Un nid dans les ruines
II
Une sœur de mon père, vieille fille et chanoinesse, nous arriva pour me servir de mère à l’occasion du mariage. Elle était, presque depuis sa sortie du couvent, dame d’honneur de notre reine. Aussi la considérait-on comme un des piliers de notre petite Cour moins luxueuse que la résidence d’un pair anglais, mais plus à cheval sur l’étiquette que le Versailles de Louis XIV. La comtesse Bertha, comme nous l’appelions, m’apportait un cadeau vraiment royal de la part du Roi, mon parrain. C’était une rivière de diamants que M. de Noircombe admira fort, d’autant plus qu’il n’avait, disait-il, aucuns bijoux de famille à m’offrir, ce que la comtesse Bertha, entre autres choses, ne put jamais lui pardonner. Une lettre autographe, beaucoup moins appréciée de mon futur, accompagnait la cassette. Un peu voilé d’une tristesse bienveillante, le compliment de Sa Majesté contenait cette phrase :
« Il m’en coûte, chère petite, de faire voyager mes diamants à l’étranger. De tout temps j’avais cru que ma perle précieuse reviendrait à nous. Dieu veuille qu’elle ait trouvé une monture digne d’elle ! »
Mais pouvais-je m’étonner que mon auguste parrain plaignît le pauvre Otto ? Je répondis en demandant la permission de présenter, aussitôt après mon mariage, le marquis de Noircombe à mon bienfaiteur. Puis, je m’occupai des préparatifs de toute sorte, même des dîners que devait offrir mon père, sinon à la famille de mon futur qui n’avait plus ni père ni mère, du moins à la société diplomatique et à nos plus intimes amis.
Peu s’en fallut, paraît-il, qu’une question de contrat ne vînt tout briser. Ce détail, comme beaucoup d’autres, n’a été connu de moi que plus tard. Je remarquai seulement dans les yeux de « mon maître », pendant trois jours, cette lueur singulière qui avait disparu depuis qu’il m’avait conquise. Inutile de dire qu’il eut raison du notaire, quoique, probablement, avec moins de facilité.
L’excellent Bruneau se couvrit de gloire une dernière fois sous mes ordres. Du moins, je croyais que nous allions nous quitter ; mais il me toucha fort en demandant à me suivre.
— De toute façon, affirma-t-il, je ne resterai pas chez monsieur le baron après le départ de mademoiselle. Une maison sans femme n’est jamais bien tenue, et je ne suis pas de ceux qui aiment l’eau trouble pour pouvoir y pêcher.
M. de Noircombe ne fit pas d’objection à l’enrôlement de Bruneau, tout en déclarant qu’il se souciait peu de bonne ou de médiocre chère. J’en étais encore à savoir de quoi — en dehors de mon humble personne — il se souciait. Par contre, je perdis mademoiselle Ordan, qui réclama d’elle-même sa liberté, comprenant, dit-elle avec raison, qu’une dame de compagnie devenait pour moi un luxe superflu. Je la regrettai peu, et, quand mes yeux se furent ouverts sur plus d’un événement bizarre, j’eus la conviction, sinon la preuve, qu’elle aurait pu expliquer ces deux mystères : le billet placé dans un de mes livres, l’amoureux trouvé par hasard dans le coin le plus désert du Bois, en l’an de grâce 1858. Je ne demande pas à Dieu de la punir en la faisant passer par les souffrances que j’ai connues.
Maintenant, il faut être franche. La plupart des femmes qui m’ont fait part de leurs désastres conjugaux (je regrette de dire qu’elles m’ont donné en assez grand nombre cette preuve d’estime), la plupart de ces désillusionnées, dis-je, prétendent qu’elles le furent dès les premiers jours, plus souvent encore dès les premières heures. Ma dignité gagnerait sans doute, aux yeux de beaucoup de gens, par une affirmation de ce genre ; mais j’ai vu le mensonge de trop près pour ne pas le haïr. Non, je ne fus pas de ces clairvoyantes qui sondent l’abîme dès les premiers rayons de l’aurore. Je fus heureuse, infiniment heureuse, plusieurs jours, plusieurs semaines, plusieurs mois. Méphistophélès, en m’emportant, ne me fit pas sentir ses griffes ; et ce ne fut pas en enfer, tant s’en faut, qu’il m’emporta. Je lui sus fort bon gré de ne s’être pas contenté de mon âme et, quand un beau soleil d’été me réveilla fort tard, je l’avoue, dans mon grand lit, au château de Noircombe, j’avais sur les yeux cet épais bandeau qui n’accompagne point, d’ordinaire, la désillusion.
Si épais qu’il fût, pourtant, je ne pus m’empêcher de voir que ma chambre, assez mal aperçue la veille, était dans un état frappant de vétusté ; plus encore : de nudité. A vrai dire, le reste du château n’était pas mieux fourni. Le mobilier, les tableaux, brillaient par leur absence. Mon mari, d’ailleurs, s’en excusa.
— Quand je suis devenu le maître de Noircombe, expliqua-t-il, c’était un réceptacle de vieilleries. J’ai fait place nette. Pour de nouvelles acquisitions, pour les réparations nécessaires, j’ai voulu attendre le goût de la jeune châtelaine. Me blâmerez-vous d’avoir été long à choisir celle qui devait régner ici ?
