Un nid dans les ruines
V
Les Kardaun avaient achevé de bâtir le Cottage et l’habitaient ; nous étions voisins, très bons voisins : Mathieu ne me gardait nullement rancune de mon obstination à ne pas lui vendre mon lopin de terre. J’avais été voir sa femme dans sa nouvelle résidence, de style américain, mais de bon goût, je dois le dire. Il restait bien entendu que je vivais en recluse et qu’il n’y aurait pas d’intimité entre nous. Mon voisin était fin comme l’ambre et entendait les choses à demi-mot.
— J’aurais beau faire, m’avait-il dit un jour, le vieux Kardaun sera jusqu’à sa tombe un boulanger enrichi. Mais, par Dieu ! ma fille sera duchesse !
Quant à moi j’en étais convaincue, tout en me demandant si la mienne ne serait pas institutrice. Dans tous les cas elle s’y préparait de son mieux, en étant la première de sa classe dans son couvent. Mais, Seigneur, que la pension me coûtait cher !
Ce fut le bon Mathieu qui me tira de peine. Il vint me voir un jour et, après un demi-quart d’heure d’excuses, nous arrivâmes au but de sa visite, qui ne semblait pas l’épouvanter médiocrement. J’eus l’idée qu’il s’offrait à nouveau comme acquéreur et, s’il faut l’avouer, je ne me sentais plus aussi ferme dans mon refus que la première fois. Je me trompais : mon homme avait pris son parti de ne pas posséder tout son bloc ; il m’apportait même généreusement le moyen de rester propriétaire de mon petit bien.
— J’ai reçu, commença-t-il, un câblogramme dont je viens parler à madame la baronne, après mûre réflexion. Une dame bostonienne, veuve, très bien élevée, est en route pour venir passer quelques mois ici avec sa fille. Désirant vivre très retirée, elle ne veut pas d’hôtel, mais une maison particulière où elle vivrait comme chez elle, sans préoccupation de ménage et de domestiques. Si je ne m’abuse, une bonne partie de votre demeure vous est inutile. Je vous offre donc de vous charger de mes commettantes. Nous n’aurons pas de difficultés quant aux conditions.
J’hésitais ; il articula un chiffre qui me sembla, vu mon inexpérience, encore plus avantageux qu’il n’était réellement. Pauvre de moi ! Qui m’eût dit, alors que je combinais avec Bruneau des menus extraordinaires, qu’une centaine de louis ou deux seraient une grosse affaire dans mon budget ! Toutefois je demandai vingt-quatre heures avant de donner mon dernier mot. Qu’allait dire mon royal parrain de voir sa filleule prendre des pensionnaires ?
Simple et bienveillante Majesté ! J’entends encore sa réponse :
— Vous blâmer, ma chère enfant ! Je vous admire au contraire. Vous êtes bien heureuse de pouvoir vous enrichir en faisant le lit des autres. Moi, je me suis appauvri en faisant celui de l’empereur d’Allemagne !
Ainsi je débutai dans la carrière du Family House, et devins une bourgeoise qui se faisait appeler Frau Tiesendorf. L’excellent Kardaun, je m’empresse de le dire, ne m’avait pas trompée. Mes pensionnaires étaient des personnes recommandables et même distinguées, dignes de la réputation de culture intellectuelle qui s’attache à leur ville natale. Je m’arrangeais d’ailleurs à les rencontrer le moins possible ; de leur côté, elles y mettaient de la discrétion. Elles mangeaient dans leur appartement, moi dans le mien. Je leur abandonnais un de mes deux salons, pour y recevoir leurs amis et faire de la musique ou du dessin. Elles me dirent, en partant, qu’elles n’avaient jamais été aussi bien servies. Elles firent mieux : elles m’envoyèrent de la clientèle.
Bien entendu, je ne recevais que des femmes, ou des ménages plus que mûrs : encore fallait-il montrer patte blanche. On ne me croirait pas, cependant, si je disais que je n’eus jamais d’ennuis ; mais j’étais encouragée par la vue des résultats : ma fille aurait une dot ou quelque chose d’approchant.
Ma pauvre Élisabeth ! Elle ne s’amusait guère à la maison quand elle venait en vacances. Rarement je pouvais lui consacrer une heure dans la journée, car il fallait être sur la brèche. Mais nous passions nos soirées ensemble ; je bénissais Dieu de m’avoir donné une fille si jolie et si raisonnable. Je ne la gardais pas longtemps, toutefois, trouvant que le séjour d’un Family House, même aussi sévère que le mien, n’était pas tout à fait convenable pour une jeune fille de quatorze ou quinze ans destinée, je l’espérais du moins, à reprendre son rang dans le monde. Elle passait une partie des vacances à Obersee, où la tante Bertha, qui s’était retirée de la Cour, s’occupait à conspirer, autant que le comportait son grand âge, contre celui qu’elle appelait toujours le Roi de Prusse. Dénouer le faisceau nouvellement formé de l’Empire, émanciper notre petit royaume, tel était son but, ni plus ni moins.
Élisabeth conspirait aussi, naturellement ; c’était même son seul plaisir au château d’Obersee, qui n’était pas précisément le séjour des Jeux et des Ris. Malgré tout, elle se résignait sans trop de peine à cette prison, où je me doute qu’elle faisait ses quatre volontés, car sa tante l’adorait. J’avoue même que je comptais beaucoup sur la bonne chanoinesse pour marier la petite, quand elle serait sortie de sa maison d’éducation, le plus tard possible.
