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Un nid dans les ruines

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III

L’hiver de 1860 fut brillant, ce qui ne m’eût guère occupée si mon mari, pour des raisons mystérieuses, ne m’eût poussée à recevoir. Hélas ! je n’avais plus pour m’en dispenser mes devoirs de jeune mère : la petite Lisa n’avait plus besoin de nourrice. D’ailleurs, en voyant M. de Noircombe s’intéresser à la vie mondaine, j’espérais qu’il trouvait moins de plaisir dans ses maudites cartes. L’illusion, comme l’espérance, a la vie tenace !

Je gardai, cela va sans dire, mes réflexions pour moi. Entre nous deux, rien de ce qui ressemble à une intimité ne subsistait ; nous ne causions guère qu’en présence d’étrangers, d’un côté d’une table à l’autre. Je doute que le monde s’amusât beaucoup dans notre petit hôtel ; mais on y venait avec empressement. Il ne tenait qu’à moi, au surplus, de me laisser convaincre qu’on y venait pour mon humble personne. Je savais faire des frais, paraît-il. J’avoue du moins que je succombais, comme tant d’autres, au besoin de n’être pas seule avec moi-même.

Jacques Malterre le devinait sans doute. Il était devenu l’un de mes habitués, par bonté d’âme, j’imagine, puisqu’il prétendait n’avoir que du dégoût pour le monde. Je l’avais vu entrer à mon « jour », un certain après-midi, comme s’il n’eût fait que cela toute sa vie. Sauf que nous n’étions plus au Bois et qu’il n’était pas à cheval, notre conversation n’avait pas différé beaucoup des précédentes rencontres. Surtout on aurait dit que nous nous étions quittés la veille.

Cependant il paraissait reprendre quelque goût à la vie. Même, un jour que nous étions seuls, il voulut bien m’informer de quelques symptômes faisant prévoir sa guérison.

— Alors, lui dis-je en riant, vous êtes sorti de la période des petites allées. Êtes-vous déjà de force à affronter le tour du lac ?

Le tour du lac était à cette époque (qui le croirait parmi ceux qui sont jeunes ?) le lieu de promenade le plus élégant du monde civilisé. Jacques Malterre, déjà debout pour prendre congé de moi, fit cette réponse :

— Je n’en suis plus aux petites allées ; mais je n’en suis pas encore au tour du lac. Peut-être en devinez-vous la raison ?

— Moi ! fis-je étourdiment. Comme je ne m’y montre jamais, il ne faut pas me proposer de charades sur ce qui s’y passe. Vous avez peur, j’imagine, d’y rencontrer… celle qui vous a fait souffrir.

— C’est tout le contraire, dit-il en me baisant le bout des doigts. J’ai la certitude de ne pas y rencontrer… celle qui m’a guéri !

J’étais furieuse contre moi-même. Une coquette de profession n’aurait pas mieux manœuvré pour obtenir cette riposte. Or l’idée que Jacques Malterre pouvait songer à me faire la cour ne m’était jamais venue. En réalité, me la faisait-il ? A tout événement, lorsqu’il revint me voir, je lui jetai au visage, comme je lui aurais jeté un seau d’eau froide, l’éloge pompeux de mon mari.

— Là ! là ! me dit-il en souriant. Pourquoi cette prise d’armes ? Je donnerais tout au monde pour que vous fussiez très heureuse, et pour que le portrait dont vous venez de faire les frais fût ressemblant.

— Auriez-vous l’intention d’insinuer qu’il ne l’est pas ? répliquai-je en me dressant de toute ma hauteur.

— J’ai l’intention d’insinuer une seule chose, répondit-il : c’est que je suis votre meilleur ami.

Selon sa tactique invariable, il avait disparu avant que je pusse relever ses paroles.

Que cette amitié fût parfaitement désintéressée, à vrai dire, j’en doutais bien un peu. Je m’amusai à lui tendre des pièges, dans lesquels il eut l’adresse de tomber juste à point. Il sentait fort bien que je n’attendais qu’un mot douteux pour lui fermer ma porte ; mais le mot restait sur ses lèvres et la porte restait ouverte. C’était un grand joueur, lui aussi, et, chose redoutable, c’était un joueur qui ne semblait jamais pressé. D’après ce que j’entends dire, les hommes perdent patience très vite aujourd’hui. J’imagine que cela doit augmenter beaucoup le nombre des résistances victorieuses. Si je me trompais, ce serait vraiment tant pis pour les femmes.

Quoi qu’il en soit, la plus honnête des femmes, surtout quand elle n’est pas heureuse, ne peut échapper à quelques chatouillements d’émotion en voyant qu’un jeune homme, connu par ses aventures, s’occupe d’elle pendant des mois, sous prétexte d’amitié. Chose plus grave, il ne s’occupait pas des autres ; je le savais par mes amies, et cette conversion m’offensait presque comme une impertinence. Un jour, comme il me contait, pour me distraire, une scène bouffonne qui s’était passée dans un restaurant connu pour ses soupers, je lui fis des questions qui l’obligèrent à me répondre :

— Je vous avoue, madame, que je n’ai pas mis les pieds dans cet endroit depuis deux ans.