Ma réponse fut telle que mon seigneur pouvait la désirer. Ses trente-six ans ne m’avaient jamais moins effrayée qu’à cette heure ; et la seule pensée que la marquise de Noircombe aurait pu ne pas être Hedwige de Tiesendorf me causait une impression désagréable. Quant au mobilier neuf, patience ! Je savais déjà qu’on pouvait être fort heureux avec ce qui restait de l’ancien.
Une chose qui étonna « la jeune châtelaine » plus peut-être que l’absence de son mobilier, fut l’absence de ses vassaux. Nourrie dans les traditions quasi féodales de mon pays, je m’attendais à voir ces arcs de triomphe, ces cortèges de paysans, ces bals champêtres, ces repas homériques, dont j’avais eu plusieurs fois le spectacle avant de venir en France. A Noircombe tout se réduisit à la visite de mon curé, des Sœurs de l’École et du régisseur du domaine, qui était en même temps le notaire du bourg voisin. Madame Pinguet, une brune fort causante, accompagnait son mari. Chose curieuse ! tous ces gens n’avaient qu’un mot à la bouche : réparation. Ce mot, à vrai dire, semblait de l’hébreu pour le marquis, à voir le peu d’attention qu’il y prêtait. Ma première visite à l’église, au presbytère, à l’école, sans parler d’un coup d’œil sur les fermes vues au passage, me fit reconnaître, cependant, que le sujet des réparations ne manquait pas d’actualité.
La maison Pinguet, tout au contraire, me fit plaisir à voir. Il n’y manquait pas un clou ; le mobilier abondant comprenait même des curiosités. J’avais vu trop d’Albert Dürer dans les galeries de la Pinacothèque, pour ne pas en reconnaître un dans la chambre à coucher de la petite madame Pinguet, dont elle voulut me faire les honneurs. Comme je la félicitais sur son bon goût :
— Oh ! répondit-elle, ce tableau ne vient pas de loin. Mon mari l’a acheté à la vente.
— Une vente faite dans le pays ?
— Mais oui, madame la marquise ; la vente faite au château. Je venais de me marier, et maître Pinguet m’a gâtée. Il m’a acheté, outre cette vierge, un bureau que voici.
Le bureau, pur Louis XVI, était un bijou.
— Est-ce que le château contenait beaucoup d’objets de cette valeur ? demandai-je avec une parfaite innocence.
— Oh ! madame, il en était plein. Avec les tapisseries seulement, on a fait vingt mille écus. Ce sont des marchands de Paris qui ont presque tout emporté.
Je ne fis aucune remarque, du moins tout haut, et nous rejoignîmes ces messieurs qui causaient près d’une table où se voyait une liasse de dimensions respectables. Sur la couverture de beau papier vert, je lus le mot hypothèques en ronde superbe. Vente, hypothèques, réparations ! Si seulement il en avait été, des réparations, comme de la vente, qui n’était plus à faire ! Je pensai, tout en acceptant le malaga et les biscuits de Pinguet : « Mon mari devait être fort insouciant à l’époque de sa jeunesse. » Quant à moi, je n’entendais rien aux questions d’argent, ni aux affaires en général. J’ignorais, avec un père comme le mien, ce qu’est une irrégularité d’administration ou un embarras de fortune.
Interroger M. de Noircombe, et surtout lui faire des observations sur l’état de son patrimoine, était une hardiesse qui ne me venait même pas à l’esprit, car je ne le craignais pas moins tout en m’étant mise à l’adorer. C’étaient deux grands avantages dans la main d’un homme au-dessus du commun par l’intelligence. Il en avait un troisième : son habileté prodigieuse à détourner les conversations qui n’étaient pas de son goût. Ces détails consignés une fois pour toutes, je n’y reviendrai plus, même quand j’aurai besoin d’excuser un manque de clairvoyance ou de fermeté de ma part. A celles qui riront de moi et protesteront qu’elles auraient été moins sottes, je répondrai par cette seule phrase : J’aurais voulu vous y voir !
Cependant, bien que ma pensée fût endormie dans un rêve très doux, j’attendais chaque jour que mon mari parlât de réparer Noircombe et surtout de le meubler. Nous y campions littéralement. Nous ne pouvions ni recevoir faute d’installation, ni faire des visites faute d’équipage. Nul n’avait le droit de s’étonner de notre sauvagerie tant que nous étions en lune de miel et, certes, nous y étions. Mais j’avais entendu affirmer, tout en espérant le contraire, que les lunes de miel ne durent pas toujours. La nôtre cessa brusquement, avant son quatrième quartier. Mon seigneur et maître déclara un beau matin, sans préparation et sans longues phrases, qu’il fallait rendre visite à mon royal parrain. Mon père, d’ailleurs, nous attendait à la Cour.
Cette dernière considération m’eût empêchée de discuter, même si j’en avais eu le courage. Revoir mon cher père, la tante Bertha, mes amies d’enfance, la maison où j’étais née ! Tout cela ne valait pas le bonheur que je laissais à Noircombe, mais enfin c’était un grand bonheur. De plus, j’étais fière de montrer le marquis au Roi. Peut-être l’étais-je aussi de me montrer moi-même dans mes jolies toilettes de Parisienne. Bref, encore une fois, je me laissai emporter sans résistance. Nous devions occuper le reste de la belle saison à courir l’Allemagne, rentrer à Paris de bonne heure et y passer l’hiver.