Mais il fallut bien l’en sortir, bon gré mal gré, quand elle eut ses dix-huit ans. Pourquoi les filles grandissent-elles ? Je me trouvais de nouveau, après quelques années de calme, en proie aux difficultés. Devais-je renoncer à mes pensionnaires — qui composaient le plus clair de ma fortune — et reprendre ma fille avec moi ? Devais-je la confier à sa tante ? Je m’arrêtai à cette résolution, provisoirement. Aussi bien, je ne pouvais liquider en quelques semaines. Élisabeth s’installa donc à Obersee pour y vivre, et moi je continuai à veiller sur le bien-être de mes clientes, qui avaient fini par envahir toutes les pièces disponibles de ma maison. L’hiver venu, j’allais pouvoir plus facilement, si je m’y décidais, fermer mon Family House.
Nous en étions là, quand je vis entrer un jour dans mon parloir le plus bel officier de hussards que j’eusse rencontré de ma vie, du moins je le crois. Supposant qu’il désirait voir une des misses plus ou moins fringantes que j’hébergeais :
— Qui demandez-vous, monsieur ? dis-je au séduisant cavalier.
— Mais, madame, c’est vous que je demande, fit-il avec un sourire épanoui. J’ai peur que, depuis ma dernière visite, les tourterelles ne soient mortes de vieillesse. Quant à ma petite amie, en jugeant d’après sa mère, j’ose espérer qu’elle n’est pas encore décrépite.
— Mon Dieu ! m’écriai-je, vous êtes Rupert de Flatmark !
— En personne ; revu, augmenté et nouvellement promu au grade de lieutenant. Depuis hier, je suis dans cette ville, ma garnison.
Il me baisa la main, et devenu tout à coup plus grave :
— J’entends encore mon pauvre père vous dire : « Cet enfant vous reverra peut-être avant moi. »
Après un silence de quelques secondes, je répondis à Rupert dont les yeux étaient humides :
— Vous n’entendîtes pas ce que je lui disais un moment plus tôt : « Cet enfant ne sera jamais un étranger pour moi. »
— Merci, madame ! Voilà des paroles dont je me prévaudrai pour franchir souvent cette porte. Et maintenant, puis-je renouveler connaissance avec ma petite amie ?
— Non. Elle habite chez sa tante. Le séjour d’un lieu comme celui-ci n’est pas à désirer pour une jeune fille de vieille race. Élisabeth reviendra chez moi quand j’aurai pu fermer mon auberge, où, par parenthèse, vous rougirez peut-être de venir me voir.
— Je ferai mieux, dit-il gaiement. Louez-moi une chambre ; quelque chose dans les prix doux, car je ne suis pas bien riche.
— Loger un jeune homme chez moi ! Belle idée, vraiment ! Toute ma clientèle déguerpirait dans les vingt-quatre heures. Vous avez si bonne réputation, vous autres hussards !
— Comme vous entendez peu les affaires, baronne ! Ayez deux ou trois lieutenants comme pensionnaires, et toutes les Anglaises qui viennent voir nos vieilles croûtes ne voudront pas descendre ailleurs que chez vous.
Il partit, après une assez longue visite pendant laquelle nous parlâmes de mille sujets divers. Il me rappelait son pauvre oncle Otto, avec plus de brillant et d’entrain, mais avec non moins de qualités sérieuses. Le monde s’empara de lui, selon ce que je prévoyais ; je le revis seulement après plusieurs semaines. Il me raconta qu’il n’aimait que la bonne compagnie, ce dont je le félicitai. Les salons qu’il fréquentait de préférence étaient les plus fermés de la ville. De fait, son nom et sa tournure lui permettaient de choisir ses relations. Je sus qu’il plaisait au Roi et qu’on le voyait régulièrement à la Cour où, cependant, un garçon de son âge devait s’ennuyer ferme. Bien qu’il eût à peine vingt-quatre ans, plusieurs femmes de très haute noblesse le soignaient déjà pour leurs filles, et celles-ci en rêvaient tout éveillées. Mais toutes ses amoureuses n’avaient pas trente-deux quartiers de noblesse. Je l’appris de la façon la plus positive, comme on va voir.
Mathieu Kardaun m’avait beaucoup négligée, ou du moins je tâchais de me persuader à moi-même que c’était lui qui me négligeait. La vérité est, d’abord, que j’avais peu de temps à donner à la causerie ; ensuite que ce brave homme n’était guère mon fait comme causeur ; enfin que sa fille m’effrayait terriblement, pas pour moi, bien entendu, mais pour Élisabeth si, quelque jour, elles devaient vivre côte à côte. Quoi qu’il en soit, on aurait eu peine à trouver deux voisins meilleurs, et deux voisins qui se fréquentassent moins.
Je fus donc un peu surprise de voir entrer Kardaun chez moi, vers le milieu de l’automne, à l’heure où l’on avait quelque chance de me trouver libre. Du premier coup d’œil je devinai qu’il avait un gros souci :
— Votre chère malade va-t-elle moins bien ? lui demandai-je.
— Pas moins bien, mais pas mieux, répondit-il. Sa vie ressemble à la végétation à peine sensible de certaines plantes. Ce n’est pas d’elle que je viens vous parler : c’est de Mina. Vous savez que j’adore ma fille.
