Un nid dans les ruines
IV
Mon retour dans mon pays ne ressembla guère au débarquement triomphal de la jeune marquise de Noircombe, venant faire visite à son auguste parrain. Cette fois il n’y avait pas d’aide de camp à la portière de mon wagon, pour me donner la main et me complimenter de la part du Roi. Mais, ce qui valait mieux, la comtesse Bertha m’attendait, portant dans ses bras ma petite Lisette. Chère tante ! Elle avait dû se lever de bonne heure, car nous avions pris à dessein, mon père et moi, un train matinal que les voyageurs de distinction connaissent peu.
— Ma pauvre Hedwige ! me dit la chanoinesse ; comme vous êtes changée ! Cela vous délivre du sermon que j’avais préparé pour vous.
Je compris, moi qui connaissais ma tante, que je devais avoir l’air bien malade.
— Elle a plus besoin d’un lit que d’un sermon, soupira mon père.
Mon lit m’attendait dans ce que nous appelions notre maison de ville, bien que ce fût plutôt une villa d’importance médiocre ; j’aurai occasion de la décrire plus tard. Notre véritable résidence de famille était le château d’Obersee, dominant une gorge pittoresque, et un beau lac, à une vingtaine de lieues de la capitale. Mon père ne fut pas long à vendre le domaine environnant. Pour le château lui-même, il fut racheté par la tante Bertha, bien qu’elle fût loin d’être riche. Mais, plutôt que de voir Obersee en des mains étrangères, elle eût mangé des croûtes.
Pendant ce temps-là j’étais malade et, s’il n’avait tenu qu’à moi, cet anéantissement causé par la fatigue aurait duré des années. J’y trouvais un prétexte à ne voir personne, sauf mon père, ma fille qui ne me quittait pas, et la chanoinesse qui avait toujours son sermon sur la langue. Il y est resté jusqu’à son dernier jour, bien qu’elle m’ait dit cent fois :
— Ma nièce, il faudra que nous trouvions une heure pour causer de choses sérieuses. N’ayant plus de mère, c’est de moi que vous devez entendre certaines vérités qui vous rendront plus sage à l’avenir.
On peut croire, cependant, que j’étais devenue sage. A cette heure, vingt Noircombe eussent essayé sur moi leur puissance magnétique sans me faire seulement cligner des yeux. Mais, pour des raisons péremptoires, je n’avais plus rien à craindre des joueurs décavés à la recherche d’une dot.
Nous étions pauvres, et nous confessions ouvertement notre ruine. Dès le premier jour, mon père avait pris cette attitude sans raconter à personne, sauf à Sa Majesté, l’histoire exacte de mes malheurs, devenus nos malheurs, grâce à sa scrupuleuse délicatesse. Non seulement le Roi l’avait approuvé, mais bien plus, en véritable ami et en homme de bon conseil, il avait indiqué une ligne de conduite qui fut suivie et me créa une autre existence.
— Mon cher baron, avait-il dit, pensons tout d’abord à votre petite-fille. Nous aurions peut-être quelque peine à marier, le moment venu, mademoiselle de Noircombe. Nous trouverons plus facilement un époux digne d’elle pour mademoiselle de Tiesendorf. Les exploits de votre gendre sont encore peu connus chez nous. Tâchons que cela dure. Faisons de ce joueur par trop habile — j’en sais quelque chose — un mari débauché qui a quitté sa femme. Nous allons prendre des mesures légales pour débarrasser ma filleule de tout lien avec son triste époux. Désormais le monde ne connaîtra plus que la baronne de Tiesendorf. Le secret de son infortune reste entre nous deux.
Mon père se garda bien de faire des objections et témoigna sa reconnaissance au Roi. Il ne manqua pas d’ajouter, en bon courtisan, qu’il s’était défié des atouts de son gendre dès cette soirée mémorable, où il avait vu le meilleur joueur d’Allemagne perdre partie sur partie contre lui. Qui sait d’ailleurs si le propos d’un courtisan n’était pas, une fois par hasard, l’expression de la vérité ?
