu est de relation à l'ensemble.
C'est parce qu'on se croit quelqu'un qu'on se rebelle contre toutes choses. Je vois la révolte en tous, et je ne vois de moi presque en personne. Elle vient des idées abstraites, la folie de croire qu'on change le fond de la vie humaine, en bouleversant les formes. Cette niaiserie, d'où sortent beaucoup de révolutions, est odieuse à l'artiste: il ne s'y plaît qu'un peu de temps. Le lionceau n'a pas toutes les dents du lion.
Ibsen est né de la critique et d'une longue réflexion; il a eu le culte des idées; mais il ne s'y est pas tenu,—le seul poète qui soit parti des idées pour arriver à créer des hommes. Il a fait ce que Gœthe ne sut pas faire: c'est qu'il avait encore plus d'imagination que d'intelligence. Ibsen a donc été révolutionnaire; car la critique, c'est toujours à quelque degré la révolution, soit pour anticiper sur les temps, soit pour tâcher à les renvoyer en arrière. Mais il a bientôt connu qu'à une certaine hauteur on ne peut pas être de son parti, sans être aussi de l'autre: n'est-il pas étrange que cette élévation à la sagesse se détermine plus par le tempérament que par l'esprit? La puissance morale d'Ibsen est celle même de son intelligence; et c'est où reparaît l'instinct: il n'absout pas souvent.
Le moi qui juge est impitoyable; il détruit tout ce qu'il touche. Rien ne trouve grâce devant lui, que le songe de la vie.
Vie des idées.
Une vue tragique de l'univers, voilà donc la forme où les idées s'animent. L'empire de la douleur est livré aux passions. Seules, les passions fécondent l'intelligence du poète; et c'est aux passions seulement que les idées empruntent la vie. L'idée est à l'image de l'homme qui pense. Il ne s'agit point de science, certes; mais de ce qui lui est si infiniment supérieur, notre raison d'être, ici-bas et sur l'heure.
La religion est un art de vivre; la science en est une parodie. La science ne peut passer le seuil; l'art est au centre de la demeure, comme le cœur. La science ne connaît pas le temps, ni les espaces en nombre infini. L'art est un connaisseur très fin de l'âme, de ses temps, et de ses espaces en nombre infini. Le palais de l'artiste repose sur un acte de foi. L'artiste connaît l'éternelle illusion; et il fait semblant de compter sans elle. Il s'enivre de cette feinte surhumaine; il construit pour l'éternité des demeures qu'il sait lui-même faites de fumée, et fondées sur le rêve. L'art est tout humain; et la science est inhumaine.
Voilà en quoi une idée, à moins d'être vivante, n'est pas un objet d'art. Sinon la vie, rien ne nous importe, malheureux que nous sommes. Le premier homme, en quête de Dieu, est un artiste. La recherche de la vie a fait la religion, et non pas la crainte de la mort. Il n'est pas un seul homme qui n'ait besoin de Dieu pour vivre. Et qu'importe s'il est possible de s'en passer aux seuls esprits?—Mais que m'importe l'esprit? Je vis de vie, et je suis affamé d'être. La séduction de l'esprit est l'attrait irrésistible qui me pousse à ma perte. Que j'y aille donc, puisque je ne puis faire autrement; mais qu'à tout le moins je n'ignore pas où je me précipite; que je ne me vante pas de courir à une vie plus ample ou plus vraie, quand je descends au contraire la pente du désespoir, et d'une mort très profonde.
A moins de la religion, il n'y a que l'art seul qui permette de vivre. Je parle pour ceux qui ont un cœur vivant; non pas pour ces estomacs faciles, qui se nourrissent de papier et s'engraissent de formules. Quel artiste désormais ne se verra point enfermé dans la souffrance, comme dans une cellule, au centre de l'univers?
Je souffre, donc je suis: tel est le principe de l'artiste. La vie et la douleur sont les deux termes de l'être. Toutes mes idées sont vivantes et passionnées; en elles, c'est la douleur qui met le signe. Si elles ne sont désespérées, et chaudes comme la vie même, que me font les idées?—L'homme qui vit avec force n'a que faire des idées mortes, ce gibier de savant.
Façons d'être.
Le Nord vaut peut-être mieux pour la morale. Mais le Midi vaut mieux pour la vie.