— Par vertu ?

— Hélas ! je ne sais pas très bien ce que c’est que la vertu. Si l’on me questionnait, je serais réduit à cette définition : la vertu, c’est madame de Noircombe.

Je n’aimais pas du tout cette définition et je dis à mon interlocuteur, un peu à l’étourdie — j’étais si jeune alors :

— Vous m’obligerez beaucoup de n’avoir pas l’air si renseigné.

— Je comprends, fit le beau Jacques en mordant sa moustache. Vous trouvez qu’un pécheur de mon espèce ne doit pas même savoir votre nom ? Cependant, nul ne voudra croire que je me suis converti tout seul.

Je ripostai :

— Surtout nul ne voudra croire que vous êtes converti.

Mais il avait déjà passé la porte.

Dieu merci ! le beau Jacques Malterre — s’il n’est pas mort de vieillesse — pourrait dire encore aujourd’hui : « La vertu, c’est madame de Noircombe ! » Je ne dis rien, quant à moi. Je ne remercie pas mon Créateur, à l’exemple des Pharisiens, de m’avoir faite différente de celle-ci ou de celle-là. J’ai pu soupçonner (pour ne pas dire plus) que je suis faite comme toutes les autres. La preuve, c’est que cette escarmouche m’intéressait, moi qui, depuis deux ans, ne m’intéressais plus à rien, hors de ma fille. Malgré la noble colère qu’il avait soulevée en moi dans une première occasion, le beau Jacques en arriva tout doucement à s’arroger la permission de « m’ouvrir les yeux ». S’il fallait en croire cet ami trop dévoué, M. de Noircombe m’avait épousée pour ma fortune, dont il avait grand besoin pour se refaire, bien qu’il passât encore pour riche. Il avait trompé mon père, acheté ma gouvernante, ensorcelé ma pauvre personne. J’étais, parmi toutes les créatures, la plus maltraitée, la plus digne d’être consolée… J’avais beau nier, mentir par orgueil, prétendre qu’un trésor comme ma fille suffisait à me consoler, en admettant qu’une consolation me fût nécessaire ; je ne sentais pas moins, dans le secret de mon âme, que Jacques avait raison, que je m’attachais à lui, que ses visites, si courtes qu’elles fussent, devenaient pour moi une habitude, qu’il m’aimait sans me l’avoir dit encore, mais qu’il allait me le dire bientôt.

C’était même là — on va s’écrier que j’étais une étrange personne — le moyen qui s’offrait à moi de sortir d’une situation où mon inexpérience commençait à perdre pied. La chose était bien décidée : « Au premier mot d’amour, monsieur mon amoureux serait chassé franc et net. » Lui, de son côté, lisait probablement sur ma figure cette décision très ferme ; car le mot, de jour en jour plus près de ses lèvres, n’en sortait pas.

Un soir — la date est marquée en moi comme avec un fer rouge — nous étions dans la même loge à l’Opéra. On donnait Guillaume Tell. Arnold, en attendant le fameux ut de poitrine, lançait à Mathilde sa présomptueuse déclaration :

… Il faut parler ;
Il faut en cet instant si terrible et si doux,
Si dangereux peut-être,
Que la fille des rois apprenne à me connaître.

Mes yeux, à cet instant un peu plus doux pour moi, peut-être, qu’il n’aurait fallu, rencontrèrent les yeux de Jacques. « Allons ! pensai-je avec un soupir de regret, je devine qu’il va parler dans sa prochaine visite. Ce sera la dernière. Soyons prête pour l’exécution. » J’étais prête… Je l’espère, du moins.

— A demain ! fit-il après le cinquième acte, en me baisant la main avec une ardeur significative.

Je rentrai chez moi, fort troublée, je l’avoue, ce qui ne m’empêcha pas de voir que mon mari l’était presque autant. Après m’avoir déposée à l’hôtel, M. de Noircombe repartit dans la voiture. Je savais où il allait.

Je dormis très mal en sortant de l’Opéra. Je restai tard au lit, et ma toilette, ou plutôt nos toilettes — car je présidais toujours à celle de ma fille — m’occupa jusqu’à l’heure du déjeuner. Contre son habitude, mon mari m’attendait à table, bien qu’il fût à peine l’heure. Je lui tendis la main, ayant conservé cette habitude de courtoisie en présence de nos domestiques, et je fus étonnée de voir que ce geste, si ordinaire qu’il fût, mettait sur son visage une bizarre émotion. Ce visage, d’ailleurs, offrait une sorte d’hébétude vague dont je fus frappée. C’était comme un relâchement général dans les lignes, souvent dures ; mais surtout l’œil était changé ; la volonté, cette volonté non moins omnipotente qu’indomptable, n’y était plus, ce qui laissait comme un vide sinistre dans le regard. Quant à moi, ma première pensée fut que M. de Noircombe couvait une de ses longues maladies qui préviennent avant d’éclater. Sans lui faire part de mes appréhensions, je lui demandai seulement :

— Vous vous êtes levé plus tard qu’à l’ordinaire, ce matin ?