Les réparations du château attendraient jusqu’au printemps. Ne fallait-il pas se mettre en quête d’un architecte et d’un tapissier ? Tout cela me parut la sagesse même.
Je me jetai dans les bras de mon père avec une joie d’enfant. Il m’examinait avec attention, j’allais dire avec angoisse ; mais il fut bientôt rassuré.
— Les voilà donc revenues, ces belles couleurs de mon Hedwige !
Tels furent ses premiers mots. J’aurais souhaité plus d’expansion entre lui et M. de Noircombe. Mais un gendre n’est-il pas toujours un rival heureux, qu’il est difficile à un père de voir sans jalousie ? Nous nous hâtâmes de défaire nos malles. Le soir même nous devions aller faire notre cour à Leurs Majestés. Longtemps avant de monter en voiture, j’avais demandé à mon père avec qui je me trouvais seule :
— Otto sera-t-il là ?
— Non : il est parti en congé, fut la réponse brève.
J’avoue que mon cœur fut soulagé d’un grand poids, en même temps que j’avais honte de me sentir heureuse de cette absence.
Nous fûmes reçus à merveille au Palais. Parmi tous ces Allemands gras et roses, le teint mat, les traits accentués, les yeux noirs de mon mari produisaient un effet surprenant. Je crois, sans modestie, que le grand succès fut pour lui ; et cependant mon entrée fut un triomphe. Le roi me baisa la main, car nous étions en grande étiquette ; je me souvins qu’il n’embrassait jamais sa filleule passé midi. La reine causa longtemps avec le marquis, au grand déplaisir de la comtesse Bertha qui, je le devinai, aurait voulu voir son neveu au bout du monde, satisfaction qu’elle eut seulement un peu plus tard. Elle dut, malgré sa mauvaise humeur, le présenter au cercle des dames, relativement assez nombreuses, que la curiosité, sans doute, attirait ce soir-là : dans cette petite cour monotone et vieillotte, on n’avait pas souvent une distraction aussi grande.
Mon mari fut arraché à ses courbettes par un chambellan qui venait l’inviter, de la part du Roi, au jeu de Sa Majesté. Comme tous les soirs, une table attendait. A l’heure présente, je ne peux m’empêcher de rire de moi-même en songeant à la frayeur que j’eus alors. Mon mari, à ma connaissance, n’avait jamais tenu une carte ; du moins je n’avais pas entendu dire qu’il sût distinguer le trèfle du carreau. Je fus bientôt rassurée, plus encore : étonnée, de la transformation qui s’opéra dans la physionomie de M. de Noircombe, dès qu’il sentit couler sous ses doigts le vélin glacé. Un éclair sombre jaillit de ses yeux ; des plis se dessinèrent au coin de sa bouche ; l’expression de son visage devint très dure. La partie s’engagea en silence et, bientôt, ma frayeur changea d’objet. Le Roi, joueur habile, disait-on, mettait son amour-propre à gagner tout le monde, ce qui était — à cette époque — le seul impôt lourd du royaume, car Sa Majesté jouait gros jeu. Or je n’avais pas songé à instruire mon mari de ses devoirs de bon courtisan, me doutant peu qu’il serait soumis à cette épreuve. Mais que faire à cette heure, sinon d’espérer qu’il allait jouer comme une mazette, chose probable d’ailleurs ?
Hélas ! il n’en fut rien. Tout en feignant d’être à la conversation de la Reine, j’avais l’œil et l’oreille à la partie du Roi. En quelques minutes, le coup fut terminé. Ce n’était pas une défaite pour la couronne, c’était un écrasement ; l’attitude consternée de la galerie faisait voir que le désastre était sans exemple. Mon mari, l’œil plus brillant que jamais, ne soupçonnant pas l’énormité de sa conduite, empocha l’or royal. Sa Majesté, malgré tout, fit bonne contenance et félicita le gagnant :
— Marquis, voilà des années que je n’ai pas rencontré un adversaire de votre force ! Il était temps que vous vinssiez ; je me rouille. Vite ma revanche, et, cette fois, tenez-vous bien !
M. de Noircombe ne se tint que trop bien. Il gagna encore, il gagna toujours. La figure de mon pauvre parrain faisait peine à voir. Les vieux courtisans regardaient le tapis comme pour y chercher une trappe. Mon père était pâle de consternation. A ce bout du salon un silence de mort régnait, troublé seulement par la voix de mon mari qui s’élevait par intervalles, pour annoncer une nouvelle victoire. Chaque levée, qu’il rangeait devant lui avec une symétrie parfaite, me chargeait la poitrine d’un poids nouveau. Jamais, non jamais, je n’oublierai cette partie.
Enfin le Ciel eut pitié de nous. Après une série contraire, qui nous parut avoir duré des heures, Sa Majesté gagna un coup et jeta les cartes, sans plus songer à faire des compliments au vainqueur. Presque aussitôt le couple royal se retira ; je fus heureuse quand la voiture nous emporta nous-mêmes. Tandis que nous roulions, mon père dit à son gendre :
— Si je vous avais connu ce talent, marquis, je vous aurais conseillé de laisser à votre adversaire au moins la bonne moitié des coups. De grâce, la prochaine fois, commettez quelques fautes !