Quoi qu’il en soit, le baron de Tiesendorf était plus en faveur que jamais. On lui offrit un nouveau poste, qu’il refusa pour ne pas s’éloigner de moi. Il n’avait plus d’ailleurs une fortune suffisante pour lui permettre de tenir son rang à l’étranger. Enfin il trouvait plus sage de faire le mort, afin d’aider l’oubli à couvrir un passé funeste.
Grâce à Dieu l’oubli vint, plus vite que nous pouvions l’espérer. Un très petit nombre de mes compatriotes avait entendu le nom de Noircombe ; ils ne s’en souvenaient guère, et me rendirent volontiers mon nom de Tiesendorf, qui sera seul gravé sur ma tombe.
J’aidai, il est vrai, l’action du temps par une retraite absolue. J’évitai le monde et la Cour, ainsi qu’il convient à une femme trahie pour une rivale (c’était la version répandue dans le public), et surtout à une femme ruinée. Notre petite maison ne s’ouvrait qu’à de vieux amis de mon père, qui ne faisaient pas grande attention à moi, plongés qu’ils étaient dans la politique, ou dans l’art, ou dans la philosophie. En somme, j’avais trouvé le genre d’existence qui pouvait le moins me faire souffrir.
Cependant, on devine qu’une femme abandonnée, jeune et point laide, peut rencontrer des consolateurs, même dans une vertueuse petite ville d’Allemagne. Il s’en présenta quelques-uns, tout au début. Mais ils me trouvaient toujours avec ma fille, à qui j’apprenais ses premières lettres, ou avec mon père et ses sérieux amis, ou, chose plus terrible encore ! avec la comtesse Bertha, dont les bandeaux rigides, coupés d’un velours noir en forme de diadème, auraient tenu Don Juan à distance et mis en fuite Leporello. Si parfois, un jour que ma tristesse était plus lourde ou le ciel plus azuré, je songeais qu’un ami dévoué peut rendre la vie moins insupportable, un souvenir m’arrêtait sur la pente. Je revoyais Jacques Malterre, son sourire plein de bonté, ses yeux où brillait la sympathie pour le malheur ; j’entendais ses paroles qui savaient me réchauffer l’âme ; je me souvenais que ce consolateur, au moment où je commençais à l’écouter, m’avait tourné le dos sans un signe, fuyant le ridicule de faire la cour à la femme d’un membre expulsé du cercle… Peut-être m’a-t-il rendu service, après tout, le beau Jacques Malterre !
Un seul homme pour moi, en dehors de mon père, a été véritablement un soutien, un conseiller, un sauveur ; je veux parler de notre sage et bien-aimé Roi, si malheureux depuis, maintenant réuni à ses ancêtres sous les nervures gothiques du caveau funèbre. J’ai dit que l’on ne me voyait pas à la Cour ; mais il ne faut pas en conclure que j’étais oubliée de mon parrain, ou que je manquais à mes devoirs de reconnaissance envers lui. Cet auguste vieillard me recevait de temps à autre dans son cabinet, aux heures matinales où l’étiquette sommeille encore. Il me réconfortait, me montrait l’espoir dans l’avenir, me parlait de ma fille, le seul sujet qui m’intéressât vraiment, me donnait des avis que je recevais comme des oracles. Je n’ai désobéi qu’une fois, lorsqu’au bout de la première année de mon veuvage, le Roi me conseilla de me remarier. Comme je protestais énergiquement, n’ayant jamais été de celles à qui un premier mariage malheureux donne l’envie de tenter une autre chance, mon parrain me dit :
— Chère petite, j’ai en réserve un argument qui ne saurait manquer d’agir sur une femme comme vous. Le mariage que je vais vous proposer, outre qu’il vous sortirait de peine, serait en quelque sorte une réparation.
— Grand Dieu ! m’écriai-je, voici assez longtemps que nous réparons, mon père et moi. Nous nous sommes appauvris à cette œuvre de justice.
— Ne parlez pas si vite, baronne. Cette fois il ne s’agit plus de réparer les torts des autres.
— Je n’ai jamais fait tort d’un centime à personne, répondis-je fièrement, trop fièrement, hélas !
— En effet, dit le Roi, avec une sévérité que j’avais rarement connue. Ce n’est pas de l’argent que le pauvre Otto pourrait vous réclamer, s’il était encore de ce monde.
