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Un nid dans les ruines

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LA LAMPE DE PSYCHÉ

Psyché fut une jeune princesse dont la beauté excita la jalousie de Vénus et l’amour de Cupidon. Exposée, d’après un oracle, sur un rocher pour y subir les caresses d’un monstre, elle fut transportée par les Zéphirs dans un palais magnifique où l’Amour venait la visiter. Présent pendant la nuit, le jeune Dieu s’échappait aux premières lueurs du jour sans se laisser apercevoir.

Inquiète et curieuse, Psyché veut connaître l’époux mystérieux. Profitant de l’heure où il sommeille, elle allume une lampe, s’approche du lit et, dans la surprise délicieuse qu’elle éprouve, laisse tomber une goutte d’huile brûlante qui réveille l’Amour.

Celui-ci s’envole courroucé ; le Palais enchanté disparaît ; la malheureuse Psyché se trouve seule dans un désert…

(Mythologie grecque.)

I

« Quand le malheur entre chez toi, donne-lui une chaise », dit un proverbe allemand.

Le visiteur funeste se trouvait sans doute assis fort à son aise au foyer d’un honnête homme qui s’appelait Falconneau, car, après y avoir pénétré sous forme de disgrâce politique au fâcheux lendemain du Seize-Mai, il n’en sortit qu’épuisé, pour ainsi dire, à force d’avoir multiplié les catastrophes.

Plus heureux que bien d’autres, le magistrat puni de ses opinions peu républicaines possédait une petite fortune. Propriétaire d’une maison et de quelques métairies le long des côtes de l’Océan, sur les confins de la Gironde et des Landes, il n’eut pas besoin de chercher un abri pour sa tête grisonnante lorsque sa carrière fut brisée. Toutefois son esprit habitué aux affaires ne pouvait accepter l’épreuve du repos forcé. Quand il eut repris pied chez lui, à la Peyrade, avec sa femme et sa fille unique âgée de douze ans, le rêve caressé tant de fois au milieu des dossiers et des conclusions hanta sa fantaisie avec une nouvelle force : il prétendait faire du lieu peu connu, très pauvre, où devait s’achever sa vie, une station rivale d’Arcachon.

— Car enfin, disait-il, nous voyons l’Océan, nous, plaisir que n’ont pas nos voisins les Arcachonnais.

Il aurait même pu dire que, les jours de tempête, l’Océan s’égarait quelque peu dans les rues de la Peyrade. Chose plus fâcheuse encore, il fallait vingt kilomètres de voiture pour y arriver de la station la plus voisine. Mais un embranchement, déjà tracé dans les rêves de l’excellent homme, amènerait bientôt les baigneurs à la porte du GRAND HÔTEL DE LOCÉAN.

Celui-là ne tarda point à s’élever. Il était de bois, la pierre étant plus que rare dans la région. Circonstance à peine croyable, on vit arriver nombre de clients dès la première année. Pour tout dire, les prix n’avaient rien qui pût effrayer, même la bourse du plus mince propriétaire du Marensin ou de la Chalosse. On avait du poisson pour rien, du mouton pour pas grand’chose. Les œufs frits à la graisse d’oie, les pommes de terre de Dax, les « confits » et le lard du crû, formaient le roulement de la table d’hôte. Ce qui manquait le plus, dans les chaleurs de l’été, c’était l’eau potable ; mais on ne peut tout avoir.

Bref, les actionnaires de la Société fondée par Falconneau — on pourrait dire son actionnaire, car le fondateur avait dû absorber presque à lui seul toute l’émission — nourrissaient les plus belles espérances. Les premiers jalons de la voie ferrée se montraient déjà… sur la profession de foi d’un conseiller général. M. Falconneau voyait poindre la fortune, remerciant Dieu, en bon chrétien qu’il était, de la révocation qui l’avait d’abord accablé. Pauvre homme ! Il n’apercevait pas l’hôte du proverbe allemand, souriant sur sa chaise d’un air macabre, en personnage qui ne compte point partir encore !