— Au contraire ; je me suis levé tôt. Qui vous fait croire ?…

— Vous n’êtes pas rasé, chose inconnue dans vos habitudes.

— C’est vrai ; j’ai oublié. Rien ne vous échappe, ma chère !

— A Dieu ne plaise ! Les femmes à qui rien n’échappe sont insupportables. Cependant, il m’est impossible de ne pas remarquer votre mauvaise mine.

— Je vais très bien, je vous assure. Déjeunons !

Il mangea peu ; j’avais presque pitié de lui en voyant ses efforts pour causer. Oh ! les conversations en tête à tête du déjeuner, avec un cadavre en travers de la table ! Que doit-ce donc être, quand madame aussi a son cadavre, ce qui n’était pas le cas, Dieu merci ! Et encore, j’avais bien un peu sur la conscience Jacques Malterre, qui m’avait promis sa visite… « Sortez, monsieur ; ne revenez jamais !… » Tout le temps je me préparais pour l’exécution, dont l’heure était proche.

Le matin, on amenait, au dessert, la petite Lisa ; nous sauvions, par cette diversion utile, un quart d’heure du duo conjugal. M. de Noircombe ne s’était jamais consolé d’avoir une fille ; je crois qu’il n’aimait pas l’enfant ; mais la vérité m’oblige à dire qu’il se montrait plutôt indifférent qu’hostile. Ce jour-là, j’observai qu’il la regardait d’un air étrange, presque timide. J’étais d’ailleurs frappée de cette timidité qu’il semblait ressentir envers tout le monde, même envers les domestiques. Dur avec eux d’ordinaire, même plus qu’il ne convient à un homme de son rang, pourquoi montrait-il à cette heure une bonté voulue, maladroite, légèrement obséquieuse, qui sonnait faux ? Pourquoi, enfin, restait-il à mes côtés sans dire une parole, suivant d’un œil fiévreux les points de mon aiguille à tapisserie, tressaillant tout à coup, ne songeant pas à s’en aller ?

Ma pendule marquait deux heures. A chaque moment l’on pouvait m’annoncer Jacques Malterre. En présence de mon mari, la visite resterait banale. Et, tout au contraire, je désirais que l’incident inévitable se produisît — pour en finir, bien entendu.

M. de Noircombe me quitta enfin ; mais Jacques resta invisible, ce qui était presque une énormité après cet « A demain ! » que j’avais encore dans l’oreille. Je sortis en voiture pour des commissions ; au retour je ne trouvai pas sa carte. Je pensai : « Il faut qu’il soit malade ou qu’il ait eu un accident. »

Je trouvai, par contre, un message que je n’attendais pas. Un ménage d’amis intimes, qui devait dîner chez nous le soir, s’excusait par une histoire suspecte de vieille cousine malade, qu’il fallait aller soigner. Avec une étrange finesse de perception, je devinai la fausse note et ne donnai pas dans l’invention de la vieille cousine. Probablement nos invités avaient en perspective une soirée plus amusante. Ce n’était pas moins un second tête-à-tête qui se préparait pour le moment du repas.

Sa tasse de café prise, mon mari, au lieu de courir au cercle, alluma un cigare et s’établit, comme un homme qui ne compte pas sortir. Une telle dérogation à ses habitudes me bouleversa, au point que je lui demandai :

— Est-ce que vous êtes malade ?

— Encore ! fit-il avec mauvaise humeur. On dirait que vous y tenez ! Pourquoi serais-je malade ?

— C’est que… vous ne sortez pas ce soir, pour la première fois depuis que nous sommes rentrés à Paris.

— Eh bien ! je sors, dit-il, en se levant tout à fait malgré lui.

De nouveau je me trouvai seule. De nouveau je me tins prête à repousser l’assaut de Jacques Malterre qui allait peut-être avoir l’idée de sonner à ma porte, malgré l’heure tardive. Quand il fut certain que l’assaillant ne se présenterait pas, je gagnai mon lit. Cette journée, je n’aurais pu dire pourquoi, m’avait brisée et fatiguée.

J’entendis presque aussitôt mon mari rentrer. Il ne jouait donc pas ? Quelque grosse perte, sans doute, l’avait mis à la côte. « Il faut croire, pensai-je, qu’il ne me reste plus un sou, puisqu’il ne me demande rien. Comment ne songe-t-il pas aux diamants que m’a donnés le Roi ? »… Là-dessus je m’endormis, d’un lourd sommeil chargé de rêves.

Le lendemain était « mon jour ». A l’heure accoutumée j’étais prête. Mon salon était fleuri comme il convient, la table des gâteaux préparée ; j’occupais ma place ordinaire dans une jolie toilette rose que je vois encore, attendant mes habitués, attendant parmi ceux-là un visiteur qui venait toujours le premier : Jacques Malterre.