Quand nous fûmes rentrés chez nous, mon mari vida ses poches gonflées d’or. Il paraissait radieux ; je crois que je ne l’avais pas encore vu de si belle humeur. Je l’aimais trop pour ne pas me laisser gagner moi-même par sa gaieté, qui n’était pas une chose ordinaire chez lui. Pourtant je ne pus m’empêcher de dire :
— Moi aussi, je trouve que vous avez trop bien joué, mon ami. Toute la Cour est consternée. Pendant huit jours on ne parlera pas d’autre chose.
— Entre nous, me répondit-il, j’avais complètement oublié la qualité de mon adversaire. J’étais tout à mon jeu et ne voyais que les cartes. Du reste j’ai promis à votre père de me laisser plumer à la première occasion.
— Je doute que cette occasion vous soit donnée, prophétisai-je. Mais où donc avez-vous pris cette habileté incomparable ?
— Oh ! répondit-il avec négligence, il m’arriva de temps à autre de faire ma partie dans quelque cercle… Deux mille francs, ma petite ! J’ai gagné deux mille francs ! Les fonds publics du royaume vont baisser demain !
J’ignore si les fonds publics baissèrent ; mais notre faveur baissa certainement ; durant notre séjour dans la petite capitale, mon mari ne fut plus invité au jeu du Roi. Et d’un autre côté, depuis cette soirée mémorable, je ne cherchai plus ce qui pouvait bien être le goût dominant de M. de Noircombe.
Quelques jours après, nous étions à Baden-Baden, alors dans toute sa gloire. Là, je devins une femme souffrante, bonne à rien. L’ange des douleurs et des joies était sur mon seuil, me disant : « Je te salue, toi qui seras mère ! »
Cette fois la lune de miel était bien finie. Mon mari, à la façon de tant d’autres, s’épargna les ennuis d’une intimité peu agréable ; sauf ce détail il fut excellent. Il me procura un bon médecin, une confortable chaise longue, des livres, après quoi je ne l’aperçus plus guère. Il comptait probablement — et en cela il avait raison — que la fille du baron de Tiesendorf était sûre de ne pas manquer de visites, en cet endroit si rapproché de sa ville natale. Depuis mon mariage, il ne m’était pas arrivé de voir tant de monde, ni surtout de voir si peu mon mari. D’abord, quand il rentrait tard dans la nuit, je souffrais d’une mortelle jalousie ; Baden-Baden était le rendez-vous des femmes les plus séduisantes de l’Europe, en allant d’un bout à l’autre de l’échelle sociale et morale. Mais la première fois que j’eus la faiblesse de laisser voir cette souffrance à mon époux, il me répondit fort sérieusement :
— Chère petite, je ne vous ai pas trompée et ne vous tromperai jamais. Si je vous faisais de grandes protestations sur ma vertu, ou sur ma loyauté, ou même sur mon amour, vous pourriez dire que je vous chante le refrain ordinaire des mauvais sujets. La vérité est que les femmes ne me disent rien — sauf une, corrigea-t-il poliment avec un baiser sur mes doigts. Nous sommes dans la ville la plus cancanière du monde. Quelqu’un vous a-t-il rapporté qu’on m’a vu m’entretenir plus de cinq minutes avec une crinoline quelconque, princesse ou danseuse ? Ne vous tourmentez pas. Je m’amuse comme un bon petit garçon à remuer des cartes. Ici, au moins, ce n’est pas comme avec votre insupportable parrain. Je peux gagner cent louis sans mettre les finances d’un royaume en désordre ; et, pardieu ! je gagne. Vous en verrez la preuve demain.
La preuve arriva, sous forme d’un bracelet qui me rendit très heureuse, non pour le bijou lui-même, qui était pourtant fort beau, mais parce que je n’étais plus jalouse. Une ombre, toutefois, passa sur mon bonheur quelques jours après. La chance avait tourné, sans doute ; car le bon petit garçon qui s’amusait à remuer des cartes vint me demander « un service ». C’était le premier. Le spectacle d’un mari venant prier sa femme de lui donner de l’argent était nouveau pour moi. Il m’étonna comme un honteux renversement des rôles. Je n’aurais pas été beaucoup plus stupéfaite si l’on m’avait requise d’aller choisir une paire de chevaux chez un maquignon. Ce furent, je m’en souviens, les paroles qui sortirent de mes lèvres.
— Je ne me ruinerai pas plus pour les chevaux que pour les femmes, répondit M. de Noircombe, ce qui était s’éloigner de la question.
Comme j’en faisais la remarque, ajoutant que, ruine pour ruine, je ne voyais pas d’avantage considérable à s’appauvrir par le jeu plutôt que par les chevaux, mon mari, pour la première fois, devint désagréable.
— Je suis pressé, dit-il ; ne m’obligez pas à insister.
Je retrouvai alors sur ce visage, redevenu le visage de « mon maître », l’expression qui me faisait peur jadis, quand il m’était beaucoup plus facile de ne pas avoir peur. Sans une résistance plus longue, je vidai mon tiroir, et le calme revint aussitôt. Je promis au surplus de ne point parler de ce détail à mon père. Et je ne lui en parlai pas. J’eus assez de tendresse filiale pour lui cacher que, ce jour-là, j’avais eu cette première révélation de malheur qui, tôt ou tard, pour tant de femmes, coupe d’un abîme le chemin de la vie.
