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Un nid dans les ruines

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VI

On pourrait croire, en lisant ces notes, que je m’étais complètement déchargée de mes devoirs maternels sur la comtesse Bertha, et que ma chère Élisabeth s’accommodait assez bien de notre séparation. Je me borne à répondre que nous nous écrivions chaque soir, sans compter que je profitais de la présence d’une suppléante pour aller, de temps à autre, passer deux jours à Obersee.

La crainte de parler trop de ma fille est ce qui m’empêcha d’en parler jusqu’ici. Rien n’est plus ennuyeux pour les autres que l’enthousiasme d’une mère. Si j’avais laissé courir ma plume, elle aurait entassé pages sur pages, dans le seul but de convaincre la postérité qu’Élisabeth de Tiesendorf était un ange descendu sur la terre, un ange sans ailes, mais avec un nimbe d’or flottant, de grands yeux bleus, une taille délicieusement terrestre, et le cœur le plus pur, le plus tendre, le plus fidèle que j’aie jamais connu… Là ! Me voilà partie ! Qu’on m’arrête si l’on peut !

On ne m’arrêtera pas, toutefois, sans que j’aie tâché de peindre cette âme où se trouvaient tant de vertus diverses, presque incompatibles, croirait-on ; de même que, dans certaines vallées de montagnes, la nature fait pousser, presque côte à côte, le pâle edelweiss du sommet neigeux avec l’œillet chaudement coloré des plaines du Midi. Le couvent l’avait rendue très pieuse, légèrement mystique. Les histoires de la tante Bertha, l’ex-beauté de la Cour, lui avaient communiqué une imagination romanesque, la fierté de la race, l’amour de tout ce qui brille au-dessus du niveau commun, surtout une largeur d’idées, une aisance de manières qu’on se serait peu attendu à trouver dans cette jeune recluse. Quant à moi, dans mes lettres comme dans mes visites, je m’attachais à la convaincre que toute vie appartient au devoir, et que la sienne, en particulier, avait toutes les chances de ne pas ressembler à un conte des Mille et une Nuits.

De toutes ces influences variées, sinon contraires, il résultait une assez drôle de petite personne, dont la correspondance eût charmé, je crois pouvoir le dire, même une autre que sa mère. Dans ce vieux château situé au fond d’une province, elle trouvait de quoi remplir des pages nombreuses. Rien n’était omis des moindres incidents domestiques.

Au point où je suis arrivée, c’est-à-dire à l’époque où je commençais à prévoir l’échec de Mina Kardaun, ma fille était informée du changement qui se préparait dans notre existence. Elle savait que nous allions vivre ensemble ; nos projets d’avenir faisaient, bien entendu, le principal sujet de notre correspondance. Où habiterions-nous ? La tante Bertha nous offrait de nous établir chez elle. J’hésitais à accepter pour deux raisons : la première c’est que le séjour d’Obersee, qui m’eût convenu à moi-même, fournissait peu d’occasions de faire connaître une jeune fille dont l’établissement serait bientôt mon principal souci. La seconde, c’est que la bonne tante allait avoir, ce qui la désolait, un voisin peu agréable pour des femmes destinées à vivre seules. On construisait une forteresse à une demi-lieue du château ! Cette complication m’avait à peu près décidée à vivre dans la capitale, au moins jusqu’au mariage d’Élisabeth. Ma maison payée, c’est-à-dire dans peu de semaines, j’en aurais les moyens. Déjà, sans avoir pris de résolution définitive, je visitais des appartements.

« Petite mère, écrivait ma fille, peu m’importe où je vivrai, pourvu que ce soit près de vous. Si je dois habiter la ville, ne vous inquiétez pas de me trouver une belle chambre. Tout ce que je désire, c’est que nous ayons une belle vue sur la campagne, que nous soyons près du Palais afin de voir la parade et d’entendre la musique, enfin que nous ayons une église tout à côté de nous. »

Le programme n’était déjà pas si facile à remplir. Mais la lettre suivante fut absorbée tout entière par le récit d’un gros événement.

« Nous sommes sens dessus dessous depuis hier soir.

« Un peu après la tombée de la nuit, voilà qu’on frappe à la porte du château. Qui pouvait venir à cette heure tardive ? Il y avait deux pieds de neige sur les routes, dans nos montagnes, à cause d’un tourbillon qui avait régné tout l’après-midi. Le vieux Hans pénètre comme un fou dans la chambre de ma tante, qui dormait d’un œil, tandis que je lui faisais la lecture :

«  — Madame la comtesse, il y a un général au salon.

«  — Un général ! Je ne reçois pas : j’ai mes papillottes. Qu’il laisse sa carte et qu’il s’en aille.

«  — Mais, madame la comtesse, il demande à dîner et à coucher.

«  — Dites-lui qu’il y a un hôtel dans la petite ville près d’ici. Tout au plus deux lieues. J’imagine que ce général n’est pas à pied.

«  — Non, madame la comtesse, il est à cheval. Mais ni lui ni son cheval n’arriveraient vivants là-bas, au milieu de cette tourmente.