Jacques Malterre ne vint pas. Chose plus étonnante, au bout d’une heure il n’était venu personne. L’après-midi s’acheva dans cette solitude inexplicable, écrasante comme une catastrophe mortelle mais inconnue. Comprend-on ce que j’éprouvais pendant ces heures où je sentais le monde se retirer de moi, de même que la marée tombante s’éloigne de minute en minute, inexorablement, de la carène échouée sur le sable ? Comprend-on l’humiliation que j’éprouvais en face de mes valets, dont je devinais les chuchotements étonnés dans l’antichambre ? Que faire ? Où m’informer du désastre survenu ? Mon père était en congé dans notre ville natale. Je cherchai les journaux sans en trouver un seul. Je n’osai donner l’ordre à un domestique d’en acheter ; j’osai encore moins sortir moi-même… Enfin M. de Noircombe rentra pour le dîner. Je m’enfermai avec lui dans mon boudoir. Là, pouvant parler après cet horrible silence de plusieurs heures, je demandai :

— Y a-t-il un crime, un scandale, un malheur qui pèsent sur cette maison ? Le genre humain tout entier semble la fuir. Je n’ai pas vu, de toute la journée, une créature vivante… Allons ! Parlez ! Je vous forcerai bien à tout me dire.

— Les journaux d’hier et d’aujourd’hui… ont été infâmes, balbutia le malheureux dont je portais le nom. Je vous félicite de ne pas les avoir lus.

— Qu’importe ? A quoi bon les avoir cachés ? Ne valait-il pas mieux tout savoir ?… Mais il est nécessaire que je sache maintenant. Qu’est-il arrivé ?

— Une querelle de jeu… l’autre soir… en quittant l’Opéra.

Ces paroles me remirent à l’esprit l’attitude embarrassée, timide, hésitante, qui m’avait frappée la veille, chez M. de Noircombe. Mon mari, le père de mon enfant avait-il eu peur ? Avait-il refusé de régler sa « querelle de jeu » l’épée à la main ? Je l’interrogeai sans précautions oratoires.

— Mais non, répondit-il avec un calme étrange. Me battre ? Je ne demandais que cela ! Mon homme s’est… dérobé.

Je réfléchis quelques secondes, cherchant à réunir le peu de science que je possède en matière de duel. Puis, continuant mon interrogatoire, car, de fait, M. de Noircombe avait l’accablement pitoyable d’un accusé devant son juge :

— Vous aviez perdu, sans doute ? On vous a dit : « Payez d’abord ! » Et, je le devine maintenant, vous ne pouvez plus rentrer au Cercle ? Voyons ! Soyez franc ! Quelle somme faut-il ?

— Je n’ai pas perdu…, répondit le malheureux d’une voix haletante.

Comme au jour aveuglant d’un éclair, l’épouvantable vérité se dressa devant moi. Il suffisait de jeter les yeux sur le gentilhomme à jamais déclassé, dont le front mouillé de sueur se courbait peu à peu sous le poids de la honte… Je me souviens d’avoir eu le courage de lui lancer au visage le mot affreux qu’il avait déjà entendu — combien de fois ?

— Je comprends : vous avez… triché ! Et les journaux sont pleins du récit de votre… de votre mort. Car vous êtes mort, en ce qui concerne l’honneur !

Ludovic de Noircombe essaya de relever la tête. Nul n’aurait songé, en ce moment, à le comparer à Méphistophélès. Moi, moi-même, j’avais pitié de lui.

— Mon adversaire… a contesté le coup, balbutia-t-il, pâle comme un linge.

Un dernier cri put s’échapper de mes lèvres :

— Oh !… Lisa ! Lisa ! pauvre chérie !…

Alors je sentis que j’allais tomber. Craignant le contact de ces mains indignes, je me traînai jusqu’à ma chambre. Là, protégée par le verrou, je pus m’évanouir tout à mon aise…

Le lendemain matin, après un sommeil de bête fourbue, le choc de la pensée me réveilla : mon malheur reprenait possession de moi. Faut-il avouer que la première image qui me vint à l’esprit fut celle de Jacques Malterre ? Je pensai : « Il était là, sans doute, quand mon mari a triché. Pour un personnage aussi correct, la femme d’un tricheur serait une maîtresse disqualifiée. Voilà pourquoi il n’est pas revenu ! Et je croyais à son amour !… »

Je compris alors que j’avais été plus bas que je ne croyais sur une pente dangereuse. Mais il fallut faire trêve à ces réflexions. L’heure était venue d’assister à la toilette de ma fille.