— Vous êtes aussi bon père que vous êtes bon mari. Votre affection paternelle, Dieu merci ! n’est pas éprouvée comme l’autre.
— Non ; et pourtant !… Le bonheur de ceux qu’on aime nous tient à cœur autant que leur santé.
— Est-ce que votre fille n’est pas heureuse ?
— Vous allez voir que non, madame la baronne, si vous voulez bien m’écouter pendant cinq minutes. Il s’agit de marier cette enfant.
— Ce doit être facile, monsieur Kardaun, avec tous vos millions.
— N’avez-vous pas remarqué, madame la baronne, combien les demoiselles sont extraordinaires dans leurs goûts ? Petites, vous êtes sûre qu’elles s’amouracheront d’un géant ; si elles ont deux mètres, leur cœur sera pris par un diminutif d’homme. On dirait que le disparate les attire. C’est ce qui arrive à la mienne, dans un ordre d’idées moins matériel. Vous savez que j’ai encore de la farine sur mes habits. Que croyez-vous que fait Mina ? Elle perd la tête pour un grand seigneur, qui regarde toute femme non titrée comme une simple maritorne, et qui croirait déroger en adressant la parole à une roturière telle que ma fille.
— Sans doute il a dérogé, alors — mademoiselle Kardaun est certes assez jolie pour cela — puisque l’amour est venu.
— Mais non, madame la baronne. On s’est croisé à cheval deux ou trois fois ; rien de plus. Mina est franche. Elle ne s’est pas vantée à moi d’un succès qu’elle n’a pas eu. Le jeune comte n’a pas même regardé le cheval de mon héritière, qui m’a bel et bien coûté trois cents louis. Évidemment il savait le nom par trop plébéien de l’amazone. J’ai raisonné ma fille ; je lui ai dit : « Qu’est-ce que tu espères ? Autant vaudrait songer à l’archange Gabriel. Et encore, celui-là, tu peux le voir à l’église, tandis que ton officier entend la messe dans la chapelle du Roi, où tu ne peux pas entrer. »
— C’est un officier ? demandai-je.
— Oui ; et voyez la chose ! Vous croyez peut-être que cette folle a remarqué un mauvais sujet, perdu de dettes, qui serait trop heureux d’épouser une femme riche, eût-elle été servante d’auberge ? Pas du tout. Elle s’éprend d’une perfection, d’un être vertueux et sans défauts, qui ne touche pas une carte et ne met pas le pied dans les coulisses.
— Vous êtes vraiment bien malheureux, monsieur Kardaun, fis-je en riant.
— Ce n’est pas moi qui suis malheureux. J’ai offert à Mina — qui ne mange plus — de la conduire à Paris. Là, ce n’est pas comme chez nous. On ne demande pas à une jolie fille de produire ses parchemins. « Tu danseras avec des ducs, lui ai-je promis ; et tu seras duchesse avant la fin de l’année, ou le diable s’en mêlera ! » Mais elle se soucie peu d’être duchesse. Il n’y a qu’un homme pour elle au monde : Rupert de Flatmark !
Je poussai un cri d’étonnement à ce nom.
— Là ! fit Kardaun. J’étais bien sûr que vous le connaissiez. Reste à savoir si vous voudrez venir à mon aide, vous qui êtes la filleule du Roi.
Je fus saisie de terreur à la pensée que Kardaun voulait un anoblissement et comptait sur moi pour l’obtenir. J’allais élever des objections ; mais déjà il continuait :
— Madame la baronne, si vous vouliez présenter ma fille à la Cour, je suis sûr que tout irait bien.
— Quelle idée ! Vous devriez savoir que je ne vais plus à la Cour depuis… depuis un grand nombre d’années. Je suis à présent une simple bourgeoise : Frau Tiesendorf !
— Je le sais. Vous n’allez plus à la Cour parce qu’il faut, pour cela, des chevaux, des toilettes, et surtout du loisir. Mais je peux vous… prêter tout cela.
Je me redressai de ma hauteur, ce qui servit de peu ; car un citoyen d’Omaha, même par adoption, se moquerait du courroux de toutes les déesses de l’Olympe, quand il a une affaire dans le cerveau.
— Voyons les choses sous leur vrai jour, insista-t-il. Vous êtes une femme intelligente puisque vous gagnez de l’argent, ce qui est la marque distinctive de l’intelligence. Or donc, si je vous demandais de loger et de nourrir ma fille, comme vous faites pour d’autres, vous accepteriez mon argent. Le refuserez-vous en échange d’un service beaucoup moins vulgaire ?
— Oui, je le refuserai, certes ! répondis-je, encore plus abasourdie qu’offensée par ce langage.
Il serait trop long de sténographier la plaidoirie de ce singulier bonhomme. Jeter l’or sans compter, bouleverser toute une hiérarchie sociale n’étaient rien pour lui, du moment qu’il s’agissait d’empêcher que sa fille eût un chagrin. Cependant il ne parvenait pas à me convaincre. L’idée de reparaître à la Cour dans le seul but de rendre un mariage possible entre « miss Kardaun » et Rupert de Flatmark ne pouvait m’entrer dans l’esprit. Mon interlocuteur le voyait bien. Il me dit tout à coup :
— L’affaire est très simple, pourtant. Elle serait déjà faite si vous n’étiez pas baronne, c’est-à-dire si vous n’aviez pas de préjugés. Mais, si vous n’étiez pas baronne, vous ne pourriez m’être utile. Changeons les mots : quand on parle aux femmes, les mots sont tout. Je vais, comme disent les Anglais, tuer deux oiseaux avec la même pierre. J’ai toujours envie de votre maison, quoique je n’en parle plus.