«  — Qu’avait-il besoin de se mettre en route, s’il a peur de la neige ?

«  — Madame la comtesse, il vient d’inspecter les travaux du fort.

«  — Tant pis pour lui ! C’est bien fait ! Qu’avait-on besoin de bâtir un fort qui rendra Obersee inhabitable ?

« Ah ! ma chère maman, il faut voir la tante quand il est question du fort ! J’ai bien cru que le pauvre général était condamné à mourir dans la neige. Par bonheur Hans a ajouté :

«  — Le général s’est informé du nom du propriétaire du château. Il dit qu’il a bien souvent eu l’honneur de danser avec madame la comtesse — autrefois…

« Bref le général n’est pas mort. Il vient d’aller se coucher ; je vous écris avant d’en faire autant. Il est minuit. On s’est mis à table à neuf heures du soir. Il a fallu tuer, plumer les poulets. Seigneur qu’ils étaient durs ! Mais il ne fallait pas songer à sortir du château pour aucune provision. Et puis ma tante a fait une toilette !… Nous avons dû ouvrir des malles fermées depuis dix ans. Cela nous a pris trois heures. Je n’avais jamais vu ma tante en robe décolletée. Je ne trouve pas que cette forme lui aille bien. Moi, naturellement, j’étais en robe montante : je n’avais pas le choix. D’ailleurs le général n’avait d’yeux que pour sa chère comtesse, comme il l’appelait. Au dessert ils se donnaient leurs petits noms :

«  — Vous souvenez-vous, Bertha ?

«  — Oui, mon pauvre Christian, je me souviens.

«  — Et vous n’avez pas voulu de moi !

«  — Je n’ai voulu de personne. Je l’avais promis à vous et à quelques autres. Vous, du moins, me retrouvez fidèle à ma promesse. Tandis que l’oublieux Christian s’est marié deux fois !…

«  — Cela ne compte pas, chère amie. Le veuvage efface tout !

« Après le café et les liqueurs — le général aime fort les liqueurs — la dame de compagnie de ma tante s’est mise au piano et j’ai valsé. Au couvent nous valsions entre jeunes filles. Mais comme c’est plus amusant de valser avec un homme ! Ce n’est pas avec le général que je tournais dans le grand salon, naturellement. C’est avec un officier qui l’accompagne. La tante Bertha et son ancien admirateur ne nous quittaient pas des yeux. Ils semblaient fort intéressés, et toujours j’entendais les mêmes phrases :

«  — Vous souvenez-vous, Bertha ?

«  — Oui, mon pauvre Christian ; je me souviens !

« Allons ! ma chère maman, il faut que je vous dise bonsoir. Je ne me suis jamais couchée si tard ; mais je n’ai pas sommeil. Je suis contente : il paraît que je valse à ravir. »

Ainsi, Rupert de Flatmark avait rencontré ma fille. L’aventure était drôle et, ce qui la rendait plus piquante, c’est qu’ils semblaient ne s’être pas reconnus. Peut-être qu’ils en étaient restés sur cette simple valse ; peut-être que, durant la nuit, la neige avait fondu, laissant le général et son officier se remettre en route au point du jour. Peut-être que Rupert et Élisabeth, moins heureux que « Bertha » et « Christian », n’avaient pas su renouer la chaîne du passé. Dans tous les cas, je trouvais que ma fille faisait bien la dégoûtée envers les jeunes gens. Pas un mot d’admiration, ou du moins d’appréciation, à l’adresse de celui pour qui la belle et opulente Mina Kardaun se mourait d’amour… Ah ! comme nous oublions parfois, nous autres mères, ce que peut cacher le silence d’une petite fille !

J’attendais la lettre suivante, comme une bonne lectrice de roman-feuilleton guette l’arrivée de son journal. Je ne fus pas désappointée : le feuilleton marchait bien :

« Chère maman, attendez-vous à tomber de surprise : le général n’est pas parti et son aide de camp… Mais suivons l’ordre des faits, pour parler comme mon professeur d’histoire.

« Ce matin, réveillée de bonne heure, je cours à ma fenêtre sitôt qu’il fait jour. Dégel complet ; ils sont loin, sans doute. Hier nous nous étions fait nos adieux, pour le cas où le départ serait possible ; or les chemins étaient si bons qu’une chanoinesse aurait pu se mettre en route. Je souhaite bonne chance à « Christian » et à son compagnon, et je veux me rendormir. Pas moyen ! Alors je me lève pour tout de bon ; je me mets à ma toilette. Je me coiffe, tout en marchant dans ma chambre, ce qui est mon habitude, regardant mes fleurs, disant bonjour à mon oiseau, examinant si les persiennes de ma tante sont ouvertes. Rien d’ouvert chez la comtesse Bertha, mais, à l’étage au-dessus, bien au large, une fenêtre, et, à cette fenêtre, un officier qui lorgne… les terrassements du fort, j’aime à le croire, avec sa jumelle. Ces messieurs n’étaient pas partis !…

« On se retrouve une heure plus tard au café au lait du matin : vous savez que c’est un repas véritable à Obersee. Ma tante questionne, étonnamment coquette :

«  — Ainsi donc, mon ami, vous n’avez pu vous éloigner si vite ? J’y comptais bien un peu. Vous souvient-il de ces huit jours d’arrêts qui vous furent donnés un certain jour, parce que, au moment de la parade, vous causiez avec moi quand on commanda le défilé ?