De quelle force j’eus besoin pour ne pas faiblir, à la vue de cette enfant d’un père chassé de sa caste ! Pauvre innocente ! Quel avenir était le sien ? Un galant homme oserait-il jamais en faire sa femme ? Les Jacques Malterre de sa génération — ceci, du moins, était un bonheur pour elle — ne se détourneraient-ils pas de cette fille de condamné, comme il convient à des chevaliers sans peur et sans reproche ?…

Les heures fuyaient, cependant. La maison, en apparence, continuait à marcher comme à l’ordinaire. Déjà, en voyant approcher l’heure du déjeuner, c’est-à-dire une nouvelle rencontre avec le coupable, je me sentais refroidie jusqu’aux os. Dieu m’épargna cette épreuve. Il était écrit là-haut que je reverrais mon mari une seule fois en ce monde — et encore peut-on prétendre que je l’ai revu ?…

Au moment où j’allais essayer de me mettre à table, un billet de M. de Noircombe me fut apporté. Lui aussi reculait devant le tête-à-tête. Il ne m’écrivait qu’une ligne : « Je vais à Noircombe. De là, je vous ferai part de mes résolutions. »

Ce fut un soulagement inespéré. Derrière ma porte close à tous, j’allais pouvoir attendre mon père à qui j’avais télégraphié de revenir, toute affaire cessante. Oh ! ce retour ! Je l’appelais de toute mon impatience et, en même temps, je frissonnais à la pensée de ce que serait l’entrevue.

En deux jours — jours de réclusion absolue, on le devine — je reçus trois visites d’amis vrais : les noms de ceux-là resteront dans ma mémoire jusqu’à l’heure dernière. Par eux je connus les détails de mon malheur. L’aventure était d’une simplicité navrante. Au joueur trop heureux depuis quelque temps, on avait tendu un piège ; il y était tombé. Pris en flagrant délit d’imposture, il avait voulu payer d’audace au lieu de fuir par la porte laissée ouverte afin d’éviter le scandale. Rien n’avait manqué à ce scandale, grâce au bruit soulevé ; rien, pas même l’intervention de la police.

Quelques heures plus tard, un journal du matin racontait l’histoire. A midi, on ne parlait plus d’autre chose. Et moi, ignorant tout, j’attendais mes visiteurs ordinaires le jour suivant !…

Mon père m’avait informé, par le télégraphe, de son retour, en ajoutant, ce qui m’étonna : « Vingt-quatre heures nécessaires pour tout arranger ici. » Que pouvait-il arranger, tandis que je l’appelais à mon secours ? Il me suffit de voir son visage quand il débarqua chez moi, pour comprendre qu’il savait tout. Une question sortit d’abord de ses lèvres :

— Est-il encore ici ?

Ma réponse négative dérida un peu mon pauvre père.

— C’est bien, fit-il. En ce cas, donne des ordres pour qu’on prenne mes bagages dans la voiture. Je m’installe chez toi, de préférence à un hôtel.

— Pourquoi un hôtel ? demandai-je, craignant de deviner.

— Parce que je ne peux plus rentrer à la Légation après… ce qui a eu lieu. D’ailleurs je ne suis plus ministre. J’ai tout dit au Roi, qui m’approuve, et qui a le cœur brisé du malheur de sa filleule. Te souviens-tu de cette soirée de jeu à la Cour ? C’était une révélation, comme le disait, hier encore, Sa Majesté !

Sans répondre je suppliai mon père de m’emmener sur l’heure. Il me promit que nous partirions le plus tôt possible ; mais il ajouta :

— Partir n’est pas tout. Je veux que nous partions la tête haute. J’ai deux honneurs à sauver : le tien et celui du pays que je représente. Un gendre tient de trop près pour qu’on se lave les mains de sa conduite. Laisse-moi quelques jours afin d’étudier la situation.

— Ah ! m’écriai-je, comme je voudrais être morte !

— Silence ! ordonna mon père avec sévérité. Nous sommes deux en ce monde qui avons besoin que tu vives. Tu ne peux pas te faire tuer, ainsi que l’a fait Otto !

Cette phrase fut la seule allusion que j’entendis jamais à la folie de mon choix. Mon admirable père fut assez généreux pour ne pas me répéter, à chaque nouvelle phase de la déroute, comme tant d’autres n’y eussent pas manqué : « Si tu avais suivi mon conseil !… Si tu avais épousé Flatmark !… »

Au bout d’une semaine, nous étions fixés. Les hypothèques, nul n’en doute, couvraient le petit hôtel que j’habitais. Quant à la terre de Noircombe, devenue ma propriété comme je l’ai dit plus haut, elle représentait en valeur le quart du prix payé par moi. Enfin les dettes de jeu étaient énormes. C’était là évidemment ce qui avait fait perdre la tête au malheureux. Mon père décida qu’il payerait tout.

Sur ces entrefaites, je reçus un message de mon mari.

« Je pars dans quelques jours, m’écrivait-il, pour m’établir au Canada. Mais, sans un capital, je ne puis rien tenter. N’ayez pas peur : je ne vous demande pas une grosse somme. Cinquante mille francs me suffiraient. Ne me refusez pas ce dernier service, en échange duquel je vous laisse ma fille. Songez que je pourrais l’emmener avec moi !… »

Cette ligne, qui contenait la plus terrible des menaces, me rendit à moitié folle. Je courus trouver mon père, le suppliant de donner la somme qu’on demandait. Il refusa et, pour la première fois, laissa éclater une véritable colère.