La saison finie et les comptes réglés, M. Falconneau, président du conseil d’administration des Établissements balnéaires de la Peyrade, se réunit lui-même en assemblée générale, conformément aux statuts. Le rapport, qu’il recommandait à sa propre attention, se distinguait par une sincérité qui manque presque toujours aux documents de ce genre : il établissait nettement que la gestion de l’hôtel était en perte, d’où la résolution proposée — et votée sans discussion — de ne distribuer aucun dividende pour ce premier exercice. En même temps, le prix de la pension était « élevé » pour l’avenir jusqu’à cinq francs par jour, tout compris, ce qui le laissait abordable, disait le rapport, tout en le rendant plus rémunérateur.

Mais le destin avait compté les jours du pauvre hôtel, qui flamba comme une allumette l’hiver suivant. Comme il était vide, la catastrophe n’eut que des suites matérielles, dont la Société, garantie par une assurance, prétendait ne pas souffrir. Par malheur, un vice de forme dans la police fut l’occasion d’un procès qui mit deux ans à faire son chemin, du tribunal de première instance à la Cour de cassation où, pour la troisième fois, la Société fut battue sur toute la ligne.

Les illusions de Falconneau avaient été courtes ; mais cette période de sa vie restera sans doute parmi les plus agréables. Modeste en ses goûts au fond, il se trouvait heureux dans son habitation sans luxe, entre sa femme et sa fille. En outre, dans cette petite agglomération de pêcheurs et de térébenthiniers, l’ancien procureur s’était fait deux amis, ou même trois, si l’on ne veut pas s’arrêter à la différence des âges. C’étaient le médecin, le curé, et le neveu de celui-ci, jeune homme timide et pauvre, d’une âme supérieure à sa condition, que son saint homme d’oncle retenait près de lui avec une tendresse un peu égoïste.

Célestin Bidarray, qu’il faut prononcer Bidarraille, d’après l’idiome sonore des Basques, était pharmacien, et même, probablement, le plus jeune des pharmaciens de France. On peut douter si la Peyrade contentait son ambition ; mais, du moins, sa bonne humeur ne souffrait pas de cette résidence peu enviable. Il disait en riant :

— Comment ne ferais-je pas fortune ? Mon concurrent le plus proche du côté de l’Est se trouve à cinq lieues. Dans la direction du couchant, il faudrait aller jusqu’à New-York pour apercevoir d’autres bocaux que les miens.

— Mon ami, lui répondait Falconneau (avant l’incendie), vous n’aurez que trop de confrères quand la Peyrade sera un second Biarritz. Mais je vous promets le monopole de la Société, avec droit d’en faire mention sur vos cartes et prospectus.

La même faveur était garantie au vieux docteur Lespéron. Quant à l’abbé Bidarray, l’oncle de Célestin, il ne demandait qu’un vicaire ou deux, selon le développement futur de la paroisse.

Ces trois vieillards et ce jeune homme formaient, non pas « la meilleure société », mais tout ce qui ressemblait à une « société » dans ce village perdu au milieu des dunes. Il faut ajouter que l’on ne vit jamais société plus unie, avantage que les esprits tournés à l’amertume expliqueraient en disant qu’on y trouvait une seule femme et que, sur les quatre échantillons du sexe fort, les trois en dehors de son mari ne comptaient pas ou ne comptaient plus.

Chaque soir, par tous les temps, il y avait un whist chez les Falconneau. Pendant la partie, la femme de l’ancien procureur faisait lire sa fille à l’autre bout du salon, en lui recommandant de baisser la voix. Souvent on venait chercher le docteur pour une jeune Peyradaise en mal d’enfant. D’autres fois, c’était le curé qui devait laisser les cartes pour aller, comme il disait, « graisser les bottes » d’un moribond à trois kilomètres, sous la pinada ou derrière les dunes. Dans les cas secondaires, s’il s’agissait d’un pouce pris dans une poulie, ou d’une côte froissée par le gui dans un virement de bord, ou d’une épine vénéneuse entrée profond dans un pied nu, c’était Célestin qui marchait, avec son onguent, son arnica et sa pince. Madame Falconneau prenait alors la place de l’absent, et la partie, à peine interrompue, continuait de plus belle, sauf que la maîtresse de maison, qui regrettait son salon officiel de sous-préfecture et détestait les cartes, rêvait parfois, et commettait des fautes sévèrement critiquées par son partner, à moins que ce partner ne fût Célestin. Celui-là gardait la distance qui sépare un pharmacien, même de première classe, de la femme d’un ancien Procureur de la République.