Je baissai la tête sans prononcer une parole. Que pouvais-je alléguer de satisfaisant pour ma défense ?
Mon parrain continua :
— Eh bien, vous pouvez faire le bonheur du frère aîné de votre victime. Le comte de Flatmark vous aime depuis l’époque où vous étiez une toute jeune fille…
— Mais il s’est marié ! interrompis-je, oubliant à qui je parlais.
— Il vous savait engagée à son frère cadet. Il s’est marié ; sa femme est morte en lui donnant un fils ; c’est par mon ordre — car il m’a tout confié — qu’il vous évita lorsque vous revîntes chez nous, délaissée, mais non pas libre. C’est par mon ordre aussi qu’il a respecté la première phase de votre deuil. Il sait tout, mais il est discret comme la tombe. Jamais vous n’entendrez un mot d’allusion au passé. A vrai dire, il n’est pas bien riche ; en tout cas je le ferai bientôt colonel. Je l’aime sincèrement ; la preuve c’est que me voilà son ambassadeur auprès de vous. Pas besoin d’ajouter que vous avez tout le temps voulu pour réfléchir. Je ne suis pas un tyran, surtout pour ma filleule.
Je me retirai, bien résolue à réfléchir le plus longtemps possible, car j’éprouvais un véritable chagrin à désappointer le Roi. D’un autre côté, j’aurais fui au bout du monde plutôt que d’accepter cette union qui me semblait monstrueuse, car mes remords s’étaient réveillés avec le souvenir. Épouser le frère d’Otto ! C’était joindre le crime à une nouvelle trahison ; du moins je l’imaginais ainsi, d’autant qu’il y avait une ressemblance physique entre les deux frères. Hélas ! leurs destinées aussi devaient se ressembler.
A cette époque, un orage se formait sur les frontières des deux Allemagnes. Bientôt notre vénéré souverain eut des soucis plus graves que le mariage de sa filleule. Quant au comte de Flatmark, devenu colonel d’un régiment, il n’était plus question pour lui d’autre amour que de celui de la patrie.
Cependant, il trouva quelques minutes, la veille de son départ, pour venir me faire ses adieux. Il avait avec lui un grand garçon de onze ans qu’il nommait Rupert, et qui resta dans le jardin à jouer avec ma fille ; celle-ci allait atteindre sa septième année. Des cris de joie, qui parvenaient à nous par la fenêtre ouverte, semblaient indiquer une timidité moins grande chez nos enfants que chez nous autres, personnes d’âge mûr. Le comte de Flatmark trouva pourtant moyen de dominer son trouble.
— Ainsi que vous avez pu le voir, commença-t-il, j’ai respecté jusqu’ici votre désir de solitude. Mais je pars demain. Je ne laisse derrière moi que trois êtres dont il me coûte de m’éloigner : le Roi, mon fils et vous.
— Si j’étais homme, répondis-je évasivement, je donnerais ma vie avec joie pour notre cher souverain.
— C’est bien ce que je ferai à l’occasion, dit le galant soldat. Reste à savoir la valeur du cadeau ; c’est pour cela que je suis près de vous. Ma vie deviendrait pour moi une chose d’un prix inestimable, si j’emportais l’espoir qu’elle vous appartiendra un jour… Pardonnez-moi de vous importuner pour connaître mes chances. Dans toute autre conjoncture j’aurais attendu. Ce n’est pas moi qui refuse d’attendre, c’est le devoir.
Il parlait avec une grandeur simple qui me causait une profonde émotion ; toutefois rien ne pouvait ébranler mon horreur du mariage. Estimant que, dans la situation solennelle où nous étions, un marivaudage banal eût été indigne de nous deux, je répondis au comte :
— Le Roi vous a confié mon secret, ce dont je l’approuve sans réserve. Donc vous n’ignorez pas, comme on l’ignore généralement ici, quelle a été ma vie conjugale pendant trois ans. Les femmes, qui ont été malheureuses la première fois, peuvent tenter une seconde expérience. Mais ce qui reste du passé pour moi, c’est plus que le malheur ; c’est le dégoût et la honte. J’en suis empoisonnée à tout jamais, comme d’un cancer inguérissable. Aucun être humain n’obtiendra que je recommence la vie.