C'est dans le Nord que l'art est un œuf d'aigle couvé par des canes. La Réforme a décidément assis la morale dans le trône du souverain. Il est curieux que, pour mieux repousser l'autorité du pontife romain, les peuples du Nord se soient soumis à une foule de papes de village. La tyrannie des principes paraît peut-être moins pesante, parce qu'elle est anonyme: mais enfin Léon X n'avait pas si tort quand il ne voyait dans la querelle de Luther avec les légats de Rome qu'une dispute de moines: le Nord tout entier, depuis, s'est fait théologien.
La théologie des laïcs enferme les mœurs dans une étroite prison de préjugés et de pratiques. La stricte morale qui condamne toujours, et toujours par principe, telle est la redoutable puissance qui, pendant trois siècles, a réglé la vie dans les petites villes du Nord. Car la théologie des laïcs, c'est la morale.
On peut voir dans Ibsen l'ennui, l'esclavage, la misère de cœur qui s'ensuivent. Il n'y a pas trente ans, la plupart des villes scandinaves vivaient courbées sous le joug. Le pasteur, l'avis du pasteur, les bonnes œuvres du pasteur, la société des dames ouailles du pasteur, voilà une église impitoyable, qui ne connaît que des fidèles soumis ou des hérétiques: église dans une grange, où, au moindre signe d'indépendance, l'enfer est toujours prêt à flamber l'indépendant. Nul égard aux passions; et même la violence d'un cœur sincère y est plus abominable que les crimes où il s'égare: le scandale est le péché sans rémission. Il faut rougir d'être soi-même, ou le cacher. Il faut avoir honte de sentir comme l'on sent; mais bien plus de le montrer. Dans ces pays, que l'on prétend si libres, la moindre liberté du cœur est scandaleuse; et le bonheur que l'on ose goûter à la source, qu'on n'a pas eu honte de découvrir soi-même loin de la fontaine commune, ce bonheur est cynique. Les meilleurs sont austères et froids, se faisant de pierre. Là, l'hypocrisie est une forme très pure de la vertu sociale. De même que l'on doit porter le costume de tout le monde, chacun a ses gants d'hypocrite vis-à-vis de tous les autres, et jusque dans son lit. Ainsi l'exige l'autorité d'une église laïque, fondée sur l'horreur du scandale.
Dans la moindre ville de France ou d'Italie, soumise au pire podestat ou au plus fanatique des moines, il y a toujours eu plus de liberté véritable que dans ces pays du Nord, où est né, dit-on, le premier homme libre. Comme si la liberté consistait, d'abord, à voter l'impôt à deux cents lieues loin de son âtre, ou à dire ses prières dans le patois de son canton! La meilleure prière est celle que l'esprit n'entend pas, mais que son Dieu entend. Qu'on ne cherche point la preuve de la liberté dans les chartes, mais qu'on la trouve où elle est,—dans les mœurs. On devrait s'aviser que l'art mesure le niveau des peuples libres; à peine si, depuis cent ans, le Nord n'est plus à l'étiage.
La force des grands artistes, dans le Nord, se marque à leur révolte. Dans le Midi, plus souvent à leur harmonie finale. Se tirer d'entre la foule des intrigants, des bavards et des faux artistes, voilà pour ceux-ci en quoi consiste la lutte. Mais, pour ceux-là, il leur faut sortir d'un marécage moral, où la liberté d'âme trouble toutes les habitudes d'un peuple qui se croit libre, parce qu'il est asservi à ses propres principes.
On ne comprend guère Ibsen, ni sa manie d'en appeler sans cesse aux Vikings, si on ne se le représente pas nageant à grandes brasses, seul, dans son fjord aux eaux croupies, où tout le monde, autour de lui, dort debout, enfoncé jusqu'aux narines. Ibsen n'atteint la rive que pour abattre le premier tronc venu, s'y tailler un canot, et mettre à la voile. Là-dessus, il pousse vers la mer libre. Il crie à son peuple, furieux qu'on le tire du noir sommeil: «Debout! Qu'il vous souvienne des Vikings! Assez dormi dans la vase! Réveillez-vous: il n'est que temps; vous n'avez que trop vécu en carrassins, sous le varech et le sable.» Pendant plus de trente ans, on lui répond par des injures, et on le traite de pirate. Puis, vient un jour, peut-être plus morne que les autres, où tout le monde, barbotant dans le marais, sous les yeux d'Ibsen, se vante d'être pirate comme lui.