— Mais il fera enlever ma fille ! criai-je avec désespoir.

— Non, car vous serez séparés judiciairement. Il perdra son droit de garde paternelle.

— Qu’importe le droit ? Il me la fera voler !…

Un fait de ce genre venait d’avoir lieu et tout Paris s’en occupait. Mon père eut-il peur, ou voulut-il simplement me rassurer ? Je l’ignore ; ce qui est certain, c’est que j’entendis cette proposition :

— Rien n’empêche qu’on fasse partir la petite avant nous. Je l’enverrai à ma sœur Bertha, qui loge au Palais. Vous savez qu’on y fait bonne garde.

Le soir même Lisa était en route pour la frontière, avec une personne en qui j’avais pleine confiance. Nous devions la suivre quand tout serait liquidé, et l’on devine que mon père avait hâte d’en finir.

La lettre de M. de Noircombe demeura sans réponse.

Déjà l’hôtel était à peu près fermé. Il n’y restait que deux domestiques, plus Bruneau, qui vivait là en invité, ayant obtenu de garder sa chambre jusqu’au jour où il aurait une place. Le brave homme, d’ailleurs, bien qu’il ne fût plus appointé, passait son temps à la cuisine pour son plaisir, ou du moins pour sa consolation ; car il pleurait comme un enfant à l’idée de se séparer de moi.

— Et puis, ajoutait-il, je ne retrouverai jamais un four comme celui de la cuisine de madame la marquise. Là, je suis maître de la nuance de mes rissolés, comme si je les peignais à l’aquarelle. Ah ! Seigneur ! Il y a des hommes bien coupables !

J’étais fort de cet avis, moi qui regrettais autre chose que le four de ma cuisine ; mais je n’avais pas de temps à perdre en jérémiades. Mon père courait les hommes d’affaires ; pendant ce temps-là, sa fille en costume très simple, un voile épais sur la figure, courait les emballeurs et surtout les commissaires de l’Hôtel des Ventes. Le soir nous nous retrouvions, si fatigués que nous n’avions plus la force d’être tristes. Nous échangions le peu de nouvelles qui pouvaient nous intéresser mutuellement. La petite Lisa prospérait sous la garde de sa tante — et d’une compagnie de fantassins de la Garde. Son père avait quitté Noircombe, nous écrivait un de nos amis de là-bas. Tout faisait croire qu’il avait gagné un port quelconque, afin de s’embarquer pour l’Amérique.

J’aurais eu besoin, à vrai dire, pour me garder moi-même, de quelques soldats de mon royal parrain. L’hôtel était presque désert : personne au rez-de-chaussée ; moi, toute seule, au premier ; mon père, à l’étage au-dessus ; Bruneau, plus un ménage de serviteurs mariés dans les mansardes. Nous étions, il est vrai, à quelques pas d’un grand ministère où des sentinelles veillaient jour et nuit. Et, surtout, les malfaiteurs auraient fait buisson creux chez moi. Tout ce qui avait une valeur était déjà vendu, y compris mes bijoux (ceux du moins qui n’avaient pas été employés à rendre des « services » à M. de Noircombe). Il ne me restait que les diamants du roi, souvenirs de famille, disait mon père, qui ne devaient sortir de mes mains qu’à la dernière extrémité. Ils étaient en sûreté, d’ailleurs ; ou plutôt je les croyais en sûreté dans la cachette d’un petit bureau Louis XVI, qui avait l’air le plus innocent du monde. Si ma fille eût été là, je sais que je n’aurais pu fermer l’œil. Mais elle était en sûreté, la chérie ! Et je comptais les jours, peu nombreux, qui me restaient à passer loin d’elle.

Donc, je dormais profondément, une certaine nuit, dans ma chambre toute plongée dans les ténèbres, quand le bruit léger d’une clef qu’on tourne avec précaution m’éveilla. J’ai toujours eu du sang-froid et ne bougeai pas, d’abord, voulant me rendre compte, s’il était possible, de la nature de l’incident. Mon père, peut-être, était malade et réclamait mes soins. J’écoutai, retenant ma respiration ; je sentis qu’il n’y avait personne dans la pièce. Comme j’allais frotter une allumette, j’entendis un léger craquement dans la pièce voisine, qui était mon boudoir. Cette fois, je quittai mon lit et m’avançai vers la porte, dissimulée par une portière que j’entr’ouvris. Un point lumineux brillait dans la serrure fermée à clef par le dehors. Passant un peignoir, je me dirigeai vers l’autre issue qui donnait dans la nursery, d’où un petit escalier de service montait au second étage. Mon intention était de voir, tout d’abord, si mon père était chez lui. Mais, de ce côté comme du premier, j’étais enfermée.