Bien que n’étant pas, au fond de moi-même, aussi obstinée que jadis dans mon refus, je protestai par un geste.
— Madame la baronne, fit Kardaun en fixant sur moi ses petits yeux perçants, convenez que votre maison n’a plus à vos yeux le même caractère sacré de souvenir. Tant de créatures inconnues, étrangères, y ont passé avec leurs peines et leurs joies, emportant chacune — invisible larcin — comme un lambeau du passé ! Votre sacrifice, permettez-moi de le croire, ne sera plus ce qu’il eût été dix ans plus tôt.
— Où voulez-vous en venir ? demandai-je sans avouer qu’il avait raison.
— A vous dire que, devenue moins attachée à votre bien, vous n’en êtes pas moins libre de m’en demander un prix de convenance. Il vaut cinquante mille francs ; dites que vous en voulez trois cent mille et c’est marché conclu. En retour, je vous demanderai un service.
— La présentation de votre fille à la Cour ?
— Cela même. Votre parrain vous permettra de conduire au Palais une jeune amie de bonne apparence, bien élevée, dont la mère est infirme et le père trop vieux pour la suivre dans le monde. Vous voyez que je n’exige pas l’impossible. Je sais que l’ancien boulanger Kardaun doit rester chez lui. Cependant, voir ma fille causer avec Sa Majesté eût été la plus grande joie de ma vie !
L’offre était éblouissante. Néanmoins je fis cette première objection :
— Tout cela est fort bien. Mais, pour commencer, je ne puis répondre des sentiments du comte de Flatmark, ni même vous laisser croire que je l’influencerai.
— Je n’attends rien de semblable, fit Kardaun. En tout cas, vous ne l’influencerez pas contre ma fille. Je m’en rapporte à vous.
L’affaire — puisqu’il s’agissait d’une affaire — me paraissait bien définie. Elle n’était pas autrement glorieuse ; mais je n’y voyais rien d’immoral. Je trouvai cependant qu’une première question se posait devant ma responsabilité. Du moment qu’il s’agissait de Rupert de Flatmark, il fallait avant tout savoir quelle femme était au juste Mina Kardaun. A vrai dire je ne la connaissais guère. Elle venait parfois rendre visite à quelqu’une de mes pensionnaires ; mais elle évitait manifestement de me rencontrer ; ce qui était peut-être de la discrétion plus que de l’indifférence. Son père, à ma demande, me l’envoya.
Nous parlâmes sans le moindre détour, chose facile avec cette jeune personne dont la franchise était la qualité maîtresse. Elle me dit, résumant la situation mieux que je n’aurais pu le faire moi-même :
— On vous a prévenu sans doute, madame, que je suis une enfant gâtée, et c’est parfaitement vrai. Toutefois, dans l’occasion, il ne s’agit pas d’un caprice. Pourquoi Rupert de Flatmark est le premier homme qui m’ait troublée, je ne puis vous l’apprendre : l’amour ne s’explique pas. Mais je peux vous dire pourquoi je veux l’épouser : précisément parce qu’il ne fait pas attention à moi. Le plus affreux malheur qui puisse arriver à une femme est d’être épousée pour son argent.
— C’est vrai ! fis-je avec la conviction de l’expérience.
— Quant à moi, poursuivit-elle, je n’épouserai jamais un homme pour son titre. Vous jugez bien que je pourrais viser plus haut qu’une couronne de comtesse. Néanmoins je désire que mon mari soit noble, parce que la noblesse est une clef qui ouvre certaines portes, devant lesquelles le mérite se brise ou s’attarde. Voyez mon père ! Il ne peut même pas être de certains clubs et, si j’étais un garçon, je ne pourrais pas être officier dans notre armée. Pauvre père ! Je crois qu’il n’a jamais fait qu’une bêtise dans sa vie : c’est le jour où il est revenu dans ce royaume en retard d’un siècle sur le monde entier.
Je ne pus m’empêcher de dire à Mina qu’elle parlait avec beaucoup de bon sens.
— Et maintenant, continuai-je, une dernière question. Est-ce bien pour lui-même que vous vous êtes éprise de Flatmark ? Si l’on vous apprenait que ce jeune homme est le fils d’un artisan quelconque, persisteriez-vous à vous faire aimer de lui ?
— Certainement, fit-elle. Mais alors je n’aurais pas besoin de vous.
Elle prononça ces paroles avec un mélange de déférence envers moi et de confiance en elle-même qui me charma. En bonne conscience il me semblait que Rupert n’était pas tant à plaindre. Toutefois il y avait d’autres obstacles à considérer. Je demandai un peu de patience à ma solliciteuse et, dès que la chose fut possible, j’allai voir le Roi, me demandant si je n’allais pas être tancée d’importance, pour avoir seulement arrêté mon esprit à l’idée que je venais lui soumettre. Il n’en fut rien. Une fois de plus j’arrivai à la conclusion que mon royal parrain était d’une largeur de vues que bon nombre de ses sujets auraient pu lui envier.