Car telle est l'issue fatale: quand le joug est secoué, presque toujours on doute qu'il en aille mieux pour ceux qui l'ont porté. Il n'est pas bon qu'il leur pèse; et parfois il est pis qu'ils en soient délivrés. Que reste-t-il? La vérité toute nue. Cependant, la vérité nue n'est qu'une allégorie, et sans doute elle est belle sous les mains d'un grand peintre; pour l'ordinaire, il n'y a que des hommes nus: des singes.
Le Viking, avec un sens profond de la vie, ne rêve point de fonder son royaume sur la terre natale. Tous ces pirates ont les yeux fixés sur le Midi. Le pays de la joie et de la lumière, c'est le pays de tous leurs songes: là, il doit être possible d'affronter la vérité nue. Ibsen, le Viking de l'art, ne rêve aussi que du Midi; mais peut-être ne met-il la joie et la liberté dans la terre des dieux que pour reculer la perspective. Les pommes d'or sont celles qui ne viennent pas dans mon verger. Si le Midi était plus proche, l'illusion ne serait pas si facile. Ibsen aussi a vécu à Rome et en Italie; il n'a pourtant pas continué d'y vivre. Les gens du Nord ne bavardent peut-être tant de l'idéal que grâce à l'espérance, nourrie parfois plus de vingt ou trente ans, d'enfin passer l'hiver au soleil.
La lumière du Midi, elle aussi, n'est qu'un rêve. Là-bas, la vie est plus facile. Le malheur veut que les cœurs profonds s'ennuient de la facilité. Ils la désirent, «parce que le désir passe en tout le contentement»; mais, la rive touchée, la contrée n'est plus si belle. Je suis dans la brume du Nord: qu'on me donne le Midi, et la joie du soleil. Mais, si je les avais, je les fuirais. Dans la pleine lumière, c'est la pleine horreur du destin et de l'homme. On ne va là-bas que pour en revenir, il me semble. On le voit assez bien dans cet air de vieux maître à mépriser, où Ibsen a pris sa retraite de pirate: c'est l'habit d'un docteur allemand, et même le dos d'un piétiste; mais ce n'en est pas la bonhomie grasse, ni la suprême satisfaction d'être docteur allemand. Dans l'Ibsen, une des faces, en secret, s'amuse de l'autre, avec un sérieux terrible. S'il n'était pas si timide dans la rue, on lui sentirait une affreuse amertume: le miel de la politesse, il en est oint, et les mouches s'y laissent prendre. Un vieux Viking, oui, et bien hardi,—mais qui a coulé son canot.
Figure
Une grosse tête sur un petit corps; et, face d'un large crâne, une figure ronde qui fait centre à une auréole, une forêt touffue de barbe et de cheveux; elle semble y disparaître; c'est le trait qui domine dans tous les portraits et dans les caricatures. Jeune, il était plein de verve, prompt, homme à caprices et aux nerfs violents; tantôt enthousiaste et tantôt taciturne, rêveur à l'écart. Il semblait étranger aux gens de son pays: souple, vif, brusque, de teint plus que brun, couleur de bronze, les cheveux noirs, il n'avait point la haute taille, la chair rose, et le poil blond des Scandinaves[22]: tout ce que Bjoernson représente, au naturel, sans parler de l'air doctoral, de la tête carrée, et du maintien qui hésite entre le professeur de théologie et le médecin.
[22] «Mince, un homme au teint de schiste, avec une large barbe, noire comme du charbon», c'est le portrait qu'en a fait Bjoernstjerne Bjoernson.
A quarante ans encore, Ibsen n'avait point cet air de docteur, maître en toutes les sciences de l'amertume, qu'il a pris, depuis. Son plus beau portrait fait plutôt voir le visage d'un peintre: à un très haut degré, il a le caractère commun à toutes les figures de la génération de Quarante-Huit,—du moins, dans les plus illustres, qui n'ont point voulu fermer les yeux au spectacle du monde: c'est une expression forte et triste, sans lassitude; celle d'idéalistes revenus de tout, qui se sont retirés de l'action, où ils ont rêvé jusque-là, pour juger dans la veille le monde où ils n'agissent plus. Ils l'avouent: oui, ils ont rêvé dans l'action: ils vont, désormais, porter les vues dures et nettes de l'action dans leur propre rêve. Qui s'étonnerait que le trait dominant sur ces figures fût une forte tristesse?—Comme l'acier ressemble à une matière tendre qui a la couleur du métal trempé, Ibsen à quarante ans rappelle le peintre Millet. Le front n'est point disproportionné au reste: il devait se découronner par le haut, et mettre en avant le haut crâne, en forme d'ouvrage avancé. Une masse épaisse de cheveux se mêle à la barbe abondante et carrée; au milieu du front rond et noble, il a l'épi; tout le visage dit la pleine marée des idées, mais d'idées qui n'ont pas noyé l'instinct ni les passions. L'imagination et la volonté parlent ici plus haut que l'intelligence; cependant, elles n'ont pas, à beaucoup près, la violence farouche, l'air de démence qui frappe dans Tolstoï au même âge. Trente ans plus tard c'est l'opposé: Ibsen a laissé en lui gagner le trouble; il est bien loin de respirer le même apaisement que Tolstoï.