La plus heureuse des habitants de ce petit monde était « mademoiselle Clotilde », qui traversait alors dans cette solitude complète, avec l’Océan pour seul compagnon et pour seul ami, la délicate évolution de l’enfance à la jeunesse. Elle devait sans doute à cette amitié solennelle et imposante l’immobilité, les longs silences, qui cachaient une imagination excessive, un besoin infini d’aimer et d’être aimée, une sensibilité à l’impression qui la rendait femme avant l’âge. Bien qu’elle fût sincèrement bonne, elle recevait avec une nuance de froideur les avances de Célestin, qui avait pour cette enfant l’aveugle soumission d’un esclave. Elle n’en professait pas moins beaucoup d’estime, de confiance et même d’attachement pour ce brave jeune homme qui les méritait à coup sûr. Mais depuis qu’elle l’avait surpris un jour dans son laboratoire intime, protégé par un tablier bleu et roulant des pilules sur la tablette de marbre, elle n’avait jamais pu s’empêcher de « marquer une nuance », d’une façon si discrète que l’intéressé n’y avait presque rien vu.

Le procès contre les Assurances perdu définitivement, il ne restait plus qu’à liquider la Société ou, pour mieux dire, à liquider Falconneau, tenu au versement intégral des actions — trop nombreuses — qu’il possédait. Ce fut l’affaire d’une longue année ; puis le pauvre homme quitta la Peyrade, ne possédant plus rien en ce bas monde, sauf l’espace de deux mètres carrés où il venait d’enterrer sa femme, tuée par le chagrin et les angoisses.

Il n’avait qu’une ressource, qu’il essaya sans retard, courageusement : c’était de gagner Bordeaux et d’y ouvrir un cabinet d’avocat. Sa fille, à cette heure une belle personne de seize ans et demi, blonde, grande et trop mince, tenait la maison et consolait presque son père, tant elle en était adorée, des épreuves subies et de la vieillesse venant à pas précipités.

Perdue dans cette vaste cité, le deuil d’abord, la pauvreté ensuite, empêchèrent mademoiselle Falconneau de faire des connaissances. Laissée à elle-même, tandis que son père fouillait dans les dossiers ou plaidait les causes, Clotilde n’avait pour compagnie qu’une petite bonne de son âge, à qui elle enseignait la cuisine, sans la savoir elle-même, hélas ! Mais les clients restaient peu nombreux. Le passé, la couleur politique de « maître » Falconneau, donnaient à réfléchir aux plaideurs, hommage douteux à l’indépendance de messieurs les juges. Le sort voulut qu’un jeune viveur de la garnison, en guerre avec sa famille, demandât l’appui de l’ancien procureur. Il aperçut Clotilde chez son père, et lui fit le triste honneur d’avoir pour elle un caprice violent, qu’il essaya de cacher sous les apparences du parfait amour. Il n’y réussit que trop, chose facile avec une personne dont l’inexpérience valait la pureté et dont la pureté était celle d’un ange. Le cœur de la pauvrette se donna tout entier ; ce fut après plusieurs mois d’écœurante comédie qu’elle se trouva édifiée sur la valeur — et les intentions — de son amoureux.

C’était l’époque des vacances ; Bordeaux devenait une effroyable étuve. La malheureuse orpheline, dont le cœur venait de se briser sous les yeux de son père sans qu’il en sût rien, dépérissait à vue d’œil. Le docteur Lespéron, venu par hasard au chef-lieu, fut terrifié du changement de Clotilde et de l’apparition, chez elle, des mêmes symptômes qu’il avait reconnus chez sa mère à l’époque de sa dernière maladie. Quand il regagna la Peyrade le lendemain, il emmenait, moitié de gré, moitié de force, monsieur et mademoiselle Falconneau.