«  — Hélas, ma chère Bertha, c’est moi qui punis les autres, maintenant. Être puni valait mieux — quand c’était à cause de vous. Mais, comme vous voyez, je suis toujours aussi faible. Ajoutez que j’avais un lit comme on n’en trouve plus qu’en province. Bref, j’ai dormi la grasse matinée. Ce jeune homme que vous voyez là aurait dû m’éveiller. A quoi sont bons les officiers d’ordonnance ? Monsieur, je nous inflige vingt-quatre heures d’arrêts sous le toit de madame la comtesse. D’ailleurs nous avons des rapports à rédiger sur le nouveau fort. Nous travaillerons ici.

« Entre nous, ma chère maman, ils n’ont guère travaillé. Le général a joué aux cartes avec ma tante ; je crois même qu’ils ont un peu dormi, chacun dans leur fauteuil. La jeunesse, y compris la dame de compagnie, a causé sous la véranda chauffée par un beau soleil et très fleurie. Nous arrivons à la surprise. Tout à coup l’officier du général me dit, je ne sais plus à propos de quoi… ah ! si, à propos d’un rayon qui faisait un joli effet sur ma tête, paraît-il :

«  — Je ne connais qu’une femme dont la chevelure puisse être comparée à la vôtre : c’est la baronne de Tiesendorf.

«  — Vous la connaissez ?

«  — Beaucoup. Elle voudrait me faire faire une bêtise… (Pardon ! maman, je cite.)

« Naturellement, l’indignation s’empare de moi ; je sens que mes yeux lancent des éclairs et que je deviens rouge comme une tomate :

«  — Monsieur ! La baronne de Tiesendorf est incapable de vous mal conseiller ; je suis sa fille !

« Jamais vous n’avez vu un coup de théâtre pareil, ni un jeune homme si effaré. Il me regardait, ne sachant que dire ; et il me regardait encore. Il semblait ému, intimidé. On aurait cru que c’était moi l’officier et lui la demoiselle. Enfin il me demande :

«  — Est-ce que vous apprivoisez toujours les tourterelles ?

« Alors il se fait dans mon souvenir comme une lueur, et je m’écrie :

«  — Oh ! vous êtes Rupert de Flatmark !

« Oui, maman, c’est lui ! Que dites-vous de mon histoire ? C’est moi qui me suis remise le plus vite. J’ai dit :

«  — Comme c’est heureux que vous n’ayez pas réveillé le général ce matin ! Vous seriez parti sans savoir mon nom. Vous n’êtes pas curieux !

« Il m’a répondu tout de suite, sans chercher :

«  — Mais si, mademoiselle ; c’est précisément parce que j’étais curieux que je n’ai pas réveillé le général.

« Nous avons couru conter à ma tante notre histoire, dont elle a paru médusée. Pourtant c’est au fond très simple. Et, cette fois, nous nous sommes dit adieu pour tout de bon, les uns et les autres, après une journée qui a passé vite. Bonsoir, maman. Je vous entends dire : que cette enfant est bavarde ! — N’ayez pas peur. Ma prochaine lettre aura moins de feuillets. Demain, le château sera rentré dans son calme. Une fois encore la vie aura séparé « Bertha » et « Christian ».

Je ne voudrais pas abuser des emprunts à la correspondance d’Élisabeth. Je citerai seulement les premières pages d’une des lettres qui suivirent, pour m’éviter un travail de narration.

« Ma chère maman, où allons-nous ? Si la tante n’avait que cinquante ans au lieu de soixante-dix, je croirais que le deuxième veuvage de « Christian » ne sera pas éternel. Savez-vous ce qu’elle vient de lui écrire ? Que le château d’Obersee se trouvant sur sa route quand il retournera chez lui, son inspection finie, elle réclame une visite un peu plus longue. La bonne tante, qui commence à ne plus me traiter tout à fait en petite fille, m’a consultée, car elle prétendait hésiter beaucoup. Naturellement j’ai approuvé l’idée, n’ayant pas et ne pouvant pas avoir d’objections. Reste à savoir si le vieux guerrier acceptera. Ma tante croit que oui. J’aurais voulu voir sa lettre — qu’elle ne m’a pas dictée, contrairement à son habitude. Mais je n’ai rien vu. Ce mystère, joint à l’agitation mal dissimulée de la chanoinesse, m’amuse beaucoup. Si le général refuse, me voilà condamnée au rôle de consolatrice. Comptez que je ferai mon devoir, chère maman. »

Suivait une liste de commissions qui me faisaient voir que ma fille espérait n’en être pas réduite à cette extrémité fâcheuse. Elle voulait des gants, des fleurs, des rubans, voire même des souliers de satin, ce qui me prouva qu’il y avait des valses à l’horizon. Comme je faisais mes emplettes, Mina Kardaun entra dans le magasin.