— Avant tout, me répondit-il, je pense à notre chère Élisabeth à qui une dot va tomber du ciel. Quant à Flatmark, je ne lui conseillerai jamais une mésalliance ; mais enfin l’intérêt d’un royaume est que les grands noms soient attachés à de grandes fortunes. Il est encore bien jeune, mais très sérieux. C’est affaire à lui de décider le sort de la belle Mina. Bien entendu, nous respecterons le secret de cette jeune fille. Si elle est ce que vous dites, amenez-la-moi ; je la recevrai bien. Et, du même coup, je retrouverai ma chère filleule, rentrée dans sa sphère et victorieuse de la destinée.
Sous ce rapport, mon vénérable parrain était assez mauvais prophète ; mais ce ne fut ni sa faute ni la mienne. Il me conseilla vis-à-vis de Kardaun certaines précautions que je déclinai respectueusement. J’avais confiance dans la parole du brave Mathieu. De fait, il ne tint qu’à moi de conclure le marché d’or pour ma maison, dès la rencontre que je ménageai avec cet heureux père, afin de l’informer que le pacte était conclu, mieux encore : ratifié.
Je refusai d’aller si vite pour plusieurs raisons, dont la première était la crainte que le public ne devinât, trop aisément, la cause véritable de la faveur soudaine que Mina Kardaun allait trouver auprès de moi. Cette jeune fille eût été la première à en souffrir et son père le comprit. Tout se borna au versement acompte d’une petite somme dont j’avais besoin pour m’équiper en grande dame. Au surplus, il me fallait trouver une gérante pour soigner mes pensionnaires, peu nombreux en cette saison. Kardaun devait entrer en possession de ma demeure au printemps. Jusque-là sa fille aurait le temps de réussir ou d’échouer définitivement auprès de Rupert de Flatmark. Ceci n’était pas mon affaire. On juge bien que j’aurais demandé l’aumône, plutôt que de tomber dans l’industrie du mariage à forfait. Peut-être les gens méticuleux trouveront-ils que j’allais déjà trop loin à faire ce que je faisais. Qu’ils attendent un peu avant de me jeter la pierre !
Le premier acte de cette nouvelle comédie du Bourgeois gentilhomme, où la « belle marquise » était seule en scène, fut ma rentrée à la Cour. Je n’y avais pas reparu officiellement, depuis certaine soirée où j’avais eu l’avantage de voir M. de Noircombe « plumer » mon pauvre parrain. Cette fois j’étais la baronne de Tiesendorf, de par la grâce du Roi et de ses tribunaux. En dix-huit ans, le personnel s’était renouvelé, comme bien on pense, et j’arrivais là ainsi qu’un objet antédiluvien, assez curieux d’ailleurs. Cette filleule de Sa Majesté, victime de malheurs dont l’histoire était peu connue, et qui tenait, pour vivre, un Family House, ne laissait pas que d’être un type étrange. S’il faut tout dire, mon entrée fut glaciale. Je ne connaissais plus personne, à l’exception du Roi ; son auguste compagne l’avait précédé au caveau funèbre. Cependant j’eus, dès la première minute, un chevalier servant : Rupert de Flatmark. Pauvre garçon ! Il ne se doutait guère que j’étais là pour lui mettre la corde au cou !
Bientôt la faveur signalée dont j’étais l’objet de la part du Roi fit son effet. La glace fondit ; mon fauteuil fut entouré. Les cinq ou six femmes qui se trouvaient là me demandèrent la permission d’aller me voir chez moi, ou réclamèrent ma visite, suivant leur âge et leur rang. J’acceptai les politesses, cela va sans dire, puisque Mina devait voir le monde. Avant de se retirer, le Roi me dit tout haut :
— J’espère, baronne, que vous viendrez souvent chez un pauvre vieillard dont la société n’est guère amusante. Il faudra cependant tâcher de vous distraire. Mon neveu me tourmente pour que je fasse danser après Noël. Je compte sur vous.
— Pas comme danseuse, Sire, protestai-je avec une révérence. Mais, si Votre Majesté voulait excuser ma hardiesse, Elle me permettrait de Lui présenter une amie dont la jeunesse ne déparera point les salons du Palais.
Ce dialogue était réglé d’avance avec le Roi. Il me demanda, jouant bien son rôle :
— Qui est cette amie, et comment se fait-il que je ne la connaisse pas ?
— C’est mademoiselle Kardaun, Sire. La santé de ses parents les empêche de voir le monde et d’y conduire leur fille.
Je vis l’étonnement et la moquerie se peindre sur les figures. Mathieu, au su de chacun, n’allait pas dans le monde parce que le monde n’aurait pas voulu de lui. Il va sans dire, toutefois, que nul n’ouvrit la bouche. Mon parrain, sans sourciller, m’accorda ce que je lui demandais. Le tour était joué. L’aristocratie pointilleuse de notre petite capitale avait quinze jours pour s’habituer au sacrilège qui allait se commettre. Tout en me reconduisant à ma voiture, mon chevalier, le beau Rupert de Flatmark, me confia ses craintes à cet égard :
— A Dieu ne plaise que je critique les actes du Roi ou les vôtres, chère baronne. Mais nous venons de faire, ce soir, un grand pas vers les idées nouvelles. La fille du boulanger Kardaun invitée à la Cour !… Entre nous, j’ai peur que vous n’ayez l’ennui de la voir rester sur sa chaise.