Certes, je ne puis nier que j’avais très peur ; cependant, j’avais conservé ma présence d’esprit : ce n’était pas à moi, de toute évidence, qu’on en voulait, puisque le visiteur nocturne, quel qu’il fût, avait pris soin de couper toute communication entre lui et moi. Quel était ce personnage, et que cherchait-il ?…

Tremblante comme une feuille dans l’obscurité, j’eus pourtant la force de revenir à l’autre bout de ma chambre et d’épier par la serrure. Juste en face de moi était le petit bureau, sur lequel un homme était penché. Le voleur, car c’en était un, portait une longue blouse de toile, pareille à celle des garçons épiciers. Je ne pouvais voir que la silhouette de sa figure, nettement projetée sur la muraille par la lumière d’une bougie placée à sa gauche. Il portait une casquette ; sa barbe était longue et fournie : je pus me convaincre que c’était un inconnu. Comment était-il là ? D’où connaissait-il la cachette ? Mystère ! Ce qui n’était nullement mystérieux, par exemple, c’était son intention de supprimer tout témoin à charge, au cas où il aurait été surpris. Un pistolet placé sur une chaise, à portée de sa main, ne laissait aucun doute à cet égard. Je me le tins pour dit ; mais je continuai ma surveillance, toute prête à regagner mon lit et à faire semblant de dormir, au moindre mouvement que l’homme ferait du côté de ma porte.

Mon angoisse, Dieu merci ! ne fut pas longue. Il faut croire que mon pauvre petit bureau n’avait pas de secrets pour ce bandit. Sans violence, en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, mon collier disparut dans sa poche. Il repoussa le panneau mobile, reprit son pistolet, éteignit la bougie et gagna la porte qui conduisait à l’escalier. Moi, j’étais à genoux devant ma sainte Vierge, la priant pour que le voleur pût sortir de chez moi sans rencontrer personne, c’est-à-dire sans tuer personne…

Au même instant, je crus entendre quelque bruit à l’étage inférieur. Mon cœur cessa de battre ; je m’attendais à une détonation… Mais le calme se rétablit ; je m’étais trompée sans doute. Je me blottis dans un fauteuil et attendis le jour, on devine en quel état, supposant bien que l’homme au pistolet ne prolongerait pas sa visite après le lever du soleil.

Je sonnai vers cinq heures du matin. A demi habillée, les yeux gros de sommeil, ma femme de chambre accourut ; mais elle pensa mourir de frayeur en découvrant que quelqu’un m’avait enfermée. Au lieu de m’ouvrir, elle courut chercher mon père, qui ne fut pas beaucoup moins troublé. Je lui contai mon aventure : on devine son émotion. Toutefois, il n’était pas de ceux qui perdent la tête quand il faut agir. Après avoir constaté le vol et posé quelques questions, il descendit lui-même à la porte de sortie sur la rue. Elle était verrouillée en dedans, ce qui semblait une preuve que le voleur était de la maison. Or, j’en pouvais donner le signalement exact : il était grand, mince et barbu. Ceci nous déroutait, puisque de nos deux serviteurs mâles, l’un était rasé et le second, Bruneau, court de taille et d’un embonpoint de barrique.

Nous tînmes conseil, mon père et moi. Nul des domestiques n’avait connaissance de la disparition des diamants. Il fallait, tout d’abord, aviser la police ; mais nous ne voulions laisser sortir aucun de nos gens ; rester seule avec eux ne me souriait guère. Je résolus d’aller moi-même chercher du secours. En dix minutes je fus habillée ; mon père, qui avait la clef de la maison dans sa poche, descendit pour m’ouvrir. A ce moment, Bruneau qui semblait monter la garde de son côté, manifesta le désir de nous parler en confidence. Naturellement sa requête fut accueillie : nous restâmes tous trois en comité secret.

— Madame sort sans doute à cause de… l’affaire de cette nuit ? commença le cuisinier.

Mon père l’interrompit brusquement :

— Dites-nous d’abord comment vous savez qu’il y a « une affaire » ! Ni madame la marquise ni moi n’en avons soufflé mot, jusqu’ici, à aucun être vivant. Convenez qu’il est au moins étrange que vous soyez si bien informé. Que savez-vous ?

Bruneau rougit jusqu’aux yeux en se voyant soupçonné ; mais il resta calme. D’ailleurs il pouvait lire dans mon regard qu’il n’était pas soupçonné par moi.

Il répondit :

— Je sais tout, puisque j’ai arrêté le… la personne qui est venue ici cette nuit.

— Comment ! s’écria mon père ; vous l’avez arrêté et vous ne le disiez pas ! Où est-il ? Qu’en avez-vous fait ?

— J’en ai fait ce que monsieur le baron en aurait fait lui-même : je l’ai laissé partir.

— Mais alors, menaça mon père, c’est moi qui vais vous faire arrêter. Ce coquin emporte les diamants de ma fille !

— Oh ! mon Dieu ! gémit Bruneau. Il a pris les diamants de madame la marquise !… Pouvais-je m’en douter ?

— Ne jouez pas l’imbécile ou j’envoie chercher la police, dit mon père, la main sur le cordon de la sonnette.