Pour moi, on en conviendra, la révélation venait plus tôt que je ne pouvais l’attendre, même sans faire preuve d’un optimisme exagéré. Il y avait trois mois que j’étais la marquise de Noircombe !… N’importe : je voyais le gouffre ; mais Dieu me faisait la grâce de m’en cacher la profondeur. Je compris dès lors que j’allais être, que je serais toujours une femme malheureuse. La ruine m’apparut comme une chose fatale, assurée, puisque je ne me sentais pas de force à lutter avec mon maître ; non, pas même — qu’on m’accuse de lâcheté — pour défendre le pain de mon enfant. Mais j’ignorai quelque temps encore, pas bien longtemps, que la ruine est une épreuve légère comparée à d’autres. Comme un oiseau malade, je mis ma tête sous l’aile et j’attendis. On ne tarda guère à parler de la passion de mon mari pour le jeu. On m’apprit qu’il s’était remis à gagner beaucoup. Je l’aurais deviné, rien qu’à sa démarche légère et à sa figure épanouie, sans parler des bijoux qui m’arrivaient de temps à autre. Un seul bijou — dont je commençais à sentir la vie — pouvait m’intéresser. Quant aux autres, je les enfermais en y touchant à peine, comme une réserve pour la prochaine occasion où je serais priée de « rendre un service ». Autant dire tout de suite que cette occasion se présenta quand il fallut régler nos comptes à Baden-Baden, où la saison touchait à sa fin. J’aurais voulu passer quelque temps à Noircombe ; mais je ne fus pas consultée sur la direction à prendre. Nous fîmes route vers Paris.
On y rentrait alors beaucoup plus tôt qu’à l’époque actuelle, de même qu’on en partait beaucoup moins tard. J’y retrouvai mon père, ce qui fut une grande joie ; mais je ne retrouvai pas la vie de famille d’autrefois : nous venions, ou plutôt mon mari venait de louer un de ces petits hôtels avec sous-sol, construits sur les modèles de Londres, qu’on commençait alors à voir paraître. Tout en me portant mieux, j’étais incapable de grandes fatigues ; aussi l’installation fut remise aux soins d’un tapissier et terminée en quelques semaines. D’ailleurs on pouvait aller vite avec la mode, florissante alors, du capitonnage et des draperies de peluche. Maintenant je sais que vos jeunes mariées mettent quatre ans à s’installer, sous prétexte de « découvrir » des meubles ayant appartenu à Marie-Antoinette, ou des tapisseries ayant décoré la demeure d’un Fermier Général. Sans doute, la Reine changeait de canapé tous les jours et le financier renouvelait ses tentures aussi souvent que les dentelles de son jabot. Autrement, il faudrait douter de la bonne foi des antiquaires, ce qu’à Dieu ne plaise !
De nouveau, donc, je fus maîtresse de maison, avec mon fidèle Bruneau comme attaché culinaire, ainsi que le qualifiaient jadis nos amis de la Légation. Pour le moment sa besogne était simple, car nous avions rarement des convives.
— Je me préoccupe surtout, disait-il, d’étudier l’estomac de madame la marquise. Dans le livre de menus que je compose, il y aura un appendice à l’usage des personnes dans l’état de santé où se trouve madame.
Sans pousser le zèle pour mon bien-être aussi loin que son cuisinier, M. de Noircombe s’étudiait visiblement à m’épargner les choses désagréables. Depuis Baden-Baden il n’avait plus été question de « services ». Nous déjeunions toujours ensemble et il était rare que je fusse réduite à dîner seule. Je refusais toutes les invitations ; mais si mon loyal époux en acceptait quelqu’une pour lui-même, il trouvait moyen de me faire savoir le lendemain par une amie, par un journal, d’une façon quelconque, qu’il avait bien réellement dîné là où il prétendait l’avoir fait. La plus jalouse des femmes eût dormi tranquille. Mon mari sortait peu ou pas dans la journée : il avait coutume de dormir plusieurs heures durant l’après-midi. Le soir, un peu tard, il allait à son cercle, un cercle très élégant et très fermé, où l’on jouait furieusement ; je savais qu’il n’y manquait pas plus qu’un acteur à son théâtre. Ah ! non, certes, je n’étais pas jalouse : plût au Ciel que je l’eusse été davantage ! La jalousie conserve l’amour, de même que certaines maladies généreuses conservent la santé !
Chaque jour, quand le thermomètre permettait de sortir (nous étions alors en décembre), j’allais au Bois par ordonnance du médecin. Comme au temps qui avait précédé mes fiançailles, j’évitais les endroits à la mode, mais pour d’autres raisons. D’abord mon état de santé, pour parler comme Bruneau, me rendait un épouvantail à en juger par le refroidissement de l’enthousiasme conjugal. Ensuite, n’ayant pas commencé mes visites de noces, ma situation à l’égard du monde était un peu fausse. Donc j’avais retrouvé ma petite allée, et même mon banc, resté ineffaçable dans ma mémoire, à cause de certaine apparition quasi diabolique dont j’avais de bonnes raisons pour me souvenir. Il se trouva qu’un de mes anciens danseurs cherchait, lui aussi, les allées désertes.
Ce beau ténébreux était Auditeur quelque part, bien vu aux Tuileries où il avait disputé un moment la palme des cotillons au marquis de Caux ; mais il s’était consolé de sa défaite par d’autres triomphes. Il se nommait Jacques Malterre et n’était pas joueur : les femmes ne lui en laissaient pas le temps. Il faut dire, à sa louange, qu’il ne s’occupait que des femmes du monde, par économie, prétendaient les envieux. Quoi qu’il en soit, quand on n’avait pas d’autre sujet de conversation pendant un dîner, on n’avait qu’à prononcer le nom de Jacques Malterre. Aussitôt les histoires arrivaient d’elles-mêmes, comme buis au dimanche des Rameaux.