— Quoi ! s’écria-t-elle. Du rose pour vous qui ne portez jamais que des couleurs foncées ! Comme vous avez raison de vous habiller d’une façon plus jeune !

— Vous oubliez que j’ai une fille, répliquai-je, tout en surveillant le commis qui emballait mes achats.

— Comment ! ces merveilles vont à Obersee ! Je ne croyais pas qu’on y donnât des bals.

Elle me gênait fort avec ses questions. Mais c’eût été bien pis si elle avait su que Rupert de Flatmark était allé au château, qu’on l’y attendait encore. Aussi, bien que le cher garçon ne fît rien de criminel en suivant son chef dans la maison la plus austère de l’Allemagne, je fus aussi mystérieuse que la chanoinesse l’était avec ma fille, et je changeai de conversation.

Je sus bientôt que mon envoi n’avait pas été inutile. « Christian » était venu, et les souliers de satin étaient un peu trop larges. Tel fut le résumé de la lettre suivante, où ma fille se montrait rien moins que bavarde, elle qui écrivait des volumes précédemment ! Je la devinai fatiguée des honneurs qu’elle aidait sa tante à faire, et je sus bon gré à celle-ci d’avoir laissé partir au bout de trois jours le vieux guerrier, sans parler du jeune, que je me réjouissais de questionner sur Élisabeth, car c’était un bon juge.

A ma grande surprise, Flatmark ne vint pas me voir au débotté. Comme j’allais le rappeler à son devoir, ce fut moi-même qui fus mandée par la tante Bertha. Son billet, de quelques lignes, me demandait de venir toute affaire cessante. Heureusement qu’elle ajoutait : « Rien de fâcheux. » Sans cela j’eusse été inquiète.

Ce départ précipité me gênait un peu. Sans parler d’autres dérangements, il m’empêchait et, par la même occasion, il empêchait Mina Kardaun d’assister le lendemain à l’un des derniers bals de la saison prête à finir : nous touchions au carême. Néanmoins je n’hésitai pas. Je me devais avant tout à la seule parente que Dieu m’eût laissée, que ses bontés pour ma fille me rendaient plus chère encore. J’expédiai un billet à la pauvre « Fornarina », me doutant bien qu’elle s’arracherait les cheveux à l’idée que le beau Rupert était de retour, et qu’elle ne le verrait pas le lendemain. Puis, sans attendre la réponse, dont je devinais le désespoir, je me mis en route par le premier train. En quelques heures j’étais à la station où je devais quitter la voie ferrée.

Là, une première surprise m’attendait. Au lieu d’apercevoir, comme à l’ordinaire, ma bien-aimée fille et la dame de compagnie venues à ma rencontre, je découvris la tante elle-même qui me guettait à la descente du wagon. Je fus saisie de terreur : elle me rassura d’un signe, avant même que nous fussions à portée de la voix. D’ailleurs il n’y avait qu’à la regarder. Elle rayonnait de satisfaction et semblait rajeunie de dix ans.

— Élisabeth n’est pas malade ? lui demandai-je aussitôt que nous nous fûmes jointes.

— Malade ? Ah ! non, certes, elle n’est pas malade, répondit la chanoinesse d’un air fin. Mais j’ai voulu vous parler sans être dérangée. Nous avons une heure de voiture en tête à tête. C’est plus qu’il n’en faut pour ce que j’ai à vous dire.

Connaissant l’originalité de ma tante, je pouvais m’attendre à tout. Cependant je dois avouer que je la crus folle aux premiers mots qui sortirent de sa bouche :

— Ma nièce, embrassez-moi et réjouissez-vous. J’ai marié votre fille !

Je regardai ma vieille parente sans savoir que lui répondre, assez inquiète au fond. Elle se hâta de me rassurer sur l’état d’avancement des choses :

— Vous sentez bien que c’est une façon de parler. On ne se marie pas comme ça. Mais enfin, l’oiseau est pris. Je me flatte que j’ai fortement aidé à le mettre en cage. Ah ! c’est un bel oiseau, et vous allez être fière. Oui, ma nièce : comtesse de Flatmark, voilà ce que sera votre fille ! Qu’en dites-vous ? La comtesse Bertha fut jadis employée à des négociations d’hymens princiers. Vertu de moi ! je n’ai jamais rien fait de plus fort. Nunc dimittis.