Pendant deux mois, l’ancienne vie recommença pour les exilés, sauf qu’ils étaient les hôtes d’autrui et qu’ils faisaient un détour, quand ils allaient prier sur la tombe de la chère morte, pour ne point passer sous les fenêtres de leur ancienne maison. Ils avaient du moins la satisfaction relative de la voir inhabitée ; prise en paiement par un créancier qui cherchait à la vendre, elle attendait l’acquéreur. Ce furent, en somme, de tristes vacances. L’abbé Bidarray vieillissait beaucoup ; Célestin, qui n’avait jamais été gai ni bavard, ne desserrait plus les dents. Le whist était lugubre ; on entendait soupirer Clotilde ; parfois on l’entendait tousser, et Lespéron s’agitait alors sur sa chaise d’une façon étrange. La première fois que mademoiselle Falconneau remplaça un des joueurs, comme faisait jadis sa mère, l’ancien procureur se mit à pleurer. Les deux autres hommes avaient des larmes dans les yeux, surtout Célestin. Peut-être ce dernier pleurait-il déjà son amour sans espoir.

Ce fut pire encore l’année suivante, quand les vacances réunirent une fois de plus ces fidèles amis. Le curé de la Peyrade avait un vicaire ; non point, hélas ! que la paroisse se fût augmentée, mais le vieux prêtre ne pouvait plus sortir de chez lui, sauf pour dire sa messe de temps en temps. M. Falconneau était découragé ; les plaideurs semblaient le fuir ; Clotilde, toujours inconsolée de sa désillusion, marchait à grands pas vers la tombe.

Un soir qu’elle était allée voir l’abbé Bidarray — on pouvait se demander lequel de ces deux voyageurs vers l’autre monde arriverait le premier au but — M. Falconneau dit à ses amis au lieu de commencer la partie, qui se jouait à cette heure avec un « mort » :

— Allons au jardin. Je voudrais vous dire quelque chose pendant que ma fille ne peut m’entendre.

Ce qu’il avait à dire on ne le savait pas encore ; mais il suffisait de le regarder pour voir que la communication n’allait pas être gaie. Lorsqu’ils furent assis sous la tonnelle de houblon qui dominait la mer, du haut d’un monticule de vingt-cinq pieds, l’ancien magistrat prit la parole :

— Vous êtes mes seuls amis : j’ai besoin de vous consulter. Mon cabinet de Bordeaux réussit… comme a réussi tout le reste. Je recommence à m’endetter. Or, ce matin même, quelqu’un m’écrit d’Algérie que je trouverais une place vacante à Biskra. Il paraît qu’on gagne un peu d’argent dans cette petite ville. Peut-être que les Arabes ne me fuiraient pas comme une brebis galeuse, à l’exemple des conservateurs de Bordeaux qui confient leurs causes, par prudence, à des avocats républicains ou francs-maçons. Je partirais la semaine prochaine, si j’étais seul ; mais il y a ma fille…

— C’est vrai, dit le docteur Lespéron après un silence lugubre. Faites attention, toutefois, que le climat de Bordeaux ne lui vaut rien.

Le pauvre père sembla réunir son courage ; puis il demanda, les yeux fixés sur son interlocuteur :

— Connaissez-vous, en France ou à l’étranger, une région dont le climat pourrait sauver Clotilde ?

— Elle est atteinte profondément, répondit le médecin qui ne voulut pas mentir ; mais on a vu des existences… menacées par le même mal, se prolonger contre tout espoir dans un air très pur, comme est celui des oasis. L’usure des poumons devient presque nulle, faute des agents qui aident à la décomposition. Voyez plutôt les momies d’Égypte, conservées six mille ans dans un air du même genre. Ce serait une épreuve à tenter ; certainement la petite ne pourrait rien y perdre.

— Parlez-moi comme à un homme, dit le malheureux père. En France elle en aurait pour… combien de temps ?

— Mon Dieu… la nature aussi fait des miracles. Mais, pour des malades aussi avancés, mars, avril, sont une mauvaise période.

— Je comprends, soupira Falconneau : et, si nous allons en Algérie…

— Vous avez pour vous l’inconnu. Rien ne m’étonnerait moins que de voir l’affection s’enrayer. Alors c’est trois ans, quatre ans peut-être, que vous avez devant vous.