— Allons ! vous lui ferez bien faire un tour de valse, pour m’être agréable, mon cher Flatmark ?
— Oui, mais il faudra qu’un autre me donne l’exemple. J’irai le premier à l’assaut quand on voudra. Mais inviter le premier Mina Kardaun, toute jolie et toute riche qu’elle est… j’avoue que je me sens lâche devant un exploit de ce genre.
Pauvre Mina ! Les choses commençaient bien pour elle ! Quant à « l’exemple » qu’exigeait Rupert, on verra que j’avais pris mes précautions ; je n’étais pas pour rien fille de diplomate.
Mathieu faillit mourir de joie quand il apprit que sa fille entrerait dans la terre promise, qu’il devait contempler de loin, le pauvre homme ! Il jura qu’on parlerait de la toilette de « miss Kardaun ». Hélas ! c’était justement ma crainte qu’on en parlât trop, de même que de ses bijoux. Mais je me réservais de poser la question de cabinet au dernier moment, s’il y avait lieu. Il était convenu que la protégée et son introductrice auraient à leurs ordres un équipage, dont je demandai que la livrée fût moins éclatante que celle de mon millionnaire voisin. En somme, je voyais arriver la bataille avec assez peu de crainte mais beaucoup de curiosité.
Quant à Mina, elle était sérieuse et ne criait pas ville prise ! Elle me dit, la veille de sa présentation :
— C’est quelque chose d’avoir l’entrée du tournoi ; mais il reste à vaincre. Je lutte pour plus que la vie : je lutte pour l’amour !
Elle était vraiment touchante, et je ne me la serais jamais figurée ainsi. Quand j’allai la prendre pour ce fameux bal, car je tenais à passer la revue du départ, je la trouvai, à ma grande satisfaction, vêtue d’une robe blanche très simple et sans un bijou. Une seule rose rouge ornait sa chevelure d’ébène. Je déclarai de bonne foi qu’elle était adorablement jolie, et qu’elle aurait les honneurs de la soirée.
— Mais, ajoutai-je, pourquoi êtes-vous si pâle ? Est-ce que vous avez peur ?
— Une peur affreuse, répondit-elle ; mais — je fus seule à entendre ces paroles — j’ai peur d’un autre que du Roi.
Nul doute que le pauvre Kardaun m’eût doublé la somme promise, pour entendre l’huissier de l’antichambre royale annoncer sa fille, et pour la voir faire sa révérence devant Sa Majesté. La révérence fut un chef-d’œuvre de souplesse et de grâce. Mon auguste parrain le remarqua.
— J’avais entendu affirmer, dit-il en souriant à ma jeune compagne, qu’on ne sait pas faire la révérence, aux États-Unis.
Elle répondit avec une simplicité de bon aloi, en me regardant :
— Sire, je ne savais pas ; mais j’ai tâché de copier madame la baronne de Tiesendorf.
— Oh ! bien, fit le Roi, si vous la copiez en tout, je vous promets la grâce en ce monde, et le Paradis en l’autre.
Le prince héritier, à qui l’on reprochait de prendre pour modèle son contemporain et futur maître, s’entendait mieux à conduire des manœuvres qu’à dire un mot aimable à une femme. Il se contenta de dévisager mademoiselle Kardaun avec une attention admirative quand elle lui fut présentée ; puis, froid et raide comme s’il eût récité une leçon de théorie militaire :
— Je vous demanderai une valse, quand j’aurai fini le tour des salons, dit-il.
Mon bon parrain m’avait promis que son neveu ferait cette grâce à Mina, ainsi qu’il devait la faire à trois ou quatre débutantes plus aristocratiques. En attendant, la pauvre fille restait à côté de moi, quelque peu isolée. Je sentais bien qu’il se formait contre elle une cabale de protestation. Je ne perdis pas courage, et la présentai intrépidement à plusieurs femmes connues pour diriger le ton dans notre capitale. En vérité, j’en donnais à Kardaun pour son argent !
Après que Mina eut valsé avec le prince, elle ne resta plus sur sa chaise : on n’aurait pas osé l’y laisser. Rupert, lui-même, s’exécuta, ce qui fut pour la pauvre créature, je pense, une des minutes les plus désirées de sa vie. Tous deux valsaient à ravir ; je ne crois pas qu’on ait vu souvent un plus beau couple dans les salons du Palais. Ma protégée, comme je l’avais prédit, l’emportait en beauté sur toutes les femmes présentes. Flatmark l’invita une seconde fois et, dans le velours sombre de ses yeux, il y eut un éclair de joie. Elle n’était plus pâle en ce moment ; je le lui dis, quand elle revint au bras de son danseur.
— Oh ! me répondit-elle, je suis si heureuse !… Voilà une soirée que je n’oublierai jamais.
— On dirait, fit observer Rupert, que c’est votre premier bal, tant vous avez l’air de vous amuser.
— C’est le premier qui compte pour moi, dans tous les cas.
— Oui ; un bal de Cour impressionne quand on n’en a pas vu. Cependant, à cause de l’étiquette, c’est plus ou moins une corvée.
Pauvre Mina ! Elle avait encore du chemin à faire !
— Pour vous, peut-être, répondit-elle tristement, ce bal fut une corvée. Pas pour moi !