— Mais, ma tante, Élisabeth n’est encore qu’une petite fille et…

— Une petite fille ! Voilà bien les mères ! Quel âge aura-t-elle en mai prochain ? Dix-huit années, pas une de moins. Il est vrai qu’elle n’a pas pour deux sous de coquetterie. Si je n’avais eu l’œil ouvert, ce petit imbécile de Flatmark retournait à la Cour avec toutes ses plumes. Et il paraît qu’il est fort en passe d’être plumé par une horrible bourgeoise horriblement riche : le général me l’a dit. Non, mademoiselle ! Flatmark n’est pas pour votre vilain nez… Maintenant, il faut que vous sachiez, comment nous avons mené les choses. Ne voulez-vous pas m’entendre ? Vertu de moi ! je m’attendais à vous voir plus d’enthousiasme.

— Je vous écoute, soupirai-je.

— Vous avez su, par votre fille, l’arrivée fortuite du général et de son aide de camp à Obersee. Du premier coup le jeune homme fut pris : je m’en aperçus tout de suite. Mais un hussard se prend vite et se déprend de même. Cependant, quand les voyageurs partirent, le deuxième jour, ce brave garçon me paraissait en avoir dans l’aile, sérieusement. Que faire ? L’achever, parbleu ! Je réfléchis, je fais parler Élisabeth et j’écris au général — un ami sûr — en lui exposant mon plan de campagne. Il entre dans mon jeu et me promet un retour offensif sur Obersee, avec toute sa cavalerie, c’est-à-dire avec notre cavalier. Alors, pendant trois jours, je les ai tenus au régime, sous la surveillance de ma dame de compagnie, qui avait mes instructions. C’est vous dire qu’elle surveillait… sans hostilité. Bref, le troisième jour, Flatmark était à point. Il me priait de vous fléchir, prétendant qu’il a peur de vous. Lui écrirai-je qu’il est refusé ?

— Ne lui écrivez rien, ma tante ; nous avons beaucoup à dire. Il faudrait savoir, d’abord, si ma fille partage votre enthousiasme. Permettez-moi de vous apprendre qu’elle faisait à peine mention de Rupert dans ses lettres. Elle ne parlait que du général.

— Conclusion : c’est du général qu’elle est amoureuse. Eh bien, ma petite, vous le lui demanderez, Sainte Vierge ! Elles sont perspicaces, les mères d’aujourd’hui !

— Peut-être que non, ma tante. Mais du moins elles sont positives. Rupert de Flatmark n’est pas bien riche. Et vous savez ce que possède ma fille.

— Votre fille héritera de moi un jour.

Je savais que l’héritage de ma tante consiste en un château : Obersee, dont le domaine est réduit à une vue splendide et à une cascade fameuse. Mais je gardai ces considérations pour moi. D’ailleurs, la chanoinesse ne m’écoutait déjà plus ; elle fulminait contre mon avarice et mon ingratitude :

— Je m’attendais à autre chose, ma nièce, en vous apprenant que, grâce à moi, Élisabeth peut entrer dans la première famille du royaume sous le rapport de l’ancienneté. Si jamais on m’avait dit que j’entendrais un jour discuter l’alliance des Flatmark, sous prétexte qu’ils n’ont pas gagné des millions dans la meunerie !… Croyez-vous que j’ignore votre beau dévouement à Kardaun ?

Tout en m’efforçant de calmer la bonne tante, j’admirais malgré moi le côté comique de la situation. Pour faire aboutir le mariage de Rupert avec Mina, j’avais fait agir le Roi lui-même ; j’avais bouleversé ma vie, engagé une auxiliaire, acheté des toilettes ; j’avais repris le chemin de la Cour, oublié depuis tant d’années ; j’étais rentrée dans le monde que je ne connaissais plus… Et, pendant ce temps-là, sans m’en prévenir, la tante Bertha manœuvrait de son côté pour marier ce même Rupert… à ma propre fille ! Bien plus, elle prétendait y avoir réussi !

Quant à ce dernier point, toutefois, connaissant l’imagination de ma vieille parente, je n’acceptais ses affirmations que sous bénéfice d’inventaire. Il n’y avait plus d’ailleurs qu’à attendre quelques minutes : nous arrivions. Je me doutais qu’Élisabeth, au premier mot dit par moi, allait éclater de rire. L’idée que cette enfant pouvait songer au mariage, pouvait songer à l’amour !…

Une enfant, cette jolie créature aux formes déjà pleines, au sourire lumineux, qui vint à moi toute changée, toute nouvelle, toute inconnue, avec un regard si pur, mais si profond, où je lus comme dans un livre la réponse qu’elle allait me faire !… Ah ! non ! ce n’était plus une enfant !

Quand elle eut achevé sa confession :

— Pourquoi ne m’as-tu pas écrit, toi qui me confies tout, quand tu as senti que tu allais aimer cet homme ?

— Parce que, ma mère chérie, je n’ai jamais senti que j’allais aimer Rupert. En le revoyant, je me suis trouvée heureuse d’un bonheur qui m’étonnait moi-même, que j’eusse tourné en ridicule chez une autre. Car enfin il n’était dans mon souvenir que pour une demi-heure passée ensemble, quand nous étions des enfants. Pour tout dire, je l’avais oublié jusqu’au jour où j’ai lu son nom dans vos lettres. Et pourtant, il me sembla, quand je vis Rupert, que j’avais passé une longue vie à l’attendre. Je voulus raisonner, alors : « Je suis si seule dans ce vieux château ! Il y a tant de mois que je n’ai causé avec quelqu’un de mon âge ! C’est la réaction. »

— Eh bien ! qu’est-ce qui te dit que ce n’est pas la réaction ?