Incapable d’écouter davantage un entretien qui lui brisait le cœur, Célestin quitta la tonnelle et, presque aussitôt, on aurait pu l’entendre pousser une exclamation sourde dans l’obscurité. Falconneau et son ami Lespéron, absorbés par leur entretien, n’y prirent pas garde. Le médecin continua :

— Telle est mon opinion sincère. Pour me résumer, et pour éclairer le point qui vous intéresse, aller à Biskra me paraît une bonne chose, — quant à la santé de votre fille, s’entend.

— Voilà qui me décide à partir, conclut Falconneau. Si la petite reste là-bas, j’y achèverai ma vie. Qu’importe si ma tombe se creuse en Algérie ou ailleurs ! Ah ! je suis terriblement fatigué, mon pauvre Lespéron !

— Je le vois bien ; mais il faut tenir ferme. Les rôles sont renversés. C’est vous qui ne devez pas quitter ce monde avant votre fille. Et surtout ne lui laissez pas voir un visage désespéré. Courage ! Distrayons-nous ! Qu’elle nous trouve, tout à l’heure, faisant notre partie comme à l’ordinaire. Célestin nous attend, je suppose.

Les deux amis quittèrent la tonnelle et redescendirent à la maison. Pendant ce temps-là, sur un banc de bois qui occupait l’autre versant de la dune, Célestin et Clotilde causaient à demi-voix.

Le jeune homme avait surpris mademoiselle Falconneau, écoutant, derrière la mince cloison de feuillages, la conversation qui roulait sur la fin prochaine de la pauvre enfant. Déjà il élevait la voix pour mettre les causeurs en éveil ; mais Clotilde l’avait interrompu en lui posant la main sur la bouche, et l’avait entraîné à l’écart.

— Ne vaut-il pas mieux que je sache ?… avait-elle dit. Aussi bien, je ne demande qu’à mourir. Les désillusions m’ont brisée. J’apprends que mon père veut quitter la France… Ah ! Dieu ! c’est mon plus grand désir. Mais laissons-lui la suprême joie de penser qu’il m’aura déçue. Je veux feindre d’ignorer que je ne dois jamais revenir. Monsieur Célestin, êtes-vous mon ami ?

Des gémissements étouffés répondirent seuls à cette question.

Un autre, à la place du jeune homme, eût avoué qu’il n’était pas l’ami de Clotilde : presque depuis qu’elle avait cessé d’être une enfant, Célestin l’adorait de tout son cœur. Mais pouvait-il faire cet aveu, lui, le modeste et le timide par excellence ? Voyant qu’il se taisait, la jeune fille insista.

— Votre ami ! s’écria Bidarray. Non, mademoiselle ; je sais trop quelle distance nous sépare. Je ne suis que votre serviteur humblement dévoué… Ah ! certes, je le suis, je le serai toujours !

— Voilà un toujours qui ne durera guère ! Vous oubliez ce que vient de nous apprendre le docteur Lespéron… Enfin, puisque vous m’êtes dévoué, il faut m’obéir. Ne dites à personne que j’ai entendu la conversation de tout à l’heure. C’est juré, n’est-ce pas ? Nous aurons un secret à nous deux, monsieur Célestin.

Lorsqu’il eut fait la promesse demandée, mademoiselle Falconneau le renvoya.

— On vous attend pour la partie. Laissez-moi seule. Je reste ici quelques instants encore.

Le brave garçon fut heureux d’accomplir cet ordre. Son cœur se brisait de pitié, de douleur et de tendresse. Et quelle consolation pouvait-il offrir à cette douce condamnée ? Il se sentait incapable de dire un mot ; perdant contenance, il se retira ou, pour mieux dire, il s’enfuit, laissant la jeune fille en tête à tête avec l’Océan, dont la grande ligne sombre coupait au loin le ciel brillant d’étoiles.

Un peu plus tard, Clotilde traversa la pièce où les joueurs combinaient leurs coups dans un silence profond. Elle dit, sans s’approcher de la table :

— Ne vous dérangez pas. Bonsoir, tous ! La journée a été un peu fatigante, je vais dormir.

Elle se retourna, prête à fermer la porte, et regarda Célestin pour lui rappeler sa promesse. Le loyal garçon n’en avait pas besoin. Jamais il ne fit part à personne de leur rencontre derrière le cabinet de verdure, où mademoiselle Falconneau venait d’entendre son arrêt de mort.