M. de Flatmark essaya de se défendre.
— Avec moi, c’est à peine si l’on pourrait dire que vous recommencez la vie. Ce serait un retour au passé, une restitution d’un monument détruit. N’avez-vous pas cru, pendant bien des années, que mon nom deviendrait le vôtre ?
— Ah ! m’écriai-je, vous venez de prononcer l’arrêt. J’ai causé la mort d’un homme, et cet homme est votre frère ! Pourriez-vous donc ne pas vous en souvenir chaque matin en m’apercevant ?
— Je ne me serais souvenu que d’une chose, dit M. de Flatmark en se levant. Je vous aimais déjà quand Otto, mon cadet, s’en alla trouver votre père. Je me suis effacé comme il convenait. D’ailleurs j’adorais mon frère — et il m’adorait… ce qui n’empêche pas que je le trouve sur mon chemin pour la seconde fois, quand je veux aller à vous. Que la destinée s’accomplisse ! Peut-être que je vous remercierai bientôt… Être aimé, c’est délicieux pour vivre ; mais cela doit rendre la mort bien dure !
— Je prierai Dieu chaque jour, afin qu’il vous conserve à votre fils, mon cher comte.
— Faites mieux encore : promettez-moi que cet enfant, fils et neveu de deux hommes dont la vie fut marquée à votre empreinte, ne sera jamais un étranger pour vous.
— Soyez sans inquiétude, répondis-je en lui tendant la main. Celui-là, du moins, n’aura pas à se plaindre que je l’ai fait souffrir. Je prierai matin et soir pour qu’il n’ait jamais besoin de mon affection.
Nous sortîmes dans le jardin, où ma fille faisait admirer à son jeune compagnon les grâces d’une tourterelle apprivoisée.
— Allons ! viens, Rupert ; nous sommes pressés, ordonna le colonel. Baise la main de madame la baronne et dis-lui au revoir.
Il ajouta plus bas, quand nous fûmes à la grille :
— Moi aussi, je vous quitte avec un « au revoir »… Mais ce pauvre petit vous reverra peut-être longtemps avant son père.
Il disait vrai. Douze longues années devaient s’écouler, pourtant, jusqu’à ma prochaine rencontre avec Rupert de Flatmark. Mais Dieu seul connaît la date redoutable du jour où je reverrai, au pied de son trône, l’un des plus glorieux héros de Sadowa, qui croyait mourir pour l’indépendance de sa patrie. Hélas ! il est mort pour l’ambition d’un homme. Qu’est devenu notre petit royaume aujourd’hui ?… Si j’ai quitté le nom que j’espérais porter noblement, si j’ai dû fuir le pays où je comptais laisser ma cendre, du moins je suis toujours Française par ma haine envers l’un des fléaux de l’humanité.
Mais il est temps que j’en finisse avec les morts. Un dernier nom sur la liste, le plus cher de tous : celui de mon père !
Quand il me quitta, j’avais trente-cinq ans ; ma fille en avait treize ; l’empire allemand était né de notre sang et des ruines de la pauvre France. Nous n’étions plus, sauf en théorie, les sujets d’un heureux petit royaume, supérieur à la Prusse elle-même par les arts et la civilisation. Perdus dans la masse, ou plutôt dans l’armée que faisait manœuvrer une volonté de fer, nous sentions chaque jour notre existence propre nous échapper. Qui pourrait comprendre, aujourd’hui, l’amère tristesse dont furent frappés alors ceux d’entre nous qui aimaient sincèrement leur patrie ? Ce fut pour mon père, je n’en doute pas, le coup de grâce, après tant de malheurs moins publics. Bien qu’il n’ait pas péri sous le feu d’une bataille, il n’en est pas moins une victime de plus, ajoutée à tant d’autres qui crient vengeance. Il fut pleuré par son Roi.
Cependant vous auriez cherché vainement le baron de Tiesendorf sur la liste des hauts fonctionnaires de notre petit État. Je l’ai entendu répondre à ceux qui lui apportaient les instances, presque les ordres du Souverain :
— L’homme qui n’a pas su gouverner sa famille n’est pas digne de prendre part au gouvernement de son pays.