— Oh ! maman, c’est lui qui me l’a dit, qui me l’a fait comprendre. Un jour, après avoir valsé, nous causions. « Ne serait-ce pas délicieux, me demandait-il, de valser ensemble dans la grande galerie du Palais tout illuminée, au milieu des uniformes brillants, des fraîches toilettes, des pierreries qui étincellent, des parfums qui sentent bon ? » Alors j’ai eu comme la vision de Rupert de Flatmark dansant avec d’autres jeunes filles, belles et parées. Je me suis regardée dans une glace, et il m’a semblé que je m’enfonçais tout à coup dans un océan de désolation, que j’étais la plus laide, la plus malheureuse, la plus abandonnée, la plus déshéritée des créatures humaines, si bien que j’ai fondu en larmes…

— Qu’est-ce qu’il a fait, alors ?

— Il m’a contemplée sans rien dire, sans faire un mouvement. Vous auriez cru qu’il trouvait charmant de me voir pleurer comme une sotte. Je lui ai demandé : « Avez-vous jamais vu rien de plus stupide qu’Élisabeth de Tiesendorf en ce moment ? » Il m’a répondu qu’il lui était arrivé de voir des spectacles plus désagréables. « Car enfin, a-t-il ajouté, si vous ne m’aimiez pas un peu, qu’est-ce que cela vous ferait de savoir que je danse avec toutes les demoiselles de la terre ? Convenez que j’ai raison. »

Le monstre ! Il m’assurait quinze jours plus tôt qu’il n’entendait rien à l’amour, et que « c’était de famille » !

— J’espère, mademoiselle, que vous n’êtes convenue de rien du tout, fis-je avec sévérité.

— Oh ! non, maman ; pas au premier abord du moins. Alors il a dit : « Nous allons prendre la dame de compagnie pour juge. » Elle était au piano dans la salle de musique ; nous sommes allés la trouver ; Rupert a exposé le cas, sans nommer personne, bien entendu. Puis il a demandé : « Maintenant, madame, que concluez-vous en ce qui concerne la jeune personne ? » La réponse fut que la jeune personne était amoureuse, autant du moins qu’on pouvait en juger sans la connaître. « Et que pensez-vous que fit le jeune homme en se voyant aimé ? » continua Rupert. L’oracle décida que le jeune homme, s’il était amoureux lui-même, était tombé aux genoux de la charmante créature et qu’ils avaient échangé leur foi. Elle n’avait pas achevé que… l’oracle s’accomplissait.

Je me promis de féliciter la tante Bertha sur le choix de ses dames de compagnie. Quant à Rupert, je déclarai tout haut que c’était un franc étourdi, un impertinent, un odieux personnage, et que tous les échanges de serments avec une folle, hors de ma présence, comptaient à mes yeux comme une chanson de nourrice.

— Mais cela va de soi, ma chère maman, répondit l’héroïne. C’est pourquoi la tante Bertha l’a fait partir le jour même, avec injonction d’aller vous voir tout en débarquant. « Je n’oserai jamais », a-t-il dit. Alors ma tante vous a écrit. Maintenant tout est bien.

Il était évident que mademoiselle ma fille se voyait déjà au pied de l’autel, sa couronne sur la tête, Flatmark à sa droite ; mais, dans mon jugement, nous n’en étions pas encore là. Un officier de hussards, même aussi peu hussard que Rupert, n’était pas pour moi le type rêvé comme gendre. Ils étaient, au surplus, beaucoup trop jeunes l’un et l’autre. Enfin, de toutes les objections que j’avais contre ce mariage, la moins forte n’était pas le rôle de chaperon remorqueur, accepté et plus ou moins bien joué auprès de Mina Kardaun. Bien des gens commençaient à dire qu’elle mourait d’envie d’épouser Flatmark et, même sans pénétration extraordinaire, ceux-là devaient bien voir que je ne manœuvrais pas précisément pour l’en empêcher. Quels ragots le monde n’allait-il pas faire, s’il apprenait un beau matin que Rupert épousait ma fille ? Le mieux que je pouvais attendre était qu’on parlât de moi comme d’une intrigante fieffée et, certes, je ne pouvais compter sur le vieux Kardaun et encore moins sur sa fille pour ma défense.

Voilà quelle était ma dernière objection ; mais, celle-là, je ne me souciais pas de la faire valoir aux yeux de ma tante. Je me bornai donc à lui opposer les autres, quand je me rendis chez elle en quittant Élisabeth, non sans avoir houspillé celle-ci comme il convenait. Je m’aperçus bientôt que j’avais devant moi une adversaire ferrée à glace, mise, par cette vieille pie de général sans doute, au courant de bien des choses, pour ne point parler de ce qu’elle avait pu voir par elle-même, en des temps plus reculés.