Ils eurent un nouveau tête-à-tête — prémédité, celui-là — quelques semaines plus tard. L’établissement de Falconneau en Algérie était décidé, d’autant plus vite que sa fille, dès le premier mot, s’était montrée désireuse de partir, ce qui avait beaucoup surpris son père. C’était toujours une difficulté de moins.

— Nous allons donc nous quitter, dit la jeune malade à Célestin. Je me sépare des autres avec un au revoir ; mais, avec vous, je n’ai pas besoin de jouer la comédie, puisque nous avons notre secret. C’est le grand adieu que je vous laisse.

Bidarray était pâle comme un linge ; on aurait pu croire que c’était lui qui se préparait à partir pour l’Algérie — et pour beaucoup plus loin. Il essaya de balbutier :

— Vous savez quels effets… miraculeux produit parfois le pays où vous allez. Monsieur Lespéron le disait…

— Ah ! fit Clotilde ; je compte bien sur ces effets miraculeux. Trois ou quatre ans de vie, c’est… une éternité, quand on voit sa tombe ouverte. Et cependant, je devrais bénir la mort… Mais que voulez-vous ? J’ai dix-huit ans…

Elle essuya une larme.

Célestin, d’abord décidé à faire l’aveu de son amour avant le départ, fut glacé par la tournure plus que sévère de l’entretien. Il sentait, d’ailleurs, qu’il éclaterait en sanglots, s’il disjoignait ses dents serrées.

Mademoiselle Falconneau — plus maîtresse d’elle-même, car elle n’aimait pas — reprit au bout de quelques secondes :

— Vous m’aviez fait une promesse : vous l’avez tenue ; je vais vous en demander une autre. C’est pour moi un cuisant chagrin que d’abandonner la tombe de ma mère. Si vous m’assuriez que vous en prendrez soin…

— Jusqu’à mon dernier jour, affirma Célestin, qui recouvra la parole pour donner à Clotilde une dernière joie. Comme elle est aujourd’hui, ainsi vous la retrouverez…

— Chut ! interrompit mademoiselle Falconneau. La comédie n’est que pour les autres. Adieu, monsieur Célestin ! Vous avez été bon pour moi. Si, de temps en temps, vous m’écriviez les nouvelles du pays, cela me ferait plaisir. Je ne puis guère compter sur d’autres lettres…

— Comment ! protesta Bidarray. Et votre tante, cette vieille demoiselle qui a une maison à Saint-Sever ?

— Depuis qu’elle a perdu cinq mille francs dans l’entreprise de mon père, ils sont brouillés à mort. Cependant elle est riche et, pour elle non plus, la vie ne peut pas être bien longue. Mais elle aime trop l’argent. L’argent ! A quoi cela sert-il, quand on n’a plus d’espoir en ce monde ?… Sur ce, adieu ! Je vous souhaite le bonheur et une longue vie.

Quelques jours après, tandis que Falconneau et sa fille s’éloignaient des côtes de France, Lespéron disait à Célestin :

— Jusqu’en Algérie, je n’ai pas peur : elle arrivera. Mais ensuite, gare aux idées noires ! Je l’aurais voulue plus désolée de partir ; elle ne s’attache à rien. Il faudrait dans sa vie une occupation d’esprit, un intérêt à quelqu’un ou à quelque chose, une crainte, un espoir, qui feraient jouer les ressorts de l’être. Si ce déplorable affaissement continue, elle s’endormira comme une pauvre marmotte glacée par l’hiver. Seulement, elle ne se réveillera pas au printemps.

Bien des fois, pendant les jours qui suivirent, Célestin réfléchit à ces paroles de Lespéron. Par chacun des bateaux allant à Philippeville, c’est-à-dire tous les huit jours, il écrivait à mademoiselle Falconneau ; puis les circonstances le firent disparaître de la scène, ou à peu près.

On verra, par la publication d’une partie des lettres reçues ou écrites par Clotilde, l’enchaînement des faits qui valurent à l’exilée, peu de semaines après son éloignement, des pages plus intéressantes que celles du pauvre petit pharmacien de la Peyrade.

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