Malgré tout, il ne put se défendre, en mainte circonstance, de se rendre au Palais pour donner son avis sur les questions diplomatiques. La délibération terminée, il se hâtait de rentrer chez lui.
— Ma fille et mes études me prennent tout mon temps, affirmait-il, oubliant les pauvres qui lui en prenaient une bonne partie.
Nous vivions en tête à tête dans la petite villa du faubourg ; ma fille était placée dans le meilleur couvent du royaume, à quelques heures de nous. Elle était studieuse et promettait d’être jolie. Déjà elle avait les cheveux d’or qui, sur la tête de sa mère, commençaient à s’argenter prématurément.
Certes, je n’étais pas heureuse et ne pouvais pas l’être ; mais j’avais ce bonheur des affligés, pâle soleil d’hiver, qui se nomme la paix et le repos. J’en sortis quand mon père me quitta pour toujours. La médiocrité dorée où nous vivions menaçait fort de devenir la gêne : la pension de l’ex-diplomate disparaissant avec lui.
Je n’avais qu’un mot à dire pour que mon parrain vînt à mon aide. On me connaît assez pour comprendre que la nécessité la plus cruelle aurait pu seule me résoudre à solliciter de nouveaux bienfaits.
Au moment où ma vie était menacée d’une crise — qui n’était pas la première, hélas ! — un personnage vint s’y mêler, qui devait y jouer un rôle considérable. Je suis obligée de dire en quelques mots ce qu’était le millionnaire Mathieu Kardaun, l’un des hommes les plus riches de notre capitale, et non pas le moins honnête parmi les riches, assurément.
Il était fils d’un boulanger, dont chacun peut encore voir la boutique dans une rue de la vieille ville. Parti pour l’Amérique avec les deux bras robustes et la tête, non moins solide, d’un ouvrier allemand, le brave Mathieu avait compris, tout en débarquant au dock des émigrants, qu’il fallait poursuivre sa route vers l’Ouest. Dans ces pays nouveaux où les mitrons ne couraient pas les rues, il était plus facile, parfois, de trouver une pièce d’or qu’une miche de pain. A mi-distance entre les deux Océans, il planta sa tente, c’est-à-dire son pétrin, au cœur d’une cité vieille de quelques semaines, qui est aujourd’hui la florissante Omaha.
Le difficile n’était pas d’avoir des clients : c’était de les satisfaire, faute de farine. Il y avait du blé à ne savoir qu’en faire ; mais les moulins manquaient.
— J’aurai un moulin, se dit Kardaun.
Et il eut un moulin, comme il le disait, pourvu que l’on veuille appeler de ce nom une paire de meules qui tournaient tant bien que mal dans une cabane en planches de dix mètres superficiels, au courant du Missouri, l’un des plus grands fleuves du monde. Cet homme extraordinaire faisait, pendant le jour, la farine qu’il pétrissait pendant la nuit. Comme il était maître de la mercuriale, ses prix variaient suivant la richesse et l’appétit des acheteurs. Les cours se discutaient trop souvent le revolver à la main, ce qui ennuyait fort Mathieu.
« Car, disait-il, si l’on me tue, je perds ma clientèle en bloc ; si c’est moi qui tue, j’ai un acheteur en moins. Tous les risques sont donc de mon côté. »
Comme on peut voir, ce brave garçon n’avait pas le temps de s’ennuyer, ce qui n’empêche qu’il trouva un beau jour une demi-heure pour épouser une jolie fille, Irlandaise, qui avait la double sinécure de l’école et du bureau de poste. Étant la seule demoiselle à marier dans un rayon d’une journée de marche, elle pouvait choisir parmi plusieurs centaines d’amoureux. La séduisante Brigitte avait du flair. Elle accepta Kardaun, parce qu’elle croyait deviner en lui un homme d’affaires de premier ordre. On dut bientôt reconnaître qu’elle avait raison.