De la jeunesse à l'âge mûr, en effet, la figure d'Ibsen a subi une inversion singulière. Les deux lignes dominantes de ce visage ont troqué, l'une contre l'autre, l'expression qui leur était propre: les yeux parlent aujourd'hui pour la bouche muette; et la bouche serrée retient, désormais, le trait que lançaient autrefois, et qu'acéraient les yeux. Comme la vie même d'Ibsen, cette face s'est fermée peu à peu; comme il est passé des rêves à la vue plus proche du monde, et de l'espoir au mépris qui suit le désabus, son visage a passé de l'air ouvert au secret de la retraite, et de la hardiesse virile qui va au-devant des hommes à la propre défiance qui se défend. Ibsen cesse de combattre corps à corps, il est au coin de la scène, où la porte de sortie est pratiquée; de là, il frappe, il blesse, il ne combat plus. Et le voici dans sa vieillesse, qui a la physionomie redoutable de l'ombre, la façon habituelle aux oiseaux de nuit: il a de gros sourcils qui font auvent sur les yeux, pour en cacher la bénignité même; il a le retrait de la face et les broussailles effilées de la chouette.
Le vaste front, au haut de ce visage, se dresse en donjon, opposé à la vie; mais le mur reçoit les images. Sans avoir la masse abrupte d'une roche, ce bastion de la tête manifeste la force; ses assises volontaires sont rivées aux tempes par la barre puissante des sourcils. Ce front reçoit et garde: il n'absorbe pas les images; il les tire à soi et les force à suivre ses propres courbes. Certes, il leur imprime sa forme; ce n'est pas comme Tolstoï, qui n'offre qu'un miroir.
Ces yeux d'Ibsen, au milieu de sa vie, ont été très beaux: bien logés, ils regardent avec courage; ils vont au-devant de l'attaque; ils sont fermes, ils ne vacillent point; ils avaient une certitude qu'ils ont perdue, depuis. Ils ont ce pli aux paupières, qui donne à l'ensemble le caractère d'une douceur inavouée; le sourcil est froncé, non parce qu'il menace, mais à cause de l'attention que les myopes portent sans le vouloir à tout ce qu'ils considèrent, dès qu'ils lèvent la tête. Le haut de cet œil fut d'un héros, prêt à la bataille. Tout le bas du visage, vers la bouche, sans être pacifique, sans tendresse, a eu beaucoup de bonne fermeté. La face n'a jamais été creusée, ni maigre, ni maladive. Elle est d'une honnêteté admirable. Un grand air de braver tranquillement l'opinion d'autrui; la foi en sa valeur propre et en son droit; un artiste dont les puissances sont encore plus voisines de l'instinct que des livres, et qui n'ont pas encore usé leur passion sous la lime des mots.
Depuis, le vieillard a grandi en pensée: il y a laissé de l'homme; l'amour passionné de la vérité s'est armé d'épines; jadis, l'âme la plus sincère, une bravoure si loyale de la pensée qu'elle va, dans le visage jeune, jusqu'à la suffisance. Cette figure a dépouillé sa fougue naïve, comme un ancien duvet; elle a perdu de sa force hardie, et de la confiance en soi; la même loyauté se recule, presque farouche, indomptable à la fois et timide; non pas flétrie, mais défiante et dégoûtée, elle se retranche derrière un rideau de brouillard. Au fond, une inébranlable résolution, sans ruse et sans faste, non pas sans ironie. Une volonté de fer pour résister, une âme d'acier fin dans un fourreau de glace; une action puissante, quand il agit; mais peu d'action. Beaucoup de douceur lointaine dans ces yeux qui rêvent et qui sont distraits, même quand ils écoutent; mais une douceur courte et sans emploi; peu de complaisance intérieure: il acquiesce à tout ce qu'on veut d'un mot, pour s'en défaire,—d'un mot. Mais il dit «non» de toute sa force, au fond du cœur, et, immuable dans le refus, même quand il se dérobe, il refuse à jamais le consentement.