Les amies, qui venaient frapper à ma porte seulement entr’ouverte, m’avaient conté la dernière : je me souviens vaguement qu’elle était d’une grande noirceur et qu’il y jouait le rôle de victime. Il en était encore à la période des petites allées désertes, mais tout à la fin, il faut croire, puisque, m’ayant rencontrée, il daigna tourner son cheval et causer à ma portière pendant cinq bonnes minutes.
Pour peu qu’elle ait un joli chapeau sur des cheveux pas communs, et que le reste de sa personne disparaisse dans un tas de fourrures, une femme en coupé peut toujours faire illusion. Le beau Jacques me témoigna comme toujours une politesse délicieuse, avec une froideur de marbre, nuancée habilement toutefois, de façon à me faire comprendre que ce n’était pas la froideur de l’indifférence, mais la froideur du chagrin. Sa voix, son regard, avaient en même temps un je ne sais quoi d’ému qui signifiait :
— Vous non plus, vous n’êtes pas heureuse !
Il me le dit beaucoup plus clairement, le lendemain, à la même place, avec cette différence que j’étais sur mon banc, respirant le grand air, tandis que ma voiture attendait à cent mètres. Le promeneur arrêta son cheval et, sans descendre, s’informa de ma santé, d’un air de paternité triste qui lui allait fort bien.
— Je ne vous demande pas de nouvelles de Noircombe, ajouta-t-il. Je néglige un peu le Cercle depuis quelque temps ; mais j’entends parler de lui par les camarades.
— Si j’étais portée à l’inquisition, répliquai-je, ce serait le cas de vous demander ce que disent « les camarades ». Mais, tout au contraire, je vous prie de ne pas me le dire. J’ai l’horreur de ce genre d’opérations.
— Non, fit-il ; non, je ne vous dirai rien ! Vous êtes une bonne petite âme qui mériterait bien d’être heureuse. Et vous vous promenez toujours toute seule ?
— Oh ! j’aime la solitude.
— C’est comme moi, soupira-t-il. Et, quand on aime la solitude à notre âge, il n’est pas difficile de deviner le reste.
Là-dessus mon interlocuteur soupira, salua et reprit sa promenade. Je n’ai pas vu dans toute ma vie un homme qui ait plus fière tournure à cheval.
Nous nous rencontrâmes souvent depuis lors dans notre île, comme nous appelions ce coin désert du Bois. Pas une seule fois M. Malterre ne quitta sa selle, même quand il me trouvait sur mon banc. Son tact peu commun, joint à une science consommée du monde et à l’expérience des femmes, lui permettait d’aller plus loin qu’un autre, sans qu’on eût le droit de le blâmer ou l’occasion de l’arrêter. A la troisième rencontre avec un praticien ordinaire, j’aurais laissé voir une contrariété ou, tout simplement, j’aurais découvert une autre île. Mais faire la prude avec ce personnage attristé, ennuyé, renfrogné, qui maudissait jour et nuit, à pied ou à cheval, l’inconstance d’une oublieuse, vraiment c’eût été ridicule et rien de plus.
Il faut d’ailleurs faire attention que le mauvais temps me privait parfois, durant une semaine entière, de mes promenades. Pour Jacques Malterre, l’intervalle plus ou moins long entre nos rencontres semblait ne faire aucune différence. La phrase qu’il m’adressait, car souvent il ne m’en adressait qu’une, était juste la continuation de celle qu’il m’avait dite la veille ou la semaine d’avant. C’était comme un feuilleton qui continue petit à petit ; et c’était bien un feuilleton, lisible par les plus timorés, que ce roman très peu romanesque ayant pour résultat, malgré tout, l’intimité croissante chez les personnages. Encore mon nouvel ami semblait-il peu disposé à s’en prévaloir ; jamais il ne demanda la permission de forcer ma porte, condamnée pour les visiteurs ordinaires.
Le petit ange invoqué par mes désirs, comme le consolateur suprême et tout-puissant, n’allait pas tarder à paraître. M. de Noircombe lui-même semblait prendre intérêt à sa prochaine venue. Je le voyais davantage ; il était bon pour moi, tellement qu’un jour j’eus le courage de lui dire :
— Est-ce que vous aimerez cet enfant, Ludovic ?
— Mais sans doute. Quelle question !
— Vous l’aimerez… plus que tout ?
— Certainement.
— Alors, dès qu’il pourra parler, je lui apprendrai une phrase, pour qu’il vous la répète chaque matin et chaque soir.
— Et quelle sera cette phrase ?
— Papa, ayez pitié de maman et de moi !
J’avais peur d’être allée trop loin. Mais, sur le visage de mon mari, je fus étonnée de lire, au lieu de la colère, une infinie tristesse. Il resta muet pendant plusieurs secondes, les yeux perdus dans le vide ; puis il les ferma, baissa la tête, et je l’entendis soupirer :
— Ah ! si c’était un fils !…
Peut-être qu’en effet, si c’eût été un fils, toute ma vie eût été changée, pour ne rien dire de la vie d’un grand coupable. M. de Noircombe, à ses heures, m’avait laissé voir qu’il était fier de son nom très ancien, qui mourait avec lui à défaut d’enfant mâle. Aurait-il eu pitié d’un futur Noircombe ? Était-il encore temps d’avoir pitié ?