Dans ce pays sans espèces monnayées, le boulanger livrait parfois ses miches contre un porc, ou contre un boisseau de blé, ou contre une mesure d’orge. De là trois genres de spéculation, qui font aujourd’hui la fortune d’Omaha, mais qui firent d’abord la sienne : les jambons, la bière, et le commerce des grains. Tandis que vingt paires de meules tournaient dans la minoterie qui succédait au moulin en planches, le blé de Kardaun descendait le Missouri, puis le Mississipi jusqu’à la Nouvelle-Orléans, où les navires d’Europe venaient le prendre, en même temps que ses caisses de lard fumé. Quant à sa bière, on la buvait jusqu’à Saint-Louis. De ces trois mines d’or, les millions sortaient avec une rapidité vertigineuse. Kardaun serait aujourd’hui l’un des rois de la finance américaine, si sa laborieuse compagne — elle avait travaillé plus que lui quand ils étaient pauvres — ne fût tombée en paralysie.
A cette époque, Mathieu avait quinze millions de fortune, quarante ans d’âge, et une fillette de douze ans qui savait tout juste lire et écrire : c’est tout ce qu’avait pu lui enseigner l’ancienne maîtresse d’école dont les brevets n’étaient pas fort en règle ; mais alors on n’y regardait pas de si près qu’aujourd’hui. En voyant sa femme, qu’il adorait, condamnée pour toujours à l’impuissance, le pauvre Kardaun se dégoûta subitement des affaires et n’eut plus qu’une idée : revenir dans son pays, ce qui lui permettrait de faire élever la jeune Mina et de jouir de sa fortune. Ils venaient tous trois d’arriver quand je perdis mon père ; la ville ne parlait que d’eux, surtout pour s’en moquer, je dois le dire. On était foncièrement aristocrate chez nous, même dans le peuple ; ce mitron enrichi, qui allait écraser tout le monde de son luxe, était vu presque d’aussi mauvais œil que s’il n’eût pas gagné ses millions fort honnêtement.
Je trouvais, quant à moi, cette moquerie fort injuste envers un homme qui revenait mourir dans sa ville natale, où chacun connaissait l’ancien mitron, alors qu’il aurait pu jouer au grand seigneur à Paris ou à Londres. Quoi qu’il en soit, à peine les Kardaun débarqués, nous vîmes commencer la danse des écus. Mathieu acheta une maison ; il acheta un mobilier ; il acheta des chevaux ; il acheta par piété filiale — et Dieu sait ce qu’on la lui fit payer ! — une affreuse bicoque où se trouvait l’ancienne boutique de son père ; il acheta un terrain, contigu à ma villa, pour y bâtir une résidence digne de lui. Pauvre homme ! Il ne put acheter la santé pour sa femme, bien qu’il ait couvert d’or les médecins de France et d’Allemagne. La malheureuse Brigitte n’a pas quitté son lit depuis vingt ans !
Il y a une autre chose que mon opulent voisin n’a pu acheter : c’est la maison où s’est éteint mon père, où je m’éteindrai moi-même, s’il plaît à Dieu. Ce n’est pas qu’il n’ait essayé, le brave homme. Un jour — j’étais encore en grand deuil, — on m’annonça qu’il désirait me voir, pour affaires. Je le fis introduire, devinant un peu ce qui l’amenait.
Il n’avait pas mauvaise mine dans ses beaux habits neufs, qu’il portait avec plus d’aisance qu’on pourrait le croire. Quinze années d’Amérique assouplissent un homme et lui enlèvent sa gaucherie. Toutefois je reconnus, au premier coup d’œil, qu’il avait conservé le respect de la noblesse inconnu là-bas, et même beaucoup plus près de nous. Il me salua comme il aurait salué la Reine, et je crus que je ne viendrais jamais à bout de le faire asseoir. Puis ce fut un chapitre d’excuses très humbles, balbutiées avec effort, sur l’audace qu’il avait de me déranger. Il aborda enfin le sujet de sa visite ; subitement il devint un autre homme, net, précis, ne disant pas une parole de trop. Le business man américain se réveillait en lui.
— Madame la baronne, commença-t-il, je vais avoir près de vous une villa et un parc. Je voudrais posséder tout le bloc. Ne vous conviendrait-il pas de me céder le terrain qui est à vous ? Je ne discuterai pas vos conditions.