Il a toujours été très sensible au suffrage des femmes. Comme plusieurs hommes du même ordre, il en aime la société; ou plutôt il se plaît dans leur compagnie, à la condition, sans doute, que ce soit à son heure. Il est coquet; il a le soin de sa personne: on le voit lui-même dans un jeu de scène admirable, quand Borkmann aux aguets, de côté pour n'être pas surpris, sachant qu'on va entrer dans sa chambre, prend une petite glace à main, s'y mire, remet de l'ordre dans ses cheveux, rajuste sa cravate. Ibsen ne se distingue plus de ses héros: c'est toujours l'homme de soixante ans, à la forte charpente, nerveux et nourrissant sous la cendre le feu d'anciennes passions. Peut-être a-t-il aussi souffert près des femmes, comme d'autres grands artistes, de n'avoir pas ces avantages du corps, qui passent de si loin, près d'elles, tous les dons du génie. C'est pourquoi il tient à leur plaire; c'est autant de pris sur elles si l'on s'entoure de celles qui nous ont plu. Le goût que l'on a pour les femmes est souvent le pis aller du goût qu'on voudrait qu'elles eussent pour nous. C'est une question si les esprits misanthropes ne sont pas les plus sensibles à la séduction des femmes; et, dans le misanthrope, il y a le misogyne aussi; mais le cœur se moque de la théorie. Un homme d'un certain ordre ne pardonne guère aux autres hommes; et même l'indulgence pour tous est plus froide que la colère. Le même homme n'a point d'effort à faire pour sourire aux femmes. J'en sais, des plus perspicaces, au regard le plus aigu et le plus sévère, que toute femme plaisante aisément désarme: la sévérité ne tient pas devant un joli visage, et l'œil le moins dupe veut être dupé par le charme rieur de la tendre jeunesse.
Comme Gœthe, Ibsen aurait aimé d'être peintre. Il travaille toujours seul; il ne confie jamais à personne ce qu'il fait; nul ne connaît rien de ses drames que publiés; il ne dicte pas et n'a point de scribe. Il copie ses œuvres de sa main, qui est grande, ronde, serrée, entièrement renversée à gauche, marchant à reculons enfin. Il aime les tableaux; et toujours maître de soi, sans boire trop, il boit très dur et sec.
Ce petit homme, au dos solide, les épaules larges et vénérables, marche à pas comptés. Le chapeau fortement planté sur la tête, la taille encore souple, l'allure élégante et ferme, les gants à la main, le pied maigre et haut dans un soulier fin, Ibsen s'avance dans la rue d'un air circonspect, cossu et mesuré. Qui le voit de dos le prend pour un vieillard de l'ancien temps, qui n'a peut-être pas renoncé à plaire. Aristocrate en tout, tout en lui est d'un vieil aristocrate. Il est distant; il est poli jusqu'à la minutie; et, à cause de l'extrême politesse, il n'est pas familier. Il déteste le laisser aller, le bruit, la poussière et les coups de coude. Il ne se persuade point qu'il y ait une grâce d'état pour rendre agréable la boue de la foule, et qu'on en soit moins crotté. Qu'il soit dans la rue ou dans un salon, il se sépare du monde par son seul aspect. Son air y suffit, même quand il ne se découvre pas, et qu'il ne montre point cette tête de diable à cheveux blancs, soudain sortie de la boîte,—ici, le corps vêtu de noir, l'habit correct d'un digne gentilhomme. La douceur de sa jolie voix, le timbre presque féminin de son accent, l'agrément menu de ses gestes, tous les soins qu'il donne aux gens et qu'il prodigue aux femmes, ne dissimulent pas le retrait intérieur, ni le quant à soi farouche d'un cœur qui a pu se livrer, mais ne se livre plus. Le charme des yeux gris étonne, comme un secret qui ne se laisse pas surprendre. Le regard de ce vieil homme sombre est plein d'attention fugitive et de longue mélancolie; il a ses étincelles et un feu presque timide qui se dérobe; une estime désabusée, une claire tristesse qui méprise; il n'est tourné sans doute que sur soi: il est voilé le plus souvent: un soleil du Nord sous les brumes.