Je me suis fait souvent ces questions, fort oiseuses du reste, car… ce ne fut pas un fils que la Providence nous envoya.
O mon Dieu ! vous n’avez pas exaucé ma prière ; mais, vous en êtes le témoin, malgré tout, malgré la ruine, malgré la honte, je vous ai remercié chaque jour, à genoux, de ne m’avoir pas exaucée ! Avec ma petite Lisa, devenue ma grande, ma chère, ma belle Élisabeth, je n’ai jamais senti la privation dans la pauvreté, la fatigue dans le travail, la rougeur dans l’humiliation. Elle a été, depuis son premier vagissement, la richesse, le repos, l’orgueil de sa mère. O mon Dieu ! Je vous remercie de m’avoir donné une fille comme celle-là, même au prix de tout le reste.
Elle a été, elle est d’autant plus ma fille que son père, dès la première minute, la prit en haine et s’en désintéressa. La déception, chez lui, fut terrible.
— Décidément, je n’ai pas de chance ! fit-il à haute voix, peu soucieux que je pusse ou non l’entendre.
Je l’entendis ; mais comme les bienheureux enivrés de la joie céleste doivent entendre, sans en être distraits, les blasphèmes des malheureux humains. Je voulus être la nourrice de mon enfant. Nul ne m’en dissuada. J’eus quelques semaines d’un bonheur qui devait approcher de près la limite du bonheur terrestre.
Un coup de tonnerre mit fin à mon rêve. C’était le soir du jour où, pour la première fois, j’étais sortie avec mon baby. Comme j’avais été fière ! Comme, dans les yeux de chaque jeune femme rencontrée, j’avais tâché de lire l’envie ! Et comme il m’avait été doux de voir dans une glace que j’étais une jolie mère, moi qui ne me suis jamais souciée d’être une jolie femme ! Le soir, après dîner, je racontai nos succès à mon mari.
— Je vois, dit-il, que vous allez bien. J’en suis heureux, car, depuis longtemps, je désirais avoir avec vous une conversation d’affaires. Vous voudrez bien me rendre cette justice que j’ai attendu le moment convenable. Et pourtant j’ai bien besoin de vous !
Croyant qu’il s’agissait encore d’un « service », j’allais à mon tiroir, n’ayant envie, à cette heure, ni d’engager une discussion, ni même de faire entendre une plainte. M. de Noircombe m’arrêta d’un geste :
— Non, dit-il ; ce n’est pas un prêt que je vous demande ; c’est un marché que je vous propose. Vous conviendrait-il d’acheter Noircombe ?
Je répondis, moitié plaisante, moitié sérieuse, car je ne comprenais pas encore bien :
— Mais, je ne suis pas assez riche.
— Oh ! si ; vous l’êtes. Un château ne se paye pas grand’chose et, quant à la terre, elle n’est plus tout à fait ce qu’elle a été.
On m’en voudrait de sténographier toute la conversation qui fut plutôt désagréable. J’appris, contrairement à mon attente, que je pouvais placer ma dot en immeubles. Sans doute, c’était pour me réserver cette liberté peu enviable que M. de Noircombe avait combattu le bon combat chez le notaire. Je tiens seulement à constater que je ne fus pas vaincue à la première rencontre. Peu de femmes, je crois, auraient fait une plus honorable défense. Mon adversaire fut même obligé de démasquer toutes ses batteries, c’est-à-dire de se démasquer lui-même, en faisant usage d’un moyen de persuasion qu’il n’aurait pas pu mettre en ligne avec beaucoup d’autres.
— Ne voyez-vous donc pas que vous me faites mourir ? lui avais-je crié, à bout de forces.
— Vous êtes pâle, en effet, me répondit-il ; mais aussi vous prolongez à plaisir des discussions fatigantes. Finissons-en vite, ou bien il me faudra consulter Campbell. J’ai peur que vos devoirs de nourrice ne soient une épreuve dangereuse pour vos forces.
J’avais compris. Il fallait signer, ou voir ma petite Lisa prendre le sein d’une autre femme. Je gardai ma fille et je donnai ma dot. Pinguet, je le sus alors, attendait à Paris depuis une semaine, avec l’acte tout prêt. Que Dieu lui pardonne !
— Vous voilà propriétaire de Noircombe, me dit mon mari en levant la séance. La terre est le placement le plus sûr qui existe.
Je me doutais bien qu’on me faisait payer deux fois son prix une terre déjà démantelée. Mais je venais de constater une chose plus grave encore : c’est que je n’estimais plus mon mari.
Hélas ! ma conscience m’a reproché quelquefois de m’en être consolée trop vite. N’ai-je pas été trop mère, pas assez femme ? Dieu me jugera. Oui, je l’avoue, quand je sentais les lèvres de ma mignonne aspirer de nouveau, heure par heure, la vie déjà donnée, le reste du monde n’existait plus pour moi.
Ces deux années de ma vie n’eurent donc pas d’histoire. Je me souviens vaguement d’une tournée de visites qui fut interminable. Quand j’avais passé deux heures loin de mon trésor, une force irrésistible me ramenait à la maison, ce qui mettait hors d’elle-même la vieille tante de mon mari qui nous présentait. M. de Noircombe, on le devine, ne faisait jamais d’objections lorsque je demandais grâce pour jusqu’au lendemain.