Je répondis que certains souvenirs m’empêchaient de quitter ma demeure. Évidemment il connaissait mes embarras, car il me répondit :
— Le passé est quelque chose ; mais l’avenir est beaucoup. Mademoiselle la baronne (c’est de ma fille qu’il voulait parler) sera un jour reconnaissante à sa mère de lui avoir sacrifié de chers souvenirs.
Lui aussi, pour en arriver à son but, se servait du nom de ma fille. Ce trait de ressemblance avec l’homme qui m’avait coûté si cher me mit de mauvaise humeur ; je répondis, un peu aigrement, je l’avoue :
— Monsieur Kardaun, je vous remercie de me rappeler mes devoirs. Cependant, avec la grâce de Dieu, je mourrai dans cette maison.
Sur le visage du brave Mathieu, rasé comme celui d’un prêtre, on put lire un véritable désespoir. Il dit, les mains jointes :
— Ah ! madame la baronne, je vous ai déplu ! Dieu me préserve de dire que vous n’aimez pas votre fille. Moi, j’adore la mienne comme une idole. Si elle n’était pas riche déjà, et s’il me fallait, pour l’enrichir, vendre la tombe de mon père, je n’ose pas me demander à moi-même ce que je ferais.
— Prenez garde, monsieur ! Vous vous repentirez quelque jour de cette faiblesse !
— Madame la baronne aurait cent fois raison s’il s’agissait d’une autre. Mais Mina est un ange ! Et puis elle est tout pour moi : je suis presque veuf. Plus jamais ma pauvre chère femme ne quittera son lit. Et c’est ma faute ! Je n’aurais pas dû permettre qu’elle se tuât au travail comme elle l’a fait. Si vous l’aviez vue ! Quand j’étais en voyage, elle passait des nuits au moulin, à tout surveiller. Et, si je le lui avais demandé, elle se serait jetée sous les meules. Tout le monde me disait : « Vous avez mis la main sur la meilleure femme des États-Unis. » — « Non, répondais-je, pas des États-Unis, mais du monde entier… » Elle est pour une grande part dans l’œuvre de ma fortune : qu’y a-t-elle gagné ? Des rideaux de soie à son lit, des dentelles à ses draps ; voilà tout ! Ah ! madame la baronne, je suis bien à plaindre !
Il s’essuyait les yeux de ses gros doigts gantés de gris clair. Émue de compassion, je lui demandai :
— Souffre-t-elle beaucoup ?
— Beaucoup, et toujours ! De plus, elle n’a pas de distractions ; jamais une visite. Personne ici ne parle anglais, la seule langue qu’elle comprenne. Je commence à croire qu’il aurait mieux valu rester là-bas ! Mais nous avions mis notre espoir dans le changement d’air et dans les médecins de l’Europe. Hélas ! il ne me reste plus d’espoir, bien que je lui dise le contraire quand nous causons.
Il tira son mouchoir, et toutes les vitres de mon salon tremblèrent. Quand il fut plus calme, je lui tendis la main : peu s’en fallut que le pauvre homme ne se mît à genoux pour la prendre.
— Monsieur Kardaun, lui demandai-je, pensez-vous que votre chère malade aurait du plaisir à me voir ? Je parle anglais ; je pourrais aller demain…
— Oh ! madame la baronne, s’écria-t-il éperdu de joie, pas demain, tout de suite ! Mon Dieu ! Quel honneur ! Quelle bonté ! Comme vous allez lui faire du bien !
Il était debout, agité, se démenant, riant et pleurant tout à la fois. Je pris un chapeau et le suivis : faire attendre une visite qui doit causer tant de bonheur eût été cruel. Heureusement il n’avait pas sa voiture, qui faisait — et même un peu trop — l’admiration de ses concitoyens. Nous allâmes à pied. Je remarquais l’étonnement sur bien des figures, à la vue de la haute et puissante baronne de Tiesendorf cheminant côte à côte avec Kardaun, le fils du boulanger. Mais mon orgueil de race avait reçu des coups plus rudes. Nous arrivâmes, après une course de quelques minutes, au chevet de la malade. Mon compagnon m’annonça, avec tous mes titres et qualités ; puis il se tut, épiant l’effet que j’allais produire.