Il n'est besoin que de voir Ibsen en public, ou de lire un billet écrit de sa main, pour reconnaître la marque du pays, et l'empreinte de toute la race. On secoue le joug d'une religion et d'une morale; on rejette pour le compte de tout le monde les habitudes séculaires d'une coutume et d'un ordre social. Mais, pour son propre compte et presque à son insu, on garde les modes d'un monde aboli, et l'on tient à ses façons. On fait la guerre à la loi de Luther, on en brise la contrainte; mais on reste luthérien dans sa cravate; la redingote raconte le bourgeois et sa manie d'être considérable; l'on a en vain rompu avec les idées communes: toute cette révolution s'arrête au chapeau, et elle s'abrite même à jamais sous la coiffe que les pères ont portée, et qu'à son tour le fils porte.
Ibsen, le plus rebelle des esprits, est le plus correct des poètes, qui ne sont point, d'abord, hommes du monde. La correction est une forme de la droiture, après tout; dans le Nord, elle supplée à l'élégance.
Tolstoï et Ibsen, différents presque en tout, l'Orient et le Ponant de la révolte sociale, ne diffèrent en rien plus que par cette recherche de la forme correcte. Tolstoï la raille, la tourne âprement en ridicule, la méprise; il est près d'y voir l'habit du grand mensonge. Ibsen, au contraire, y trouve une sauvegarde, une défense contre autrui: c'est qu'à la vérité, Tolstoï appelle à soi tous les hommes, tandis qu'Ibsen les écarte; il ne veut avoir affaire qu'à leur seul entendement. Il n'agit que de loin, et caché; Tolstoï, comme tous les esprits religieux, est un héros qui combat dans la pleine mêlée, une action vivante au milieu de la foule, bras et torse à nu, pour laisser tout leur jeu aux muscles.
Quel contraste, celui des dernières images, où l'on peut voir l'un et l'autre de ces deux hommes au soir de la vie! Ces deux princes de l'art, en Europe, sont presque jumeaux, et le seront sans doute dans la tombe. Ibsen n'est l'aîné de Tolstoï que de quatre mois[23].
[23] Ibsen est né à Skien, au Sud de la Norvège, le 20 mars 1828. Tolstoï est né à Iasnaïa Poliana, au cœur de la Russie, le 10 septembre 1828 (28 août, vieux style).
Je les ai tous les deux sous les yeux, à près de soixante-quinze ans. Ibsen n'a-t-il pas bien l'allure d'un vieux médecin, savant illustre et dangereux, trop habile en chirurgie, récompensé par la fortune? Certes, c'est là le docteur Ibsen, comme, dit-on, il veut toujours qu'on le nomme.
Tolstoï, si défait par sa dernière maladie, la main passée dans la ceinture de cuir qui serre sa blouse, une calotte ronde sur la tête, lève le front, à sa mode ordinaire. Il est debout dans la prairie, robuste et ferme encore des épaules, mais le poids du corps tombant sur les genoux fléchis. De larges, de grandes rides, un réseau de soucis et d'efforts passionnés, couvre d'une tempe à l'autre son front sec et anguleux comme d'une grille où l'invisible ennemi le retire de nous et déjà veut nous le dérober. Il est terriblement amaigri; les os des pommettes percent les joues; et, sous les sourcils broussailleux, plus que jamais les yeux se cachent, ces yeux toujours vifs, pâles, violents et doux, ces chasseurs d'images à l'éternel affût du bien et de la vie. Mais surtout, autant qu'un trait humain peut différer d'un autre, c'est la bouche de Tolstoï qui, de toutes les bouches, ressemble le moins à la bouche d'Ibsen. Il dresse le menton, avec la grande barbe blanche qui pousse en long comme une fougère sur un talus; et les lèvres sont entr'ouvertes, d'une incomparable éloquence, d'une tendresse inconnue dans la souffrance, d'un appel miraculeux comme celui de la vérité en personne, à toute erreur et à toute misère. Et voici la bouche d'Ibsen, fermée avec résolution sur les secrets qu'elle ne veut pas dire: il n'y a point de tristesse sur ses lèvres, parce qu'une volonté puissante y respire: gare à l'arrêt qu'elles prononceront, celui du médecin qui ouvre les corps, qui tue pour guérir, qui prend la vie aux cheveux et la scalpe. A Tolstoï la figure du prophète, du patriarche, jusque sur le lit de douleur; c'est un prophète d'une espèce moins secourable que je reconnais dans Ibsen: il sait, mais il n'aime pas; et la science, en effet, est la prophétie des lieux où le soleil de la vie se couche.