— Je supplie monsieur le baron de laisser la police où elle est. Je vais parler, puisqu’il le faut. Donc, le chagrin me tenant éveillé cette nuit, je me levai et descendis à ma cuisine, pour tâcher de me distraire en pensant à autre chose. Déjà une idée me venait — je l’essayerai plus tard — quand un bruit léger m’arriva par le monte-plats resté ouvert : on marchait dans la salle à manger. Craignant que madame la marquise ou monsieur le baron n’eussent besoin de quelque service, je quittai mon sous-sol. Mais, comme j’arrivais dans le vestibule, un homme en blouse regardait au dehors par la porte ouverte, sans doute pour s’assurer qu’il pouvait fuir sans danger. La lueur du bec de gaz de la rue me fit voir que l’inconnu avait un pistolet dans la main. Je bondis sur lui et le désarmai, en profitant de sa surprise. Voici l’arme.

Bruneau tira de sa poche un pistolet que je reconnus tout de suite, pour l’avoir vu quelques heures plus tôt. Il n’était pas chargé, ainsi que le constata mon père avec étonnement ; sans doute le malfaiteur voulait pouvoir effrayer au besoin, mais non pas tuer. Cela n’empêche que Bruneau, qui n’en savait rien, avait fait preuve d’un réel courage. Il continua sa déposition avec le même calme modeste :

— J’avais saisi mon adversaire et nous luttions en silence. Faire du bruit n’était pas de son intérêt. Moi, j’avais peur d’effrayer madame la marquise. Tout en nous débattant, j’avais trouvé une longue barbe dans laquelle j’avais croché ; mais, à ma grande stupéfaction, la barbe vint tout entière : elle était fausse ; la voici.

— Après ? demanda mon père quand j’eus reconnu la seconde pièce de conviction.

— Après ? monsieur le baron… Ah ! nous sommes arrivés au point délicat de mon histoire. La barbe enlevée, il m’était possible de distinguer les traits de l’homme que je tenais renversé sous moi. Je le reconnus ; je crois que tout le monde à ma place l’eût laissé partir… Si mes maîtres l’ordonnent, je leur dirai son nom. Mais, s’il dépend de ma volonté, ce nom ne sortira jamais de mes lèvres.

Nous nous regardions, mon père et moi. J’avais déjà compris. Lui devait commencer à comprendre, car il était livide. Je me levai, et m’avançant vers Bruneau, la main tendue :

— Vous vous êtes conduit en ami ; je vous remercie et je compte sur votre amitié, même quand nous serons loin l’un de l’autre. Ne dites jamais le nom que vous savez !

Le pauvre cher homme pleurait. Où est-il aujourd’hui ? Mort peut-être, mort avec son secret fidèlement gardé. Sauf lui et mon père, nul n’a jamais su l’histoire de ma dernière rencontre ici-bas avec le marquis de Noircombe, ni du dernier « service » — un peu involontaire, je l’avoue — qu’il m’a été donné de rendre à mon mari. Hélas ! il suffit des histoires que l’on a sues.

Mon espérance est qu’elles sont sorties de la mémoire des hommes, après un tiers de siècle passé sur les vivants et sur les morts. Combien reste-t-il de ceux qui étaient à la salle de jeu du Cercle, pendant cette soirée qui m’a coûté si cher ? Encore autant d’années disparues dans le néant, et l’on ne se souviendra plus guère qu’il exista une famille du nom de Noircombe. J’ai fait, comme on le verra, ce qui a dépendu de moi pour hâter l’oubli.

Quoi qu’il en soit, à partir de la scène que je viens de raconter, l’auteur de tous mes maux disparut de ma vie. Nous sûmes qu’il s’était embarqué au Havre, douze heures après avoir trouvé, avec l’adresse que j’ai dite, le capital dont il avait besoin. Nous supposions, d’ailleurs, qu’il ne s’attarderait pas en France.

Le dernier des Noircombe est mort à Sacramento, subitement, m’a-t-on dit. J’ai toujours craint, sans avoir osé m’en assurer, que cette mort subite ait été une mort violente. A cette époque, les enfers de la Californie affectaient moins de réserve, dans les « querelles de jeu », que les Cercles parisiens de haut style. Au moindre incident suspect, les revolvers voyaient le jour, et ceux-là n’étaient pas vides comme le pistolet dont Bruneau s’était emparé une certaine nuit.

Maintenant il faut dire adieu à ce grand coupable, qui m’a flairée, qui m’a poursuivie, qui m’a prise, ainsi qu’on fait de ces animaux précieux seulement par leur dépouille. Grâce à ma fortune, il s’est donné trois ans de répit sur le bord du gouffre, où il serait tombé plus tôt sans moi, peut-être. A ce malheureux, je tâche de pardonner pour deux raisons : d’abord parce qu’il est le père de ma bien-aimée fille Élisabeth, ensuite parce qu’il faut toujours pardonner à ceux qui sont morts, dans l’espoir que nous serons pardonnés à notre tour.

Que Dieu absolve le pauvre disparu ! Qu’il me donne du courage pour de longues luttes ! Car je vais lutter, maintenant.

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