— Vertu de moi ! s’écria-t-elle. Vous avez peur des hussards, maintenant ? Venez avec moi dans la galerie. Tous nos portraits de famille sont là. Vous y verrez une assez jolie collection d’attributs militaires, depuis le heaume de notre aïeul Conrad de Tiesendorf, qui accompagna en Terre-Sainte l’empereur Frédéric, jusqu’aux aiguillettes d’un certain colonel — de hussards, s’il vous plaît — dont vous êtes la petite-fille que vous aimiez les hussards ou non.

— C’est fort bien, répondis-je. Mais il y a aussi des portraits de femmes dans la galerie. Êtes-vous sûre que, si les mortes pouvaient parler, toutes vous diraient qu’elles ont béni Dieu, d’un bout de la vie à l’autre, d’avoir eu pour mari des hommes d’épée ?

— Et vous, ma nièce, avez-vous béni Dieu de n’avoir pas épousé Otto de Flatmark ?

J’abandonnai cette position qui devenait intenable, et je me repliai sur ma seconde ligne. Je déclarai que, dans tous les cas, je n’examinerais même pas la demande d’un jeune homme de vingt-quatre ans, et cela dans son propre intérêt.

— Mais alors, fit la chanoinesse, comment se fait-il que vous ne le trouviez pas trop jeune pour Mina Kardaun ?

On voit qu’il n’était pas facile de mettre la bonne tante à quia. Cependant, comme elle ne pouvait exiger une décision séance tenante, je m’en tirai par une proposition d’armistice et je rentrai chez moi le lendemain, emportant la parole d’honneur de la châtelaine d’Obersee que mons Rupert serait consigné rigoureusement à la porte, s’il osait y frapper, jusqu’à nouvel ordre.

Je n’étais pas rentrée depuis deux heures que je vis arriver chez moi un vieillard pâle, échevelé, tremblant. Dieu me pardonne, je crois qu’il était devenu maigre, comme d’aucuns blanchissent, en vingt-quatre heures. Je lui demandai :

— Madame Kardaun serait-elle plus mal ?

— Madame Kardaun est toujours de même, répondit-il. (Sa voix était étranglée par la colère.) Mais ma fille est au lit, très malade, pleurant toutes les larmes de son corps. Vous soupçonnez peut-être un peu pourquoi ?

Hélas ! oui, je le soupçonnais, tellement que je baissai la tête sans répondre, ne sachant que dire. Au fond de moi-même, j’envoyais le trop séduisant Rupert… très loin. Mathieu continua :

— Mon jeune ami, le fils du Ministre, est venu me voir tantôt. J’en ai appris de belles par lui ! Cet affreux Flatmark épouse votre fille. C’est un coup monté ! Ils se sont vus à Obersee, d’où vous arrivez vous-même. Ceci, madame, n’était pas tout à fait dans nos conventions.

Relevant la tête à ce langage dont le sans-gêne m’exaspérait, je ripostai :

— Nous ne sommes pas convenus que vous vous mêleriez de savoir, avant que je le sache moi-même, qui épouse ma fille ou qui ne l’épouse pas. Faites attention, d’ailleurs, que vous me parliez l’autre jour, à cette même place, d’une certaine demoiselle, qui a des caprices, et de son père qui va être fait baron.

Peut-être avais-je un peu dépassé les bornes. Peut-être avais-je oublié que le sentiment le plus fort chez Mathieu Kardaun était la tendresse pour sa fille.

— Je vous ai parlé comme un triple sot, répondit-il, Et surtout, je n’avais pas vu alors ce que je viens de voir : Mina, ma pauvre Mina, mon enfant bien-aimée, sanglotant comme une malheureuse… Comprenez-vous que cet imbécile m’a tout raconté devant elle ?… Baron ! moi ! Pensez-vous, par hasard, que je ne prendrais pas le bateau demain, que je ne retournerais pas dans le plus misérable des hameaux de la Grande-Prairie pour y pétrir la pâte, si c’était le moyen de donner à ma fille l’homme que son cœur — Dieu le bénisse ! — a choisi ?

L’infortuné Kardaun pleurait. Moi-même, pourquoi m’en défendre ? je me sentais émue.

— Mon cher voisin, dis-je, tâchant de le calmer, je vous assure que le comte de Flatmark, avec toutes ses qualités, n’est pas le mari que je rêve pour ma fille. Mais puis-je le forcer d’épouser la vôtre ?

— Non, sans doute, répondit Mathieu. Je ne vous demande pas l’impossible. Dites seulement que vous ne consentez pas au mariage annoncé.

— Annoncé ? répliquai-je. Une seule personne a le droit d’annoncer le mariage de ma fille ; et, d’après ce que je vous confiais tout à l’heure, nous n’en sommes pas précisément là.

— C’est quelque chose, convint mon adversaire (car il était facile de voir que ce père, idolâtre de sa fille, devenait un adversaire). Mais, pour que je fusse tout à fait rassuré, il me faudrait votre parole que vous ne consentirez pas.