D’autres épines se mêlèrent aux roses de son triomphe. Un journal satirique imprima le lendemain :
« Allons-nous voir revivre, en dehors de nos musées, la grande époque de l’art ? Au bal de cette nuit la Fornarina s’est montrée, en robe de gaze blanche avec une rose rouge. Puissions-nous trouver un Raphaël sur la liste du prochain Salon ! »
Je n’avais pas encore lu ce madrigal à rebrousse-poil quand on m’annonça Kardaun. Il débuta par me remercier de mon chaperonnage de la veille ; puis il me demanda, perfidement :
— Vous savez l’italien, sans doute, madame la baronne ?
— Oui, répondis-je avec une parfaite innocence.
— Voulez-vous me dire, alors, ce que c’est que la Fornarina ?
— C’était une boulangère — Fornarina en italien — d’une beauté merveilleuse, que Raphaël a peinte bien souvent.
— Ah ! j’ai compris, soupira le pauvre Mathieu. Mille grâces, madame la baronne !
Ce fut après son départ que j’eus connaissance de l’article, et ce fut précisément Rupert qui me l’apporta. On devine combien je fus ennuyée.
— Ce n’est pas bien méchant, dis-je après avoir lu, parce que Mina Kardaun a pris le sage parti d’être fort belle. Si bien qu’après tout la comparaison n’est qu’une moitié de satire. Cette jeune fille n’en a pas moins triomphé sur toute la ligne au bal ; on n’a pu critiquer une seule de ses paroles ou de ses attitudes.
— Peut-être bien, dit-il. Mais la voilà pourvue d’un surnom qui lui restera. C’est fâcheux.
— Soyez tranquille. Nom et surnom, elle perdra bientôt l’un et l’autre en se mariant ; car je serais étonnée si elle épouse un boulanger.
— Non, certes ! Elle épousera quelque débris de famille illustre, en quête de millions.
— C’est juste ce qu’elle prétend ne pas vouloir faire. Elle veut être aimée, et je ne doute pas qu’elle le sera. C’est une bonne, franche, loyale créature. Sans cela, du reste, je ne me chargerais pas de la mener dans le monde.
— Voilà précisément ce que j’ai répondu, baronne, à ceux qui vous trouvent… peu entichée de noblesse.
— J’en serais entichée plus que personne, mon cher Flatmark, si noblesse était toujours synonyme d’honneur.
Il me regarda un peu surpris, ne sachant rien ou presque rien de mon histoire. De mon côté, je changeai de conversation. J’en avais assez dit en faveur de Mina, et je ne comptais pas en dire jamais davantage. C’était à elle, pour citer ses propres paroles, à vaincre sur le champ de bataille que je venais de lui ouvrir.
Je continuai les présentations. Presque chaque soir nous allions dans le monde, invariablement dans le meilleur. C’était là que nous étions sûres de rencontrer Rupert. La belle Mina, il faut lui rendre justice, manœuvrait avec une tactique supérieure, en même temps qu’avec une délicatesse irréprochable. Mais, comme il arrive à la guerre, ses coups portaient à côté. Les hommes l’admiraient ; j’en voyais devenir sérieusement amoureux d’elle ; plusieurs, sans s’embarrasser d’amour en voulaient manifestement à ses millions. Quant à Rupert, il avait, la chose ne faisait pas de doute, un plaisir réel à la rencontrer. Ils valsaient beaucoup ensemble ; ce beau cavalier, réputé le meilleur valseur du royaume, déclarait que ma protégée en était la première valseuse. Mais, comme elle disait quand nous étions remontées en voiture, le bonheur de la vie ne consiste pas à valser.
Un soir, elle me raconta, les larmes aux yeux :
— Vous ne savez pas le compliment qu’il m’a fait tout à l’heure : « Mademoiselle, vous pouvez compter sur moi comme sur le plus sincère de vos amis. » Pourquoi ne veut-il pas me donner mieux ? Aime-t-il ailleurs ? Ah ! mes yeux ne le quittent pas lorsqu’il parle à d’autres femmes. Je n’ai rien vu, pourtant !
Rupert venait souvent chez moi, car, à cette heure, j’avais un salon ; mes pensionnaires (les frimas de janvier les réduisaient à un fort petit nombre) ne m’apercevaient plus. Je le questionnai sur l’état de son cœur : il éclata de rire.
— En vérité, me répondit-il, je ne comprends pas ceux qui mettent dans la vie, à côté du boire, du manger et du dormir, une quatrième nécessité, qui est l’amour. Nous avons déjà bien assez de peine à faire face aux trois autres, faibles mortels que nous sommes ! Vive le vin, l’appétit et le sommeil ! Au diable l’amour !
— Patience ! Vous y passerez comme les autres, prophétisai-je. Vous n’avez que vingt-quatre ans.
— Et vous, madame, combien ? fit-il en me regardant avec un air tout à la fois respectueux et « mauvais sujet », qui lui donnait une séduction rare. Ne craignez-vous pas de me convertir trop vite à la religion de l’amour, et que j’en commence le culte par vous ?
— Comme on vous a bien élevé ! répondis-je en riant. Vous avez tout à fait l’air d’oublier que je pourrais être votre mère. Vous irez loin si, comme je l’ai entendu dire, un homme arrive à tout en faisant sa cour aux vieilles femmes.