Je voyais seulement, dans un fouillis de dentelles merveilleuses, deux grands yeux noirs, admirables, qui me considéraient avec une sorte d’avidité curieuse. Il me fallut prendre la parole ; je dis en anglais :
— Chère madame Kardaun, je viens rendre visite à ma voisine, ou du moins à ma future voisine, car votre maison n’est pas encore bâtie. Je prie Dieu que vous y trouviez un allègement à vos souffrances.
Une voix très douce, presqu’une voix d’enfant, me répondit, sans qu’il y eût le moindre mouvement sous la couverture de satin rose ; on aurait dit qu’une tête sans corps parlait :
— Je vous prie de poser votre main sur mes lèvres, car je ne puis la prendre. Soyez bénie pour votre bonté envers une pauvre malade.
— Et dire que nous avons chez nous la filleule du Roi ! ajouta Mathieu.
Tout en baisant ma main, la pauvre Irlandaise me jeta un regard dont je compris l’éloquence, et qui voulait dire : « Que sont les rois et les empereurs, quand on est déjà presque hors de ce monde ! » Je n’étais plus guère du monde, moi non plus : c’est pourquoi je ne pus m’empêcher de répondre à Kardaun :
— Vous n’êtes pas devenu démocrate au pays de la démocratie, autant que je peux voir.
— Tout au contraire, madame la baronne ; je le fus terriblement au début, quand je n’avais rien dans ma poche. Depuis que j’ai fait fortune, et surtout depuis que je foule de nouveau le sol natal, j’ai retrouvé toutes mes idées d’enfant. J’attends des heures, perdu dans la foule, pour voir Sa Majesté, quand Elle doit sortir en carrosse au milieu de Son escorte. Je me répète à moi-même : « Tu pourrais acheter, payer comptant, le carrosse, les chevaux des soldats, leurs beaux uniformes, leurs cuirasses. Mais tu n’es rien devant le Roi, pas grand’chose devant le dernier des seigneurs de sa Cour… » Et cela me fait plaisir — qu’on me dise pourquoi ! — de songer qu’il y a des choses qu’on ne peut avoir pour de l’argent.
— Il y a la santé ! soupira la malheureuse Brigitte.
Et moi je pensai tout bas :
« Il y a l’honneur ! »
Naturellement on me présenta « miss Kardaun », comme l’appelait déjà son père bien qu’elle eût à peine quatorze ans. Il est juste de dire qu’elle en paraissait davantage. Elle était grande, absolument belle, brune de cheveux, comme sa mère, avec un teint éblouissant. Je compris l’adoration de son père, et je devinai que mademoiselle Mina était l’enfant la plus gâtée de l’ancien monde, et même du nouveau. Elle avait une gouvernante française qui s’appelait mademoiselle Pélissard, et qui me rappela mademoiselle Ordan d’une façon pénible. Cette Pélissard était un puits de science, et me parut seconder Mathieu, avec tout le zèle possible, dans son intention manifeste de créer un type parfait d’héritière américaine. Mina, fort intelligente, comprenait bien son rôle et semblait à la hauteur de sa tâche. Elle s’habillait déjà divinement — à Paris, bien entendu, — parlait le français comme une Parisienne, professait une haine profonde contre les Anglais, gardait sur les Allemands un silence significatif, et ne songeait pas plus à être timide qu’une tortue à voler. Elle était sérieuse et avait du tact, faisant de son mieux pour ne pas me laisser voir qu’elle préférait son sort au mien, en quoi je suis loin de dire qu’elle avait tort.
Malgré tout, Mina me fit un peu peur ; je ne désirai pas que ma fille pût la rencontrer lorsqu’elle venait en vacances chez moi. J’insinuai donc que je ne recevais pas de visites, ajoutant la promesse de revenir voir madame Kardaun quelquefois. Puis je rentrai dans ma petite maison, qui me paraissait une demeure encore plus enviable, depuis que j’avais refusé de m’en défaire à prix d’or. Seulement il s’agissait d’y rester et, même avec des prodiges d’économie, l’équilibre de mes finances périclitait.
Je saute à pieds joints sur les deux années qui suivirent, pour entrer dans une nouvelle phase de ma carrière, celle où je travaillai pour gagner ma vie. Dieu sait que ce ne fut pas la plus malheureuse, car on trouve l’oubli dans le travail.