Cette insistance odieuse me fit éclater.

— Monsieur Kardaun, déclarai-je, vous perdez toute mesure. Si le Roi me demandait un engagement semblable, ce qu’il n’oserait pas faire, je le lui refuserais. Ma liberté de mère est une chose sacrée : je la garde, complète.

— Bien ! dit mon homme en se levant, pâle de fureur. Par la même occasion, gardez votre pension de famille, jusqu’au jour où vous en trouverez le prix que je vous donnais.

Il sortit, sans que j’eusse besoin de lui montrer la porte, et je restai seule, moins fière au fond que je voulais bien le paraître. Non seulement je perdais une petite fortune et la possibilité de reprendre une vie normale ; mais encore il fallait rembourser les avances de Kardaun. C’était une mauvaise journée, tout compte fait. Déjà ma pauvre tête commençait à travailler, car il y avait des mesures à prendre, quand on m’annonça le jeune Rupert. Il choisissait bien son heure, comme on voit !

Ce hussard tremblait comme une feuille, en dépit de son grand sabre. Avalant coup sur coup sa salive, qui menaçait de l’étouffer, il balbutia une phrase inintelligible où il était question de réponse, de hardiesse et d’espoir, d’amour éternel, d’existence brisée, d’arrêt de vie ou de mort ; bref je compris qu’il venait savoir de quel œil je considérais ses projets sur Élisabeth.

Je lui répondis que ces projets étaient absurdes, qu’ils étaient l’un et l’autre des enfants dignes du fouet, que ma fille était une sotte de ne lui avoir pas ri au nez, mais que je comptais bien qu’elle le ferait maintenant.

— J’en doute, répondit-il avec une confiance qui m’exaspéra. J’ai sa foi : elle a la mienne. Il va sans dire que vous pouvez nous rendre malheureux longtemps par votre refus. Mais on peut supporter la vie quand on aime, et qu’on est sûr d’être aimé.

— Vous êtes bien venu à parler d’amour ! lui ripostai-je, vous qui prétendez que le souci du boire, du manger et du dormir est déjà trop pour un homme !

— L’amour que j’ai pour votre fille est comme l’air qui entre dans mes poumons. Je respire sans m’en douter. Ce n’est pas un souci, mais ma vie elle-même !

— Comment pourrais-je vous croire, puisque les Flatmark ne peuvent pas aimer. « C’est de famille. » Je cite vos paroles.

Au lieu de discuter davantage, le monstre se mit à genoux devant moi.

— Je sais aujourd’hui un double secret, murmura-t-il. Chère comtesse Bertha ! Elle vous a trahie. Je sais quel nom reste gravé dans deux cœurs qui ne battent plus. Je sais que mon père et mon oncle ont adoré la même femme ; je sais qui est cette femme. Et je vous répète encore une fois, avec une autre signification : « C’est de famille ! »… Avez-vous oublié ce que j’ajoutais : « Si je trouve une femme qui vous ressemble ! »… L’ayant trouvée, je fus pris tout de suite. Ne savez-vous pas que ma bien-aimée est votre portrait ?

Lui aussi était le portrait du pauvre Otto et, pendant qu’il baisait mes mains, je me souvenais du premier homme qui les avait baisées, à genoux aussi, mais plus timide… Et Rupert de Flatmark était bien près de gagner sa cause.

Subitement je revins à moi, comme foudroyée par la lumière douloureuse d’un éclair. Ce jeune homme ignorait sans doute ce qu’avait été le père de sa bien-aimée. N’étais-je pas obligée, moi, d’être honnête pour deux ?

— Relevez-vous, ordonnai-je. Parlons sérieusement. Savez-vous, puisque vous savez tant de choses, le nom que devrait porter ma fille ?

— Oui, répondit-il d’un air grave. Je sais que vous êtes la marquise de Noircombe.

— Et savez-vous ce que fut le marquis de Noircombe ?

— Un mauvais mari.

— Ce fut encore autre chose, déclarai-je. Vous ne voulez pas épouser Mina Kardaun, malgré ses millions, parce que son brave homme de père était boulanger. Comment donc épouserez-vous Élisabeth, qui ne possède rien au monde, et qui serait trop heureuse d’être la fille d’un ouvrier sans reproche ?

— Mon Dieu !… gémit Flatmark épouvanté.

Alors je lui racontai l’horrible histoire. Je le voyais frémir comme sous l’attouchement d’un fer rouge, pendant mon récit. Je fus impitoyable ; je ne cachai rien : je devais cette franchise à tout homme d’honneur, mais plus encore à un Flatmark. Je m’attendais, quand je lui laissai la parole, à entendre un adieu sortir de sa bouche. Il restait silencieux, la tête dans ses mains. Quand il me laissa voir ses traits, je fus cruellement troublée par sa pâleur et par ses yeux humides.

— Ma pauvre mère ! soupira-t-il. Comme je vous plains !…

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