— Ceci est une façon de m’apprendre que je n’arriverais à rien… avec vous, soupira-t-il en me baisant la main. Ne rions plus. Peut-être que si je trouvais une jeune fille qui vous ressemble, j’en deviendrais amoureux. Et encore, qui sait ? Probablement je n’aimerai jamais. C’est de famille. Mon général, qui fut le camarade et l’ami du pauvre oncle Otto, m’a dit cent fois qu’il ne l’a jamais vu s’occuper d’une femme. Quant à mon père, je l’ai assez connu pour savoir qu’il vivait comme un Chartreux, malgré la liberté de son veuvage.
On devine mes réflexions, pendant que Rupert me citait des exemples si bien choisis pour montrer que « c’était de famille ». Le cher garçon ne se doutait pas que l’oncle Otto m’avait aimé jusqu’à en mourir, et qu’il avait tenu à moi d’être sa seconde mère. Il me dit, voyant que je gardais le silence :
— Pardonnez-moi : je vous ai déplu. Aussi bien vous allez être, pour quelques jours, débarrassée de ma présence. Le général auquel je suis attaché m’emmène en inspection.
— Je connais une belle personne qui va pleurer son valseur.
— Il ferait beau voir qu’elle ne me pleurât point ! Mais elle aura sur moi un avantage : elle pourra me remplacer. Tandis que, dans les déserts où le sort m’exile, je lui serai fidèle. Vous avez congé de le lui dire.
— Elle appréciera le mérite de cette fidélité forcée. Pauvre Mina !
— Je ne la croyais pas si pauvre.
— Et moi je ne vous croyais pas si riche.
— Pourquoi ? Parce que je ne me précipite pas sur les millions du père Kardaun ? S’enfarine qui voudra ! Si j’ai un fils quelque jour, il sera assez riche à tout le moins pour acheter une épée.
— Oui ; mais si vous avez une fille, elle sera peut-être obligée de tenir une pension pour gagner sa vie. Et je vous assure que ce n’est pas amusant.
— Vous n’avez pas voulu me prendre comme pensionnaire !
— Allez ! Je n’ai jamais vu de jeune homme moins sérieux que vous.
— Je voudrais que mon général pût vous entendre, lui qui prétend que je suis un élève de théologie, affublé par erreur d’un uniforme de hussard.
Cet entretien me laissa peu d’espoir que le rêve de Mina pût jamais s’accomplir. Loyalement j’en prévins Mathieu, que je m’attendais à voir désespéré. Il n’en fut rien. Depuis que sa fille avait dansé avec notre futur monarque, ce brave homme entrevoyait pour elle les plus brillantes destinées.
— Entre nous, me répondit-il, un échec de ce côté est ce qui peut arriver de plus heureux pour Mina. Certes, je consentirais à la voir comtesse de Flatmark. C’est une famille des plus anciennes ; le jeune homme a la meilleure réputation. Mais il lève le nez et me salue à peine quand il me rencontre. Jamais il n’a daigné mettre une carte chez nous. D’autres ne sont pas si difficiles. Pas plus tard qu’hier, le fils du Ministre des Finances faisait avec moi sa partie, sur mon billard. Et savez-vous ce qu’il me disait ?
— Mon Dieu ! Je le devine : « Monsieur Kardaun, je serais l’homme le plus heureux de la terre si vous vouliez m’accepter pour gendre. »
— Oh ! cela, il me l’a dit dès le lendemain du fameux bal. Mais, hier, c’est de moi que nous parlions. « Monsieur Kardaun, me demandait-il, aimeriez-vous être banquier de la Cour ? Le titulaire se retire. Comme vous savez, le Roi l’a fait baron depuis plusieurs années. »
— Bravo ! m’écriai-je en évitant de rire. Baron Kardaun : cela vous irait comme un gant. Hélas ! j’aurai le regret de n’être plus votre voisine à cette époque.
— Le regret sera pour moi, baronne. — Il ne disait déjà plus : Madame la baronne ! — C’est au premier mai que je prends possession de votre demeure. Si je ne vous ai pas déjà versé le prix, vous daignerez vous souvenir que c’est sur votre volonté. Je n’oublierai jamais ce que vous avez fait pour ma fille.
— Et, si elle n’épouse pas le comte de Flatmark, vous ne m’en voudrez pas ? Je vous assure que ce n’est pas de ma faute.
— Caprice d’enfant gâtée, fit Mathieu avec une moue, en se levant. Et surtout, caprice d’une enfant qui ne connaissait pas le monde. Mais maintenant, grâce à vous, elle le connaît.
Après cette conversation, je me sentis soulagée d’un assez grand poids. Je ne sais trop lequel méritait mieux, du père ou de la fille, qu’on l’appelât enfant gâté ; je craignais les gémissements de Kardaun encore plus que les soupirs de Mina. Dieu merci ! j’allais en être quitte à meilleur compte. Ce qui était plus doux encore, dans deux mois j’allais pouvoir m’occuper de ma fille, au lieu de m’occuper de la fille d’un autre. Quelle joie d’être libre ! Avec quel plaisir je signais, chaque jour, des lettres écrites par ma gérante à des personnes qui demandaient à loger chez moi pendant l’été, pour leur notifier mon refus.
Elle avait vécu, la pension de famille de Frau Tiesendorf. Ou, du moins, je croyais qu’elle avait vécu.