L’Impératrice me fit de grands compliments sur mon zèle maternel. L’Empereur s’étonna que toutes les femmes ne fissent pas comme moi, « puisque le métier de nourrice embellissait à ce point ».
« Embellie ou non, pensai-je, on ne me verra plus guère à la Cour. J’ai mieux à faire maintenant. »
Pour contenter mon père, toutefois, je ne me retirai pas du monde, ou plutôt j’ouvris ma porte au monde, ce qui me convenait mieux que de l’aller chercher au dehors. Naturellement je ne donnais ni bals ni soirées, ne voulant pas veiller ; mon mari ne le voulait pas non plus. Du moins il ne voulait veiller qu’au cercle. Nous nous bornâmes donc aux dîners plus ou moins intimes, qui permirent à Bruneau de montrer sa valeur. Je ne saurais dire avec quel argent nous vivions : celui de ma dot ou celui du jeu. Ma fille prospérait, c’était l’essentiel.
Toutefois il était écrit que les catastrophes ne pouvaient m’épargner longtemps. La guerre d’Italie venait d’être déclarée. Mon père m’apprit un jour que mon cousin Otto venait de prendre du service dans l’armée autrichienne.
— Mon Dieu ! m’écriai-je, le voilà devenu l’ennemi de la France ! Veut-il donc se venger sur le peuple qui est devenu mon peuple ?
— Je crains qu’il ne cherche autre chose que la vengeance, me répondit mon père avec une tristesse profonde.
Bientôt Paris connut l’enthousiasme de la première victoire, et je connus, moi, des tortures sans nom. D’autres auraient gardé plus de calme. L’Autriche n’était pas mon pays. La France ne m’avait guère donné de bonheur jusque-là ; mais une raison, que comprendront toutes les mères, suffisait à me la faire aimer comme la plus chère des patries : mon enfant n’était-elle pas Française ?
Mais comment aurais-je pu oublier qu’Otto, mon cher Otto, combattait contre la France ? Quand j’apprenais la mort d’un des nôtres, je songeais : « Peut-être que c’est lui qui l’a tué ! » Et, les lendemains de victoire, je ne sortais pas d’une pièce reculée de mon appartement, où mes oreilles entendaient un peu moins les salves du canon, les joyeuses volées des cloches. O mon trop fidèle ami ! N’était-ce pas de ta mort qu’on se réjouissait ?
Quelle ne fut pas mon émotion, un matin, à la vue de l’écriture d’Otto sur une enveloppe à mon adresse ! Il ne m’avait pas écrit depuis deux ans, pas même pour me maudire après ma dernière lettre : celle qui lui notifiait ma trahison. Le malheureux ! Il avait fait plus que de me maudire ! Il avait fui, pour ne pas me voir à la Cour de son souverain. Il avait brisé sa carrière. Il avait pris les armes contre la nation qui m’avait enlevée à lui… Et voilà que, de nouveau, sa plume traçait mon nom. Pour me dire quoi, grand Dieu ?
Il suffisait de voir sa lettre pour deviner qu’elle arrivait d’un champ de bataille. Encore aujourd’hui, malgré tant de larmes qui l’ont baignée, elle conserve toutes ces taches lugubres. Je l’ouvris par un effort surhumain…
Et je retombai, anéantie. Hélas ! ce n’était pas une lettre de lui ; c’était ma lettre, les lignes homicides tracées par ma main ! Dans cette enveloppe, rien de plus ; pas un mot ajouté, pas une plainte. Il avait fait mieux que de se plaindre : il était mort !… Sur son cadavre on avait trouvé la missive toute préparée. Que m’apportait ce message posthume ? Le pardon ou la haine éternelle d’un mort ?
Je m’évanouis, au grand effroi de mes femmes qui coururent chercher M. de Noircombe. En reprenant mes sens, je vis qu’il lisait ma lettre. Je la lui aurais fait lire, d’ailleurs ; je ne prononçai qu’une phrase :
— Et c’est pour vous, pour vous que j’ai fait cela !…
Il eut, je dois le reconnaître, le bon goût de ne pas me répondre et de me laisser seule. Mais, après cette secousse terrible, ma petite Lisa eut beaucoup à souffrir. Grâce à Dieu, je pus me maîtriser à cause d’elle ; pas une goutte de lait étranger n’a jamais touché ses lèvres ! C’est plus de bonheur que je n’en méritais.
Voyant mon chagrin, et devinant peut-être qu’il y avait dans mon abattement le poids d’un remords affreux, mon excellent père demanda et obtint la permission de m’emmener en Suisse, dès que la guerre fut finie. Je passai avec lui six semaines tranquilles, dans notre chère intimité d’autrefois. On devine bien que cette tranquillité n’était que relative. Combien de fois mon sommeil fut troublé par l’apparition du pauvre Otto, silencieux et menaçant ! Que serais-je devenue sans ma fille, lorsque mes yeux s’ouvraient au milieu du cauchemar terrible ? Mais, à la lueur de la veilleuse, elle m’apparaissait rose et souriante dans son berceau. Alors il me semblait que je pouvais défier tous les malheurs, toutes les menaces. « Mon Dieu, priais-je, envoyez-moi les épreuves qu’il vous plaira ; mais protégez ma fille ! »
Les épreuves sont venues ; mais ma fille est heureuse. Que le nom de Dieu soit béni !